La Vie littéraire/1/Le Cavalier Miserey
UN ROMAN ET UN ORDRE DU JOUR
LE CAVALIER MISEREY[1]
Le Cavalier Miserey, 21e chasseurs, a fait quelque bruit ces jours-ci. C’est un roman naturaliste et ce roman naturaliste est un roman militaire. « J’essaye le premier, dit l’auteur dans sa préface, d’appliquer une vision artiste et les procédés du roman d’analyse à l’étude sur nature du Soldat… Tout un monde mis en scène dans une confusion de foule et deux personnalités essentielles campées seules en pleine lumière : l’Homme et le Régiment, — un drame très simple sous la complication des détails, jaillissant de leur antagonisme, de leur action réciproque, de leur collage et de leur brutale rupture, voilà tout ce livre ; en somme, rien que de la littérature construite sur la vérité. »
J’entends bien, mais il reste à savoir ce que c’est que la vérité et si celle de M. Abel Hermant est la bonne. Nous savons déjà que cette vérité n’est pas la vérité du colonel du 12e chasseurs. Si les lions savaient écrire, si le colonel du 12e faisait un roman sur son régiment, il n’y pas à douter que ce serait tout autre chose que le Cavalier Miserey. Je ne crains pas d’affirmer que ce roman ne serait pas naturaliste. J’ai dit que le Cavalier Miserey l’est. Il l’est tout à fait. On ne doit pas entendre par là qu’il soit brutal ; il semble plutôt doucereux. L’auteur a évité les grossièretés dans un sujet où on en rencontrait à tout propos ; car les chasseurs ne sont pas des demoiselles et le langage des casernes ne ressemble point à celui des salons. M. Abel Hermant ne nous apporte de l’argot des cavaliers qu’un écho adouci. Mais son livre est jeté tout entier dans le moule du roman nouveau. Chaque morceau, repris à part minutieusement, est traité selon la formule. Les descriptions, entrecoupées de bouts de dialogue, se succèdent avec une monotonie dont le lecteur éprouve, je crains, quelque fatigue. Elles sont précises, sans beaucoup d’éclat. Il y a des petits paysages aux endroits où les romanciers ont coutume d’en mettre. Bien que courts, ils sont trop longs, puisque Miserey et le régiment ne les voient pas. Bref, on sent partout la facture, et j’ai raison de dire que c’est un roman naturaliste. J’en sais de meilleurs, j’en sais de pires ; je n’en vois pas de plus exemplaires. Celui-là est froid et correct comme un modèle d’école.
M. Émile Zola aussi nous donnera, tôt ou tard, un roman militaire. Il nous l’a promis. Eh bien, je gage que ce roman-là sera moins naturaliste que le Cavalier Miserey. Et il y a beaucoup de raisons pour que je gagne mon pari. La première est que, si M. Zola a inventé le naturalisme, d’autres l’ont perfectionné. Les machines que construisent les inventeurs sont toujours rudimentaires.
Il faut considérer aussi que M. Zola est moins fidèle à ses doctrines qu’il ne dit et qu’il ne croit. Il n’a pas réussi à étouffer sa robuste imagination. Il est poète à sa manière, poète sans délicatesse et sans grâce, mais non sans audace et sans énergie. Il voit gros ; quelquefois même il voit grand. Il pousse au type et vise au symbole. En voulant copier, le maladroit invente et crée ! Sa conception des Rougon-Maquart, qui est de montrer tous les états physiologiques et toutes les conditions sociales dans une seule famille, a en soi quelque chose d’énorme et de symétrique qui révèle chez son auteur le plus ardent idéalisme. Son point de départ n’a de scientifique que l’apparence : c’est l’hérédité. Or, les lois de l’hérédité ne sont pas connues ; c’est sur une fiction qu’il a fondé son œuvre. À voir le fond des choses, il procède autant de l’auteur du Juif-Errant que de l’auteur de la Cousine Bette ; encore celui-ci n’était-il pas un réaliste. Les instincts de M. Zola répugnent à l’observation directe. De tous les mondes, c’est le sien qu’il semble connaître le moins. Il devine, et c’est dans la divination qu’il se plaît. Il a des visions, des hallucinations de solitaire. Il anime la matière inerte, il donne une pensée aux choses. Du fond de sa retraite, il évoque l’âme des foules. C’est à Médan que se cache le dernier des romantiques.
Ajoutez à cela que l’armée que nous peindra M. Zola est celle de Sébastopol, de Magenta et de Reichshoffen ; c’est une armée historique dont il ne reste plus que le souvenir, souvenir cher à la patrie, mais déjà lointain. Le cadre immense dans lequel M. Zola s’est volontairement enfermé l’attache à une époque qui n’est plus la nôtre. Ses héros appartiennent à l’histoire. M. Zola, retenu dans le second empire, est une façon de Walter Scott. Ce n’est pas moi qui en fais la remarque : c’est M. Jules Lemaître. Elle est juste. Le naturalisme de l’auteur de Rougon-Maquart se complique d’archaïsme. Il lui faudra bientôt recueillir ses documents humains dans les musées. Quand le temps sera venu de préparer son roman militaire, il examinera les vieux flingots des vainqueurs de Solférino, comme le romanesque Écossais contemplait une antique claymore arrachée d’un champ de bataille par le tranchant de la charrue.
Il est donc possible que M. Abel Hermant soit le dernier naturaliste de l’armée comme il en est le premier. Il faut le souhaiter, car l’idée n’est pas bonne d’examiner un régiment à la loupe.
M. Hermant a voulu placer « l’armée très haut » et parler « du régiment avec cette espèce de religion passionnée qu’il inspire à tous ceux qui ont eu l’honneur de porter l’uniforme ». C’est lui-même qui le dit, et je le crois ; mais il est certain qu’il n’a pas réussi du tout. Et comment pouvait-il atteindre un si noble but à l’aide de la triste fable qu’il a inventée ? Le moyen de professer la religion du drapeau en contant l’histoire d’un cavalier qui déserte pour suivre une fille et puis qui vole la montre d’un camarade ? Je mettrai en scène, nous dit-il, l’homme et le régiment. Et voilà l’homme qu’il nous donne comme le type du soldat ! Quant au régiment, je reconnais qu’il a eu ça et là le sentiment de cet « organisme simple et fort » (p. 19), de « ce corps énorme, vivant d’une personnalité diffuse d’océan, où les individus se fondent et ne comptent pas plus que l’unité d’une goutte d’eau » (p. 18). Son héros, qui n’est pourtant qu’un paysan vicieux, sent, « comme ils le sentent tous, la nécessité de la loi qui expédie les conscrits d’un bout de la France à l’autre pour en faire d’un seul coup des orphelins que l’armée adopte » (p. 199). Il éprouve même « l’humble orgueil des hommes obscurs qui ont un instant la conscience nette de leur rôle utile et ignoré dans une grande œuvre » (p. 222). Mais que devient la majesté du régiment dans ces longues et pénibles scènes où se déroulent avec monotonie la timidité louche du capitaine Weber, la niaiserie et l’avilissement de capitaine du Simard, et l’enthousiasme ahuri du capitaine Ratelot, qui, après six ans d’Afrique, sait lire encore, étonné, mais ne comprend plus rien de ce qu’il lit ? On a dit que ces officiers avaient été copiés malignement d’après nature dans l’état-major du régiment où l’auteur fit son volontariat. Je ne le crois pas. Ils sont inventés : je le veux. Encore sont-ce là de fâcheuses inventions.
Le tort en est à l’auteur. Le tort en est aussi au genre de littérature que le goût public lui a imposé. Ces perpétuelles analyses, ces minutieux récits, qu’on nous donne comme pleins de vérité, blessent au contraire la vérité, et avec elle la justice et la pudeur. On prétend que le roman naturaliste est une littérature fondée sur la science. En réalité, il est renié par la science, qui ne connaît que le vrai, et par l’art, qui ne connaît que le beau. Il traîne en vain de celui-ci à celle-là sa plate difformité. L’un et l’autre le rejettent. Il n’est point utile et il est laid. C’est une monstruosité dont on s’étonnera bientôt.
Tout dire, c’est ne rien dire. Tout montrer c’est ne rien faire voir. La littérature a pour devoir de noter ce qui compte et d’éclairer ce qui est fait pour la lumière. Si elle cesse de choisir et d’aimer, elle est déchue comme la femme qui se livre sans préférence. Il y a une vérité littéraire, ainsi qu’une vérité scientifique, et savez-vous le nom de la vérité littéraire ? Elle s’appelle la poésie. En art tout est faux qui n’est pas beau. Chaque détail du livre de M. Abel Hermant fût-il parfaitement exact, je dirai que l’ensemble est sans vérité, parce qu’il est sans poésie. Ce n’est jamais, remarquez-le bien, par l’exactitude des détails que l’artiste obtient la ressemblance de l’ensemble. C’est, au contraire, par une vue juste et supérieure de l’ensemble qu’il parvient à une entente exacte des parties. La raison de cela est facile à concevoir. C’est que nous sommes ainsi faits, tous tant que nous sommes, que nous ne comprenons et ne sentons vraiment que la forme générale et, pour ainsi dire, l’esprit des choses, et qu’au contraire les éléments qui constituent ces choses échappent à notre observation et à notre intelligence par leur infinie complexité. Quelques lignes d’une forme entrevue suffisent parfois à nous donner un grand amour. Toutes les révélations du microscope n’y ajouteraient rien ; ou plutôt elles seraient importunes. L’art, c’est encore l’amour. C’est pourquoi il n’y faut pas de microscope.
Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l’honorable colonel du 12e chasseurs s’inspirait de ces idées quand il rédigea l’ordre du jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du Cavalier Miserey. En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût « brûlé sur le fumier », le chef du régiment avait d’autres raisons que les miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment meilleures. Je les tiens pour excellentes : c’était des raisons militaires. On veut l’indépendance de l’art. Je la veux aussi ; j’en suis jaloux. Il faut que l’écrivain puisse tout dire, mais il ne saurait lui être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à toutes sortes de personnes. Il ne se meut pas dans l’absolu. Il est en relation avec les hommes. Cela implique des devoirs ; il est indépendant pour éclairer et embellir la vie ; il ne l’est pas pour la troubler et la compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées. Et, s’il y a dans la société humaine, du consentement de tous, une chose sacrée, c’est l’armée.
Certes, à côté de ses grandeurs, elle a, comme toutes les choses humaines, ses tristes petitesses. C’est chose souffrante, puisque c’est chose héroïque. On peut mêler quelque pitié au respect qu’elle inspire. Le poète Alfred de Vigny l’a fait en un temps qui semble lointain, il l’a fait dans toute la douceur et toute la dignité de son génie. Comme M. Abel Hermant, il avait servi, non point il est vrai un an comme soldat, mais plusieurs années comme officier. Il avait quitté le régiment avec l’épaulette de capitaine. Quelques années après, en 1836, il publia son beau livre de Servitude et Grandeur militaires. Je ne sache point qu’aucun colonel de cavalerie ait fait brûler sur le fumier du quartier des exemplaires de cet ouvrage. Je n’ai vu nulle part que le noble écrivain ait eu la douleur de fâcher quelque ancien brigand de la Loire, irrité par l’inutilité de sa vieillesse et par le souvenir de sa gloire. Pourtant, il y a dans ces pages si graves et si tristes des hardiesses intellectuelles auxquelles M. Abel Hermant ne s’est point haussé. On y trouve des reproches à l’armée, et un idéal souvent révolutionnaire, parfois chimérique. L’auteur y déplore l’obéissance passive du soldat et l’asservissement des volontés à la règle, dont il ne reconnaît pas assez l’impérieuse nécessité ; mais rien d’amer ni de vil ne se mêle à sa plainte. Jamais il ne cesse d’honorer ceux qu’il plaint. Il peut tout dire, parce qu’il garde dans tout ce qu’il dit l’amour des hommes et le respect des vertus ainsi que des souffrances. Dès le début, il montre la gravité paisible de son cœur et une noblesse d’âme qui semble aujourd’hui perdue. « Je ferai peu le guerrier, dit-il, ayant peu vu la guerre ; mais j’ai droit de parler des mâles coutumes de l’armée, où les fatigues et les ennuis ne me furent point épargnés, et qui trempèrent mon âme dans une patience à toute épreuve en lui faisant rejeter ses forces dans le recueillement solitaire et l’étude. » Ensuite il montre l’armée à la fois esclave et reine, et il la salue deux fois, dans sa misère et dans sa gloire. Il voudrait qu’elle pensât davantage. Je crois qu’il a tort et que l’armée ne doit pas penser, puisqu’elle ne doit pas vouloir. Mais avec quelle délicatesse il parle de l’esprit un peu paresseux et attardé de cette armée, telle qu’il l’avait connue ! « C’est, dit-il, un corps séparé du grand corps de la nation, et qui semble le corps d’un enfant. » Et comme partout il célèbre chez les chefs et chez les soldats la vertu des vertus, le sacrifice, qui est la plus grande beauté du monde et qu’il faut admirer même quand il est involontaire ! Enfin, comme il sait voir la grandeur des petits !
Voilà comment il faut toucher à l’arche, voilà comment il faut parler de l’armée ! M. Abel Hermant reconnaîtra un jour qu’il a, sans le vouloir, offensé un des sentiments qui nous tiennent le plus au cœur. Il reconnaîtra qu’il est injuste de ne montrer que les moindres côtés des grandes choses et de ne voir dans l’armée que les laides humilités de la vie de garnison. Dans une lettre adressée au ministre de la guerre, et dont on peut d’ailleurs contester l’opportunité, l’auteur du Cavalier Miserey a fait une déclaration qui l’honore. « J’ai assez l’esprit militaire, a-t-il dit, pour approuver absolument la mesure de police prise par le colonel du 12e chasseurs, s’il a cru voir dans mon livre une seule phrase qui fût de nature à diminuer aux yeux des hommes le prestige de leurs supérieurs. »
Pour moi, je ne connais qu’une ligne du fameux ordre que le colonel fit lire dans le quartier des Chartreux, à Rouen.
C’est celle-ci : « Tout exemplaire du Cavalier Miserey saisi au quartier sera brûlé sur le fumier, et tout militaire qui en serait trouvé possesseur sera puni de prison. »
Ce n’est pas une phrase très élégante, j’en conviens ; mais je serais plus content de l’avoir faite que d’avoir écrit les quatre cents pages du Cavalier Miserey. Car je suis sûr qu’elle vaut infiniment mieux pour mon pays.
- ↑ Un vol. in-18, Charpentier, éditeur.