La Vie littéraire/5/Ernest Renan

La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 238-243).

ERNEST RENAN[1]

Tout ce qui pense au monde l’a dit ou le dira ; on l’a dit ici même en excellents termes : Ernest Renan fut de tous nos contemporains celui qui exerça la plus grande influence sur les esprits cultivés et celui qui ajouta le plus à leur culture. Il fut le maître de beaucoup. Beaucoup peuvent dire avec celui qui écrit en pleurant ces lignes et qui sent la plume trembler entre ses doigts : « Nous avons perdu notre maître, notre lumière, notre chère gloire ! » Il prenait les âmes non par violence et à grandes secousses, dans le filet d’un système, mais avec la douce force des eaux bienfaisantes qui fécondent les terres. Il les enveloppait dans les enchantements du plus beau génie qui ait jamais parlé la plus belle des langues. Il nous a rempli de sa science profonde, de sa riche pensée, de ses doutes même, qui dans un tel esprit avaient l’efficacité d’une croyance. Il a exercé trente ans un pouvoir spirituel sur l’Europe. Voilà ce que diront les indifférents, les adversaires eux-mêmes. Mais ce que nous devons dire, nous ses amis, nous qui eûmes l’honneur inestimable de l’approcher, c’est qu’il fut le meilleur des hommes, le plus simple, le plus doux et en même temps le plus ferme cœur qui ait jamais battu en ce monde.

Sous des dehors aimables et gracieux, il renfermait les plus solides vertus. Il accomplissait tous ses devoirs professionnels avec une exactitude qui ne négligeait aucun détail. On l’a vu s’astreindre à des obligations dont tout le monde hors lui-même pensait qu’un tel homme devait se dégager. Ceux qui ne le connaissaient pas le croyaient volontiers indifférent et tout enfermé dans les spéculations de sa pensée. Il était, au contraire, attentif, scrupuleux à remplir les emplois qui lui étaient confiés et tous les devoirs, même les plus humbles, étaient impérieux et pressants pour lui.

Cet homme était la droiture même ; jamais sa bienveillance, sa politesse exquise, la crainte délicate qu’il avait de déplaire ne le firent céder sur ce qu’il croyait la vérité. Nous sommes plusieurs assez heureux pour l’avoir vu dans ces réunions mondaines, mais amies, où il se plaisait parce qu’il était bon, sociable, bienveillant, et où il goûtait sans doute quelque reflet de la joie qu’il y répandait. Nous pourrions recueillir ses propos de table ; nous songerions peut-être à le faire si nous ne savions combien il est difficile, dans un tel recueil, d’éviter les trahisons involontaires. Du moins pouvons-nous assurer que, dans ses propos les plus intimes, tout exprimait, tout respirait le parfait honnête homme, le grand philosophe et le bon citoyen.

Ce serait mal servir sa mémoire que de nous arrêter à deux ou trois articles de journaux qui, dans ce grand concert de douleur et d’admiration, ont suspecté son patriotisme. Manquer à la patrie, lui qui l’honora par ses travaux, et contribua plus que tout autre, pendant un demi-siècle, à sa gloire scientifique et intellectuelle, lui qui la voulait enrichir de toutes les connaissances amassées en Europe, lui qui, dans un de ses discours, a donné de la patrie la notion la plus belle, la plus large, la plus grande, quand il l’a définie la communauté d’hommes qui ayant accompli de grandes choses ensemble veulent ensemble en accomplir encore !

Nous l’avons entendu, dans l’intimité, tout occupé de l’avenir de la France, et il ne serait pas possible de dénaturer ses propos jusqu’à tourner en malveillance l’expression de sa vive sollicitude.

Sa conversation était un mélange exquis de profondeur et d’ingénuité. Il était original avec une bonhomie parfaite., Il ne se piquait point de bien parler ; vous savez qu’il ne se piquait point même de bien écrire.

Il n’aimait pas à paraître ; et jamais homme n’eut moins que lui le souci de l’effet. C’est dans cette ingénuité naturelle, dans cette sainte simplicité que je serais tenté de rechercher la raison de l’éloignement qu’il ressentait instinctivement pour tout ce qui est littéraire. Cet éloignement était chez lui, comme le reste, tout à fait sincère. Il trouvait aux lettres pures trop d’artifice, et c’est sans rhétorique qu’il fut un grand écrivain.

Comment se fait-il, diront ceux qui ne l’ont point connu, qu’un esprit si avisé, si aigu, si averti sur toutes choses, eût gardé cette simplicité ? Le mélange est rare, en effet ; chez M. Ernest Renan, il était délicieux ; en lui le bonhomme faisait la fusion du savant et du poète. Il faut l’avoir vu, sa forte tête penchée sur l’épaule, ses mains grasses de prélat jointes sur le buste, son vaste corps se poussant à la suite de chaque phrase ; il faut l’avoir entendu contant, d’une voix pleine et grasse, que la maladie avait fait tomber avant l’âge, tantôt quelque souvenir de ses voyages d’Orient, tantôt quelque histoire de saint, qu’il rendait vivante, ou bien encore rappelant les frais souvenirs de son enfance en Bretagne ; il faut, dis-je, l’avoir vu et entendu pour se faire une idée du charme que répand la bonté quand le génie l’embellit.

On ne l’entendit jamais dire une perfidie, ni une malice, si l’on garde à ce dernier mot la force de son vieux sens. Il ne parlait jamais des méchants ni des sots, estimant que le silence était le seul châtiment qu’il convînt de leur infliger.

Il était souriant ; il gardait, au milieu des travaux de la vie, des fatigues de l’âge, de souffrances parfois cruelles, une gaieté inaltérable. Il faisait bon visage à tous, distinguant, quoi qu’on ait dit, les gens de mérite. Et cette distinction est une grande preuve de sa bonté. Car il lui était permis de nous tenir tous pour égaux devant lui.

Comme tous les esprits polis, il se plaisait dans la société des femmes, et les plus ornées par l’esprit goûtaient à l’envi sa conversation, ses façons courtoises et discrètes, son ton de bonne compagnie, où rien ne sentait le pédant. Mondain, il demeurait un grand sage, et l’on peut dire que, partout où il se trouva, il fut exemplaire.

Ce goût du monde et de la société, qu’il avait assez vif, ne l’emporta jamais à retrancher une heure sur ses travaux et sur ses devoirs. Mais sa vie était si bien ordonnée et soumise à une règle si admirable qu’il put y mettre beaucoup d’œuvres et quelques distractions décentes. Et ces soirées mêmes qu’il donnait au monde étaient des leçons de sagesse qui n’auront point été perdues. Que de fois il nous a rendu, dans des nuits d’hiver, dont le souvenir ne finira qu’avec nous, le Banquet de Platon ! Mais jamais le jeune Alcibiade n’osa y venir, sur le tard, avec ses joueuses de flûte.

M. Ernest Renan fut dans l’intimité aussi respectable qu’il était aimable. La vénération de tous lui faisait une couronne aux tables où il s’asseyait. Oh ! qu’avec sa bonhomie, sa grâce ouverte, sa bonne humeur, son air simple et facile, il était l’hôte auguste, le demi-dieu mortel ! Que nous sentions bien que quelque chose de grand était parmi nous !

Ce serait rendre à cette existence un hommage incomplet que de n’y point associer la femme admirable qui, la partageant, la servit et l’orna par ses vertus fortes et charmantes, et qui fut l’épouse accomplie d’un grand homme. Mais il suffit, pour tout dire, de rappeler le témoignage que M. Renan rendit d’elle dans ses livres.

Il ne m’a pas été possible de faire autre chose, dans cette causerie, que de m’abandonner au fil de mes souvenirs, et cela même m’était douloureux. Pourtant, une si grande mémoire et une si belle vie doivent inspirer des sentiments élevés et une pensée sereine. Au maître que nous avons perdu, mais dont la parole demeure, nous devons de vaincre notre douleur. Et la seule manière de l’honorer dignement est de repasser à cette heure quelques-uns des enseignements qu’il nous a laissés. Il était essentiellement moral et religieux, puisque après que ses croyances furent déracinées il garda sa foi en ces vérités de sentiment qui font la dignité de l’homme et seules donnent du prix à la vie. Il crut que le bien était le bien, et il ne pensa jamais qu’il y eût de la duperie dans la vertu et dans le sacrifice. « Le but de l’humanité, a-t-il dit, n’est pas le bonheur ; c’est la perfection intellectuelle et morale. » Ce dieu qu’il ne reconnaissait plus dans des formules inintelligibles et dans des dogmes obscurs, il le retrouvait dans la nature et dans l’homme, il le reconnaissait dans tout ce qui est beau, dans tout ce qui est bien. Il était optimiste et croyait qu’en définitive le bon l’emportait sur le mauvais ; il aimait cette humanité dont il fut un des plus magnifiques exemplaires.

9 octobre 1892.
  1. Article écrit après la mort de Renan, survenue au Collège de France, le 2 octobre 1892.