La Vie littéraire/3/Les idées de Gustave Flaubert

La Vie littéraireCalmann-Lévy3e série (p. 298-308).

LES IDÉES
DE GUSTAVE FLAUBERT[1]

À propos de l’opéra de Salammbô, on a beaucoup parlé de Flaubert. Flaubert intéresse les curieux, et il y a à cela une raison suffisante : c’est que Flaubert est très intéressant. C’était un homme violent et bon, absurde et plein de génie, et qui renfermait en lui tous les contrastes possibles. Dans une existence sans catastrophes ni péripéties, il sut rester constamment dramatique ; il joua en mélodrame la comédie de la vie et fut, dans son particulier, tragikôtatos, comme dit Aristote. Tragikôtatos, il le serait aujourd’hui plus que jamais, s’il voyait sa Salammbô mise en opéra. À ce spectacle horrible quel éclair sortirait de ses yeux ! quelle écume de sa bouche ! quel cri de sa poitrine ! Ce serait pour lui le calice amer, le sceptre de roseau et la couronne d’épines, ce serait les mains clouées et le flanc ouvert…

Encore est-ce peu dire, et il estimerait que ces termes sont faibles pour exprimer ses souffrances. Qu’il n’ait pas apparu lamentable et terrible, la nuit, à MM.  Reyer et du Locle, c’est presque un argument contre l’immortalité de l’âme.

Du moins, est-il vrai que les morts ne reviennent guère, depuis qu’on a bouché la caverne de Dungal qui communiquait avec l’autre monde. Sans quoi, il serait venu, notre Flaubert, il serait venu maudire MM.  du Locle et Reyer.

C’était, de son vivant, un excellent homme, mais qui se faisait de la vie une idée étrange. Je trouve fort à propos, dans la Revue bleue, une étude du caractère de ce pauvre grand écrivain, sous la signature de Henry Laujol. Ce nom n’est pas inconnu en littérature. C’est celui d’un conteur et d’un critique à qui l’on doit des articles remarqués sur nos romanciers et sur nos poètes, et aussi quelques nouvelles éparses dans des revues et qu’il faudrait bien réunir en un volume. On m’assure que ce nom de Henry Laujol est un faux nom sous lequel se cache un très aimable fonctionnaire de la République qui, dans l’emploi qu’il tient auprès d’un ministre, a su rendre plus d’un service aux lettres. Je n’en veux rien affirmer, m’en rapportant sur ce point à M. Georges d’Heilly, qui s’est donné, comme on sait, la tâche délicate de dévoiler les pseudonymes de la littérature contemporaine. Ce qui pourtant me ferait croire qu’on dit vrai, c’est que, dans toutes les pages signées du nom de Henry Laujol, il se mêle au culte de l’art un souci des réalités de la vie, qui trahit l’homme d’expérience. Il possède un sens des nécessités moyennes de l’existence qui manque le plus souvent aux hommes de pures lettres. On le voyait déjà, dans un conte du meilleur style, où il obligeait don Juan lui-même à confesser que le bonheur est seulement dans le mariage et dans le train régulier de la vie. Il est vrai que don Juan faisait cet aveu dans sa vieillesse attristée, et il est vrai aussi que don Juan parlait ainsi parce que, le plus souvent, ce que nous appelons le bonheur, c’est ce que nous ne connaissons pas.

La philosophie de M. Henry Laujol se montre mieux encore aujourd’hui dans cette remarquable étude où il s’efforce de confondre l’orgueil solitaire du poète, et d’instruire les princes de l’esprit à ne mépriser personne. Aux œuvres d’art il oppose les œuvres domestiques et il conclut avec chaleur :

Réussir sa destinée, c’est aussi un chef-d’œuvre. Lutter, espérer et vouloir, aimer, se marier, avoir des enfants et les appeler Totor au besoin, en quoi cela, au regard de l’Éternel, est-il plus bête que mettre du noir sur du blanc, froisser du papier et se battre des nuits entières contre un adjectif ? Sans compter qu’on souffre mille morts à ce jeu stérile et qu’on y escompte sa part d’enfer. « Va donc, et mange ton pain en joie avec la femme que tu as choisie, » ce n’est pas un bourgeois qui a dit cela, c’est l’Écclésiaste, un homme de lettres, presque un romantique.

Voilà qui est bien dit. Et vraiment Flaubert avait mauvaise grâce à railler ceux qui appelant leur fils Totor, lui qui appelait madame X… sa sultane, ce qui est tout aussi ridicule. Flaubert avait tort de croire « très candidement, qu’en dehors de l’art il n’y a ici-bas qu’ignominie », et, passât-il huit jours à éviter une assonance, comme il s’en vantait, il n’avait pas le droit de mépriser les obscurs travaux du commun des hommes. Mais égaler ces travaux aux siens, estimer du même prix ce que chacun fait pour soi et ce qu’un seul fait pour tous, mettre en balance, ainsi que semble le faire M. Laujol, la nourriture d’un enfant et l’enfantement d’un poème, cela revient à proclamer le néant de la beauté, du génie, de la pensée, le néant de tout, et c’est tendre la main à l’apôtre russe qui professe qu’il vaut mieux faire des souliers que des livres. Quant à l’Écclésiaste que vous citez imprudemment, prenez garde que c’était un grand sceptique et que le conseil qu’il vous donne n’est pas si moral qu’il en a l’air. Il faut se défier des Orientaux en matière d’affections domestiques.

Mais j’ai tort de quereller M. Henry Laujol, qui n’était plus de sang-froid quand il écrivait les lignes éloquentes que j’ai citées : Flaubert l’avait exaspéré, et je n’en suis pas surpris. Les idées de Flaubert sont pour rendre fou tout homme de bon sens. Elles sont absurdes et si contradictoires que quiconque tenterait d’en concilier seulement trois serait vu bientôt pressant ses tempes des deux mains pour empêcher sa tête d’éclater. La pensée de Flaubert était une éruption et un cataclysme. Cet homme énorme avait la logique d’un tremblement de terre. Il s’en doutait un peu, et, n’étant pas tout simple, il se faisait volontiers plus volcan encore qu’il n’était réellement et il aidait les convulsions naturelles par quelque pyrotechnie, en sorte que son extravagance innée devait quelque chose à l’art, comme ces sites sauvages dans lesquels les aubergistes ajoutent des points de vue.

La grandeur étonne toujours. Celle des divagations que Flaubert entassait dans ses lettres et dans la conversation est prodigieuse. Les Goncourt ont recueilli quelques-uns de ses propos, qui causeront une éternelle surprise. D’abord il faut savoir ce qu’était Flaubert. À le voir : un géant du Nord, des joues enfantines avec une moustache énorme, un grand corps de pirate et des yeux bleus à jamais naïfs. Mais pour ce qui est de l’esprit, c’était vraiment un bizarre assemblage. On a dit il y a longtemps que l’homme est divers. Flaubert était divers ; mais, de plus, il était disloqué et les parties qui le composaient tendaient sans cesse à se désunir. Dans mon enfance, on montrait au théâtre Séraphin une parfaite image, un symbole de l’âme de Flaubert. C’était une espèce de petit hussard qui venait danser en fumant sa pipe. Ses bras se détachaient de son corps et dansaient pour leur compte sans qu’il cessât lui-même de danser. Puis ses jambes s’en allaient chacune de son côté sans qu’il parût s’en apercevoir, le corps et le tronc se séparaient à leur tour, et la tête elle-même disparaissait dans le bonnet d’astrakan dont s’échappaient des grenouilles. Cette figure exprime parfaitement la désharmonie héroïque qui régnait sur toutes les facultés intellectuelles et morales de Flaubert, et quand il m’a été donné de le voir et de l’entendre dans son petit salon de la rue Murillo, gesticulant et hurlant en habit de corsaire, je ne pus me défendre de songer au hussard du théâtre Séraphin. C’était mal, je le confesse. C’était manquer de respect à un maître. Du moins l’admiration large et pleine que m’inspirait son œuvre n’en était pas diminuée. Elle a encore grandi depuis et l’inaltérable beauté qui s’étend sur toutes les pages de Madame Bovary m’enchante chaque jour davantage. Mais l’homme qui avait écrit ce livre si sûrement et d’une main infaillible, cet homme était un abîme d’incertitudes et d’erreurs.

Il y a là de quoi humilier notre petite sagesse : cet homme, qui avait le secret des paroles infinies, n’était pas intelligent. À l’entendre débiter d’une voix terrible des aphorismes ineptes et des théories obscures que chacune des lignes qu’il avait écrites se levait pour démentir, on se disait avec stupeur : Voilà, voilà le bouc émissaire des folies romantiques, la bête d’élection en qui vont tous les péchés du peuple des génies.

Il était cela, il était encore le géant au bon dos, le grand saint Christophe qui, s’appuyant péniblement sur un chêne déraciné, passa la littérature de la rive romantique à la rive naturaliste, sans se douter de ce qu’il portait, d’où il venait et où il allait.

Un de ses grands-pères avait épousé une femme du Canada, et Gustave Flaubert se flattait d’avoir dans les veines du sang de Peau-Rouge. Il est de fait qu’il descendait des Natchez, mais c’était par Chateaubriand. Romantique, il le fut dans l’âme. Au collège, il couchait un poignard sous son oreiller. Jeune homme, il arrêtait son tilbury devant la maison de campagne de Casimir Delavigne et montait sur la banquette pour crier à la grille « des injures de bas voyou ». Dans une lettre à un ami de la première heure, il saluait en Néron « l’homme culminant du monde ancien ». Amant paisible d’un bas-bleu, il chaussa assez gauchement les bottes d’Antony. « J’ai été tout près de la tuer, raconte-t-il vingt ans après. Au moment où je marchais sur elle, j’ai eu comme une hallucination. J’ai entendu craquer sous moi les bancs de la cour d’assises. »

C’est assurément au romantisme qu’il doit ses plus magnifiques absurdités. Mais il y ajouta de son propre fonds.

Les Goncourt ont noté dans leur Journal ces dissertations confuses, ces thèses tout à fait en opposition avec la nature de son talent, qu’il répandait d’une voix de tonnerre ; « ces opinions de parade », ces théories obscures et compliquées sur un beau pur, un beau de toute éternité dans la définition duquel il s’enfonçait comme un buffle dans un lac couvert de hautes herbes. Tout cela est assurément d’une grande innocence. M. Henry Laujol a fort bien vu, dans l’étude que je signalais tout à l’heure, que la plus pitoyable erreur de Flaubert est d’avoir cru que l’art et la vie sont incompatibles et qu’il faut pour écrire renoncer à tous les devoirs comme à toutes les joies de la vie.

« Un penseur, disait-il (et qu’est-ce que l’artiste, si ce n’est un triple penseur ?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale… Faire partie de n’importe quoi, entrer dans un corps quelconque, dans n’importe quelle confrérie ou boutique ; même prendre un titre quel qu’il soit, c’est se déshonorer, c’est s’avilir… Tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne sois ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou on en jouit trop. L’artiste, selon moi, est une monstruosité, quelque chose hors nature. »

Là est la faute. Il ne comprit pas que la poésie doit naître de la vie, naturellement, comme l’arbre, la fleur et le fruit sortent de la terre, et de la pleine terre, au regard du ciel. Nous ne souffrons jamais que de nos fautes. Il souffrit de la sienne cruellement. « Son malheur vint, dit justement notre critique, de ce qu’il s’obstina à voir dans la littérature, non la meilleure servante de l’homme, mais on ne sait quel cruel Moloch, avide d’holocaustes. »

Enfant gâté, puis vieil enfant (ajoute M. Laujol) enfant toujours ! Flaubert devait conserver comme un viatique ses théories de collège sur l’excellence absolue de l’homme de lettres, sur l’antagonisme de l’écrivain et du reste de l’humanité, sur le monde regardé comme un mauvais lieu, que sais-je encore ? Toutes ces bourdes superbes lui étaient apparues d’abord comme des dogmes, et il leur garda sa piété première. Une conception enfantine du devoir s’attarda dans cette intelligence où, malgré d’éblouissants éclairs, il y eut toujours une sorte de nuit.

Il avait aussi la fureur de l’art impersonnel. Il disait : « L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. » Cette manie lui inspira des théories fâcheuses. Mais il n’y eut pas grand mal en fait. On a beau s’en défendre, on ne donne des nouvelles que de soi et chacune de nos œuvres ne dit que nous, parce qu’elle ne sait que nous. Flaubert crie en vain qu’il est absent de son œuvre. Il s’y est jeté tout en armes, comme Decius dans le gouffre.

Quand on y prend garde, on s’aperçoit que les idées de Flaubert ne lui appartenaient pas en propre. Il les avait prises de toutes mains, se réservant seulement de les obscurcir et de les confondre prodigieusement. Théophile Gautier, Baudelaire, Louis Bouilhet pensaient à peu près comme lui. Le Journal des Goncourt est bien instructif à cet égard. On voit quel abîme nous sépare des vieux maîtres, nous qui avons appris à lire dans les livres de Danvin, de Spencer et de Taine. Mais voici qu’un abîme aussi large se creuse entre nous et la génération nouvelle. Ceux qui viennent après nous se moquent de nos méthodes et de nos analyses. Ils ne nous entendent pas et, si nous n’y prenons garde de notre côté, nous ne saurons plus même ce qu’ils veulent dire. Les idées, en ce siècle, passent avec une effrayante rapidité. Le naturalisme que nous avons vu naître expire déjà, et il semble que le symbolisme soit près de le rejoindre au sein de l’éternelle Maïa.

Dans cet écoulement mélancolique des états d’âmes et des modes de penser, les œuvres du vieux Flaubert restent debout, respectées. C’est assez pour que nous pardonnions au bon auteur les incohérences et les contradictions que révèlent abondamment ses lettres et ses entretiens familiers. Et parmi ces contradictions, il en est une qu’il faut admirer et bénir. Flaubert qui ne croyait à rien au monde et qui se demandait plus amèrement que l’Ecclésiaste : « Quel fruit revient-il à l’homme de tout l’ouvrage ? » Flaubert fut le plus laborieux des ouvriers de lettres. Il travaillait quatorze heures par jour. Perdant beaucoup de temps à s’informer et à se documenter (ce qu’il faisait très mal, car il manquait de critique et de méthode), consacrant de longs après-midi à exhaler ce que M. Henry Laujol appelle si bien « sa mélancolie rugissante », suant, soufflant, haletant, se donnant des peines infinies et courbant tout le jour sur une table sa vaste machine faite pour le grand air des bois, de la mer, des montagnes, et que l’apoplexie menaça longtemps avant de la foudroyer, il joignit, pour l’accomplissement de son œuvre, à l’entêtement d’un scribe frénétique et au zèle désintéressé des grands moines savants l’ardeur instinctive de l’abeille et de l’artiste.

Pourquoi, ne croyant à rien, n’espérant rien, ne désirant rien, se livrait-il à un si rude labeur ? Cette antinomie, du moins, il la concilia quand il fit, en pleine gloire, cet aveu douloureux : « Après tout, le travail, c’est encore le meilleur moyen d’escamoter la vie. »

Il était malheureux. Si c’était à tort et s’il était victime de ses idées fausses, il n’en éprouvait pas moins des tortures réelles. N’imitons pas l’abbé Bournisien, qui niait les souffrances d’Emma, parce qu’Emma ne souffrait ni de la faim ni du froid. Tel ne sent pas les dents de fer qui mordent sa chair, tel autre est offensé par un oreiller de duvet. Flaubert, comme la princesse de la Renaissance, « porta plus que son faix de l’ennui commun à toute créature bien née ».

Il trouva quelque soulagement à hurler des maximes pitoyables. Ne lui en faisons pas un grief trop lourd. C’est vrai qu’il avait des idées littéraires parfaitement insoutenables. Il était de ces braves capitaines qui ne savent pas raisonner de la guerre, mais qui gagnent les batailles.



  1. Cet article a été fait à propos d’une Étude très remarquée de M. Henry Laujol dans la Revue bleue.