La Vie littéraire/2/Jeanne d’Arc et la poésie

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 349-366).


JEANNE D’ARC ET LA POÉSIE
VALERAND DE LA VARANNE
M. ERNEST PRAROND[1]


On peut dire de M. Ernest Prarond, poète et savant abbevillois, qu’il aime de tout son cœur sa ville et les lettres. Il a consacré de longues années à peindre et à conter, son Abbeville et toutes les antiquités du Ponthieu. C’est une puissante douceur que de sentir revivre en soi les vieux âges. Je suis sûr que M. Ernest Prarond l’a éprouvée pleinement. Il possède cette ardente patience, cette curiosité toujours vive, cet amour ingénieux du passé, qui sont récompensés par des visions admirables. Il y a deux ans, en traversant Abbeville, je songeais sous les voûtes ruinées de l’élégante et frêle collégiale et à l’ombre du noir donjon carré de la maison de ville. Ces murs, me disais-je, vieux témoins des combats et des désirs des hommes, ces pierres parlantes dont, passant distrait, je devine à peine le sens vulgaire, que de secrets touchants n’ont-elles pas confié à l’historien poète des cinq villes et des trois cents villages du Ponthieu ! Heureux ceux pour qui les pierres tombales n’ont que des paroles de vie et qui, sous la mousse qui recouvre des images à demi brisées, retrouvent des symboles éternels ! Heureux les rares archéologues en qui la lettre n’a pas tué l’esprit !

C’est hier, il me semble, que j’ai vu M. Ernest Prarond pour la première fois ; hier, vraiment, en 1871, au lendemain de la guerre et de la Commune, dans ce petit logis de la rue du Four-Saint-Germain où Charles Asselineau finissait de vivre avec la politesse d’un bourgeois de Paris et la grâce d’un lettré. Depuis, la vie ne m’a pas ménagé beaucoup de rencontres avec le poète abbevillois. Pourtant, la physionomie de M. Prarond est restée dans ma mémoire et j’aime à me la rappeler. C’est celle d’un homme robuste, très simple et très fin et de grand ton : un large visage ouvert où brille un oeil fâché. Cet oeil-là, je le retrouve dans les vers généreux du poète, vers parfois irrités. M. Prarond eut à ses débuts, aux environs de 1848, une manière gaie, un peu narquoise ; ce que M. Philippe de Chennevières appelle « la leste bonhomie des vieux conteurs du nord de la France » . Il s’est fait depuis un nouveau style, savant, compliqué, tourmenté, et certes original. Le bon public ne saurait se frotter, à ces doctes buissons sans s’y piquer un peu ; mais les connaisseurs y goûtent, sous des écorces de formes bizarres, plus d’un fruit savoureux.

C’est hier, disions-nous, que j’ai rencontré M. Ernest Prarond dans le petit cabinet de travail où le bon Asselineau, entouré de dessins de Nanteuil, feuilletait les éditions romantiques qui lui rappelaient sa jeunesse. Pendant la Commune, il avait fait son service à la bibliothèque Mazarine avec une exactitude héroïque. Quand les fédérés roulaient dans la galerie, pleine de trésors littéraires, des tonneaux de pétrole, ils trouvaient devant eux un vieux monsieur très poli et très entêté qui les déterminait par la force du raisonnement à remporter leurs engins incendiaires. La bibliothèque fut sauvée, mais Asselineau mourut l’année suivante de douleur et de stupeur. Je me rappelle encore ce galant homme frappé mortellement dans son patriotisme et dans ses habitudes ; mais poli, mais souriant, faisant en sage les honneurs de sa table modeste et songeant, j’imagine, à reprendre pour lui l’épitaphe que Boufflers fit mettre sur sa tombe : « Mes amis, croyez que je dors. »

Ce jour-là, je goûtai non sans infiniment de plaisir le tour imprévu de l’esprit de M. Ernest Prarond. Avec quelle subtilité son intelligence pénétrait les choses, et comme il savait rendre original même le patriotisme ! Sa conversation avait l’éclat brisé de l’éclair. Depuis— car il y a de cela dix-huit ans qui se sont écoulés comme un jour— M. Prarond, retiré sous quelque vieux toit d’Abbeville, a poursuivi paisiblement ses sorcelleries de poète érudit et fait paraître d’innombrables ombres dans son miroir magique. Il est de la race de Faust et veut voir Hélène. Mais le diable n’a pas de pouvoir sur lui.

En fils pieux d’Abbeville, il s’est voué, dans ces dernières années, à l’illustration d’un vieux poème latin que publia en 1516, un autre fils d’Abbeville, Valerand de la Varanne, docteur en théologie de la Faculté de Paris, De gestis Joannæ virginis, francæ egregiæ bellatricis. Ce poème, composé sur les gestes de Jeanne d’Arc, par un clerc qui avait pu voir dans sa jeunesse des vieillards contemporains de la Pucelle, méritait d’être tiré de l’oubli et l’œuvre est angélique que de nous en donner une édition lisible, correcte, surtout aimable. C’est ce qu’a fait, en Abbeville, M. Prarond, scoliaste d’une espèce singulière. Les gloses, sous sa plume, se tournaient en vers et c’est en sonnets et en odes qu’il illustrait son auteur. Il y prit garde à temps, et, détachant ces enluminures des marges, du vieux texte, il en fit un petit recueil à part, qu’il appela la Voie Sacrée, ne voulant pas, par un pieux scrupule, mettre le nom de l’héroïne sur les poésies qu’elle avait inspirées. Ce respect, joint à l’assiduité du culte, a été récompensé.

La Voie Sacrée est peut être ce que Jeanne d’Arc a dicté de plus vrai à un poète. L’inspiration de M. Ernest Prarond y garde, sans doute, ce je ne sais quoi de détourné, de sinueux, de fuyant qui destine toutes ses œuvres à l’ombre douce des productions ésotériques : rien là qui puisse devenir populaire. Mais, pour les initiés, quel charme d’y découvrir çà et là des sens profonds et des vérités rares ! Quand on a vécu comme j’ai fait plusieurs années avec la Pucelle et ses compagnons, on ne peut lire les quatorze poèmes de la Voie Sacrée, sans dire à l’auteur : « Eh ! quoi, mon frère, vous avez donc vu aussi cet arbre des fées où Jeanne allait avec les filles du pays, le dimanche des Fontaines, alors qu’il était beau comme un lis, au dire des laboureurs. Vous étiez donc à Poitiers, quand Jeanne y parut dans sa victorieuse innocence ; dans Orléans délivré, à la joie de Patay, à Reims, à Compiègne. Hélas ! vous avez donc entendu la mer battre le pied de cette tour du Crotoy où Jeanne était prisonnière des Anglais ?

» Oui, vous l’avez vue aux jours exécrables, cette baie de Somme si grise et si douce, étincelante d’oiseaux, où l’écume de la mer brodait une frange au royaume des lis, et vous avez entendu la voix de la sainte se mêler à la voix de l’Océan. Oui, vous avez vu la bannière de Jeanne d’Arc et vous l’avez décrite avec la simplicité d’un témoin véridique. Je l’ai vue comme vous, que n’ai-je su le dire ? Au moins je veux répéter vos paroles tout empreintes de l’esprit des vieux âges :

LA BANNIÈRE

Tours— Orléans

 Jeanne, en avril, commande au peintre sa bannière :
 Je veux un tissu blanc, peint de telle manière
 Que dans un champ de lys Messire notre Dieu,
 Sur le trône du monde, y paraisse au milieu D’anges agenouillés. Je veux qu’on puisse lire
 Sur les côtés : Jésus, Marie. Il faut élire
 Une étoffe légère et qui, se déployant,
 Déroule bien ces noms, les fleurs, Dieu tout-voyant,
 Et les anges. Frangez l’orle avec de la soie,
 Afin de faire honneur à l’ordre qui m’envoie,
 Et vous-même ainsi, peintre, ouvrez aux bons combats.
 Mai fleurit. La Bastille est formidable. Au bas
 Un gentilhomme dit, sous l’assiégé qui raille :

« Jeanne, votre étendard a touché la muraille. »

 Jeanne s’écrie alors : « Tout est vôtre : y entrez ! »
 Et le flot des Français passe aux murs éventrés.

Voilà de quelle étrange et gracieuse façon M. Ernest Prarond commentait le vieux poème de Valerand de la Varanne. Mais, comme je l’ai dit, il publia à part sa glose poétique. Le texte latin, accompagné de notes et suivi d’une analyse, s’imprimait cependant, et le voici publié aujourd’hui. Remercions-en M. Prarond. Ce docteur en théologie de la Faculté de Paris, qui célébra en trois mille hexamètres celle qu’il nomme Darcia progenies et barricea dux était grand latiniste, mais il était bon Français.

Il célébra par des poèmes la victoire de Fornoue et la prise de Gênes. C’est en lisant le procès de Jeanne d’Arc, que l’idée lui vint de composer une épopée des gestes de la Pucelle. Il dit dans une des épîtres dédicatoires qui accompagnent son poème : « S’il plaît à quelqu’un de connaître plus à fond cette histoire, qu’il demande à l’abbaye de Saint-Victor le livre qui m’a été prêté pendant quelques jours. » Et l’on sait que ce livre était une copie des deux procès. C’est là la source véritable de cette merveilleuse histoire. Aussi le bon Valerand se fait-il généralement une idée assez juste de son héroïne. Il n’est pas trop extravagant et, à cela près qu’il veut toujours étaler sa science et son génie, c’est un fort honnête homme. Il faut lui pardonner son invocation à Apollon, aux Muses et à Pan, et souffrir qu’il mette les noms de Phébus et de Nérée dans la bouche des anges du paradis. Il faut surtout ne point s’étonner s’il compare sans cesse Jeanne à Camille et à Penthésilée. Christine de Pisan et Gerson l’avaient fait avant lui. Les beaux esprits du XVe siècle étaient beaucoup plus entêtés de la Grèce et de Rome qu’on ne s’imagine. N’avez-vous pas vu à Pierrefonds la cheminée des neuf preuses que Viollet-le-Duc a restituée d’après des monuments de l’époque ? Penthésilée, la main sur son écu, y figure avec une héroïque élégance. En 1429, un clerc français habitait Rome et y rédigeait une chronique. À la nouvelle de la délivrance d’Orléans, il mit par écrit les exploits de la Pucelle et conclut que les hauts faits de la jeune fille paraîtraient d’autant plus admirables qu’on les mettrait en comparaison avec ceux des héroïnes sacrées ou profanes : Déborah, Judith, Esther, Penthésilée. « Notre Pucelle, dit-il, les surpasse toutes. » Il n’en est pas moins vrai que Valerand manque de naïveté, qu’il imite beaucoup trop Ovide et Stace, et qu’enfin il est parfaitement ridicule quand il fait dire à Jeanne d’Arc qu’elle n’est pas venue des rochers scytiques, qu’elle n’a habité ni Ortygie, ni les champs du Phase.

 Scythicis non eruta veni
 Rupibus……………………………..
… Nec Ortygiam colui, nec Phasidis agros. Par contre, il rend compte de l’enquête de Poitiers, qui malheureusement ne nous a pas été conservée et on peut supposer que ce qu’il en rapporte n’est pas entièrement imaginaire. Il paraphrase une lettre que Charles VII aurait écrite au pape Calixte III, pour obtenir le rescrit qui servit de base au procès de réhabilitation et il est vraisemblable qu’il n’a pas inventé cette lettre dont toute trace est perdue. Enfin Valerand peut être considéré comme un historien : il apporte des incertitudes nouvelles.

C’est un esprit modéré. À en juger par les préceptes qu’il suppose dictés à Charles VII par l’ombre de Charlemagne, il est partisan de la monarchie tempérée, j’allais dire constitutionnelle. Voulez-vous un résumé de ces préceptes ?

« Sois pieux, honore la justice. Assure la liberté des juges ; choisis-les incorruptibles ; constitue des corps législatifs. Frappe les méchants, car l’indulgence encourage le crime. Châtie les orgueilleux. N’écoute point les délations et crains la flatterie. Sache triompher de ta colère et dis-toi : J’ai vaincu, dès que tu as pu vaincre. Sois chaste, contente-toi de la reine ! Aie pitié des pauvres. Demande tout aux seules lois. Aime la paix et ne fais que des guerres justes. Protège le peuple contre les violents. Fixe d’équitables lois et sois le premier à les observer. Restreins le luxe : ce n’est pas la pourpre qui fortifie un royaume. Si la guerre t’oblige à lever de nouveaux impôts, épargne soigneusement par ailleurs. Le pouvoir royal a des bornes fixes. Fais taire les inimitiés qui enfantent les divisions dans le royaume. Sois clément aux vaincus ; souvent la légèreté et la dureté du soldat français ont excité les haines de l’étranger. Ne désire pas trop qu’on te craigne ; César et Néron furent redoutés : ils périrent. Ne te fie pas à la jeunesse, crois aux vieillards. Ainsi tu égaleras les aïeux et mériteras le ciel. »

Il n’est pas douteux que Valerand ne prête ses propres sentiments politiques à l’empereur Charlemagne. Et il faut reconnaître que notre docteur en théologie se fait une belle idée du souverain. Louis XI, assurément, en fournit plus d’un trait. Il fut un roi selon le cœur de Valerand, et par son amour pour les petits, et aussi, ce qui importe moins, par la pureté de ses mœurs privées ; car, conformément au précepte de chasteté, assez déplacé dans la bouche de Charlemagne, le roi Louis le Onzième se contenta de la reine sa femme, « encore qu’elle ne fût pas telle, dit Comynes, qu’il ne pût y prendre un grand plaisir » .

M. Prarond, dans son commentaire, compare le Mystère du siège d’Orléans, au De gestis Joannæ virginis et oppose très ingénieusement « aux hexamètres du légionnaire trop armé les courtes lignes à rime simplette de l’archer bourgeois » . Et comme il préfère l’archer ! Comme on sent qu’il donnerait tout Varanius pour ces huit petits vers seulement :

    LE ROI
 Or ça, Jehanne, ma doulce fille,
 Vollez vous doncques estre armée ?
 Vous sentez vous assez agille
 Que vous n’en soyez pas grevée ? Porter harnoiz sur vostre doux (dos),
 Vous en serez bien toust lassée.
 Belle fille, qu’en dictes vous ?
     LA PUCELLE.
 Au nom Dieu, le porteroy bien.

Et cela, en effet, est bien sonnant. S’il est des poésies relatives à la Pucelle qui nous intéressent et nous touchent, ce sont celles du XVe siècle, parce que ce sont des témoignages et qu’on y entend un accent inimitable. Je citerai, en première ligne, les vers de Christine de Pisan. Ce sont les seuls qui aient été faits du vivant de l’héroïne. Ils furent achevés le 31 juillet 1429, au moment où Charles VII, maître de Château-Thierry, pouvait, en trois jours de marche, conduire son armée devant Paris. Christine était vieille alors ; elle vivait, depuis onze ans, cloîtrée dans une abbaye de l’Ile-de-France. Cette dame avait la tête pleine des doctes subtilités qui formaient toute la science de son temps ; elle était un peu pédante, mais bonne, sérieuse et pleine de cœur. Les misères de la France la désolaient. Quand elle apprit là délivrance d’Orléans et la mission de la Pucelle, elle éprouva, pour la première fois depuis onze ans, un mouvement de joie :

 Or, à prime me prens à rire.

C’est alors que du fond de sa retraite l’excellente femme écrivit des vers qu’on croit être les derniers qui soient sortis de sa main. Ils se ressentent de la vieillesse de l’auteur et des misères du temps. Ils sont pesants et maladroits. Mais-on y devine une joie grave, une pieuse allégresse ; un profond sentiment du bien public, qui nous les rendent, respectables et chers.

 Chose est bien digne de mémoire,

dit la poétesse recluse,

 Que Dieu par une vierge tendre
 Ait adès voulu— chose est voire (vraie),
 Sur France si grant grace estendre.
 Tu Jehanne de bonne heure née
 (Toi Jeanne, née en une bonne heure),
 Benoist (béni) soit cil (celui) qui te créa.
 Pucelle de Dieu ordonnée (envoyée)
 En qui le Saint-Esprit réa (fit rayonner)
 Sa grande grace ; et qui ot et a (et qui eus et as)
 Toute largesse de hault don.
 M’onc requeste ne te véa (refusa)
 Que te rendra assez guardon.
 (Et il te donnera assez grande récompense.)

Ce qui réjouit par-dessus tout la bonne Christine, c’est que le salut vienne d’une femme. Elle en est tout heureuse, sans en être le moins du monde surprise, car elle avait toujours mis très haut l’honneur de son sexe et s’était montrée toute sa vie fort entêtée des privilèges que l’esprit chevaleresque accordait aux dames. Pour elle, comme pour beaucoup d’âmes de son temps, une dame honnête, une jeune fille pure peut devenir, par la volonté de Dieu, supérieure au mal, plus forte que les archers et les murailles des villes. Les exemples d’une telle vocation ne lui manquent pas. Nourrie dans les lettres sacrées et dans les lettres profanes, elle connaît les femmes fortes de la Bible, les sibylles de Rome et de Cumes, les amazones et les preuses. Elle met Jeanne la bergère au-dessus de toutes ces héroïnes qui l’annoncent et la préparent. Elle attend d’elle la délivrance du royaume, la résurrection de ce grand peuple plus malheureux qu’un chien. (Tout ce grand peuple chenin par femme est sours.) Mais, chrétienne en même temps que Française, elle ne borne pas à la défaite des Anglais la mission de Jeanne. Elle annonce que la Pucelle victorieuse conduira le roi de France à la conquête du tombeau de Jésus-Christ et ne mourra que sur la terre sanctifiée par la mort d’un Dieu.

 Des Sarrazins fera essart
 En conquérant la sainte terre ;
 Le mènra Charles, que Dieu gard’,
 Ains qu’il muire fera tel erre.
 Cils et cil qui la doit conquerre :
 Là doit elle finer sa vie
 Et l’un et l’autre gloire acquerre,
 Là sera la chose assovye.

C’était trop désirer ; c’était trop attendre de la pauvre et sainte fille. On peut pressentir dès lors, en cette belle heure de gloire et d’espérance, les jours prochains d’amertume et de déception. Jeanne était condamnée à vaincre toujours. Pour elle la moindre défaite était une irréparable déchéance. Vaincue, elle ne pouvait trouver de refuge que dans le martyre.

Le peuple de France, il est consolant de le dire, n’oublia pas sa sainte après la passion qu’elle souffrit à Rouen, sous le régent d’Angleterre. Ce sont encore les vieux poètes du XVe siècle qui nous fournissent ce précieux témoignage de la piété des Français pour la mémoire de leur amie.

Le Mystère du siège d’Orléans, dont nous parlions tout à l’heure, fut représenté dans cette ville dès l’année 1435, le jour anniversaire de la délivrance de la cité. Ce mystère, où Dieu le père, la Vierge et les saints, se mêlent aux gens d’armes, est composé de vingt mille cinq cent vingt-neuf vers, dit M. Marius Sépot, que je veux croire sur parole. Ces vers sont le fait de plusieurs bonnes gens qui les fabriquèrent de leur mieux, avec beaucoup de naïveté. La pièce se termine au retour de Jeanne à Orléans, après la bataille de Patay, la plus rapide, la plus joyeuse, la plus allègre de nos victoires.

On me dit que l’habile directeur de l’Odéon, M. Porel, demande aux poètes une Jeanne d’Arc nouvelle. Je n’ai de conseil à donner ni aux poètes ni à M. Porel. Mais il me semble que la meilleure manière de mettre sur la scène cette admirable Jeanne, ce serait de faire, non un drame ou une tragédie, mais un simple mystère, composé de scènes détachées, qu’on prendrait dans les chroniques et qu’on traduirait en un langage tout à fait populaire, en vers très naïfs, s’il était possible. Il faudrait ne recourir à aucun artifice dramatique et faire succéder les tableaux sans les lier les uns aux autres, à peu près comme fait Shakespeare dans ses Histoires. On devrait, dans ce travail à la fois simple et minutieux, craindre surtout l’éloquence des mots, qui nuirait à celle des choses. Pour le ton général on s’inspirerait de la vieille et vénérable pièce dont je viens de parler. Le vers était volontiers prosaïque au XVe siècle. Il ne saurait l’être aujourd’hui. Peut-être conviendrait-il de le remplacer par de la prose chaque fois que parleraient des personnages humains. Seuls saint Michel, sainte Catherine sainte Marguerite, tous les saints, tous les anges, parleraient en vers et chanteraient des chœurs. Ils seraient visibles et présents, et révéleraient le sens mystique de l’action. Les chœurs des anges qui chantaient la musique de M. Gounod, autour du bûcher de Jeanne d’Arc, dans la pièce de M. Jules Barbier, ont fait un très bel effet à la Gaîté en 1873. Je voudrais que, cette fois, Michel, Catherine et Marguerite fussent tout à fait dans le goût du XVe siècle, que les deux saintes fussent des dames et représentassent l’âme de la vieille France. Il faudrait que toute la fleur de la poésie chrétienne sortît de leurs bouches et que leurs chants, d’un caractère religieux, fussent accompagnés par l’orgue. Quant à faire parler Jeanne d’Arc elle-même selon les lois d’une versification qui date de Ronsard, c’est ce qui choquera tous ceux qui aiment l’histoire avec délicatesse. Beaucoup de paroles de cette admirable fille nous ont été heureusement conservées. On ne peut les mettre en vers sans les défigurer, et ce serait grand dommage, car ce sont des perles et des joyaux de la plus pure langue française. Il faudrait seulement les rajeunir : le théâtre ne souffre pas les archaïsmes du discours. On est choqué d’entendre des vieux mots sur de jeunes lèvres. Pour qu’une telle œuvre fût menée à bien, la collaboration d’un poète et d’un savant ne serait point inutile. Enfin, la pièce que je rêve est une chronique dialoguée et accompagnée de musique ; car il faut joindre l’idéal au réel. C’est une œuvre vraiment populaire et nationale. Je ne veux point qu’elle soit, à proprement dire, une œuvre d’art. Je veux beaucoup plus et beaucoup mieux. Je veux qu’elle soit une œuvre de foi et qu’elle parle aux âmes. Je demande que, pour bien faire, les auteurs se fassent momentanément des hommes du XVe siècle et que, selon l’expression du Chatterton d’Alfred de Vigny, ils consentent à « raccourcir leur vue » .

Mais nous parlions des vieux poètes. Neuf ans après la mort de Jeanne, le prévôt de la cathédrale de Lausanne, nommé Martin le Franc, consacra à la glorification de l’héroïne un épisode de son poème le Champion des dames. Il est à noter que Martin le Franc était attaché au duc de Bourgogne, auquel il dédia son livre. Dans cet épisode, Jeanne est attaquée par un personnage dont le nom indique le caractère : il s’appelle Court-entendement. Elle est victorieusement défendue par Franc-vouloir. Ce fut elle, dit celui-ci,

 Ce fut elle qui recouvra
 L’honneur des Français tellement
 Que par raison elle en aura
 Renom perpétuellement.

Tous ces vers ressemblent à des châtaignes : ils on de la saveur, mais l’écorce en est épaisse et hérissée. En voici de plus faciles : Ils sont tirés des Vigiles du roi Charles VII, terminés par Martial d’Auvergne en 1484 :

 En ceste saison de douleur
 Vint au roy une bergerelle
 Du villasge de Vaucouller
 Qu’on nommait Jehanne la Pucelle.
 C’estoit une povre bergière,
 Qui gardoit les brebis es champs,
 D’une douce et humble manière,
 En l’aage de dix-huit ans.
 Devant le roy on la mena,
 Ung ou deux de sa cognoissance,
 Et alors elle s’enclina
 En luy faisant la révérence.
 Le roy par jeu si alla dire :

« Ha ! ma mye, ce ne sui-je pas. »

 À quoi elle respondit : « Sire,
 C’estes vous, ne je ne faulx pas.
 Au nom de Dieu, si disoit-elle,
 Gentil roy, je vous meneray
 Couronner à Rains, qui que veille.
 Et siège d’Orleans leveray. »

Maintenant, il ne nous reste plus qu’à rappeler la ballade de Villon, pour compléter notre anthologie des vieux chantres de la bonne Jeanne, parmi lesquels on regrette de ne pas trouver ce duc d’Orléans qu’elle aima tant et à qui elle fit tant de bien sans l’avoir jamais connu. Comment, puisqu’il faisait des ballades, n’en fit-il point pour Jeanne ?

À compter du XVIe siècle, la langue et les sentiments sont changés. Aucun poète ne trouve le ton juste pour chanter la Pucelle. Je citerai, par exemple, une épigramme de Malherbe :

 L’ennemy, tous droits violant,
 Belle amazone en vous bruslant
 Témoigna son âme perfide ; Mais le destin n’eut point de tort :
 Celle qui vivoit comme Alcide,
 Devoit mourir comme il est mort.

Voilà, certes, un compliment ridicule. J’oubliais quatre vers attribués à mademoiselle de Gournay, la fille adoptive de Montaigne. Quicherat les admirait. M. le duc de Broglie ne croit pas « que le souvenir de la vierge d’Orléans en ait inspiré de plus touchants » . Je suis très éloigné de partager cet avis. Pour qu’on en juge, je les citerai, bien qu’ils soient assez connus :

 — Peux-tu bien accorder, vierge du ciel chérie,
 La douceur de tes yeux et ce glaive irrité ?
 — La douceur de mes yeux caresse ma patrie
 Et ce glaive en fureur lui rend sa liberté !

Le quatrain est bien tourné : c’est tout ce que j’en puis dire. Rien dans cette louche antithèse ne me rappelle la belle illuminée des champs, comme dit admirablement Louis Veuillot, cette fleur de lis si svelte, si robuste, si franche et si fraîche et d’un si grand parfum. Il est douteux d’ailleurs que l’épigramme, sous cette forme, soit de mademoiselle de Gournay. Une autre version, qui appartient assurément à cette dame, est détestable :

 — Pourquoy portes-tu, je te prie,
 L’oeil doux et le bras foudroyant ?
 — Cet oeil mignarde ma patrie,
 Ce bras chasse l’Anglois fuyant.

Non ! ce n’est pas là de la poésie. Et comment poétiserait-on cette divine Jeanne, déjà par elle-même tout empreinte et trempée de poésie ? Jeanne n’est faite que de poésie. Elle est sortie de la poésie populaire et chrétienne, des litanies de la Vierge et de la légende dorée, des merveilleuses histoires de ces épouses de Jésus-Christ qui mirent sur la robe blanche de la virginité la robe rouge du martyre. Elle est sortie des sermons fleuris dans lesquels les fils de saint François exaltaient la pauvreté, la candeur et l’innocence ; elle est sortie de la féerie éternelle des bois et des fontaines, de ces contes naïfs des aïeules, de ces récits obscurs et frais comme la nature qui les inspire, où les filles des champs reçoivent des dons surnaturels ; elle est sortie des chansons de la terre des chênes, où vivaient d’une vie mystérieuse Viviane et Merlin, Arthur et ses chevaliers ; elle est sortie de la grande pensée qui fit épanouir la rose de feu au-dessus des portails des églises ; elle est sortie des prophéties par lesquelles les pauvres gens du royaume de France pressentaient un avenir meilleur ; elle est sortie de l’extase et des larmes de tout un peuple qui, dans les jours de misère, vit, comme Marie d’Avignon, des armes dans le ciel et n’espéra plus qu’en sa faiblesse.

Elle est pétrie de poésie, comme le lis de rosée ; elle est la poésie vivante de cette douce France qu’elle aima d’un miraculeux amour.



  1. Ernest Prarond, la Voie Sacrée, 1 vol. in-18. — Valerandi Varanii : De gestis Joannæ virginis Francæ egregiæ bellatricis, poème de 1516, remis en lumière, analysé et annoté par E. Prarond, 1 vol. in-18.