La Vie littéraire/5/Charles Monselet

La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 166-176).

LA VIE LITTÉRAIRE EN 1846
CHARLES MONSELET[1]

Le fils aîné de Charles Monselet, M. André Monselet, a consacré à la mémoire de son père un livre qui est à la fois un beau monument de piété filiale et une œuvre agréable aux lettrés, aux amis des livres, aux curieux. Il a formé avec beaucoup de discrétion et de goût ce petit musée, enrichi de lettres, de portraits, de vignettes, de poèmes, de notes et de notices, qui protège une renommée modeste et souriante. Il a convié M. Jules Claretie à en faire les honneurs, et il s’est effacé lui-même autant qu’il l’a pu, craignant surtout d’être importun. Les délicatesses du cœur sont toujours heureuses. M. André Monselet a peu demandé pour une mémoire qui lui est si chère ; il souhaite à cette mémoire le souvenir fidèle des anciens amis, et, pour le surplus, des honneurs discrets, une gloire obscure et douce, une notice dans l’histoire littéraire de la France. Ses vœux seront comblés et le nom de Monselet demeurera gracieux et plaisant à la petite troupe des connaisseurs, qui se reforme d’âge en âge. Si j’en crois mon propre sentiment, ils l’estimeront à l’égal de l’abbé de Longuerue, et ce n’est pas peu dire, car Longuerue est exquis. J’en appelle aux gens entendus, qui vivent dans les bibliothèques.

Disons tout d’abord que, sur un point, M. André Monselet a facilement gagné sa cause. Il a montré jusqu’à l’évidence que la vie de son père fut celle d’un brave homme de lettres, innocent et laborieux, qui prit beaucoup de peine en ce monde et ne subsista qu’à force de travail et de talent. M. Jules Claretie rapporte, dans sa très agréable préface, qu’un jour Monselet disait à notre confrère Francisque Sarcey, non sans une pointe de mélancolie : « On me traite de paresseux, et vous aussi vous croyez à ma paresse légendaire. La vérité est que j’ai à moi tout seul écrit plus que Voltaire et Diderot, et qu’on emplirait une bibliothèque avec mes articles. » Pourtant il avait, comme la plupart des délicats, le travail difficile, et la moindre bagatelle lui donnait beaucoup de mal. Un poète, qui fut son collaborateur et son ami de la dernière heure et qui écrivit avec lui un acte en vers, l’Ilote, représenté en 1875 à la Comédie-Française, M. Paul Arène, connut le secret de cette vie qu’on croyait insouciante et joyeuse et qu’occupait un labeur incessant. Il vit que cet épicurien aimait surtout ses enfants et ses livres, et il donna son témoignage : « Monselet, dit-il, travailla beaucoup, et travailla surtout pour sa famille. Il eut jusqu’à la fin toutes les vertus patriarcales et bourgeoises, ce joyeux M. de Cupidon, que la légende représente fourchette en main et couronné de roses. » J’ai parlé de son innocence ; elle est digne d’être louée, si l’on songe qu’avec un esprit acéré l’auteur de la Lorgnette littéraire n’envenima jamais ses traits. Il ignora toujours la haine et l’envie et garda jusqu’au bout le culte des maîtres. Il avait du courage, car il en faut pour être gai toute la vie : la frivolité n’y suffit point.

Je tiens de M. Paul Arène lui-même que M. de Cupidon attendit la mort en homme d’esprit, et qu’il sut, comme au dix-huitième siècle, partir sur un bon mot. Il y a un curieux petit livre sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant. Monselet ne fut point un grand homme ; mais, si l’on donnait une suite à ce livre et qu’on en voulût élargir un peu le cadre, voici un trait qu’on y pourrait faire entrer. Monselet se mourait comme on meurt d’une maladie de cœur, dans un fauteuil, avec une entière connaissance de son mal et des suffocations atroces. Un jour, M. Arène lui annonça pour le lendemain une consultation de six médecins, et lui dit ce qu’on peut dire en pareille circonstance, pour rassurer le malade. Mais M. de Cupidon savait à quoi s’en tenir :

— Six médecins, s’écria-t-il, là, autour de moi ! Mais, dis-moi, mon ami, auront-ils au moins des bonnets carrés ?

Il restait, comme on voit, jusqu’à la dernière heure dans la tradition de ce siècle aimable qu’il avait tant étudié et dont il s’était efforcé de rappeler, dans ses livres, « les publiés et les dédaignés ».

La publication de M. André Monselet, qui contient beaucoup de pièces intéressantes, est surtout riche en documents sur l’enfance et sur la jeunesse de l’écrivain. C’est donc ce temps déjà lointain que nous allons rappeler de préférence. Aussi bien le charme de la vie est-il au début comme la fraîcheur du fleuve est dans sa source cachée. Une curiosité naturelle nous pousse à remonter aux obscurs commencements des hommes connus.

Charles Monselet naquit en 1825, le 30 avril, à Nantes, sur la place Graslin, qui est la place du théâtre, où son père tenait un cabinet de lecture, à l’entresol, au coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau. M. Monselet père, qui avait formé ce cabinet à Bordeaux, en 1814, offrait à ses lecteurs, qui payaient trois sous la séance, les œuvres complètes de Pigault-Lebrun, de Ducray-Duminil, de madame de Genlis, qui étaient alors les auteurs les plus goûtés. On voit, portés dans son catalogue, des romans dont les titres peuvent faire sourire, car ils sont devenus ridicules, mais qui m’attristent plutôt, car j’y découvre la mélancolie du passé. Où sont les yeux qui lisaient alors, chez M. Monselet père : Adonia ou les Dangers du sentiment ; Miralba, chef de brigands ; Valeria ou la Religieuse vénitienne, ; Eugénie de Verseuil ou la Tour ténébreuse ; Amélie de Saint-Phar, par l’auteur de Julie ou J’ai perdu ma rose ; Eléonore de Rosalba ou le Confessionnal des Pénitents noirs ; Célestine ou les Époux sans l’être ; Cordelia ou la Faiblesse excusable ; Adeline et Joséphine, ou les Deux amies bordelaises, sœurs sans le savoir ?

Il y avait aussi, dans l’entresol de la place Graslin, la tablette des poètes du dix-huitième siècle, des Bemis, des Gresset, des Chaulieu, des Gentil-Bernard, et le rayon des mélodrames, renfermant un nombre incalculable de rugissements, de soupirs, de bruits de chaînes. Or, de ces mélodrames sombres, de ces poètes masqués, de ces romans attendrissants, le petit Charles Monselet fit sa nourriture. Cet appétit de lecture semblera étrangement précoce, si l’on songe qu’en 1834, à neuf ans, l’enfant avait tout dévoré. À cette époque, M. Monselet père abandonna son salon littéraire de la place Graslin et retourna à Bordeaux, où il établit un dépôt de beurre de Bretagne, sur les allées de Tourny. Son fils, en quittant Nantes avec lui, emportait le cabinet de lecture dans sa tête. Pâtres, tyrans, Eugénie, Célestine, Cordelia l’accompagnaient. On en douterait, si l’on n’avait pas à cet égard son propre témoignage. Mais, en 1852, dans sa vingt-septième année, et déjà connu comme journaliste, se trouvant de passage à Nantes, il voulut revoir les livres de son enfance. Le salon littéraire de la place Graslin appartenait alors à un nommé Planson. Voici ce que Charles Monselet écrivait à son père après une visite à Planson :

Il faut que je vous dise que j’ai noué connaissance avec votre successeur… Je lui ai bouleversé sa bibliothèque pendant plus de deux heures ; c’était là que je voulais en venir, car je tenais à revoir la plupart des livres que j’ai tant feuilletés autrefois. J’ai monté à l’échelle et fouillé dans les plus obscurs rayons ; vous jugez de la poussière que j’ai soulevée ; Planson n’avait pas l’air très content… La majorité des livres est toujours à sa place habituelle, tels que le répertoire des mélodrames, les petits romans, etc. Enfin, lorsque ma curiosité a été bien satisfaite, j’ai tiré de ma poche trois sous que j’ai gravement donnés à Planson. Ainsi s’est terminée cette première et mémorable visite.

Il n’en faut donc point douter, Charles Monselet, à neuf ans, connaissait les petits romans et le répertoire des mélodrames. Au reste, il passait à Bordeaux pour un petit prodige. À la pension Benoit, dans la rue de Gourgues, il faisait des vers que le Mémorial bordelais insérait en promettant un bel avenir à ce collaborateur de quatorze ans. À la fin de ses classes, Charles Monselet, commis chez un négociant en vins des Chartrons, donnait des articles de critique au Courrier de la Gironde et des pièces au théâtre des Variétés, aujourd’hui Théâtre-Français. Il fut même joué sur le Grand-Théâtre, qui l’emporte de beaucoup sur tous les théâtres de France par le beau style Louis XVI de son architecture et de sa décoration. Il était né journaliste et homme de lettres. Jamais vocation ne fut plus précoce ni plus impérieuse. Désormais, sa destinée était fixée : il saurait plaire par le bien dire, il aurait le charme, l’agrément ; il aurait l’esprit de finesse et la curiosité heureuse, mais non point ce je ne sais quoi qui étonne, la force soudaine. Monselet l’a dit lui-même très joliment :

Le principal était de vivre.
Fidèle au : tel père tel fils.
Ma ressource devint le livre ;
Mon père en vendait, moi, j’en fis.

Il savait bien qu’il ne pourrait vivre de sa plume qu’à Paris. À vingt et un ans, il fit de grands adieux aux chais et aux barriques, et, quittant les Chartrons, il prit la diligence Laffitte et Gaillard, arriva à Paris le 19 juin 1846, et s’alla loger vis-à-vis de la Porte Saint-Denis.

Mais il se lassa de voir sans cesse la prise de Maestricht et il loua une chambre garnie sur la place du Carrousel, qui était alors couverte de ruelles et encombrée d’échoppes et de baraques. C’est là qu’en voyant un cygne dans un ruisseau de boue Baudelaire pensa à Andromaque. Monselet pensait y mourir de faim. Il était venu riche de jeunesse, de gaieté et d’espérance, sans un sou vaillant. Il s’était présenté dans les bureaux de l’Époque et de l’Artiste ; M. Arsène Houssaye lui avait fait bon accueil. Mais, en la seizième année du règne de Louis-Philippe Ier, les journaux ne donnaient pas beaucoup d’argent à leurs rédacteurs et il fallait être un grand homme pour être payé trois sous la ligne. Le jeune Monselet entendit avec inquiétude M. Arsène Houssaye lui confier qu’Esquiros et Gérard de Nerval, dans toute leur gloire, gagnaient à peine dix-huit cents francs par an. Monselet plaçait çà et là une nouvelle, une chronique ou une pièce de vers. Hélas ! Ce n’était pas assez pour dîner tous les jours.

L’épicurien qui prétendit plus tard continuer Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière et qui rédigea l’Almanaçh des Gourmands dut plus d’une fois se coucher sans souper. Il porta sa montre et ses habits au Mont-de-Piété, dans le bureau de la rue Richelieu. Ce bureau était établi dans la maison où mourut Molière. On le croyait du moins alors et Monselet montait avec moins de tristesse un escalier si illustre.

Depuis lors, on a reconnu que Molière est mort dans une autre maison. Cette vérité a coûté cinq cents pages in-8o d’un texte très compact à Auguste Vitu, qui l’a établie. On frémit quand on pense qu’elle sera peut-être détruite par cinq cents autres pages d’un texte encore plus compact. Monselet eut l’illusion en portant son habit chez ma tante de gravir les degrés honorés par les pas de Molière. Il était très malheureux, et les lettres qu’il écrivait à son ami Richard Lesclide (qui vient de mourir) montrent sa peine et son courage.

Il écrivait, au mois de janvier 1847 :

Une fièvre de rhume me laisse à peine le loisir de travailler…

… Mon tailleur me pourchasse. Ma propriétaire me laisse manquer de bois et de tisane. Je tousse comme un bœuf et la tête me bourdonne. Hier, à l’Artiste, je me suis trouvé mal.

Tu sais que je n’ai aucune inquiétude sur mon avenir, mais le présent m’ennuie et me tracasse ; je veux en sortir. Je commence à me lier beaucoup trop intimement avec ma tante, qui demeure — ce qui la relève à mes yeux — dans la maison où Molière est mort…

Diable ! le moment est critique, et j’ai besoin d’autre chose que de la fumée de la réputation, — je dis cela à cause de ma signature dans l’Artiste, qui commence à faire son petit effet.

Pourtant, sybarite et coquet, il faisait en ces temps difficiles une part à la sensualité : il avait acheté un savon rose et un lorgnon attaché par un ruban bleu de ciel. On eut bien raison de le surnommer, d’après le titre d’un de ses livres, M. de Cupidon. Cependant il se faisait connaître et il frayait avec des hommes de talent :

Jeudi 24 décembre (1846).

Je vais à l’Artiste. Arsène Houssaye, Champfleury, Gérard de Nerval et Théophile Gautier s’y trouvent réunis. Champfleury me remercie d’un éloge que j’ai fait de lui dans le Monde parisien. Mais je suis particulièrement charmé de voir l’auteur des Jeunes Francs content. C’est physiquement et moralement tout à fait l’homme de ses ouvrages : un beau garçon grand, brun, trente ans, aux longs cheveux, vêtu de noir et boutonné, en gants jaunes. Il cause avec moi de Ponsard, qu’il traite de vidangeur ; il raille les bourgeois ; du reste, très bon enfant, décoré, et traitant les ministres de canailles.

Ces illustres fréquentations, dont il était fier, ne l’empêchaient point de mourir de faim. Comme il était au plus bas, un directeur de journal lui dit avec une superbe ingénuité :

« Il n’y a rien à faire pour le moment : laissez-vous exploiter par moi. »

Il ne fut tiré d’affaire et mis en valeur qu’en octobre 1848, quand Émile de Girardin le chargea de faire la préface des Mémoires d’outre-tombe, qui paraissaient en feuilleton dans la Presse. Trois ans plus tard, dans l’hiver de 1851, il était un assez grand personnage pour que deux libraires, Giraud et Dagneau, qui voulaient fonder une revue, eussent l’idée de lui en confier la direction. Il réunit tout de suite une douzaine de rédacteurs très distingués. On se rassembla pour trouver un titre. S’il en faut croire Monselet lui-même, qui semble avoir tourné l’anecdote en symbole, Baudelaire proposa le Hibou philosophe ; Gérard de Nerval, le Coq d’or ; Champfleury, la Gazette de faïence ; Théodore de Banville, le Thyrse ; Charles Asselineau, le Romantique. Les deux libraires, inquiets et même un peu effrayés, n’écoutèrent pas Monselet, qui voulait plus simplement : les Propos littéraires. Ils choisirent un titre de leur invention : la Semaine littéraire. La Semaine littéraire vécut obscurément et peu.

Je voulais seulement retracer les débuts de Monselet, à l’aide des documents nouveaux apportés par son fils. Ce petit cadre est maintenant rempli. Il y aurait trop à dire sur cet homme de lettres qui eut de l’esprit pendant un demi-siècle. Il faudrait conter comment, rédacteur de l’Assemblée nationale, en 1853, il fut arrêté et conduit à la Conciergerie, où il resta cinq jours et fut traité comme un homme dangereux, ce qu’assurément il ne méritait pas. Il faudrait dire comment ce gentil esprit, dont la malice était toujours inoffensive, eut le malheur de fâcher deux auteurs dramatiques, Émile Augier et Théodore Barrière, avec qui il se battit au pistolet et à l’épée. Mais il me semble bien que le Temps a déjà dit tout cela jadis dans un article très complet. Si je tentais une étude d’ensemble sur M. de Cupidon, certain endroit passerait ma compétence. Je ne saurais décider s’il était aussi bon cuisinier qu’il se vantait de l’être. Je vois bien qu’il était cuisinier lyrique. « C’est un pot-au-feu avec des ailes », a dit de lui Octave Feuillet. Mais on a douté de sa science culinaire, et Chavette se vantait de lui avoir fait manger du vermicelle et de la tête de veau pour du potage aux nids d’hirondelle et de la soupe à la tortue. C’est un point obscur, et peut-être faut-il, pour l’éclaircir, disserter aussi longuement que sur la maison mortuaire de Molière. Je vous dirai seulement qu’un grand chef, que j’ai eu l’honneur de connaître, Vuillemot, de la Tête-Noire, n’estimait comme cuisiniers ni Alexandre Dumas père, ni Charles Monselet.

— C’est si difficile, la cuisine ! ajoutait-il en levant au ciel des yeux brouillés et larmoyants, cuits dans le vin au feu de ses casseroles.

Mais, si Monselet est un gourmand contestable, s’il n’inventa point, comme Brillat-Savarin, son maître, une omelette nouvelle, je le tiens pour un digne et honnête bibliophile, et c’est assez qu’il ait aimé les livres pour que sa mémoire me soit chère et douce. Nous nous sommes rencontrés sur la boîte à deux sous. Ce sont là des souvenirs qui ne s’oublient pas. Il se consolait de ses peines en bouquinant sur les quais. Ses livres, ceux du moins qu’il a le plus amoureusement travaillés, et qu’un petit nombre de curieux recherchera longtemps encore, son Rétif, ses Oubliés et ses Dédaignés, exhalent ce parfum délicieux de bouquinaille. On y respire la poussière subtile des âges évanouis. Je croirais volontiers que la plus vive sensualité de ce M. de Cupidon, qui suspendait son lorgnon à un ruban d’azur, fut de flairer les vieux livres sur les parapets.

22 mai 1892.
  1. Charles Monselet, sa vie, son œuvre, par André Monselet, gr. in-8o, 1892.