La Vie littéraire/5/M. Jules Soury
M. JULES SOURY[1]
Un appartement bourgeois dans une maison neuve, près du Luxembourg. Des rideaux de laine, des meubles de la forme la plus ordinaire. Rien qui choque ou charme le regard. Partout l’ordre, la simplicité, la parfaite décence. C’est là que, au milieu de livres reliés sans art, mêlés sur leurs rayons à des préparations anatomiques, vit et pense un des esprits les plus étendus et les plus audacieux de ce temps, une âme entre toutes artiste et savante. Et l’homme qui passe sa vie entre ces murs vulgaires y contemple chaque jour les plus magnifiques spectacles de la nature, les images des arts et des cultes, les métamorphoses des formes organiques depuis les protistes jusqu’aux primates et les méandres du cerveau de l’homme. Studieux et solitaire, M. Jules Soury ne sort guère de chez lui que pour se rendre à la vieille Sorbonne, où, depuis dix ans, il enseigne, dans une petite salle, sous les toits, les nouvelles doctrines de psychologie physiologique. C’est Paul Bert qui, étant ministre, le nomma maître de conférences près l’École pratique des hautes études. Paul Bert, grand physiologiste, avait toute compétence, assurément, pour fonder une chaire de cette nature et désigner le titulaire. Toutefois, c’était une nouveauté, et plusieurs, dans la maison aussi bien qu’au dehors, en prirent ombrage. Pareille mésaventure advint, dans le Collège de France, à Gassendi, quand ce grand homme laissa deviner qu’il inclinait vers le système de Copernic. Alors un nommé Morin voulut le faire taire. M. Soury éprouva qu’il y a toujours des Morins. Mais, soutenu par l’opiniâtre Paul Bert, il trouva, dans la presse, en J.-J. Weiss, un brillant défenseur. L’ami de Gambetta écrivit dans la Revue bleue une satire sur cet esprit philistin auquel il attribuait les criailleries soulevées par la nomination de M. Jules Soury ; il vanta justement « ce lettré exquis, nourri de la substance la plus solide » et le vengea de l’injustice des gens à diplôme, « savants, comme le barbier de Gil Blas, en toutes sortes de choses inutiles ». Et M. Jules Soury, dans sa petite salle haute de la Sorbonne, un scalpel à la main, un cerveau sur la table, tranquille, enseigna à une élite d’élèves le jeu compliqué des appareils de l’innervation cérébrale et développa la théorie des localisations.
C’est là, dans cette salle, qu’il faut le voir et l’entendre. Un peintre ferait un beau portrait s’il saisissait le caractère puissant de ce crâne dépouillé et poli, non par l’âge (M. Soury est jeune encore), mais par le travail de la pensée, de ces petits yeux perçants, de ces joues lourdes que la parole anime, de ce geste simple et paisible, de cette forme épaissie par une vie claustrale et qui révèle une vigueur de corps peu commune, détournée au profit du travail sédentaire et des spéculations intellectuelles.
Je voudrais que le peintre mît toute la lumière sur ces mains un peu courtes, mais belles, qui après s’être plongées dans la prodigieuse substance blanche ou grise, s’ouvrent, pour la démonstration, comme afin de laisser échapper les vérités dont elles sont pleines. Ce serait vraiment une belle composition, et tout, jusqu’aux débris de cervelle et de cervelet répandus sur la table, prendrait un sens intellectuel, revêtirait cette noblesse que la science imprime à la nature.
En dix ans de professorat M. Jules Soury a pu faire la synthèse des travaux qui, depuis 1870, c’est-à-dire depuis les découvertes de Fristch et de Hitzig, ont paru en Europe sur la théorie des localisations cérébrales. Il a publié la matière de ses leçons en un volume qui vient de paraître.
Et je ne saurais dire l’attrait de cet ouvrage. Les esprits habitués aux hautes spéculations de l’intelligence y trouveront un intérêt romanesque et dramatique plus fort que celui de toutes les fictions des poètes. L’autre jour un de mes amis rencontra sous une voûte de la vieille Sorbonne condamnée l’auteur de ce livre ingénieux.
— Eh bien, lui dit celui-ci, voilà dix ans qu’ici, dans cette petite salle Victor Leclerc, où j’ai passé tant d’hem’es à causer avec le bon et savant doyen, lorsqu’il était de ce monde, je fais l’histoire des doctrines de psychologie physiologique contemporaines. La paix publique n’en a pas été troublée. J’ai écrit un gros livre de science pure sur les matières de mon enseignement, et, ce qui vaut mieux, j’ai inauguré en France, dans l’enseignement supérieur, l’étude pratique de la psychologie physiologique.
Ayant ainsi parlé, l’excellent professeur reprit sa route coutumière et son rêve habituel.
On sait que M. Jules Soury est archiviste paléographe et docteur es lettres, bref, un homme de la carrière. On sait moins, peut-être, qu’il n’a commencé ses humanités qu’à dix-huit ans. Il avait appris auparavant un état manuel, celui de constructeur d’instruments de précision en verre. Il fit quatre ans d’apprentissage et travailla un an de son état. Pareille discipline fut également imposée au grand philosophe d’Amsterdam. Voici, en effet, ce qu’on lit dans la Vie de Spinoza, par Jean Coléras :
La Loi et les anciens docteurs juifs marquent expressément qu’il ne suffit pas d’être savant, mais qu’on doit, en outre, s’exercer dans quelque art mécanique ou profession, pour s’en pouvoir aider à tout événement et y gagner de quoi subsister… Spinoza n’ignorait point ces maximes… Comme elles sont fort sages et raisonnables, il en fit son profit et apprit un art mécanique, avant d’embrasser une vie tranquille et retirée, comme il y était résolu. Il apprit donc à faire des verres pour des lunettes d’approche et pour d’autres usages, et il y réussit si parfaitement qu’on s’adressait de tous côtés à lui pour en acheter ; ce qui lui fournit suffisamment de quoi vivre et s’entretenir. On en trouva dans son cabinet, après sa mort, encore un bon nombre qu’il avait polis ; et ils furent vendus assez cher, comme on le peut justifier par le registre du crieur public, qui assista à son inventaire et à la vente de ses meubles.
Comme Spinoza, le jeune Soury construisait des instruments d’optique. Travaillant chez un constructeur fort apprécié des chimistes et des physiciens, il trouva chez ce maître, honnête homme et intelligent, une bibliothèque assez bonne qu’il dévora avidement. Il apprit seul un peu de latin et fit quelques thèmes et versions avec un vieux maître d’humanités. Durant les longues heures du soir qu’il passait à la bibliothèque Sainte-Geneviève, il lut tout Buffon, Voltaire et Diderot. Il était fort triste en songeant qu’il n’aurait jamais ni le loisir ni les moyens d’étudier, et même il tomba dans une mélancolie profonde. Ses parents, qui étaient très pauvres et qui avaient déjà dépensé beaucoup d’argent pour lui faire apprendre un métier, consentirent (M. Jules Soury, je le sais, leur en a gardé une pieuse reconnaissance ) à faire de nouveaux et plus grands sacrifices. Entré au lycée à dix-huit ans, il acheva en trois ans toutes ses classes, et, sur le conseil de M. Michel Bréal, qu’il avait eu un moment pour maître, il entra à l’École des chartes dont il sortit, après quatre ans d’études, avec le diplôme d’archiviste paléographe. Pendant qu’attaché à la Bibliothèque nationale il travaillait au catalogue des manuscrits français, il donnait aux journaux et aux revues des articles où se révélaient, dans un style fin et fort, une philosophie déjà étendue et pleine. Le Temps eut une assez large part de cette collaboration substantielle, et les anciens lecteurs du journal n’ont pas oublié d’excellentes études de M. Soury sur Gassendi, sur Germanicus, sur le pessimisme, etc. M. Soury est admirable pour la variété des connaissances et la profondeur des vues. Ses articles, dont quelques-uns ont été réunis en volume, font les délices des délicats. Il n’y a pas de lecture plus exquise que celle, par exemple, des Portraits de femmes et des Portraits du dix-huitième siècle. Mais on peut dire que M. Soury ne ménageait pas toujours assez les esprits simples. Il avait des ironies philosophiques qui exaspéraient les bonnes âmes. Celles-ci ne lui pardonnaient pas de dire que « les héros ont, en général, très peu d’idées », ce qui est pourtant vrai, et que « Gassendi avait trop d’esprit pour faire un martyr », bien qu’une semblable maxime puisse être couverte par l’autorité de Montaigne. Il n’entrait point du tout dans les préjugés vulgaires. Il se fit, dit-on, ime mauvaise affaire à la Revue des Deux Mondes pour avoir traité d’amusante historiette, de moinerie propre à chasser les vapeurs, un petit livre du dix-huitième siècle, que les rigoristes traitent d’ordinaire avec plus de sévérité. À la République française, il fâcha de braves gens par une phrase juste, mais un peu leste sur Jeanne d’Arc, qui est devenue, depuis dix ans, l’objet d une sorte de culte national. Ce qu’il y a de singulier, c’est que cet esprit merveilleusement pénétrant estime, admire chez les grands esprits d’autrefois, chez Gassendi en particulier, l’art de couler les idées en douceur et de ne scandaliser personne, et qu’il, a tout au contraire une manière âpre et parfois agressive de présenter ses idées : il est tout ensemble dédaigneux et violent. Sa thèse française de doctorat sur les théories naturalistes du monde et de la vie, savant et bel ouvrage, était semée de pièces explosibles, de machines infernales disposées pour éclater au nez des spiritualistes. Or, il se trouva que le président de thèse était le regretté M. Caro, philosophe spiritualiste. Il fut bien forcé de reconnaître ses propres doctrines dans « ces imaginations puériles qui, disait le candidat, ont abaissé tant d’hommes, d’ailleurs fort instruits, au niveau mental des sauvages », mais il était homme d’esprit, surtout en Sorbonne ; il se vengea en faisant une belle apologie de Socrate et en louant M. Jules Soury du charme invincible de son style.
Cette humeur vient, chez notre philosophe, d’une sensibilité très vive, d’une extrême irritabilité. Il est irascible, comme les poètes qu’il égale ou surpasse par l’imagination et le sentiment.
On ne lui reprochera pas du moins de se croire seul en possession de la vérité. Pour lui, la science la plus haute n’est toujours qu’une ignorance relative. Il a au plus haut degré le sens du relatif, et s’il n’est pas proprement sceptique, c’est que le scepticisme est une métaphysique et qu’il estime peu la métaphysique, encore qu’il reconnaisse avec tristesse que « l’homme est par excellence un animal métaphysicien ».
Les philosophies l’intéressent comme des monuments psychiques propres à éclairer le savant sur les divers états qu’a traversés l’esprit humain. Précieuses pour la connaissance de l’homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui n’est pas l’homme.
Les systèmes sont comme ces minces fils de platine qu’on met dans les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties égales. Ces fils sont utiles à l’observation exacte des astres, mais ils sont de l’homme et non du ciel. M. Soury trouve bon qu’il y ait des fils de platine dans les lunettes. Il veut seulement qu’on n’oublie pas que c’est l’opticien qui les a mis :
Toutes les doctrines philosophiques, dit-il, ont été nécessaires, partant légitimes, à leur heure. Elles ont été vraies aussi longtemps qu’elles ont reflété les divers états de l’esprit humain, qui se contemplait en elles. Puis les hypothèses vieillies ont fait place à de plus jeunes. Nos théories auront le sort de celles qui les ont précédées ; elles nous occupent, nous passionnent : nos descendants souriront avec compassion de notre simplicité. (Bréviaire de l’histoire du matérialisme.)
Lui-même, il procède du vieil atomisme de Démocrite, d’Épicure, de Lucrèce et de Gassendi ; il soutient et développe la doctrine de l’évolution si largement développée par la science moderne. Il rattache le transformisme à la plus vaste des hypothèses cosmiques, celle de la transformation et de la conservation des forces physiques, et il jouit ainsi du plus magnifique poème dont puisse s’enchanter la raison de l’homme.
Mais il ne s’abuse point sur la durée de cette sublime conception. Il sait qu’elle subira comme toutes choses les outrages du temps.
Il s’en console, et, dans sa soumission à la nature, il va jusqu’à s’en réjouir :
De solutions définitives, dit-il, nous n’en apporterons point, d’abord parce qu’il n’en existe peut-être pas, mais surtout parce que le charme secret, l’attrait profond des questions transcendantes est tout entier dans la poursuite des vérités inconnues qui fuient et se dérobent.
Et comment l’homme prétendrait-il saisir la vérité des choses ?
Et M. Jules Soury dit ailleurs, avec une précision de langage et de pensée due à ses longues études du cerveau et des centres nerveux :
Quel rapport y a-t-il entre ces vibrations de l’air et de l’éther, qui à chaque instant assaillent nos organes, et les sensations de lumière, de couleur, de chaleur, de son, etc., qu’elles provoquent ou réveillent dans notre conscience ? Un mouvement n’est ni bleu ni rouge, il n’est ni froid ni chaud, il n’est pas plus sonore que sapide. C’est au sein des ganglions de la substance nerveuse que, par une évolution inconnue, ces innombrables ébranlements de l’étendue se transforment pour nous en un univers où la lumière ruisselle des profondeurs azurées et baigne éternellement les mondes de ses vagues infinies ; où, sur la terre comme aux cieux, tout se colore, tout s’anime de bruits charmants ou terribles.
La harpe éolienne que les souffles de l’air font chanter croira que le vent est un son. Nous sommes cette harpe. Et M. Soury aboutit à cette formule précise :
« Le monde, tel qu’il nous apparaît, n’est qu’un phénomène cérébral. »
Je ne prétends pas du tout exposer ici la doctrine philosophique de M. Jules Soury. Mais ce savant est un écrivain admirable. On ne sait pas assez que son style, moulé sur la pensée, est souple, vigoureux, coloré et parfois d’une splendeur étrange, et je reste dans ma fonction purement littéraire en mettant sous les yeux du lecteur une page parfaitement belle, dans laquelle M. Jules Soury résume ses vues sur la nature. Je la tire d’une introduction à la théorie de l’évolution du sens des couleurs, traduite de l’allemand :
Certes, la nature existe ; elle est notre mère ; nous sortons de son sein, nous y rentrons. Le grain de blé qu’on jette dans le sillon germe et sort de terre, l’épi devient du pain, il se transforme chez l’homme en chair et en sang, en ovule fécondé d’où se développe l’embryon, l’enfant, l’homme ; puis le cadavre engraisse la terre oui portera d’autres moissons, et ainsi dans les siècles des siècles, sans qu’on puisse dire ni comprendre pourquoi.
Car, s’il est quelque chose de vain et d’inutile au monde, c’est la naissance, l’existence et la mort des innombrables parasites, faunes et flores qui végètent comme une moisissure et s’agitent à la surface de cette infime planète, entraînée à la suite du soleil vers quelque constellation inconnue. Indifférente en soi, nécessaire en tout cas, puisqu’elle est, cette existence, qui a pour condition la lutte acharnée de tous contre tous, la violence ou la ruse, l’amour plus amer que la mort, paraîtra, au moins à tous les êtres vraiment conscients, un rêve sinistre, une hallucination douloureuse, au prix de laquelle le néant serait un bien.
Mais, si nous sommes les fils de la nature, si elle nous a créés et donné l’être, c’est nous, à notre tour, qui l’avons douée de toutes les qualités idéales qui la parent à nos yeux, qui avons tissé le voile lumineux sous lequel elle nous apparaît. L’éternelle illusion qui enchante ou qui tourmente le cœur de l’homme est donc bien son œuvre. Dans cet univers, où tout est ténèbres et silence, lui seul veille et souffre sur cette planète, parce que lui seul peut-être, avec ses frères inférieurs, médite et pense. C’est à peine s’il commence à comprendre la vanité de tout ce qu’il a cru, de tout ce qu’il a aimé, le néant de la beauté, le mensonge de la bonté, l’ironie de toute science humaine. Après s’être naïvement adoré dans ses dieux et dans ses héros, quand il n’a plus ni foi ni espoir, voici qu’il sent que la nature elle-même se dérobe, qu’elle n’était, comme tout le reste, qu’apparence et duperie. Seul, sur ce monde envahi par la mort, au milieu des débris de ses idoles brisées, se dresse le fantôme de l’Illusion.
Sans doute, la tristesse philosophique s’exprime ici avec une morne magnificence. Comme les croyants parvenus à un haut degré de beauté morale goûtent les joies du renoncement à la joie. M. Jules Soury s’enivre de cette grande mélancolie philosophique et s’oublie dans les délices du calme désespoir. Douleur profonde et belle que ceux qui l’ont goûtée n’échangeraient pas contre les gaietés frivoles et les vaines espérances du vulgaire !
Et les contradicteurs qui malgré la beauté esthétique de ces pensées les trouveraient funestes à l’homme et aux nations, suspendront peut-être l’anathème quand on leur montrera la doctrine de l’illusion universelle et de l’écoulement des choses naissant à l’âge d’or de la philosophie grecque avec Xénophane et se perpétuant à travers l’humanité polie, dans les intelligences les plus hautes, les plus sereines et les plus douces, un Démocrite, un Épicure, un Gassendi.
- ↑ Les Fonctions du cerveau, in-8o, 1891 (Consultez aussi : Philosophie naturelle. — Bréviaire de l’Histoire du matérialisme. — Jésus et les Évangiles. — Études historiques sur les religion, les arts, la civilisation de l’Asie occidentale et de la Grèce. — Portraits de femmes. — Portraits du dix-huitième siècle. — Essais de critique religieuse. — Théories naturalistes du monde et de la vie dans l’antiquité).