La Vie littéraire/4/Préface
PRÉFACE
En publiant ce quatrième volume de la Vie littéraire, je me fais un devoir très doux de remercier le public lettré de la bienveillance avec laquelle il a reçu les trois premiers. Je ne mérite point cette faveur ; mais si j’en étais digne de quelque manière ce serait pour avoir donné beaucoup au sentiment et rien à l’esprit de système. Je ne sais comment il faudrait appeler exactement ces causeries, et sans doute elles ont trop peu de forme pour avoir un nom. À coup sûr, le terme le plus impropre dont on puisse les désigner est celui d’articles critiques. Je ne suis point du tout un critique. Je ne saurais pas manœuvrer les machines à battre dans lesquelles d’habiles gens mettent la moisson littéraire pour en séparer le grain de la balle. y a des contes de fées. S’il y a aussi des contes de lettres, c’en sont là plutôt.
Tout y est senti. J’y ai été sincère jusqu’à la candeur. Dire ce qu’on pense est un plaisir coûteux mais trop vif pour que j’y renonce jamais. Quant à faire des théories, c’est une vanité qui ne me tente point.
Ce qui rend défiant en matière d’esthétique, c’est que tout se démontre par le raisonnement. Zénon d’Elée a démontré que la flèche qui vole est immobile. On pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu’à vrai dire, ce soit plus malaisé. Car le raisonnement s’étonne devant l’évidence, et l’on peut dire que tout se démontre, hors ce que nous sentons véritable. Une argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que l’habileté de l’esprit qui l’a conduite. M. Maurice Barrès a été bien avisé de dire dans un opuscule exquis[1] : « Ce qui distingue un raisonnement d’un jeu de mots, c’est que celui-ci ne saurait être traduit. » Il faut bien que les hommes aient quelque soupçon de cette grande vérité, puisqu’ils ne se gouvernent jamais par le raisonnement. L’instinct et le sentiment les mènent. Ils obéissent à leurs passions, à l’amour, à la haine et surtout à la peur salutaire. Ils préfèrent les religions aux philosophies et ne raisonnent que pour se justifier de leurs mauvais penchants et de leurs méchantes actions, ce qui est risible, mais pardonnable. Les opérations les plus instinctives sont généralement celles où ils réussissent le mieux, et la nature a fondé sur celles-là seules la conservation de la vie et la perpétuité de l’espèce. Les systèmes philosophiques ont réussi en raison du génie de leurs auteurs, sans qu’on ait jamais pu reconnaître en l’un d’eux des caractères de vérité qui le fissent prévaloir. En morale, toutes les opinions ont été soutenues, et, si plusieurs semblent s’accorder, c’est que les moralistes eurent souci, pour la plupart, de ne pas se brouiller avec le sentiment vulgaire et l’instinct commun. La raison pure, s’ils n’avaient écouté qu’elle, les eût conduits par divers chemins aux conclusions les plus monstrueuses, comme il se voit en certaines sectes religieuses et en certaines hérésies dont les auteurs, exaltés par la solitude, ont méprisé le consentement irréfléchi des hommes. Il semble qu’elle raisonnât très bien, cette docte caïnite, qui, jugeant la création mauvaise, enseignait aux fidèles à offenser les lois physiques et morales du monde, sur l’exemple des criminels et préférablement à l’imitation de Caïn et de Judas. Elle raisonnait bien. Pourtant, sa morale était abominable. Cette vérité sainte et salutaire se trouve au fond de toutes les religions, qu’il est pour l’homme un guide plus sûr que le raisonnement et qu’il faut écouter le cœur quand il parle.
En esthétique, c’est-à-dire dans les nuages, on peut argumenter plus et mieux qu’en aucun autre sujet. C’est en cet endroit qu’il faut être méfiant. C’est là qu’il faut tout craindre : l’indifférence comme la partialité, la froideur comme la passion, le savoir comme l’ignorance, l’art, l’esprit, la subtilité et l’innocence plus dangereuse que la ruse. En matière d’esthétique, tu redouteras les sophismes, surtout quand ils seront beaux, et il s’en trouve d’admirables. Tu n’en croiras pas même l’esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais d’une telle délicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et qu’un grain de sable dans les rouages suffit à les fausser. On frémit en songeant jusqu’où ce grain de sable peut entraîner une cervelle mathématique. Pensez à Pascal !
L’esthétique ne repose sur rien de solide. C’est un château en l’air. On veut l’appuyer sur l’éthique. Mais il n’y a pas d’éthique. Il n’y a pas de sociologie. Il n’y a pas non plus de biologie. L’achèvement des sciences n’a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l’œuvre est une prophétie. Quand la biologie sera constituée, c’est-à-dire dans quelques millions d’années, on pourra peut-être construire une sociologie. Ce sera l’affaire d’un grand nombre de siècles ; après quoi, il sera loisible de créer sur des bases solides une science esthétique. Mais alors notre planète sera bien vieille et touchera aux termes de ses destins. Le soleil, dont les taches nous inquiètent déjà, non sans raison, ne montrera plus à la terre qu’une face d’un rouge sombre et fuligineux, à demi-couverte de scories opaques, et les derniers humains, retirés au fond des mines, seront moins soucieux de disserter sur l’essence du beau que de brûler dans les ténèbres leurs derniers morceaux de houille, avant de s’abîmer dans les glaces éternelles.
Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement universel. Il n’y en a pas. L’opinion presque générale, il est vrai, favorise certaines œuvres. Mais c’est en vertu d’un préjugé, et nullement par choix et par l’effet d’une préférence spontanée. Les œuvres que tout le monde admire sont celles que personne n’examine. On les reçoit comme un fardeau précieux, qu’on passe à d’autres sans y regarder. Croyez-vous vraiment qu’il y ait beaucoup de liberté dans l’approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et même aux classiques français ? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre ? N’est-il pas déterminé par beaucoup de circonstances étrangères au contenu de cet ouvrage, dont la principale est l’esprit d’imitation, si puissant chez l’homme et chez l’animal ? Cet esprit d’imitation nous est nécessaire pour vivre sans trop d’égarement ; nous le portons dans toutes nos actions et il domine notre sens esthétique. Sans lui les opinions seraient en matière d’art beaucoup plus diverses encore qu’elles ne sont. C’est par lui qu’un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit, a trouvé d’abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand nombre. Les premiers seuls étaient libres ; tous les autres ne font qu’obéir. Ils n’ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni caractère aucun. Et par leur nombre ils font la gloire. Tout dépend d’un très petit commencement. Aussi voit-on que les ouvrages méprisés à leur naissance ont peu de chance de plaire un jour, et qu’au contraire les ouvrages célèbres dès le début gardent longtemps leur réputation et sont estimés encore après être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien que l’accord est le pur effet du préjugé, c’est qu’il cesse avec lui. On en pourrait donner de nombreux exemples. Je n’en rapporterai qu’un seul. Il y a une quinzaine d’années, dans l’examen d’admission au volontariat d’un an, les examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats une page sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée avec beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés. — Où ces militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si baroques et si ridicules ? — Il les avaient prises pourtant dans un très beau livre. C’était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de cette éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain termine le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux les plus estimés. « En latitude, les zones de la France se marquent aisément par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amère du nord, etc., etc. » J’ai vu des connaisseurs rire de ce style, qu’ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le plus fort était un grand zélateur de Michelet. Cette page est admirable, mais, pour être admirée d’un consentement unanime, faut-il encore qu’elle soit signée. Il en va de même de toute page écrite de main d’homme. Par contre, ce qu’un grand nom recommande a chance d’être loué aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des sublimités qu’on a reconnu être des fautes du copiste. Il s’extasiait, par exemple, sur certains « raccourcis d’abîme » qui proviennent d’une mauvaise lecture. On n’imagine pas M. Victor Cousin admirant des « raccourcis d’abîme » chez un de ses contemporains. Les rhapsodies d’un Vrain-Lucas furent favorablement accueillies de l’Académie des sciences sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian, quand on le croyait ancien, semblait l’égal d’Homère. On le méprise depuis qu’on sait que c’est Mac-Pherson.
Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu’ils en donnent chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un même livre ils approuvent des choses contraires qui ne peuvent s’y trouver ensemble.
Ce serait un ouvrage bien intéressant que l’histoire des variations de la critique sur une des œuvres dont l’humanité s’est le plus occupée, Hamlet, la Divine Comédie ou l’Iliade. L’Iliade nous charme aujourd’hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons de bonne foi. Au xviie siècle, on louait Homère d’avoir observé les règles de l’épopée.
« Soyez assuré, disait Boileau, que si Homère a employé le mot chien, c’est que ce mot est noble en grec. » Ces idées nous semblent ridicules. Les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu’Homère est barbare et que la barbarie est admirable. Il n’est pas en matière de littérature une seule opinion qu’on ne combatte aisément par l’opinion contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte ?
Ce volume fut envoyé à l’imprimerie par mon éditeur, par mon ami très écouté et très vénéré, M. Calmann Lévy, que nous avons eu le malheur de perdre au mois de juin dernier. M. Ernest Renan et M. Ludovic Halévy ont dit de cet homme de bien, dans un langage parfait, tout ce qu’il fallait dire, et je me tairais après eux si mon devoir n’était de porter témoignage à mon tour.
M. Calmann Lévy succéda, en 1875, dans la direction de la maison de librairie à son frère Michel dont il était l’associé depuis l’année 1844.
Cette maison demeura prospère et s’accrut encore entre ses mains. Aujourd’hui elle édite ou réimprime chaque année plus de deux millions de volumes ou de pièces de théâtre.
M. Calmann Lévy fut en relations avec presque tous les écrivains célèbres de ce temps. Il vécut en commerce intime avec Guizot, Victor Hugo, Tocqueville, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Mérimée, Ampère, Octave Feuillet, Sandeau, Murger, Nisard, le duc d’Aumale, le duc de Broglie, le comte d’Haussonville, Prévost-Paradol, Alexandre Dumas fils, Ludovic Halévy, et tant d’autres dont le dénombrement remplirait plusieurs pages de ce livre. Je dois du moins indiquer les relations particulièrement cordiales qu’il entretenait avec M. Ernest Renan. C’était un legs de Michel Lévy. M. Renan a raconté dans ses Souvenirs, non sans charme, sa première rencontre avec l’éditeur auquel il est resté fidèle. Ces rapports excellents se continuèrent plus cordialement encore avec M. Calmann, devenu, par la mort de son frère aîné le chef unique de la maison.
M. Calmann Lévy était l’homme le plus sympathique. Il portait en toutes choses une extrême vivacité alliée à une bonté exquise. Je crois bien qu’il était aimé de tous ceux qui le connaissaient. Il avait l’esprit des grandes affaires, et son attention infatigable ne négligeait pas les plus petites choses. Nous aimions son bon rire, sa gaieté, sa franchise et jusqu’à sa brusquerie. Car dans sa brusquerie même il gardait toute la délicatesse de son cœur. Il était sûr, fidèle, obligeant. Il aimait à faire plaisir. Et, tout engagé qu’il était dans de vastes entreprises, il s’intéressait aux moindres affaires de ses amis. Un grand éditeur est une sorte de ministre des belles-lettres. Il doit avoir les qualités d’un homme d’État. M. Calmann Lévy possédait ces qualités. Il était toujours bien informé. Il connaissait admirablement, à son point de vue, toute la littérature contemporaine. Il savait sur le bout du doigt ses auteurs et leurs livres. Il faisait preuve d’un tact parfait dans ses relations avec les hommes de lettres. Avec une entière bonhomie il saisissait les nuances les plus fines. Il était admirable pour contenter les grands et pour encourager les petits. En vérité, c’était un bon ministre des lettres.
Mais ce qui donnait un charme singulier à son mérite, c’était la modestie avec laquelle il le portait. Cette modestie était profonde et naturelle. On ne vit jamais au monde un homme plus simple, moins ébloui de sa fortune. Il avait gardé la candeur des enfants dans la société desquels il se plaisait aux heures de repos.
Nulle affectation chez cet homme excellent, et s’il s’arrêtait avec complaisance sur quelque endroit honorable de sa vie, cet endroit était celui des débuts laborieux où il avait, par son zèle, secondé son frère Michel. Le seul orgueil qu’il montrât parfois était celui de ses obscurs commencements.
Ce n’est pas ici le lieu de le peindre dans sa famille, où il déploya les plus belles vertus domestiques. Il ne m’appartient pas de le montrer, comme un patriarche, à sa table couronnée d’enfants et de petits-enfants. Les regrets qu’il y laisse ne s’effaceront jamais. Mais il me sera peut-être permis de dire ce qu’il fut pour moi. Il me sera permis de payer ma dette à sa mémoire. Calmann Lévy m’accueillit dans mon obscurité, me soutint, tenta mille fois, avec des gronderies charmantes, de secouer ma paresse et ma timidité. Il souriait à mes humbles succès. Il était plus un ami qu’un éditeur. Bien d’autres lui rendront un semblable témoignage. Pour moi, c’est du plus profond de mon cœur que je m’associe à la douleur incomparable de sa veuve et de ses fils, ainsi qu’aux regrets profond de tous ses collaborateurs. Le lendemain même de la mort de M. Calmann Lévy, M. Ludovic Halévy écrivait ces lignes que je veux citer :
« Calmann Lévy est un des hommes les meilleurs, les plus intelligents, les plus droits que j’aie jamais connus.
« Resté jeune jusqu’à la dernière heure de sa vie, il possédait cette grande vertu sans laquelle la vie n’a véritablement aucun sens : la passion du travail. On peut dire qu’il a eu deux familles. Sa famille de cœur, d’abord : sa femme, ses fils, sa fille, ses petits-enfants, tous si tendrement aimés par lui… Et comme cette tendresse lui était rendue ! Puis ce que j’appellerai sa famille de travail, ses collaborateurs de la rue Auber. Il y avait plaisir à le voir, allant et venant, dans cet immense magasin de librairie, parmi ces montagnes de livres, au milieu de ses employés ; il était vraiment pour eux le patron, dans le vieux sens, dans le bon sens du mot. D’ailleurs, il en était des employés comme des auteurs ; ils quittaient bien rarement la maison. J’ai vu arriver, il y a une trentaine d’années, dans la librairie de la rue Vivienne, des enfants qui rangeaient des livres et faisaient des paquets ; je les vois aujourd’hui, rue Auber, grisonnants et devenus, dans des situations importantes, des hommes tout à fait distingués. Et cela grâce à celui qu’ils continuaient à appeler le patron.
« Plus heureux que son frère Michel qui n’avait pas d’enfants, Calmann Lévy a eu la joie de pouvoir se dire, en regardant ses trois fils, que son œuvre serait dignement continuée par ceux qui portent son nom. Il ne pouvait être en de meilleures mains, cet héritage d’un demi-siècle de travail et d’honneur. »
C’est de tout cœur que je m’associe aux sentiments si bien exprimés par M. Ludovic Halévy. Je le fais avec quelque autorité et quelque connaissance, étant déjà ancien dans la « copie » et dans les livres. Du vivant de M. Calmann Lévy, j’ai vu ses trois fils le seconder en son vaste et délicat travail d’éditeur. J’ai vu M. Paul Calmann, formé dès l’enfance par l’oncle Michel, et depuis longtemps rompu aux affaires, suppléer, avec ses deux jeunes frères, le vieux chef que nous regrettons, mais qui revit dans ses enfants. Je sais, par expérience, combien MM. Paul, Georges et Gaston Calmann Lévy sont d’un commerce agréable et sûr. Certes l’héritage de travail et d’honneur laissé par leur père ne saurait être mieux placé qu’en leurs mains.
- ↑ Toute licence sauf contre l’amour, 1892, in-18.