Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 80-82).

XXIII

LES CHÈVRES


La verte Normandie a sur ses promontoires
De grands bœufs accroupis sur leurs épais genoux,
Des bœufs au manteau blanc semé de taches noires,
Des bœufs aux flancs dorés, marqués de signes roux.

Aux heures de la trêve et du sommeil des vagues,
Paisiblement couchés dans le souple gazon,
Ils rêvent en silence, et laissent leurs yeux vagues
D’un regard nonchalant se perdre à l’horizon.

À quoi songent ainsi, dans leur calme attitude,
Ces anciens du troupeau, semblables à des dieux ?
Est-ce au maître inconnu de cette solitude ?
Est-ce à l’immensité de la mer et des cieux ?


Quand ils errent, le soir, au sommet des rivages,
Quand leur front vers les eaux se tourne pesamment,
L’Océan, qui déferle à ces côtes sauvages,
Mêle sa voix profonde à leur mugissement.

Quand l’ouragan d’été, sous les falaises mornes,
Entre-choque les flots à travers les récifs,
Eux aussi, furieux, souvent croisent leurs cornes,
Et, d’un effort jaloux, heurtent leurs fronts massifs.

Or, si la Normandie a les bœufs, la Provence
Garde au flanc de ses monts les chèvres en troupeaux,
Les chèvres dont le pied, libre et hardi, s’avance,
Et dont l’humeur sans frein ne veut pas de repos.

La montagne au soleil, où croissent pêle-mêle
Cytise et romarin, lavande et serpolet,
Enfle de mille sucs leur bleuâtre mamelle ;
On boit tous ses parfums quand on boit de leur lait.

Tandis qu’assis au pied de quelque térébinthe,
Le pâtre insoucieux chante un air des vieux jours,
Elles, dont le collier par intervalles tinte,
Vont et viennent sans cesse et font mille détours.


En vain le mistral souffle et chiffonne leur soie,
Leur bande au pâturage erre des jours entiers.
Je ne sais quel esprit de conquête et de joie
Les anime à gravir les plus âpres sentiers.

Ton gouffre les appelle, ô Méditerranée !
Qu’un brin de mousse y croisse, une touffe de thym,
C’est là qu’elles iront, troupe désordonnée
Que le péril attire autant que le butin.

Dans les escarpements entrecoupés d’yeuses,
Elles vont jusqu’au soir, égarant leurs ébats ;
Ou bien, le cou tendu, s’arrêtent, curieuses,
Pour voir la folle mer qui se brise là-bas !