Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 205-207).

IX

L’ÉPREUVE

Encore un qui s’en va ; le glas tinte au clocher.
Tenons-nous, mes amis, gardons-nous de broncher,
Car je ne sais quel vent funeste se déchaîne
Qui n’épargne personne ; il frappe sur le chêne
Comme sur le roseau. — Pouvions-nous le prévoir ?
Le mari de Margot rendit l’âme hier soir.
Quoi ! cet homme si dur au travail, si robuste ?
Il est mort : après tout, il ne serait pas juste
Que la mort ne frappât que sur les souffreteux :
Les plus forts quelquefois sont brisés avant eux.
Pour la bonne Margot c’est une rude épreuve.
Pauvre femme ! à trente ans, la voilà déjà veuve,

Veuve avec cinq enfants. Mais le ciel l’aidera,
Et, quel que soit le faix, elle le portera.
Quand jadis, blonde enfant, front sur qui rien ne pèse,
Elle cherchait au bois la noisette et la fraise,
Qui de nous eût prédit que la maternité
Lui donnerait sitôt cet air de gravité ?
D’un esprit plus ouvert et d’une main plus ferme,
Nulle femme aujourd’hui ne dirige une ferme.
Elle ne songe plus aux roses de son teint.
Les coqs, comme dit l’autre, ont beau chanter matin,
Elle est à son travail plus matineuse encore.
C’est elle, dirait-on, qui réveille l’Aurore.
L’été comme l’hiver, avant le jour naissant,
Par l’escalier de bois, c’est elle qui descend,
Et, dans l’âtre où survit un tison de la veille,
Faisant vite flamber la broussaille vermeille,
Prépare le café qu’elle sert tour à tour
Aux gens qui vont partir pour les travaux du jour
Après ce premier soin, toutes les autres tâches
Se succèdent ; jamais d’inutiles relâches ;
Et, quand rien, par hasard, ne vient la rappeler,
Elle prend la quenouille et se met à filer.

Le temps fuit cependant ; au clocher l’heure sonne

Où le travail du jour ne retient plus personne,
Où les plus mâles cœurs sont heureux du repos.
C’est alors qu’elle seule, esprit toujours dispos,
Âme toujours vaillante au fardeau qu’elle porte,
Un livre dans les mains, s’assied devant sa porte,
Et, tandis que le jour expire au bord des cieux,
Que le soir au vallon s’étend silencieux,
Tandis qu’au bout du pré que la rivière mouille,
S’élève, à temps égaux, le chant de la grenouille,
Elle, des cinq enfants prenant les deux aînés,
Sur le livre longtemps les retient inclinés ;
Car, quel que soit le sort, aime-t-elle à redire,
Il convient avant tout que l’homme sache lire.
Tel est ce brave cœur, cet esprit fier et doux,
Qui partagea dix ans les labeurs de l’époux.
L’avenir lui sera plus sévère et plus rude.
Il sera triste, hélas ! dans cette solitude,
De la voir s’en aller, par le pierreux chemin,
Avec les cinq enfants ramassés sous sa main,
Jusqu’au funèbre enclos voisin du presbytère ;
Puis, le soir, revenue à sa demeure austère,
Quand les chers orphelins seront tous au berceau,
Recommencer la nuit, seule avec son fuseau !