La Vie littéraire/2/M. Guy de Maupassant
M. GUY DE MAUPASSANT
CRITIQUE ET ROMANCIER
M. Guy de Maupassant nous donne aujourd’hui, dans un même volume[1] trente pages d’esthétique et un roman nouveau. Je ne surprendrai personne en disant que le roman est d’une grande valeur. Quant à l’esthétique, elle est telle qu’on devait l’attendre d’un esprit pratique et résolu, enclin naturellement à trouver les choses de l’esprit plus simples qu’elles ne sont en réalité. On y découvre, avec de bonnes idées et les meilleurs instincts, une innocente tendance à prendre le relatif pour l’absolu. M. de Maupassant fait la théorie du roman comme les lions feraient celle du courage, s’ils savaient parler. Sa théorie, si je l’ai bien entendue, revient à ceci : il y a toute sorte de manières de faire de bons romans ; mais il n’y a qu’une seule manière de les estimer. Celui qui crée est un homme libre, celui qui juge est un ilote. M. de Maupassant se montre également pénétré de la vérité de ces deux idées. Selon lui, il n’existe aucune règle pour produire une œuvre originale, mais il existe des règles pour la juger. Et ces règles sont stables et nécessaires. « Le critique, dit-il, ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l’effort. » Le critique doit « rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits ». Il doit n’avoir aucune « idée d’école » ; il ne doit pas « se préoccuper des tendances », et pourtant il doit « comprendre, distinguer et expliquer toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires ». Il doit… Mais que ne doit-il pas !… Je vous dis que c’est un esclave. Ce peut être un esclave patient et stoïque, comme Épictète, mais ce ne sera jamais un libre citoyen de la république des lettres. Encore ai-je grand tort de dire que, s’il est docile et bon, il s’élèvera jusqu’à la destinée de cet Épictète qui « vécut pauvre et infirme, et cher aux dieux immortels ». Car ce sage gardait dans l’esclavage le plus cher des trésors, la liberté intérieure. Et c’est précisément ce que M. de Maupassant ravit aux critiques. Il leur enlève le « sentiment » même. Ils devront tout comprendre ; mais il leur est absolument interdit de rien sentir. Ils ne connaîtront plus les troubles de la chair ni les émotions du cœur. Ils mèneront sans désirs une vie plus triste que la mort. L’idée du devoir est parfois effrayante. Elle nous trouble sans cesse par les difficultés, les obscurités et les contradictions qu’elle apporte avec elle. J’en ai fait l’expérience dans les conjonctures les plus diverses. Mais c’est en recevant les commandements de M. de Maupassant que je reconnais toute la rigueur de la loi morale.
Jamais le devoir ne m’apparut à la fois si difficile, si obscur et si contradictoire. En effet, quoi de plus malaisé que d’apprécier l’effort d’un écrivain sans considérer à quoi tend cet effort ? Comment favoriser les idées neuves en tenant la balance égale entre les représentants de l’originalité et ceux de la tradition ? Comment distinguer et ignorer à la fois les tendances des artistes ? Et quelle tâche que de juger par la raison pure des ouvrages qui ne relèvent que du sentiment ? C’est pourtant ce que veut de moi un maître que j’admire et que j’aime. Je sens que c’en est trop, en vérité, et qu’il ne faut pas tant exiger de l’humaine et critique nature. Je me sens accablé et dans le même temps— vous le dirai-je ? — je me sens exalté. Oui, comme le chrétien à qui son Dieu commande les travaux de la charité, les œuvres de la pénitence et l’immolation de tout l’être, je suis tenté de m’écrier : Pour qu’il me soit tant demandé, je suis donc quelque chose ? La main qui m’humiliait me relève en même temps. Si j’en crois le maître et le docteur, les germes de la vérité sont déposés dans mon âme. Quand mon cœur sera plein de zèle et de simplicité, je discernerai le bien et le mal littéraires, et je serai le bon critique. Mais cet orgueil tombe aussitôt que soulevé. M. de Maupassant me flatte. Je connais mon irrémédiable infirmité et celle de mes confrères. Nous ne posséderons jamais, ni eux ni moi, pour étudier les œuvres d’art, que le sentiment et la raison, c’est-à-dire les instruments les moins précis qui soient au monde. Aussi n’obtiendrons-nous jamais de résultats certains, et notre critique ne s’élèvera-t-elle jamais à la rigoureuse majesté de la science. Elle flottera toujours dans l’incertitude. Ses lois ne seront point fixes, ses jugements ne seront point irrévocables. Bien différente de la justice, elle fera peu de mal et peu de bien, si toutefois c’est faire peu de bien que d’amuser un moment les âmes délicates et curieuses.
Laissez la donc libre, puisqu’elle est innocente. Elle a quelque droit, ce semble, aux franchises que vous lui refusez si fièrement, quand vous les accordez avec une juste libéralité aux œuvres dites, originales. N’est-elle point fille de l’imagination comme elles ? N’est-elle pas, à sa manière, une œuvre d’art ? J’en parle avec un absolu désintéressement, étant, par nature, fort détaché des choses et disposé à me demander chaque soir, avec l’Ecclésiaste : « Quel fruit revient à l’homme de tout l’ouvrage ? » D’ailleurs, je ne fais guère de critique à proprement parler. C’est là une raison pour demeurer équitable. Et peut-être en ai-je encore de meilleures.
Eh bien, sans me faire la moindre illusion, vous le voyez, sur la vérité absolue des opinions qu’elle exprime, je tiens la critique pour la marque la plus certaine par laquelle se distinguent les âges vraiment intellectuels ; je la tiens pour le signe honorable d’une société docte, tolérante et polie. Je la tiens, pour un des plus nobles rameaux dont se décore, dans l’arrière-saison, l’arbre chenu des lettres.
Maintenant, M. Guy de Maupassant me permettra-t-il de dire, sans suivre les règles qu’il a posées, que son nouveau romans Pierre et Jean, est fort remarquable et décèle un bien vigoureux talent ? Ce n’est pas un pur roman naturaliste. L’auteur le sait bien. Il a conscience de ce qu’il a fait. Cette fois— et ce n’est pas la première— il est parti d’une hypothèse. Il s’est dit : Si tel fait se produisait dans telle circonstance, qu’en adviendrait-il ? Or, le fait qui sert de point de départ au roman de Pierre et Jean est si singulier ou du moins si exceptionnel, que l’observation est à peu près impuissante à en montrer les suites. Il faut pour les découvrir, recourir au raisonnement et procéder par déduction. C’est ce qu’a fait M. Guy de Maupassant, qui, comme le diable, est grand logicien. Voici ce qu’il a imaginé : Une bijoutière sentimentale de la rue Montmartre, femme d’un bonhomme de comptoir fort vulgaire, et qui avait de lui un petit garçon, la jolie madame Roland, ressentait jusqu’au malaise le vide de son existence. Un inconnu, un client, entré par hasard dans le magasin, se prit à l’aimer et le lui dit avec délicatesse. C’était un M. Maréchal, employé de l’État. Devinant une âme tendre et prudente comme la sienne, madame Roland aima et se donna. Elle eut bientôt un second enfant, un garçon encore, dont le bijoutier se crut le père, mais quelle savait bien être né sous une plus heureuse influence. Il y avait entre cette femme et son ami des affinités profondes. Leur liaison fut longue, douce et cachée. Elle ne se rompit que quand le commerçant, retiré des affaires, emmena au Havre sa femme, sur le retour, et ses enfants déjà grands. Là, madame Roland apaisée et tranquille vivait de ses souvenirs secrets, qui n’avaient rien d’amer, car, dit-on, l’amertume s’attache seulement aux fautes contre l’amour. À quarante-huit ans, elle pouvait se féliciter d’une liaison qui avait rendu sa vie charmante, sans rien coûter à son honneur de bourgeoise et de mère de famille. Mais voici que tout à coup on apprend que Maréchal est mort et qu’il a institué un des fils Roland, le second, son légataire universel.
Telle est la situation, j’allais dire l’hypothèse dont le conteur est parti. N’avais-je pas raison d’affirmer qu’elle est étrange ? Maréchal avait témoigné, de son vivant, la même affection aux deux petits Roland. Sans doute, il ne pouvait, dans le fond de son cœur, les aimer tous deux également. Qu’il préférât son fils, rien de plus naturel. Mais il sentait que sa préférence ne pouvait paraître sans indiscrétion. Comment ne comprit-il pas que cette même préférence serait plus indiscrète encore si elle éclatait tout à coup par un acte posthume et solennel ? Comment ne lui apparut-il pas qu’il ne pouvait favoriser le second de ces enfants sans exposer aux soupçons la réputation de leur mère ? D’ailleurs, la délicatesse la plus naturelle ne lui inspirait-elle pas de traiter avec égalité les deux frères, par cette considération qu’ils étaient nés, l’un comme l’autre, de celle qui l’avait aimé ?
N’importe ! le testament de M. Maréchal est un fait. Ce fait n’est pas absolument invraisemblable ; on peut, on doit l’accepter. Quelles seront les conséquences de ce fait ? Le roman a été écrit, de la première ligne à la dernière, pour répondre à cette question. Le legs trop expressif de l’amant ne suggère aucune réflexion au vieux mari, qui est fort simple. Le bonhomme Roland n’a jamais rien compris ni pensé à quoi que ce fût monde, hors à la bijouterie et à la pêche à la ligne. Il a atteint du premier coup, et tout naturellement, la suprême sagesse. Au temps des amours, madame Roland qui n’était pas une créature artificieuse, pouvait le tromper sans même mentir. Elle n’a rien à craindre de ce côté. Jean, son plus jeune fils, trouve aussi fort naturel un legs dont il a le bénéfice. C’est un garçon tranquille et médiocre. D’ailleurs, quand on est préféré, on ne se tourmente guère à se demander pourquoi. Mais Pierre, l’aîné, accepte moins facilement une disposition qui le désavantage. Elle lui paraît pour le moins étrange. Sur le premier propos qu’on lui tient au dehors, il la juge équivoque. On nous l’a peint comme une âme assez honnête, mais dure, chagrine et jalouse. Il a surtout l’esprit malheureux. Quand les soupçons y sont entrés, plus de repos pour lui. Il les amasse en voulant les dissiper ; il fait une véritable enquête. Il recueille les indices il réunit les preuves ; il trouble, épouvante, accable sa malheureuse mère, qu’il adore. Dans le désespoir de sa piété trahie et de sa religion perdue, il n’épargne à cette mère aucun mépris, et il dénonce à son frère adultérin le secret qu’il a surpris et qu’il devait garder. Sa conduite est monstrueuse et cruelle ; mais elle est dans la logique de sa nature. J’ai entendu dire « Puisqu’il a le tort impardonnable de juger sa mère, il devrait au moins l’excuser. Il sait ce que vaut le vieux Roland, et que c’est un imbécile. » — Oui, mais s’il n’avait pas l’habitude de mépriser son père, il ne se serait pas fait spontanément le juge de sa mère. D’ailleurs, il est jeune et il souffre. Ce sont là deux raisons pour qu’il soit sans pitié. Et le dénouement ? demandez-vous.— Il n’y en a pas. Une telle situation ne peut être dénouée.
La vérité est que M. de Maupassant a traité ce sujet ingrat avec la sûreté d’un talent qui se possède pleinement. Force, souplesse, mesure, rien ne manque plus à ce conteur robuste et magistral. Il est vigoureux sans effort. Il est consommé dans son art. Je n’insiste pas. Mon affaire n’est point d’analyser les livres : j’ai assez fait quand j’ai suggéré quelque haute curiosité au lecteur bienveillant, mais je dois dire que M. de Maupassant mérite tous les éloges pour la manière dont il a dessiné la figure de la pauvre femme qui paye cruellement son bonheur si longtemps impuni. Il a marqué d’un trait rapide et sûr la grâce un peu vulgaire, mais non sans charmé de cette « âme tendre de caissière » . Il a exprimé avec une finesse sans ironie le contraste d’un grand sentiment dans une petite existence. Quant à la langue de M. De Maupassant, je me contenterai de dire que c’est du vrai français, ne sachant donner une plus belle louange.
- ↑ Pierre et Jean, Ollendorf, éditeur.