La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/07

CHAPITRE VII

En route pour Longwy. — Soldats contrebandiers. — Le souper de Verneuil. — Huit jours à Paris. — La prison en route. — Repas fraternels. — Une lettre des grenadiers de la Sarre. — Les usages du régiment. — Encore les petites questions. — Mon congé absolu.

L’ordre nous vint de rejoindre notre premier bataillon et nous nous mîmes en route pour Longwy, où il était en garnison.

En partant de Morlaix, je n’avais pas d’argent ; je fus trouver mon capitaine pour qu’il m’avançât sur ma masse : j’y avais 36 fr. et l’ordonnance n’était que de 15 fr. Malgré mes réclamations, qui étaient justes, je ne pus rien obtenir de lui.

Je fus contraint de faire la contrebande du sel avec d’autres soldats. Nous fûmes assez heureux et, y ayant trouvé intérêt, nous fîmes une seconde expédition avec des chevaux que les bourgeois de Mortagne nous avaient prêtés, à condition que sur trois chevaux, il y en aurait un chargé à leur profit, ce que nous avions accepté. Mais nous fûmes vendus et les gabelous vinrent pour nous arrêter. Nous fîmes contenance et, comme il était nuit, ils ne pouvaient savoir combien nous étions. Ils eurent peur par deux coups de fusil que nous tirâmes en l’air, de manière qu’ils se mirent aux barrières et les fermèrent. J’y fus seul, armé ; mes autres camarades, au nombre de trente, étaient en bataille vis-à-vis de la barrière et à une demi-portée de fusil, mais ils faisaient plus de tapage que s’ils avaient été deux cents. J’entrai dans le corps-de-garde des employés et leur dis que nous étions militaires qui nous étions résolus à faire ce métier, afin de nous procurer de l’argent pour faire la vie. Le brigadier ainsi que les subalternes nous ouvrirent la barrière, rentrèrent dans leur corps de garde, soufflèrent leur lumière et nous laissèrent passer.

Depuis huit jours, nous manquions à l’appel, de manière qu’on attendait que nous soyons tous rentrés pour nous mettre en prison. Nous restions encore quatre en arrière, qui ne parûmes au détachement que près de Verneuil. Il nous restait à chacun 150 fr. en écus. C’était beaucoup en ce temps-là, et surtout pour des soldats. En arrivant à Verneuil, il était nuit, nous envoyâmes chercher chacun nos amis et plusieurs du grade de sergent ; nous soupâmes tous ensemble. Le sergent de ma compagnie me dit qu’il était obligé de rendre compte de mon arrivée, qu’il fallait m’attendre à aller en prison ; sur quoi je lui dis : Pour ce coup-ci, je ne l’ai pas volé. Il fut après souper, rendre compte au capitaine-commandant. Pendant ce temps, je partis et m’en allai à Paris voir ma famille. J’avais fait une permission moi-même, présumant bien qu’étant Parisien, on me garderait à vue pour que je n’aille pas au pays, mais je les prévins. Je fus arrêté à Houdan par des cavaliers de maréchaussée ; je leur montrai ma permission, et ils me laissèrent passer. Je restai huit jours à Paris à me divertir, après quoi, je partis pour rejoindre le détachement qui était près de Châlons.

En arrivant, on me mit à la tête du détachement, l’habit retourné et je fus en prison le long de la route.

Arrivé à Verdun, on me mit en prison à la ville. Le régiment de la Sarre y était en garnison. Ce régiment était lié d’amitié avec le nôtre. Les maîtres d’armes des chasseurs s’en furent demander ma liberté à notre capitaine qui la leur refusa, mais ils furent trouver leur colonel ; le colonel de la Sarre l’obtint de mon capitaine et je fus mis en liberté, à condition que je me constituerais prisonnier en partant de Verdun, jusqu’à la garnison. Je pus donc me divertir avec mes camarades.

Le lendemain, il y eut un assaut entre les maîtres des chasseurs, moi, et les bons écoliers qui étaient dans notre détachement. Tout se passa le mieux du monde jusqu’au soir où les grenadiers vinrent me demander de faire assaut avec eux. Les chasseurs de la Sarre étaient en dispute avec leurs grenadiers, de sorte qu’ils s’y opposèrent fortement : je fus donc obligé de refuser, et ceux-ci en tirèrent vengeance, comme on va le voir par la suite.

J’arrivai prisonnier à Longwy jusqu’à la ville basse et l’on me mit en liberté pour entrer dans la garnison. Il y eut des repas fraternels entre ceux qui arrivaient et ceux qui y étaient. Cela dura pendant quatre jours.

Je n’avais plus que deux mois à faire pour mon congé absolu. Le major d’Allons, dont j’aurai occasion de parler dans la révolution du 10 août, avait reçu une lettre que les grenadiers de la Sarre avaient écrite au premier maître des grenadiers de Royal-Roussillon. Ce maître d’armes, après en avoir fait lecture à la compagnie de grenadiers, la porta au major qui me fit appeler. J’y fus : il me fit lecture de la lettre ; elle était à peu près conçue ainsi :

Les maîtres des grenadiers de la Sarre à leurs amis de Royal-Roussillon.

« Votre détachement a passé à Verdun ; nous nous sommes empressés de le recevoir ; mais nous sommes affligés de vous marquer que le nommé Rossignol nous a provoqués d’une manière outrageante pour des militaires. Après le repas, on lui a proposé de faire assaut ; il a répondu qu’il n’y en avait pas d’assez fort pour se mesurer avec lui… Les grenadiers espèrent que vous corrigerez cet impertinent comme il le mérite. Si la retraite n’avait battu, nous l’aurions corrigé nous-mêmes. Il nous a été rapporté qu’il allait avoir son congé absolu, nous lui donnerons la passade. »

La lettre était signée par les deux premiers maîtres du régiment de la Sarre au nom de tous.

On me fit lecture de la lettre chez le major et l’on me questionna sur le contenu. Je répondis que la lettre était remplie de faussetés et que je ne leur avais tenu aucun propos malhonnête, que c’était une méchanceté de leur part pour ce qu’ils ne pouvaient tirer vengeance de leurs chasseurs… je ne les avais vus que le soir, veille de mon départ, et toute la compagnie des chasseurs attesterait que je ne leur avais fait aucune insulte.

Le major me dit que je serais puni. Je lui demandai à écrire aux chasseurs ; je leur écrivis, mais ce fut de la prison… car j’y fus condamné pendant un mois, et mis au piquet, une fois par jour, à l’heure de la parade. C’est, de toutes les punitions que j’ai essuyées, celle qui m’a fait le plus de peine.

J’ai aussi porté des fusils, au nombre de dix, c’est-à-dire cinq sur chaque épaule. Ce fut à Saint-Servan que je fus condamné à cette peine ; j’avais été chercher du bois pour faire la Saint-Martin afin que l’argent nous servît à avoir quelques pots de cidre. Nous eûmes tort… mais surtout de nous faire prendre : ce fut le sergent-major qui nous dénonça. Quoique ce fût la mode de recevoir des coups de plat de sabre, on ne m’en a cependant pas distribué. Je n’ai pas non plus bu d’eau — car ceux qui avaient le malheur de se griser étaient condamnés à boire, le lendemain, un seau d’eau de huit pintes.

Dans ce régiment, et depuis que nous avions pour colonel le marquis de Vauborel, qui n’était autre chose qu’un bigot, dans chaque chambre il y avait une prière du matin et une du soir, que le chef de chambrée était obligé de faire tous les jours, le matin au roulement et le soir une demi-heure après la retraite. Tous les dimanches et fêtes, il fallait aller à la messe du régiment. Pour lui, colonel, il ne manquait jamais les vêpres et encore moins le salut, de sorte que les autres troupes de lignes nous appelaient le régiment des capucins, ce qui de temps en temps nous attirait des disputes où plusieurs furent tués sans compter les blessés. Je me rappelle qu’un jour j’étais le plus ancien de chambrée, parce que le caporal était de garde, le sergent-major dont j’ai parlé voulut me faire lire la prière, je lui fis réponse que je ne savais pas lire : il me fit mettre en prison quinze jours. Du reste, le régiment était assez tranquille et bien entretenu.

Au bout de mes huit ans, jour pour jour, j’ai eu mon congé. J’essuyai cependant une petite difficulté au moment où l’on devait me délivrer. Il m’était dû de mes écoliers une quarantaine de livres et je leur en devais une trentaine. Ceux à qui je devais furent chez le major pour être payés : cela était juste. Le major me fit appeler et me dit que je n’aurais pas ma cartouche si je ne payais mes dettes. Je lui fis réponse que je ne demandais pas mieux de payer ce que je devais, mais qu’il était de toute justice qu’il me fît payer ce qui m’était légitimement dû. Sur quoi, il me répondit que je payerais et que je ne serais pas payé. Cela me mit en colère et je lui dis : Puisque vous exigez que l’on me fasse banqueroute, moi je vous avertis que je ne peux payer qu’après être arrivé à Paris, puisque je n’ai que juste l’argent pour faire ma route. — Et je sortis de chez lui. Cependant, à l’heure de la parade, il fut ordonné que tous ceux qui me devaient reconnaîtraient leur dette en présence d’un sergent-major, et que celui-ci me rembourserait ; ce qui fut exécuté. Je fus payé et je payai : cela me mit une quinzaine de livres de plus dans ma bourse.

Je partis[1] après avoir vendu tout ce qui avait rapport à l’habillement militaire  ; je ne voulus plus rien revoir de ce qui avait rapport au métier de soldat tant je le détestais.

Comme je savais être attendu à Verdun par les maîtres des grenadiers du régiment de la Sarre, je fis courir le bruit que je ne partirais que trois jours après mon congé. Le soir, on me délivra ma cartouche et le lendemain matin, à la poste, je louai une voiture qui me fit la moitié du chemin de Longwy à Verdun. Je voyageai avec mon ancien camarade, celui-là même qui s’était engagé en même temps que moi, à Paris, en 1775. Nous eûmes soin de n’arriver que comme on allait fermer les portes de la ville, et nous fûmes coucher de l’autre côté, afin de n’être pas surpris dans la ville par aucun militaire.

Nous n’avons essuyé aucun accident dans notre route, et nous sommes arrivés à Paris après cinq jours de marche.

  1. Le 14 août 1783.