La Vie populaire dans l’Inde
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 901-912).
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LA
VIE POPULAIRE DANS L'INDE
D'APRES LES HINDOUS

II.[1]
LA VIE PUBLIQUE


I. — PRINCIPAUX ADHÉRENS DU CONGRÈS NATIONAL DE L’INDE.
UNE PROCLAMATION ÉLECTORALE SUR LE TERRITOIRE FRANÇAIS.

S’il est indifférent aux braves gens du village de Mangalam, ainsi qu’au commun des Hindous, d’être gouvernés par le vertueux Rama ou par les Rakshasas impies, il n’en va pas de même pour les habitans de Conjeveram et, généralement, pour tous les bourgs et villes où un contact plus fréquent avec l’administration anglaise a développé des germes de mécontentement et d’opposition. À cette heure il est bien peu d’agglomérations où l’on ne rencontre des partisans du Congrès national, de cette assemblée qui se réunit chaque année, le 25 décembre, pendant les vacances de Christmas, pour délibérer sur les aspirations et les vœux de la masse des Hindous. J’ai sous les yeux une liste des membres les plus influens du Congrès national ; il s’y rencontre des maharajahs à côté de manufacturiers, d’hommes de loi, de fonctionnaires anglais repentis, de journalistes, de professeurs. Leurs noms sont connus et révérés de toute l’Inde; leur place est ici, puisqu’on me les a obligeamment communiqués et qu’il s’agit de montrer les Hindous peints par eux-mêmes[2].

Des agitateurs, une presse, une assemblée! Que nous voilà loin du désintéressement et de la passivité qui sont de si précieuses garanties de sécurité pour l’administration anglaise ! Encouragés par des hommes d’Etat anglais, les lord Ripon, les Trevelyan, les travaux du Congrès national tendent à des buts précis : allégement des impôts, séparation des pouvoirs, liberté du Ananda Charlou, de Madras, membre de la commission permanente du Congrès national. port d’armes; accession des Hindous à tous les emplois, etc. Aboutiront-ils? Des femmes, dont la Pandita Rama Bai est la plus en vue, secondent les efforts des congressistes, principalement en ce qui regarde le mariage des enfans-veuves, des jeunes filles qui, mariées dans leur enfance et ayant perdu leur mari avant l’époque de la nubilité, sont condamnées, par les rites, à un veuvage prématuré et perpétuel. En quelle mesure le brahmanisme intervient dans la vie publique, au cœur de l’Inde, on le saura par la poésie suivante, qui est un appel adressé aux électeurs dans un village français où fonctionne nécessairement le suffrage universel. Il s’agit d’une élection au Conseil général ; le candidat s’appelle Chanemougavelayoda modéliar :


STANCES

COMPOSÉES PAR A. SIVAGOUROUNADAPOULLÉ,
maître d’école, demeurant à Canouvapeth, commune de Villenour,

sur la demande de Comarasamypoullé, fils de Tandavarayapoullé, dudit village.

Avec l’appui suprême de Manakalatangarane, fils aîné de Çiva, qui habite Pondichéry, pays fertile entre tous, afin que les Hindous français vivent dans la prospérité et goûtent un bonheur infini, je veux chanter la gloire de Chanemougame, le second fils de Çiva...

A la nouvelle que les dévas avaient été emprisonnés par le géant Sourasatmane, le Coumaraval entreprit de les délivrer en frappant de son dard mortel ce terrible héros, et renversa ainsi les projets du fier Indra... Dès que l’on prononce le nom de Chanemougavelayoudane, le Sadasivane (un des noms de Çiva, porté par le concurrent du candidat) se trouble...

Il (le candidat) est né sous l’invocation de Chanemougavelayoudane pour relever dans le monde la religion des Hindous, pour terrasser ses ennemis gonflés de jalousie et pour épargner aux braves gens les maux dont on les menace. Électeurs, si vous voulez échapper au péril, ne méprisez pas le Saravanane ! Ceux qui viennent avec des armes pour nous assaillir seront un jour sans asile sous le ciel, et le Sadasivane (le concurrent du candidat) sera lui-même abaissé!...

Ne vous laissez pas intimider par les cris de nos adversaires ! Qu’est devenue la force de Ravana, qui cependant remuait des montagnes? (Ici, une allusion aux renonçans.) Il y a des hommes qui feignent de s’intéressera nous et de croire que l’Hilinga a été dédiée à Vibouchanane : n’allez pas vous avilir en renonçant à vos mœurs et à votre religion. Un chien ne peut jamais devenir un bon, et vous savez bien que vous ne pourrez subsister sous la protection de la Mahadeva qui allaita le pourceau nourri d’excrémens !...

Il est aisé de vivre, mais il faut nous souvenir des rajahs que leur orgueil a perdus et de ceux en petit nombre qui ont laissé un bon souvenir après eux ! Écartons les apostats ! Mieux vaudrait mendier sur les chemins que renoncer à nos us et coutumes. Soyez sans crainte : les dangers dont vous êtes entourés vont se dissiper grâce à Chanemougame!...

Recherchons l’origine des maux dont nous sommes victimes; soyons fidèles à nos traditions ; demandons la protection de Chanemougame, qui se connaît lui-même; fermons l’oreille aux conseils perfides... Si nous agissions autrement, nous serions pareils à cet enfant qui, grimpé au milieu d’un palmier, ne bouge plus, craintif, n’osant ni monter plus haut ni redescendre...

C’est la vérité ; c’est la vérité !


II. — LE JOUR DE LAN. — LE REPAS EN FAMILLE. — LA PROCESSION.

Mangalam est en fête. Levées dès l’aube, les femmes s’acquittent diligemment de leurs travaux ordinaires. Le sol de la maison est balayé et lavé et, devant la porte, on trace avec le riz en poudre des ornemens linéaires. La porte elle-même, peinte de safran et de curcuma, est décorée de guirlandes de feuilles de manguier. Dans la rue, les petites filles, uniquement vêtues d’un bijou d’argent qui pend à un cordon, construisent des édifices avec des galettes de bouse de vache et les ornent de fleurs. Le potier est l’homme le plus occupé du jour ; les femmes viennent en foule lui acheter des pannelles neuves de toutes les dimensions. Pour mettre celles-ci sur le feu, on attend que le vieux Ramanouja, le saint brahme octogénaire, ait désigné l’instant propice, l’heure favorable, d’après les règles de l’astrologie. Des parens et des amis arrivent des villages voisins, les mains chargées de fruits, et l’on voit paraître, suivant leur mari, les filles de Mangalam qui se sont mariées dans le cours de l’année.

C’est le Pongol-Sangarandy, le jour de l’an des Hindous, la plus grande fête du village, qui tombe vers le 10 ou 12 janvier de notre calendrier et ouvre le mois de Taye. Les douze mois de l’année solaire, dans l’Inde, sont ceux de Taye, Macy, Pangoumy, Sitteray, Vagacy, Amy, Ady, Avany, Prattacy, Aypicy, Cartigay, Margacy. Il y a six saisons, le Vasanta-Kalam, beau temps; qui commence avec le mois de Pangouny; le Grichma ou Uchtna-Kalam, temps chaud, qui commence avec le mois de Vagacy; le Varchaou Mari-Kalam, temps orageux, qui commence avec le mois d’Ady ; le Carcada ou Kulur-Kalam, temps frais, qui commence avec le mois de Prattacy; le Hemanta ou Pani-Kalam, temps de la rosée, qui commence avec le mois de Cartigay; et le Sisira ou Pin-Pani-Kalam, temps humide, qui commence avec le mois de Taye; l’année se partage encore en deux grandes périodes de six mois. La première, que le Pongol inaugure, est dédiée aux Devas bienfaisans; c’est celle des fêtes de famille, des mariages, des grandes cérémonies religieuses. La seconde est dédiée aux mauvais génies, aux Assouras; c’est celle des travaux pénibles des champs, des procès et des querelles.

Le matin du Pongol, les hommes sont allés chercher dans les rizières quelques épis verts, presque mûrs, puisqu’on est à la veille de la moisson. Ils font bouillir ces premiers grains de riz et en font une offrande au Soleil et à Indra. Indra reçoit les actions de grâces des cultivateurs à qui il a donné de la pluie en la saison propice. Et c’est l’occasion pour T. Ramakrichna de rappeler la grande querelle de Krichna et d’Indra.

Krichna passa son enfance malicieuse au milieu des bouviers, comme on le sait. Il leur suggéra d’offrir un culte séparé aux vaches nourricières qui donnent le lait et le beurre, ainsi qu’aux montagnes où les bonnes bêtes s’en vont paître, et de délaisser le culte d’Indra. « Indra, dit-il aux pauvres gens, donne la pluie aux champs, mais nous n’avons pas besoin de tant d’eau. Nous vivons de nos troupeaux, et c’est à eux que nous devons faire une offrande de riz bouilli, à eux qui fournissent le fait, et aux montagnes qui leur fournissent l’herbe! » Les bouviers suivent ce conseil. Ils s’en vont célébrer les rites sur le mont Govartnagiri, et se prosternent devant les vaches tendres.

Indra s’irrite de ne plus recevoir les hommages de ceux qui gardent les troupeaux et déchaîne sur la terre les nuages chargés de pluie. C’est le déluge. Les bouviers consternés se tournent vers Krichna et le supplient de leur venir en aide. C’est alors que, du bout du doigt, l’avatar de Vichnou soulève le mont Govartnagiri et en fait comme un toit sous lequel les bouviers continuent de paître leurs troupeaux paisiblement, à l’abri de la pluie.

Moins heureux, les cultivateurs submergés implorent Indra et lui montrent les bouviers affranchis du culte du déva et protégés par Krichna. Indra arrête la pluie et fait amende honorable devant l’avatar de Vichnou qui, content d’avoir humilié le déva, décide que désormais Indra sera adoré le premier jour de l’année, et les troupeaux le second, et qu’ils auront leur part de riz bouilli. Pongol signifie bouillir.

Et voilà pourquoi, ce jour-là, à l’heure choisie par le vieux Ramanouja, les femmes de Mangalam, dans les pannelles neuves, bariolées de safran et d’ocre, mettaient du riz et un peu de lait. On veillait attentivement autour du feu, et lorsque le riz commençait à bouillir, les enfans s’écriaient joyeusement : « Pongol! Pongol ! » Dans chaque pannelle on prenait une poignée de riz et on l’offrait à Indra; on brisait des noix de coco, on brûlait du camphre, et l’on se prosternait.

Le repas vient ensuite, celui des hommes d’abord. Ils sont assis sur deux rangs, se faisant vis-à-vis, par terre, dans le koutam, la chambre la plus vaste. Le gendre occupe la place d’honneur, en sa qualité d’hôte. Sur les assiettes, des feuilles de bananier découpées, sont placés tous les ingrédiens avec le riz bouilli au milieu. Du bout des doigts on fait prestement une boulette de riz assaisonnée comme il faut et on la jette avec adresse dans la bouche, car il importe d’éviter autant que possible le contact des doigts malpropres et des lèvres. Après le cari, plus ou moins violent, on mange le riz au lait, puis c’est le tour des gâteaux frits et des boissons sucrées. Ce déjeuner terminé, on mâche le bétel et la noix d’areck, on se parfume d’un peu de poudre de santal, et l’on s’en va faire la sieste. Les femmes prennent ensuite leur repas, et c’est enfin le tour des serviteurs.

Le lendemain on fait bouillir de nouveau du riz dans les pannelles neuves et l’on en offre aux vaches nourricières et aux bœufs vaillans qui, le matin, ont été baignés et lavés dans l’étang. Les cornes peintes en bleu ou en rouge, des guirlandes de fleurs et de feuillage sur leur cou puissant, et quelquefois un collier de verroterie, les doux et bienfaisans animaux sont conduits, en une procession lente, dans les rues du village, au son des instrumens.

Les parens et les amis se font des visites en commémoration de la cessation des pluies diluviennes envoyées par Indra mécontent, et des visites que se firent ceux qui avaient survécu à l’inondation et qui sortaient de leur maison, en s’enquérant du sort de leurs voisins. Et l’on se pose une question, toujours la même : « Le riz est-il bouilli ? » Cela revient à dire : « Je vous la souhaite bonne et heureuse ! » Les parias se déguisent en pèlerins et chantent des hymnes ; leurs filles dansent des rondes ; et les bayadères, suivies de leur orchestre, vont de maison en maison recevoir des étrennes. On porte, ce jour-là, des pagnes tout neufs, et c’est toute parée que la foule fait cortège à la divinité de la pagode que l’on conduit, dans un palanquin décoré à profusion de fleurs de jasmin, jusqu’aux ruines d’une antique pagode de granit, à peu de distance de Mangalam, sur une colline.

La vue était magnifique quand le cortège pieux passa sous le porche en ruine de l’antique pagode. Au loin, se déroulait la rivière entre deux berges de sable. En bas, s’étendait, comme un autre fleuve, la foule en fête, à la lueur des torches et des feux de Bengale, tandis que, dans l’or fondu du jour finissant, se montrait la lune très pâle. Au sommet, devant la divinité éblouissante de dorures et de pierreries, sous le jasmin odorant, les brahmes récitaient les Védas sacrés. Par endroits, des déclamateurs ambulans, des jongleurs et des acrobates, des mendians, se mêlaient à la procession pour la divertir.


III. — LES MUSULMANS DANS L’INDE. — HIS HIGHNESS THE MAHARAJAH OF MYSORE. — LE NIZAM D’HYDERABAD.

À côté des Hindous, dans l’Inde, il y a les musulmans. Ils vivent côte à côte, sans se confondre, ennemis plus par la religion que par la race : les musulmans manifestant sans cesse leur mépris pour les pagodes peuplées d’idoles, et les Hindous affectant volontiers de troubler du tapage de leurs processions le recueillement des mosquées. Dans la seule présidence de Madras, il y a plus de deux millions de musulmans exerçant toutes les professions, de préférence celle du commerce. Ils sont plus de cinquante millions dans la péninsule, et font d’excellens soldats ; mais les Anglais les tiennent un peu en défiance en raison précisément de leurs aptitudes militaires. Et puis n’ont-ils pas été, jusqu’au dernier moment, les alliés des Français? Je ne saurais dire l’émotion que j’ai éprouvée, lors de mon voyage dans le Mysore, quand j’ai vu, intactes encore en dépit des combats livrés sous leurs murailles épaisses, les fortifications élevées par les officiers français. Seringapatam, Bangalore, tout pleins du souvenir de Tippou, le vaillant successeur de Hyder Ali Khan, évoquent un passé glorieux et douloureux à la fois pour une âme française. Les Anglais ont abandonné la forteresse de Bangalore au maharajah hindou dont ils ont restauré la dynastie après la défaite de nos alliés. Là, j’ai vu la maison de Tippou avec ses arcades mauresques peintes et dorées et d’une si belle ordonnance. Je me suis arrêté longuement dans ce décor militaire et oriental, devant ces parois rouges qui ont vu nos soldats et ceux du sultan tenter en commun un dernier et suprême effort.

Les musulmans nous furent des alliés fidèles, on le voit, longtemps après l’inqualifiable disgrâce de Dupleix. Ils sont demeurés nos amis, dans l’ensemble. L’un d’eux m’apportait, un jour, avec une expression de fierté, le brevet de « soubédar » décerné à son aïeul par les Français ; un autre me montrait un sabre d’honneur qui lui venait de nos généraux. Dans le Mysore, ils font la confidence de l’exclusion relative où on les tient des fonctions publiques. Je n’en ai presque pas rencontré dans les réunions officielles.

J’avais reçu un carton : His Highness the Maharajah of Mysore requests the pleasure of your company at a garden party, etc. A mon grand regret, je ne pus me rendre à l’invitation de Chama Rajendra Oudeyar, mais je le vis dans une fête donnée par le résident anglais et à laquelle j’assistais en touriste. De taille moyenne, le visage rond comme la pleine lune, une moustache noire, épaisse, portant gaiement ses trente-cinq ans, le maharajah était vêtu d’un ulster, chaussé de bottines vernies et coiffé du turban. Sa grande distraction est de conduire son four-in-hand. Il laisse à ses ministres le soin d’administrer la principauté et de mettre en coupe réglée les immenses richesses minières qu’elle renferme. De son côté il se livre avec entrain à tous les sports favoris des Anglais, tout en observant les rites du brahmanisme le plus étroit et en célébrant jalousement, aux jours fixés et avec une magnificence vraiment royale, les cérémonies compliquées qu’ils prescrivent.

Quand il passe dans les avenues, au galop de ses quatre chevaux, les musulmans lèvent à peine la tête. Qu’est-il pour eux, sinon le représentant d’une race sujette? Le maharajah s’inquiète peu de ces mécontens impassibles, au sein de la fastueuse subordination que la domination anglaise lui impose. Rien ne vient troubler, d’ailleurs, les musulmans dans leur foi.

J’ai vu à Bangalore, et j’avais déjà vu à Pondichéry, se dérouler le cortège carnavalesque musulman du Moharom, où l’on aurait peine vraiment à reconnaître les pratiques sévères que le Coran exige des sectateurs de Mahomet. Pendant plusieurs jours c’était un défilé de masques plus ou moins effrayans, de tigres de carton aux rugissemens enroués, de visages terriblement peints ou plâtrés. A Pondichéry, la nuit, sous la lune, des chars immenses, inondés de lumière, circulaient lentement précédés de bêtes féroces gambadant, et de jeunes gens s’escrimant avec de longs bâtons. Par momens, le cortège s’arrêtait, et les fusées partaient au milieu des détonations.

Ces fêtes populaires du Moharom sont un sujet d’affliction pour les musulmans pieux. Ils rappellent à ceux qui s’y abandonnent, que ce mois est consacré au souvenir de la mort d’El-Hussein, le fils bien-aimé d’Ali et de Fatma. Les malheurs d’El-Hussein, les dangers qu’il courut dans le désert, sa fermeté, son courage invincible et sa piété à l’heure de la mort doivent être commémorés par les cœurs religieux. Les dix premiers jours du mois doivent être employés à la prière et à la récitation des stances qui racontent les aventures du saint héros, sa fuite de Médine et sa fin courageuse dans les plaines de Kerbala.

Plus d’une fois les notables musulmans ont invoqué l’intercession des autorités pour arriver à empêcher des divertissemens où ils voient une offense à leur culte, encore qu’ils aient lieu sous le couvert de l’islamisme. On n’a pu leur donner satisfaction ; c’eût été s’exposer à un soulèvement peut-être. Récemment, un musulman des plus distingués, à la Abeille du Moharom, s’attachait à montrer les Persans, qui sont chiites, célébrant la mémoire d’El-Hussein avec une piété profonde, alors que, dans l’Inde, elle est le prétexte de manifestations burlesques pour le moins.

Ce n’est pas seulement par les fêtes bruyantes du Moharom que les musulmans semblent s’écarter des prescriptions originaires du Coran. A l’instar des Hindous, ils se sont divisés en castes. Les matelassiers ont leur mosquée comme les blanchisseurs ont la leur. Parmi les négocians, des groupes rivaux ont leurs temples séparés et fatiguent de leurs incessantes compétitions l’administration qui n’en peut mais. Ces divisions se font jour jusque dans les écoles, où de bons vieillards à barbe blanche, qui ne connaissent que l’hindostani, expliquent aux jeunes garçons, dont ce sera plus tard tout le savoir, les beautés du Livre saint. Chaque mosquée voudrait avoir son école.

La caste musulmane la plus respectable, celle parmi laquelle la politique française a rencontré jadis et retrouverait maintenant, s’il en était besoin, le plus de sympathie, est celle des « cheiks ». Ceux que l’on désigne ainsi sont réputés descendre en droite ligne de Mahomet par Abou-Bekr et Omar. Ils sont sunnites. On les reconnaît aisément à leurs traits qui sont beaux et nobles, à leur attitude qui est fière, à leurs vêtemens qui sont amples.

Il s’est trouvé aussi parmi eux de grands ministres, des hommes d’Etat comme Salar Jung, qui fut pendant trente ans, de 1853 à 1882, le dewan du Nizam d’Hyderabad, et qui sut opposer aux empiétemens anglais une savante et habile résistance, tout en assurant à l’empire du Nizam la paix et la prospérité sous un bon gouvernement. Dans leur semi-indépendance, les États du Nizam sont tout ce qui reste de ce Deccan que la politique géniale de Dupleix avait fait nôtre, pour ainsi dire. Leurs dix millions d’habitans, répartis en dix-neuf districts, vivent sous la règle musulmane qui leur est douce. Il y a jusqu’à des parsis dans la haute administration. J’ai reçu un jour la visite d’un préfet ou collecteur du Nizam, homme des plus instruits et des plus distingués, qui portait le bonnet en cône tronqué des adorateurs du feu.

Le Nizam actuel se pare des noms et titres que voici : Meer Mahboud, Ali Khan, Bahadour, Fath Jung, Nizam oui doulah et Nizam oui moulk. Il professe personnellement à l’égard du résident anglais une réserve si marquée qu’elle pourrait être prise, assure-t-on, pour de l’aversion. A ce point que c’est à peine si, dans tout le cours de l’année, l’agent du gouvernement de la Reine-Impératrice peut être reçu une ou deux fois par le défiant et hautain souverain. Forte de 45 000 hommes, l’armée du Nizam est relativement bien exercée. Le ministre qui en a la haute direction est Mahomed Moyendine Khan, général studieux et appliqué.

J’ai gardé un vivant souvenir de la conversation agréable du ministre. Il était souffrant, voyageait dans le sud pour remettre sa santé, et ne cachait pas sa satisfaction de s’entretenir avec des Français. Nous passâmes peu d’instans ensemble, assez cependant pour fortifier en moi l’impression que les élémens musulmans ne seront peut-être pas à dédaigner le jour où la Russie, comme on lui en prête le dessein, voudra étendre son empire en Asie au détriment de la puissance britannique.

IV. — AU PAYS DES VOLEURS. — LES CALLARS.

Un jour, à Pondichéry, par une resplendissante et chaude matinée de février, alors que peu d’Européens se risquaient dans les rues sous le soleil éclatant, le pousse-pousse du docteur R... s’arrêta devant ma porte qui s’ouvrit aussitôt. Le docteur revenait de Madura. Il avait vu le grand sanctuaire de la pagode sainte, dédiée à Çiva, la salle immense dont les mille colonnes de granit sculpté semblent les arbres d’une forêt géante et obscure, le gopuram inachevé, les galeries où des bas-reliefs admirables décrivent et la conversion du rajah Couna Pandya et les supplices des gourous hérétiques dont ce prince avait trop longtemps suivi les cérémonies, et il racontait avec enthousiasme ses impressions d’artiste au spectacle de tant de merveilles. C’est que, mieux que tout autre monument, l’imposante pagode célèbre, en la splendeur de son architecture et la richesse de ses ornemens, la victoire du çivaïsme renaissant et la fin du bouddhisme dans le sud de l’Inde.

Les miracles ne furent pas épargnés pour cette conversion. La guérison du rajah, tombé dangereusement malade, en fut l’enjeu. Des épreuves décisives attestèrent l’infériorité des doctrines bouddhistes. On écrivit sur des olles des mentrams ou des préceptes des deux cultes et on les jeta dans les eaux du Vaigay. Les olles où le poinçon avait tracé les maximes çivaïstes remontèrent le courant de la rivière jusqu’à un lieu qui fut appelé depuis Tirouvedaka, la loi sainte, et où Çiva en personne, sous les traits d’un vieillard, les ramassa pour venir les présenter au rajah. Celui-ci était quelque peu bossu : Çiva lui donna une stature magnifique et on ne l’appela plus que le beau Pandya. Là-dessus, huit mille bouddhistes avec leurs gourous furent exilés ou empalés. La vérité finit toujours par triompher de l’erreur.

Le docteur parlait avec ardeur de ce qu’il avait vu et m’engageait vivement à retournera Madura et à Ramasoueram, le rendez-vous des pèlerins pieux, avec sa pagode qui n’a pas moins de trois cents mètres de long sur plus de deux cents mètres de large. Il s’était arrêté à Dindigoul... Et là se plaçait l’incident le moins gai du voyage. A la gare, des Callars l’avaient adroitement débarrassé de sa sacoche où se trouvaient deux ou trois cents roupies. Fort heureusement pour le docteur, il avait un compagnon de route, M. de B..., capitaine de cipayes, qui mit sa bourse à son entière disposition.

Les Callars ou voleurs sont les restes d’une caste ou corporation dans laquelle le vol était en honneur. Ils sont très nombreux à Madura, à Trichinopoly et à Tanjore. Le rajah du petit État de Poudoucottah, dont je vais parler, est le chef reconnu de cette caste, qui ne laisse pas d’être assez redoutée. Comme la plupart des autochtones du sud, ce sont des hommes de petite taille, aux traits fins et réguliers, mais à la peau très noire. Ils se disent çivaïstes ; en réalité ils seraient les fervens adorateurs des démons et des génies. Ils enterrent leurs morts généralement et se marient sans avoir aucun égard aux plus proches degrés de parenté. Il en est même qui, à l’instar des Nairs, pratiquent la polyandrie, en souvenir sans doute de la belle Draupadi qui fut en même temps l’épouse du vaillant Arjuna et de ses quatre frères. Avec le temps, les mœurs des Callars se sont un peu modifiées. On a commencé par en faire des soldats et des agens de police, puis on les a incités à devenir des agriculteurs et des propriétaires. Ils ont ainsi peu à peu cessé d’être la terreur des villages paisibles qu’ils avaient l’habitude autrefois de mettre au pillage. Ils n’ont point cependant perdu toute habileté professionnelle, et il est prudent de prendre ses précautions quand on traverse les territoires où ils sont en majorité. Le docteur avait, à ses dépens, fait l’expérience de leur dextérité et c’est en vain qu’il avait lancé la police anglaise à la recherche de ses voleurs.

A quelque temps de là on vint m’annoncer l’arrivée prochaine à Pondichéry de Sa Hautesse Sri Brahadambal Das Rajah Vijaya Rai Marthanda Bhairava Tondiman, Bahadour, le propre rajah de Poudoucottah, le pays des Callars. Un notable de la ville, mon ami Cou-Latchoumanasamychettyar, mit à la disposition du prince une petite villa entourée d’un jardin où l’on fit quelques aménagemens indispensables, et j’avertis le docteur, qui prit galamment son parti d’être présenté à ce souverain des pick-pockets.

Sri Brahadambal Tondiman est un gros garçon joufflu de quinze ou seize ans qui a fait ses classes au collège de Madras et qui en est sorti avec un diplôme qui correspond à notre certificat d’études. Il a deux tuteurs, l’un dans la personne du collecteur de Trichinopoly et l’autre dans celle de son dewan ou ministre. Le jeune rajah était vêtu d’un uniforme de fantaisie où dominaient le rouge et l’or; il portait un sabre recourbé d’un beau travail et ne paraissait pas trop gêné dans ses attitudes. Il s’exprimait bien en anglais, avec l’accent particulier aux Hindous, et se montra très aimable pour tous ceux qui l’entretinrent. Nous n’échangeâmes d’ailleurs, sous l’œil vigilant du ministre, que des banalités.

Je lui rendis sa visite le jour même, dans la villa de Cou-Latchoumansamychettyar, où il me reçut entouré de quatre gardes tout de rouge habillés. Son armée, il est temps de le dire, se compose de cent vingt-six hommes d’infanterie et d’un peloton de vingt et un cavaliers, sans parler de deux ou trois mille miliciens. Ses trois cent mille sujets lui paient une liste civile de cinq cent mille francs. La seconde entrevue ne fut pas moins cordiale et pas moins insignifiante que la première. Feudataire de l’Angleterre, à laquelle les Callars ont été jadis de quelque secours, le rajah de Poudoucottah est le type de ces innombrables rajahs que l’occupation étrangère a complètement annihilés au point de n’en faire, en quelque sorte, que les administrateurs plus ou moins indépendans de certaines provinces de l’empire anglo-indien.

Le rajah voyageait avec la veuve de son prédécesseur, la ranie douairière, que les dames européennes allèrent saluer dans un appartement réservé. L’entrevue fut des plus courtes. La ranie, une petite vieille aux cheveux gris, au visage ratatiné, était couverte de bijoux dans son pagne de soie et d’or. Elle fit à ses visiteuses l’accueil le plus charmant, s’informa de leur santé, leur offrit des diamans qu’elles refusèrent, et finalement les invita à la venir voir à Poudoucottah. Un interprète indou traduisait en anglais les demandes et les réponses, tandis que des serviteurs éventaient les interlocutrices. Je recueillis de nombreux détails sur les Callars en qui se retrouvent, en définitive, les caractères principaux bien qu’atténués des tribus sauvages du sud sur lesquelles la conquête aryenne fut à peu près impuissante. S’ils n’ont qu’une notion insuffisante du bien d’autrui, cela vient de ce que, poursuivis par les envahisseurs, il leur fallait demander au pillage ce que la chasse leur donnait dans les temps primitifs. Dans l’orgueil de leur antique civilisation, les brahmes ne pactisèrent jamais avec ceux qu’ils considéraient, au point de vue de leur religion affinée, comme des païens que l’on devait détruire, puisqu’on ne pouvait les convertir.

Ils sont, en réalité, les plus purs dravidiens avec leurs oreilles au lobe exagérément allongé et leurs habitudes sociales et religieuses si différentes de celles de la plupart des Hindous. Ils firent longtemps aux Anglais une guerre d’embûches et d’assassinats, et de nombreux officiers au service de la «Vieille Dame de Londres, » la Compagnie, furent étranglés ou égorgés, puis dépouillés par eux. Ils ont traité depuis avec l’étranger, qui a su utiliser leurs vices à l’égal de leurs qualités, et à voir le jeune et distingué rajah de Poudoucottah, on ne se douterait pas que c’est là le souverain d’un peuple de voleurs.


ANTOINE MATHIVET.

  1. Voir la Revue du 15 septembre.
  2. Membres les plus influens du Congrès national de l’Inde : Le Pandit (savant) Adjudhia Nath, membre du Conseil législatif d’Allahabad, adjoint au Secrétaire général du Congrès. — Le Babou W. C. Bonnerjee, de Calcutta, président du Congrès en 1885. — Le Babou S. N. Bonnerjee, de Calcutta. — Le Maharajah de Durbhunga (Bengale). — Le Maharajah de Visyanagram (présidence de Madras). — M. Syance, membre du conseil législatif de Bombay. — M. Jelang, juge à la haute-cour de Bombay. — M. Mehta, de Bombay. — M. Bhunnji, de Bombay. — M. Dada Bhae Nourozeji, de Bombay. — Le Pandit Gopi Nath, de Lahore. — M. Sujiad Hussein, de Lucknow, un musulman. — MM. Shabinjada Ram et Murlee Dhur, avocats à Umballah. — MM. Ghunga Lal et Surmulk Rac, avocats à Amritsar. — M. Dusanahi Ram, avocat à Lahore. — M. Rousham Lal, avocat à Allahabad. — M. Muddum Gopala, de Delhi. — Le rajah Rompal Sing, des Provinces nord-ouest. — M. Ram Soubaya, du Pendjab. — M. Mala Hari, d’Allahabad. — M. Hume, ancien sécrétait du Vice-roi, présentement secrétaire général du Congrès. — M. Norton, un eurasien, un métis de Madras, avocat. — Le Serdar Dyal Sing, de Lahore, vice-président du Congrès. — MM. P. C. Chatterjee et R. P. Rae, avocats à. Lahore. — MM. Mono Mohum Ghose, A. M. Bose, Muttee Lal Ghose, Ashotas, Bisuvas, A. Dhur, Jay Goshinda Schome, Dr. R. G. Rerr, Gotindra Nath Jagore. Brojendro Comar Roy, de Calcutta. — MM. Delundra Chandra Ghose, Nobin Chandra Bural, J. Palit, M. Haldhur, B. Chakramvartée, Dr. R. J. Sircar, N. B. Sircar, L. B. Bysack, J. K. Bassu, Prya Nath Ghose, Subya Prasad Gangolée, du Bengale. — Le dewan Bahadour Ruga Nath Roe, de Madras. — Rae Bahadour P. Amanda Charlou, de Madras, membre de la commission permanente du Congrès national. — M. Gourousamy chetty, bachelier ès arts, de Madras. — M. Sababady modeliar, fabricant de tissus de coton à Pondichéry. — MM. C. Etharajon poullé et Rae Bahadour S. Ramasamy modeliar, de Madras. — M. Sankara Nair, du Malabar, membre du Conseil législatif de Madras. — MM. W. S. Santz et Rangacharijar, de Madras. — MM. Swasamyyer, Krichnasamy, Rajah Rama Roo, Soubramanyer, Rangasamyengar, J. V. Leshagore Yer, Adam, M. Arraragam charryar, de Madras — M. Lala Mya Das, du Pendjab. — M. Lorin Chandra, de Peschawar. — M. Gopal Suhae, d’Amritsar. — M. Latchoumana Mulkar, membre du Conseil législatif de Bombay, etc., etc., etc.
    Voici maintenant les principaux journaux qui soutiennent le Congrès national de l’Inde : Le Miroir de l’Indou, le Bengali, le Patriote Hindou, l’Amrita Bazar Patrika, de Calcutta. — Le Clair de Lune, de Bombay. — India, de Londres. — La Tribune, le Journal du Peuple, l’Akharien, le Mitravillas, le Roni, le Kerkah du Kashmir, de Lahore, — Le Morning Post, d’Allahabad, — L’Hindou, de Madras. — Le Punch d’Oudh, de Lucknow.