La Vie littéraire/2/La Mère et la fille

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 151-171).


LA MÈRE ET LA FILLE[1]
MADAME DE SABRAN ET MADAME DE CUSTINE


M. Bardoux ne manque guère de se retirer dans le passé chaque fois que les devoirs de la vie publique lui permettent de faire cette agréable retraite. Alors il choisit plus volontiers, pour y promener son esprit, les jardins et les salons de la fin du dernier siècle. Il rêve d’une chambre aux boiseries blanches dans laquelle l’Orphée de Gluck est ouvert sur un clavecin, tandis qu’une écharpe de cachemire traîne le long du dossier en forme de lyre d’une chaise d’acajou. Ou bien encore il voit par la pensée un jardin anglais avec un temple grec sur un labyrinthe et un tombeau entre des peupliers. Car c’est là que vivaient les femmes d’autrefois dont le souvenir lui est cher, ces femmes qui, par le sel de leur intelligence et le parfum de leur tendresse, donnèrent à la vie un goût fin qu’on n’y sentait point avant elles ; ces belles bourgeoises, ces aristocrates polies qui, nourries dans la douceur du luxe, de l’amour et des arts, affrontèrent les prisons et les échafauds de la Terreur sans rien perdre de leur fierté ni de leur grâce ; ces héroïnes pleines de courage et de faiblesses, qui furent d’incomparables amies. Comme M. Bardoux les connaît et les comprend ! il les admire ; il fait mieux ; il les aime. C’est pour être aimées qu’elles furent belles. Il a surpris, il nous a révélé tous les secrets de cette Pauline de Beaumont qui avait l’âme d’un philosophe et le cœur d’une amoureuse. Il a fait tout un volume de l’histoire intime de cette amie de Chateaubriand. Et voici maintenant qu’il étudie Delphine de Sabran, veuve en 1793 du jeune Custine, un héros et un sage de vingt-six ans, condamné à mort par un des jugements les plus iniques du tribunal révolutionnaire. Comme Pauline de Beaumont, Delphine de Custine se reprit à vivre dans les incomparables années du consulat avec la France guérie et victorieuse. Elle était alors dans tout l’éclat de sa blonde jeunesse. Elle aima, et celui qu’elle aima, c’est l’homme, que dis-je ! c’est le dieu qu’adorait Pauline de Beaumont, c’est encore cet immortel René. M. Bardoux, qui publie son nouveau travail dans la Revue des Deux Mondes, n’en a encore donné que la première partie, laquelle ne dépasse pas l’année 1794 ; mais il a résumé par avance, en quelques lignes, l’épisode qu’il se propose de retracer amplement d’après des documents inédits, je veux dire la liaison de son héroïne avec Chateaubriand. « Commencée, dit-il, en 1803, alors que René était nommé secrétaire d’ambassade à Rome, elle fut bientôt dans toute sa force et son ivresse. Les lettres de Chateaubriand qui nous ont été obligeamment confiées, en font foi ; elles aideront à expliquer encore cette âme orageuse et inquiète. Si vif qu’ait été l’attrait ressenti par lui, le volage ne put longtemps être fixé et retenu. Madame de Custine continua d’être son amie pendant vingt ans, jusqu’à l’heure de sa mort. » Alors encore elle restait amante malgré l’âge et le délaissement, et se montrait plus jalouse de la gloire du grand homme que de la sienne propre. Peu de temps avant sa mort, comme elle faisait voir à un confident une des chambres de son château :

— Voilà, dit-elle, le cabinet où je le recevais.

— C’est donc ici, lui dit-on, qu’il a été à vos genoux !

Elle répondit :

— C’est peut-être moi qui étais aux siens.

Nous ferons notre profit de l’étude sur madame de Custine quand elle sera entièrement publiée. Pour aujourd’hui, puisque M. Bardoux s’attarde agréablement aux premières années de son héroïne et nous montre Delphine près de sa mère, nous aussi, parlons de cette mère digne d’une immortelle louange. Appelons du fond du passé, son ombre charmante. Nulle n’est plus douce à rencontrer. Il n’en est pas d’un plus gracieux entretien, non pas même ces ombres que le poète florentin vit si légères au vent et à qui il eut grande envie de parler. Il fit part de son désir à son guide, qui lui répondit :

            Vedrai quando saranno
 Piu presso a noi : e tu allor li prega
 Par quell’amor che i mena, e quei verranno.

« Attends un peu qu’elles soient plus près de nous ; prie-les alors par cet amour qui les emporte, et elles viendront. »

C’est aussi au nom de l’amour qu’il faut prier madame de Sabran. Aimer fut, en ce monde, la grande affaire de sa vie, et si elle fait quelque chose aujourd’hui dans l’autre monde, ce doit être exactement ce qu’elle faisait dans celui-ci.

I

Madame de Sabran sans amour ne serait pas madame de Sabran. Elle n’aima qu’une fois sur cette terre, mais ce fut pour la vie. Cela lui arriva en 1777. Elle avait vingt-sept ans alors et était veuve depuis plusieurs années d’un mari qui, de son vivant, avait eu cinquante ans de plus qu’elle. Veuve avec deux enfants, elle ne se croyait plus aimable parce que la fleur de sa beauté s’en était déjà allée. Mais elle était exquise. Les éditeurs de sa correspondance ont donné son portrait d’après une peinture de madame Vigée Le Brun. On ne peut imaginer une plus aimable créature. Elle a des cheveux blonds, tout bouffants, avec d’épais sourcils et des yeux noirs. Le nez un peu gros, est carré du bout. Quant à la bouche, c’est une merveille. L’arc en est à la fois souriant et mélancolique ; les lèvres, voluptueuses et fortes, prennent, en remontant vers les coins, une finesse exquise. Un menton gras, un cou frileux, une taille souple dans une robe rayée à la mode du temps, des poignets fins, je ne sais quoi de doux, de caressant, de tiède, de magnétique en toute la personne : elle n’a pas besoin d’être belle pour être adorable.

Elle avait vingt-sept ans, disions-nous, quand elle rencontra le chevalier de Boufflers, qui en avait trente-neuf. C’était un beau militaire, un joli poète, un fort honnête homme et par-dessus tout un très mauvais sujet. Elle voulut lui plaire, elle fut coquette. Une femme de cœur n’est pas coquette impunément. Celle-ci se fit aimer, mais elle aima davantage.

Vingt-cinq ans plus tard, la comtesse de Sabran, devenue marquise de Boufflers, écrivait ce quatrain :

De plaire un jour sans aimer j’eus l’envie ;
Je ne cherchais qu’un simple amusement.
L’amusement devint un sentiment ;
Ce sentiment, le bonheur de ma vie.

Elle aima le chevalier de tout son cœur et pour la vie. « Après dix ans de tendresse, elle lui écrivait : « Je t’aime follement, malgré la Parque qui file mes jours le temps qui se rit de mes malheurs et les vents qui emportent tous nos souvenirs. »

Et quand elle cherchait les raisons d’un si profond sentiment, elle ne les trouvait point. Elle disait :

« Ce n’est sûrement pas l’effet de mes charmes, qui n’existaient plus lorsque tu m’as connue, qui t’a fixé auprès de moi ; ce n’est pas non plus tes manières de Huron, ton air distrait et bourru, tes saillies piquantes et vraies, ton grand appétit et ton profond sommeil quand on veut causer avec toi, qui t’ont fait aimer à la folie. »

Aussi l’on n’aime vraiment que lorsqu’on aime sans raisons.

La passion qui lui vint dans l’épanouissement de sa jeunesse lui donna tout le bonheur qu’on peut attendre en ce monde, c’est-à-dire cette angoisse perpétuelle et cette inquiétude infinie, qui font qu’on s’oublie, qu’on ne se sent plus exister en soi, et qui rendent la vie tolérable en la faisant oublier.

Une grande passion ne laisse pas un moment de repos, c’est là son bienfait et sa vertu. Tout vaut mieux que de s’écouter vivre. Le chevalier, quand elle commença de l’aimer, était, disons-nous, un très mauvais sujet et un très honnête homme. Elle eut sur lui une excellente influence. Elle lui enseigna à préférer le bonheur au plaisir. C’est sous l’inspiration de madame de Sabran que Boufflers a dit, dans son joli conte d’Aline : « Le bonheur, c’est le plaisir fixé. Le plaisir ressemble à la goutte d’eau ; le bonheur est pareil au diamant. » C’est bien le même homme qui écrivait à celle qui avait fixé son cœur :

« Si je veux comparer mon sort avant de te connaître à mon sort depuis que je te connais, je puis déjà voir que j’ai été bien plus heureux après quarante ans qu’auparavant. Ce n’est pourtant pas ordinairement l’âge des plaisirs ; mais les vrais plaisirs n’ont point d’âge : ils ressemblent aux anges, qui sont des enfants éternels ; ils te ressemblent à toi qui charmeras et aimeras toujours. Ainsi ne nous attristons point ou, si nos réflexions nous affectent malgré nous, tirons-en du moins des réflexions consolantes en pensant que nous n’avons perdu que le faux bonheur, que le véritable nous reste encore, que notre esprit est capable de le connaître et que notre cœur est digne d’en jouir. »

Il y avait chez cet homme, en apparence léger et frivole un grand fonds d’énergie et de constance. Boufflers avait l’âme forte et le cœur généreux. Ce n’est pas un voluptueux vulgaire, l’homme qui, partant pour le Sénégal, écrit à madame de Sabran : « Ma gloire, si j’en acquiers jamais, sera ma dot et ta parure… Si j’étais joli, si j’étais jeune, si j’étais riche, si je pouvais t’offrir tout ce qui rend les femmes heureuses à leurs yeux et à ceux des autres, il y a longtemps que nous porterions le même nom et que nous partagerions le même sort. Mais il n’y a qu’un peu d’honneur et de considération qui puisse faire oublier mon âge et ma pauvreté, et m’embellir aux yeux de tout ce qui nous verra comme ta tendresse t’embellit à mes yeux. »

Orgueilleux ! cruel ! insensé ! lui répondait madame de Sabran, qui s’en tenait à la morale des deux pigeons.

Elle avait raison. Mais il y avait dans les raisons du chevalier une fierté, une noblesse qu’on admire surtout quand on songe qu’il tint parole ; que, dans les trois années qu’il passa en Afrique, il fit preuve des qualités les plus sérieuses, et signala son gouvernement par des actes d’énergie, de sagesse et de bonté. C’était un homme excellent. « La base de son caractère, dit le prince de Ligne, qui l’avait beaucoup connu, est une bonté sans mesure. Il ne saurait supporter l’idée d’un être souffrant. Il se priverait de pain pour nourrir même un méchant, surtout son ennemi. Ce pauvre méchant ! disait-il. »

Il fut combattu, dans son gouvernement, par un de ces pauvres méchants, dont il eût pu briser d’un trait de plume la carrière et la destinée. Malgré sa colère, il ne voulut pas frapper cet homme. « Quand je pense, disait-il, que je ne puis me venger qu’avec une massue, tout mon ressentiment s’apaise. »

Son journal du Sénégal témoigne autant de son bon cœur que de son joli esprit. Pendant la traversée, il écrivait à madame de Sabran :

« J’aime, au milieu de mon inaction et de l’assoupissement de toutes mes passions violentes, à tourner mes pensées vers cette maison si chère, à t’y voir au milieu de tes occupations et de tes délassements, écrivant, peignant, lisant, dormant, rangeant et dérangeant tout, te démêlant des grandes affaires, t’inquiétant des petites, gâtant tes enfants, gâtée par tes amis, et toujours, différente, et toujours la même, et surtout toujours la même pour ce : pauvre vieux mari qui t’aime si bien, qui t’aimera aussi longtemps qu’il aura un cœur. »

Il a horreur de l’emphase, et il donne un tour familier aux sentiments les plus délicats :

« Quand je ne t’ai pas auprès de moi, ma pauvre tête est comme un vieux château dont le concierge est absent et où tout est bientôt sens dessus dessous. »

Il garde sa bonne humeur au milieu de toutes les misères physiques et morales :

« Ma vie se passe en privations, en impatiences, en accidents, en inquiétudes ; tout cela prouve bien que ton pauvre pigeon est loin de toi. Prépare-toi à le bien consoler quand tu le reverras. J’ai laissé mon bonheur chez toi, comme on laisse son argent chez son notaire. »

M. Bardoux incline à croire qu’un mariage secret l’avait uni à madame de Sabran avant son départ pour le Sénégal. Dans ce cas, le mariage célébré en 1797 à Breslau, pendant l’émigration, ne serait, qu’une consécration publique de cette union.

De pareilles âmes à la fois frivoles et fortes, ironiques et tendres, ne pouvaient être produites que par une longue et savante culture. Le vieux catholicisme et la jeune philosophie, la féodalité mourante et la liberté naissante ont contribué à les former avec leurs piquants contrastes et leur riche diversité. Tels qu’ils furent, un Boufflers, une Sabran honorent l’humanité. Ces êtres fiers et charmants né pouvaient naître qu’en France et au XVIIIe siècle. Bien des choses sont mortes en eux, bien des choses bonnes et utiles sans doute ; ils ont perdu notamment la foi et le respect dans le vieil idéal des hommes. Mais aussi que de choses commencent en eux et par eux, qui nous sont infiniment précieuses, je veux dire l’esprit de tolérance, le sentiment profond des droits de la personne, l’instinct de la liberté humaine.

Ils surent s’affranchir des vaines terreurs ; ils eurent l’esprit libre et c’est là une grande vertu. Ils ne connurent ni l’intolérance, ni l’hypocrisie. Ils voulurent du bien à eux et aux autres et conçurent cette idée, étrange et neuve alors, que le bonheur était une chose désirable. Oui, ces doux hérétiques furent les premiers à penser que la souffrance n’est pas bonne et qu’il faut l’épargner autant que possible aux hommes. Qu’un génie féodal et violent, qu’un de Maistre les poursuive de sa haine et de sa colère. Il a raison. Ces aimables dames, ces bons seigneurs ont tué le fanatisme. Mais est-ce à nous de leur en faire un crime, et ne devons-nous pas plutôt sourire à leur indulgente sagesse ? Ils savaient que la vie est un rêve, ils voulaient que ce fût un doux rêve. Ils remplacèrent la foi par la tendresse, et l’espérance par la bonté. Ils furent bienveillants. Leur vie fut, en somme, innocente, et leur mémoire est de bon conseil. II

M. Bardoux vient de publier en librairie l’étude qu’il a faite de madame de Custine, d’après, des documents inédits. « Ces documents qui servent de trame à notre récit, dit-il dans sa préface, intéresseront, nous l’espérons, le lecteur. Ils lui feront certainement connaître et estimer davantage ces âmes de l’ancienne France, à la fois philosophes et amoureuses, qui nous ont enseigné, avec la liberté de l’esprit, les deux vertus dont notre époque a le plus besoin, la tolérance pratique et l’indulgente sagesse. » — Oui, lui répondrai-je, s’il me le permet, comme à un de ses lecteurs les plus attentifs, oui, fidèle et délicat historien des élégances de l’esprit et du cœur, oui, vos livres nous intéressent, non seulement par les documents qu’ils contiennent, mais aussi par l’agrément du récit, la sûreté de la critique et la hauteur du sentiment. Vous aimez votre sujet, et vous nous le gardez aimable. Vous pénétrez tous les contours de votre modèle d’une lumière douce et caressante. Vos portraits sont vrais ; ils ont le regard et le sourire, et maintenant que vous m’avez peint cette belle Delphine, je crois l’avoir connue. Je la vois, couronnée de ses beaux cheveux blonds, errer avec une ardente mélancolie dans les allées de Fervacques, sous ces arbres qu’elle aimait tant et auxquels elle donnait les noms de ses amis absents. C’est à vous que je dois cette douce image. Que de fois n’avez-vous pas eu la même vision ! Et qu’il faut vous envier d’avoir vécu avec des ombres charmantes ! Vous êtes revenu de ces champs Élysées, de l’ancienne France, tout pénétré d’une douce sagesse ; vous plaignez des faiblesses généreuses ; vous estimez comme les plus chers trésors de la vie le bon goût, le désintéressement, la liberté de l’esprit, la fierté du cœur et l’aimable tolérance. Vous pensez que vos livres n’en feront que mieux aimer la France. Je le pense aussi. Je pense qu’un pays où se forma la plus belle société, du monde est le plus beau des pays. Je me disais, en lisant votre livre : ta France est en Europe ce que la pêche est dans une corbeille de fruits : ce qu’il y a de plus fin, de plus suave, de plus exquis. Quelle merveilleuse culture que celle qui a produit une Delphine de Custine !

Elle fut élevé comme on élevait alors les filles, sans pédantisme, sobrement, avec mesure. À quinze ans, elle parut dans le monde. Conduite chez madame de Polignac une nuit que l’archiduc et l’archiduchesse d’Autriche y soupaient ainsi que la reine, elle eut grand’peur, et séparée un moment de sa mère, ne sut que devenir. L’archiduc imagina de venir lui parler. Elle en fut si déconcertée que, n’entendant rien à ce qu’il lui disait et ne sachant que lui répondre, elle prit le parti de se sauver à l’autre bout du salon, très rouge et dans un état affreux. Toute la soirée on s’amusa aux dépens de la petite sauvage. Mais sa mère, la voyant fort en beauté, n’était pas en peine.

Cette sauvagerie devait rester, attachée jusqu’à la fin comme un charme à la nature morale de Delphine. Conformément à la destinée des grandes amoureuses, la fille de madame de Sabran était vouée à la solitude.

Delphine épousa, en 1787, le jeune Philippe de Custine, fils du général. Elle avait dix-huit ans. Les noces se firent à la campagne, chez Mgr de Sabran, oncle de la mariée. Il y eut huit jours de fêtes rustiques. Madame de Sabran raconte qu’à une de ces fêtes, « des lampions couverts comme à Trianon donnaient une lumière si douce et des ombres si légères que l’eau, les arbres, les personnes, tout paraissait aérien » . La lune avait voulu être aussi de la fête ; elle se réfléchissait dans l’eau et « aurait donné à rêver aux plus indifférents » . Et madame de Sabran ajoute : « De la musique, des chansons, une foule de paysans bien gaie et bien contente suivait nos pas, se répandait ça et là pour le plaisir des yeux. Au fond du bois dans l’endroit le plus solitaire, était une cabane, humble et chaste maison. La curiosité nous y porta, et nous trouvâmes Philémon et Baucis courbés sous le poids des ans et se prêtant encore un appui mutuel pour venir à nous. Ils donnèrent d’excellentes leçons à nos jeunes époux, et la meilleure fût leur exemple. Nous nous assîmes quelque temps avec eux et nous les quittâmes attendris jusqu’aux larmes. »

Il y a là un sentiment nouveau de la nature. Toutes ces belles dames étaient un peu filles de Jean-Jacques. La bergerie à la veille de la Terreur. Trois ans après, le vieux général de Custine était traduit devant le tribunal révolutionnaire. Sa belle-fille, qui pourtant avait eu à se plaindre de lui, l’assista devant les juges et fut, comme on l’a dit, son plus éloquent défenseur. Tous les jours elle était au Palais-de-Justice dès six heures du matin ; là, elle attendait que son beau-père sortît de la prison ; elle lui sautait au cou, lui donnait des nouvelles de ses amis, de sa famille. Lorsqu’il paraissait devant ses juges, elle le regardait avec des yeux baignés de larmes. Elle s’asseyait en face de lui, sur un escabeau au-dessus du tribunal. Dès que l’interrogatoire était suspendu, elle s’empressait de lui offrir les soins qu’exigeait son état ; entre chaque séance, elle employait les heures à solliciter, en secret, les juges et les membres des comités. Sa grâce pouvait toucher les cœurs les plus rudes. L’accusateur public, Fouquier-Tinville, s’en alarma.

À l’une des dernières audiences, il fit exciter contre la jeune femme les septembriseurs attroupés sur le perron du Palais-de-Justice. Le général venait d’être reconduit à la prison ; sa belle-fille s’apprêtait à descendre les marches du palais pour regagner le fiacre qui l’attendait dans une rue écartée. Timide, un peu sauvage, elle avait toujours eu la peur instinctive des foules humaines. Effrayée par cette multitude d’hommes à piques et de tricoteuses qui lui montraient le poing en glapissant, elle s’arrête au haut de l’escalier. Une main inconnue lui glisse un billet l’avertissant de redoubler de prudence. Cet avis obscur achève de l’épouvanter ; elle craint de tomber évanouie ; et elle voit déjà sa tête au bout d’une pique, comme la tête de la malheureuse princesse de Lamballe. Pourtant elle s’avance. À mesure qu’elle descend les degrés, la foule de plus en plus épaisse, la poursuit de ses clameurs.

— C’est la Custine ! C’est la fille du traître !

Les sabres nus se levaient déjà sur elle. Une faiblesse, un faux pas et c’en était fait. Elle a raconté depuis qu’elle se mordait la langue jusqu’au sang pour ne point pâlir.

Épiant une chance de salut, elle jette les yeux autour d’elle et voit une femme du peuple qui tenait un petit enfant contre sa poitrine.

— Quel bel enfant vous avez, madame ! lui dit-elle.

— Prenez-le, répond la mère.

Madame de Custine prend l’enfant dans ses bras et traverse la cour du palais, au milieu de la foule immobile. L’innocente créature la protégeait. Elle put ainsi atteindre la place Dauphine, où elle rendit l’enfant à la mère qui le lui avait généreusement prêté. Elle était sauvée.

On sait que le général de Custine périt sur l’échafaud, et que Philippe de Custine y suivit bientôt son père. Il mourut avec le calme d’un innocent et la constance d’un héros.

Veuve à vingt-trois ans, madame de Custine résolut de quitter la France avec son fils en bas âge, mais elle fut arrêtée comme émigrée d’intention et conduite à la prison des Carmes. Elle y attendit la mort dans cette fierté tranquille que donnent la race et l’exemple. Le 9 Thermidor la sauva. Elle était jeune, elle était mère ; elle vécut ; elle se reprit aux choses. Le temps est comme un fleuve qui emporte tout. Veuve par la main du bourreau, elle considérait son veuvage comme sacré. Mais toutes les voix de la jeunesse chantaient plaintivement dans son cœur et parfois elle sentait avec amertume le vide de son âme.

En 1797 elle écrivait à sa mère :

 Je voudrais trouver un bon mari, raisonnable, sensible, ayant
 les mêmes goûts que moi et apportant tous les sentiments dont se
 compose mon existence, un mari qui sente que, pour vivre
 heureux, il faut être auprès de toi et qui m’y conduisît, qui
 s’y trouvât heureux et aimât mon fils comme le sien, un mari
 doux d’opinions comme de caractère, philosophe, instruit, ne
 craignant pas l’adversité, qui la connaîtrait même, mais qui
 regarderait comme une compensation à ses maux d’avoir une
 compagne comme ta Delphine ; voilà l’être que je voudrais trouver
 et que je crains bien de ne rencontrer jamais.

Non, ce rêve d’un bonheur paisible ne devait jamais se réaliser. Delphine, de Custine était une tête vouée aux aquilons. Encore quelques années et ses destins seront fixés. Ce n’est pas un mari raisonnable et sensible qu’elle rencontrera, mais un maître impétueux et chagrin, et elle payera du repos de sa vie une joie d’une heure.

C’était en 1803. Elle avait trente-trois ans. Son teint de blonde était resté frais comme au temps où Boufflers l’appelait la reine des roses. La douceur et la fierté se fondaient en séduction sur son fin visage. Elle joignait à la mutinerie de la jeunesse la résignation des êtres qui ont beaucoup vécu. La belle victime vit Chateaubriand. Il était dans tout l’éclat de sa jeune gloire et déjà dévoré d’ennuis. Elle l’aima. Il se laissa aimer. Dans les premières heures il jeta quelque feu. La lettre que voici fut écrite dans la nouveauté du sentiment.

 Si vous saviez comme je suis heureux et malheureux depuis hier,
 vous auriez pitié de moi. Il est cinq heures du matin. Je suis
 seul dans ma cellule. Ma fenêtre est ouverte sur les jardins qui
 sont si frais, et je vois l’or d’un beau soleil levant qui
 s’annonce au-dessus du quartier que vous habitez. Je pense que
 je ne vous verrai pas aujourd’hui et je suis bien triste. Tout
 cela ressemblera un roman ; mais les romans n’ont-ils pas leurs
 charmes ? Et toute la vie n’est-elle pas un triste roman ?
 Écrivez-moi ; que je voie au moins quelque chose qui vienne de
 vous ! Adieu, adieu jusqu’à demain !
 Rien de nouveau sur le maudit voyage.

Ce voyage est celui de Rome, où René, nommé secrétaire d’ambassade, devait conduire madame de Beaumont, mourante.

Il partit ; aux premiers arbres du chemin, il avait déjà oublié Delphine de Custine. De retour en France, l’année suivante, il lui rapporta un amour distrait, éloquent et maussade. Elle le recevait dans la terre de Fervacques, qu’elle avait récemment achetée et dont le vieux château, égayé par le souvenir de la belle Gabrielle, possédait encore, disait-on, le lit de Henri IV.

C’est après un de ces séjours que Delphine lui écrivit ce billet :

 J’ai reçu votre lettre. J’ai été pénétrée, je vous laisse à
 penser de quels sentiments. Elle était digne du public de
 Fervacques, et cependant je me suis gardée d’en donner lecture.
 J’ai dû être surprise qu’au milieu de votre nombreuse
 énumération il n’y ait pas eu le plus petit mot pour la grotte
 et pour le petit cabinet orné de deux myrtes superbes. Il me
 semble que cela ne devait pas s’oublier si vite.

On sent qu’en écrivant ces lignes, la délicate créature était encore agitée d’un doux frémissement. Elle avait la mémoire du cœur et des sens, cette pauvre femme, condamnée dès ce moment à ne vivre que de souvenirs. Rien ne devait plus effacer dans son âme la grotte et les deux myrtes. Chateaubriand ne lui laissa même pas l’illusion du bonheur. Le 16 mars 1805, elle écrivait à Chênedollé son confident :

 Je ne suis pas heureuse, mais je suis un peu moins malheureuse.

Onze jours après, elle disait :

 Je suis plus folle que jamais ; je l’aime plus que jamais, et je
 suis plus malheureuse que je ne peux dire. 

René, qui ne cherchait au monde que des images, préparait alors son voyage en Orient.

Madame de Custine écrivait de Fervacques le 24 juin 1806.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Génie (le Génie, c’était Chateaubriand) est ici depuis quinze jours ; il part dans deux mois, et ce n’est pas un départ ordinaire, ce n’est pas pour un voyage ordinaire non plus. Cette chimère de Grèce est enfin réalisée. Il part pour remplir tous ses vœux et pour détruire tous les miens. Il va enfin accomplir ce qu’il désire depuis si longtemps. Il sera de retour au mois de novembre, à ce qu’il assure. Je ne puis le croire ; vous savez si j’étais triste, l’année dernière ; jugez donc de ce que je serai cette année ! J’ai pourtant pour moi l’assurance d’être mieux aimée ; la preuve n’en est guère frappante.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout a été parfait depuis quinze jours, mais, aussi tout est fini.

Tout était fini. Son instinct ne la trompait pas ; René, dans ce pèlerinage, allait chercher une autre victime. Madame de Mouchy l’attendait à l’Alhambra.

Madame de Custine se survécut vingt ans. Elle eut le courage de rester l’amie de celui qui ne l’aimait plus. Le monde qu’elle n’avait jamais goûté, lui était devenu odieux. Elle restait enfermée à Fervacques.

M. Bardoux a publié les lettres charmantes qu’elle écrivait, après 1816, à son amie la célèbre Rahel de Varnhagen. Ces lettres laissent voir la limpidité de l’âme de Delphine. Elle écrit :

 J’aime encore les arbres ! Le ciel a eu pitié de moi, en me
 laissant au moins ce goût. Je fais à tous la meilleure mine que
 je peux, mais je ne peux pas grand’chose, parce que je souffre
 dans le fond de mon âme.

Et encore :

 Vous dites d’une manière charmante « qu’il ne faudrait pas être
 seule lorsqu’on n’est plus jeune » ! Au moins faudrait-il être
 vieille ! mais on est si longtemps à n’être plus jeune sans être
 vieille, que c’est là ce qu’il y a de plus pénible ; ce qui me
 console, c’est la rapidité de tout. Le temps passe avec une
 promptitude effrayante, et, malgré la tristesse des jours, on
 les voit s’évader comme les eaux d’un torrent.

Elle souffrait depuis longtemps d’une maladie de foie que le chagrin avait développée.

Dans l’été de 1826, elle se rendit à Bex pour respirer l’air des montagnes et aussi pour être plus près de Chateaubriand, qui avait accompagné à Lausanne sa femme souffrante. Là, Delphine de Custine s’éteignit sans agonie le 25 juillet 1826, dans la cinquante-sixième année de son âge. Chateaubriand la veilla à son lit de mort. Il écrivit dans ses Mémoires ces lignes froides et brillantes :

 J’ai vu celle qui affronta l’échafaud du plus grand courage, je
 l’ai vue plus blanche qu’une Parque, vêtue de noir, la taille
 amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de
 soie, me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu’elle quittait Sécherons, près
 Genève, pour expirer à Bex, à l’entrée du Valais.
 J’ai entendu son cercueil passer, la nuit, dans les rues
 solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à
 Fervacques.

Certes, la fille de madame de Sabran avait tout donné et n’avait rien reçu. Qu’importe, puisque le vrai bonheur de ce monde consiste non à recevoir, mais à donner ! Elle eut la part de joie dévolue sur la terre aux créatures bien nées, puisqu’elle fit en aimant le rêve de la vie. C’est pour elle et ses pareils qu’il fut écrit : « Heureux ceux qui pleurent ! »

P.-S.— En relisant les épreuves de cet article, je suis assailli de doutes et d’inquiétudes : j’entends dire vaguement que M. Bardoux a découvert les papiers de madame de Custine, et que le roman de la vie de cette aimable dame en reçoit quelque dommage. On va jusqu’à chuchoter que Delphine, qui écrivait si bien les lettres d’amour, les faisait resservir plusieurs fois. Je n’en veux rien croire encore. Il est toujours temps d’être désenchanté.



  1. Madame de Custine, par M. A. Bardoux, Calmann Lévy, éditeur.