La Vie littéraire/1/Préface

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. i-ix).


À MONSIEUR ADRIEN HÉBRARD, SÉNATEUR,
DIRECTEUR DU TEMPS


Cher monsieur,

Permettez-moi de vous offrir ce petit livre ; je vous le dois bien, car assurément il n’existerait pas sans vous. Je ne songeais guère à faire de la critique dans un journal quand vous m’avez appelé au Temps. J’ai été étonné de votre choix et j’en demeure encore surpris. Comment un esprit alerte, agissant, répandu comme le vôtre, en communion constante avec tout et avec tous, si fort en possession de la vie et toujours jeté au milieu des choses, a-t-il pu prendre en gré une pensée recueillie, lente et solitaire comme la mienne ?

Mais rien ne vous est étranger, pas même la méditation. Ceux qui vous connaissent intimement assurent qu’il y a en vous du rêveur. Ils ne se trompent pas. Seulement vous rêvez très vite. En toutes choses vous possédez au plus haut degré le génie de la promptitude. La facilité avec laquelle vous pensez est prodigieuse. Vous comprenez tout à la fois. Votre conversation, rapide et brillante comme la lumière, m’éblouit toujours. Pourtant elle est toujours raisonnable. Éblouir avec la raison, cela n’a été donné qu’à vous. Quel écrivain vous feriez, si vous aviez moins d’idées ! Une magicienne russe, qui a longtemps vécu dans l’Inde, parle dans ses écrits d’un procédé qu’emploient les sages indous pour communiquer leur pensée aux profanes. À mesure qu’elle se forme en eux-mêmes, ils la précipitent dans le cerveau d’un saint homme qui l’écrit à loisir. Voilà un procédé qui vous conviendrait ! Quel dommage que notre barbare Occident ignore encore la « précipitation » de la pensée ! Mais je vous connais : si un saint homme se mettait à rédiger vos idées précipitées, vous iriez tout de suite le prier de n’en rien faire. Vous aimez à rester inédit. Homme public, vous avez horreur de paraître : c’est une de vos originalités, et non pas la moins charmante.

Je crois que vous avez un talisman. Vous faites ce que vous voulez. Vous avez fait de moi un écrivain périodique et régulier. Vous avez triomphé de ma paresse. Vous avez utilisé mes songeries et monnayé mon esprit. C’est pourquoi je vous tiens pour un incomparable économiste. M’avoir rendu productif, je vous assure que c’est merveilleux. Mon excellent ami Calmann Lévy lui-même n’avait pas réussi à me faire écrire un seul livre depuis six ans.

Vous avez un très bon caractère et vous êtes très facile à vivre. Vous ne me faites jamais de reproches. Je n’en tire pas vanité. Vous avez compris tout de suite que je n’étais pas bon à grand’chose et qu’il valait mieux ne pas me tourmenter. Sans me flatter, c’est la principale cause de la liberté que vous me laissez dans votre journal. Vous me savez incorrigible et vous désespérez de m’amender. Un jour, n’avez-vous pas dit de moi à un de nos amis communs :

— C’est un bénédictin narquois.

On se connaît mal soi-même, mais je crois que la définition est bonne. Je me fais assez l’effet d’un moine philosophe. J’appartiens de cœur à une abbaye de Thélème, dont la régie est douce et l’obédience facile. Peut-être n’y a-t-on pas beaucoup de foi, mais assurément on y est très pieux.

L’indulgence, la tolérance, le respect de soi et des autres sont des saints qu’on y chôme toujours. Si l’on y incline au doute, il faut considérer que le pyrrhonisme ne va pas sans un profond attachement à la coutume et à l’usage. Or, la coutume du plus grand nombre, c’est proprement la morale. Il n’y a qu’un sceptique pour être toujours moral et bon citoyen. Un sceptique ne se révolte jamais contre les lois, car il n’a pas espéré qu’on pût en faire de bonnes. Il sait qu’il faut beaucoup pardonner à la République. Pourtant voulez-vous un conseil ? Ne confiez jamais le bulletin politique du Temps à un de nos thélémites. Il y répandrait une mélancolie douce qui découragerait vos honnêtes lecteurs. Ce n’est pas avec la philosophie qu’on soutient les ministères. Quant à moi, je garde une modestie qui me sied, et je m’en tiens à la critique.

Telle que je l’entends et que vous me la laissez faire, la critique est, comme la philosophie et l’histoire, une espèce de roman à l’usage des esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une autobiographie. Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre.

Il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion. La vérité est qu’on ne sort jamais de soi-même. C’est une de nos plus grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l’œil à facettes d’une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d’un orang-outang ? Mais cela nous est bien défendu. Nous ne pouvons pas, ainsi que Tirésias, être homme et nous souvenir d’avoir été femme. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce me semble, c’est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d’avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque fois que nous n’avons pas la force de nous taire. Pour être franc, le critique devrait dire :

— Messieurs, je vais parler de moi à propos de Shakespeare, à propos de Racine, ou de Pascal, ou de Gœthe. C’est une assez belle occasion.

J’ai eu l’honneur de connaître M. Cuvillier-Fleury, qui était un vieux critique fort convaincu. Un jour, que je l’allai voir dans sa petite maison de l’avenue Raphaël, il me montra la modeste bibliothèque dont il était fier :

— Monsieur, me dit-il, éloquence, belles-lettres, philosophie, histoire, tous les genres y sont représentés, sans compter la critique qui embrasse tous les autres genres. Oui, monsieur, le critique est tour à tour orateur, philosophe, historien.

M. Cuvillier-Fleury avait raison. Le critique est tout cela, ou du moins il peut l’être. Il a l’occasion de montrer les facultés intellectuelles les plus rares, les plus diverses, les plus variées. Et quand il est un Sainte-Beuve, un Taine, un J.-J. Weiss, un Jules Lemaître, un Ferdinand Brunetière, il n’y manque pas. Sans sortir de lui-même, il fait l’histoire intellectuelle de l’homme. La critique est la dernière en date de toutes les formes littéraires ; elle finira peut-être par les absorber toutes. Elle convient admirablement à une société très civilisée dont les souvenirs sont riches et les traditions déjà longues. Elle est particulièrement appropriée à une humanité curieuse, savante et polie. Pour prospérer, elle suppose plus de culture que n’en demandent toutes les autres formes littéraires. Elle eut pour créateurs Montaigne, Saint-Évremond, Bayle et Montesquieu. Elle procède à la fois de la philosophie et de l’histoire. Il lui a fallu, pour se développer, une époque d’absolue liberté intellectuelle. Elle remplace la théologie, et, si l’on cherche le docteur universel, le saint Thomas d’Aquin du xixe siècle, n’est-ce pas à Sainte-Beuve qu’il faut songer ?

C’était un saint homme de critique, je vénère sa mémoire. Mais, à vous parler franchement, cher monsieur Hébrard, je crois qu’il est plus sage de planter des choux que de faire des livres.

Il est des âmes livresques pour qui l’univers n’est qu’encre et que papier. Celui dont une telle âme anime le corps apaisé passe sa vie devant sa table de travail, sans souci des réalités dont il étudie obstinément la représentation graphique. Il ne sait de la beauté des femmes que ce qui en est écrit. Il ne connaît des travaux, des souffrances et des espérances des hommes que ce qui peut en être cousu sur nerfs et relié en maroquin. Il est monstrueux et innocent. Il n’a jamais mis le nez à la fenêtre. Tel était le bonhomme Peignot, qui recueillait les opinions des auteurs pour en faire des livres. Rien ne l’avait jamais troublé. Il concevait les passions comme des sujets de monographies curieuses et savait que les nations périssent en un certain nombre de pages in-octavo. Jusqu’au jour de sa mort, il travailla d’une ardeur égale, sans jamais rien comprendre. C’est pourquoi le travail ne lui fut point amer. Il faut l’envier, si l’on ne peut qu’à ce prix trouver la paix du cœur.

Bénissons les livres, si la vie peut couler au milieu d’eux en une longue et douce enfance ! Gustave Doré, qui imprimait quelquefois à ses dessins les plus comiques je ne sais quel sentiment de fantaisie profonde et de poésie bizarre, a donné un jour, sans trop le savoir, l’emblème ironique et touchant de ces existences que le culte des livres console de toutes les réalités douloureuses. Dans le moine Nestor, qui écrivit une chronique en des temps barbares et troublés, il a symbolisé toute la race des bibliomanes et des bibliographes. Son dessin n’est pas plus grand que le creux de la main, mais qui l’a vu une fois ne peut plus l’oublier. Vous le trouverez dans une suite de caricatures qu’il publia lors de la guerre de Crimée, sous ce titre : la Sainte Russie, et qui n’est pas, je dois le dire, la plus heureuse inspiration de son talent et de son patriotisme.

Il faut voir ce Nestor. Il est dans sa cellule avec ses livres et ses papiers. Assis comme un homme qui aime à s’asseoir, la tête enfoncée dans son capuchon, le nez sur sa table, il écrit. Tout le pays alentour est livré au massacre et à l’incendie. Les flèches obscurcissent l’air. Le couvent même de Nestor est si furieusement assailli que des pans de mur s’écroulent de toutes parts. Le bon moine écrit. Sa cellule, épargnée par miracle, reste accrochée à un pignon comme une cage à une fenêtre. Des archers s’entassent sur ce qui reste des toits, marchent comme des mouches le long des murs et tombent comme la grêle sur le sol hérissé de lances et d’épées. On se bat jusque dans sa cheminée ; il écrit. Une commotion terrible renverse son encrier ; il écrit encore. Voilà ce que c’est que de vivre dans les bouquins ! Voilà le pouvoir des paperasses !

Les bibliothèques abritent encore aujourd’hui quelques sages semblables au moine Nestor. Ils y viennent accomplir le travail de patience qui remplit leur vie et qui comble leur âme ; ils ne manquent pas une séance, même dans les jours de troubles et de révolution.

Ils sont heureux. N’en parlons plus. Mais j’en connais plusieurs, d’un esprit fort différent. Ceux-ci cherchent dans les livres toutes sortes de beaux secrets sur les hommes et les choses. Ils cherchent toujours et leur esprit ne demeure jamais en repos. Si les livres apportent la paix aux pacifiques, ils troublent les âmes inquiètes. Je sais, pour ma part, beaucoup d’âmes inquiètes. Elles ont tort de se plonger dans trop de lecture. Voyez, par exemple, ce qu’il advint à don Quichotte pour avoir dévoré les quatre volumes d’Amadis de Gaule et une douzaine d’autres beaux romans. Ayant lu des récits enchanteurs, il crut aux enchantements. Il crut que la vie était aussi belle que les contes, et il fit mille folies qu’il n’aurait point faites, s’il n’avait pas eu l’esprit de lire.

Un livre est, selon Littré, la réunion de plusieurs cahiers de pages manuscrites ou imprimées. Cette définition ne me contente pas. Je définirais le livre une œuvre de sorcellerie d’où s’échappent toutes sortes d’images qui troublent les esprits et changent les cœurs. Je dirai mieux encore : le livre est un petit appareil magique qui nous transporte au milieu des images du passé ou parmi des ombres surnaturelles. Ceux qui lisent beaucoup de livres sont comme des mangeurs de haschisch, ils vivent dans un rêve. Le poison subtil qui pénètre leur cerveau les rend insensibles au monde réel et les jette en proie à des fantômes terribles ou charmants. Le livre est l’opium de l’Occident. Il nous dévore. Un jour viendra où nous serons tous bibliothécaires, et ce sera fini.

Aimons les livres comme l’amoureuse du poète aimait son mal. Aimons-les ; ils nous coûtent assez cher. Aimons-les ; nous en mourons. Oui, les livres nous tuent. Croyez-m’en, moi qui les adorai, moi qui me donnai longtemps à eux sans réserve. Les livres nous tuent. Nous en avons trop et de trop de sortes. Les hommes ont vécu de longs âges sans rien lire, et c’est précisément le temps où ils firent les plus grandes choses et les plus utiles, car c’est le temps où ils passèrent de la barbarie à la civilisation. Pour être sans livres, ils n’étaient pas alors tout à fait dénués de poésie et de morale ; ils savaient par cœur des chansons et de petits catéchismes. Dans leur enfance les vieilles femmes leur contaient Peau-d’Âne et le Chat botté, dont on a fait beaucoup plus tard des éditions pour les bibliophiles. Les premiers livres furent de grosses pierres, couvertes d’inscriptions en style administratif et religieux.

Il y a longtemps de cela. Quels effroyables progrès nous avons accompli depuis lors ! Les livres se sont multipliés d’une façon merveilleuse au xvie siècle et au xviiie. Aujourd’hui la production en est centuplée. Voici qu’on publie, seulement à Paris, cinquante volumes par jour, sans compter les journaux. C’est une orgie monstrueuse. Nous en sortirons fous. La destinée de l’homme est de tomber successivement dans des excès contraires. Au moyen âge, l’ignorance enfantait la peur. Il régnait alors des maladies mentales que nous ne connaissons plus. Maintenant, nous courons, par l’étude, à la paralysie générale. N’y aurait-il pas plus de sagesse et d’élégance à garder la mesure ?

Soyons des bibliophiles et lisons nos livres ; mais ne les prenons point de toutes mains ; soyons délicat, choisissons, et, comme ce seigneur d’une des comédies de Shakespeare, disons à notre libraire : « Je veux qu’ils soient bien reliés et qu’ils parlent d’amour. »

Je ne me flatte pas que ce petit livre ait rien d’amoureux ni qu’il mérite une belle reliure. Mais on y trouvera, vous le savez, cher monsieur, une parfaite sincérité (le mensonge veut un talent que je n’ai pas), beaucoup d’indulgence et quelque naturelle amitié pour le beau et le bien.

C’est pourquoi j’ose vous l’offrir, cher monsieur, comme un trop faible témoignage de gratitude, d’estime et de sympathie.

A. F.