La Vie littéraire/1/La terre et la langue

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 291-300).

PROPOS DE RENTRÉE
LA TERRE ET LA LANGUE[1]

Les premières bises de l’hiver nous chassent vers la ville. Les jours se font courts et brumeux. Pendant que j’écris, au coin du feu, dans la maison isolée, la lune se lève, toute rouge, au bout de l’allée que jonchent les feuilles mortes. Tout se tait. Une immense tristesse s’étend à l’horizon : Adieu les longs soleils, les heures lumineuses et chantantes ! Adieu les champs et leur clair repos ! Adieu la terre, la belle terre fleurie, la terre maternelle de laquelle nous sortons tous pour y rentrer un jour !

À la veille du départ, quand déjà les malles sont faites et les sacs bouclés, je n’ai sous la main, dans la demeure attristée, qu’un seul volume, et tout mince. C’est par aventure que ce petit volume est resté là, sur la cheminée. Le hasard est mon intendant. Je lui laisse le soin de mes biens et le gouvernement de ma fortune. Il me vole souvent, mais le coquin a de l’esprit : il m’amuse et je lui pardonne. D’ailleurs, si mal qu’il fasse, je ferais plus mal encore. Je lui dois quelques bonnes affaires. C’est un serviteur plein de ressources, et d’une fantaisie charmante. Il ne me donne jamais ce que je lui demande. Je ne m’en fâche pas, en considérant que les hommes ne forment guère que des vœux imprudents et qu’ils ne sont jamais si malheureux que quand ils obtiennent ce qu’ils demandent. « Tu n’es devenu misérable, dit Créon à Œdipe, que pour avoir fait toujours ta volonté. » Hasard, mon intendant, ne fait point la mienne. Je le soupçonne d’être plus avant que moi dans les secrets de la destinée. Je me fie à lui, en mépris de la sagesse humaine.

Pour cette fois, au moins, il m’a bien servi en laissant, ce soir, à la portée de mon bras ce petit volume jaune que j’avais déjà lu avec une certaine émotion intellectuelle, cet été, et qui est tout à fait en harmonie avec mes songeries de ce soir, car il parle du langage et je songe à la terre.

Vous me demandez pourquoi j’associe ces deux idées ? Je vais vous le dire. Il existe une relation intime entre la terre nourricière et le langage humain. Le langage des hommes est né du sillon : il est d’origine rustique, et, si les villes ont ajouté quelque chose à sa grâce, il tire toute sa force des campagnes où il est né. À quel point la langue que nous parlons tous est agreste et paysanne, c’est, en ce moment, ce qui me frappe et me touche. Oui, notre langage sort des blés, comme le chant de l’alouette.

Le livre de M. Arsène Darmesteter, qui m’aide à faire, en tisonnant, ces rêveries d’automne, que je jette décolorées sur le papier, est un livre de science dont il faudrait faire un plus utile usage, une plus sérieuse étude. M. Arsène Darmesteter est un linguiste doué d’un esprit à la fois analytique et généralisateur qui s’élève par degrés jusqu’à la philosophie de la parole. Sa rigoureuse et vigoureuse intelligence inaugure une méthode et construit un système.

Darwin de la grammaire et du lexique, il applique aux mots les théories transformistes et conclut que le langage est une matière sonore que la pensée humaine modifie insensiblement et sans fin, sous l’action inconsciente de la concurrence vitale et de la sélection naturelle. Il conviendrait d’analyser méthodiquement cette étude méthodique. Je laisse ce soin à d’autres, plus savants, à M. Michel Bréal, par exemple. Je n’entrerai pas dans la pensée profonde et régulière de M. Arsène Darmesteter. Je m’amuserai seulement un peu tout autour. Je vais feuilleter son livre, mais en détournant de temps en temps les yeux vers le sillon que la nuit couvre à demi, et dont je m’éloignerai demain avant le jour.

Oui, le langage humain sort de la glèbe : il en garde le goût. Que cela est vrai, par exemple, du latin ! Sous la majesté de cette langue souveraine, on sent encore la rude pensée des pâtres du Latium. De même qu’à Rome les temples circulaires de marbre éternisent le souvenir et la forme des vieilles cabanes de bois et de chaume, de même la langue de Tite-Live conserve les images rustiques que les premiers nourrissons de la Louve y ont imprimées avec une naïveté puissante. Les maîtres du monde se servaient de mots légués par les laboureurs, leurs ancêtres, quand ils nommaient cornes de bœuf ou de bélier (cornu) les ailes de leurs armes ; enclos de ferme (cohors), les parties de leurs légions, et gerbes de blé (manipulus), les unités de leurs cohortes.

Et voici qui nous en dira plus sur les Romains que toutes les harangues des historiens. Ces hommes laborieux, qui s’élevèrent par le travail à la puissance, employaient le verbe callere pour dire être habile. Or, quel est le sens primitif de callere ? C’est avoir du cal aux mains. Vraie langue de paysans, enfin, celle qui exprime par un même mot la fertilité du champ et la joie de l’homme (lœtus), et qui compare l’insensé au laboureur s’écartant du sillon (lira, sillon ; deliare, délirer) !

Je tire ces exemples du livre de M. Arsène Darmesteter sur la Vie des mots. Le français pareillement naquit et se forma dans les travaux de la terre. Il est plein de métaphores empruntées à la vie rustique ; il est tout fleuri des fleurs des champs et des bois. Et c’est là pourquoi les fables de La Fontaine ont tant de parfum.

Qui dit campagnard dit chasseur ou braconnier. On ne vit point aux champs sans tirer sur la plume ou le poil. Mon aimable confrère M. de Cherville, l’auteur de la Vie à la campagne, ne me démentira pas. Or, les hommes changent moins qu’on ne pense ; de tout temps, il s’est trouvé en France beaucoup de chasseurs et plus encore de braconniers. Aussi le nombre est grand des métaphores que la chasse fournit à notre idiome.

M. Darmesteter en cite de curieux exemples. Ainsi quand nous disons : aller sur les brisées de quelqu’un, nous employons, à notre insu, une image tirée des pratiques de la vénerie. Les brisées sont les branches rompues par le veneur pour reconnaître l’endroit où est passée la bête.

Parmi les personnes qui emploient le verbe acharner, combien peu savent qu’il signifie proprement lancer le faucon sur la chair ? La chasse a donné à la langue courante : être à l’affût, amorce, ce que mord l’animal, appât, ce qu’on donne à manger à la bête pour l’attirer ; rendre gorge qui se disait au propre du faucon avant de se dire au figuré des concussionnaires ; gorge-chaude, curée de l’oiseau, d’où : s’en faire des gorges chaudes, s’en donner à plaisir ; hagard, faucon hagard, qui vit sur les haies et n’est pas apprivoisé, d’où : air hagard, air farouche ; niais, proprement oiseau qui est encore au nid, etc.

« Les mots, dit M. Arsène Darmesteter, les mots gardent l’empreinte primitive que leur a donnée la pensée populaire. Les générations se suivent, recevant des générations antérieures la tradition orale d’expressions, d’idées et d’images qu’elles transmettent aux générations suivantes. » Aussi peut-on lire, quand on est averti, toute l’histoire de France dans un dictionnaire français. Je me rappelle un propos de table de M. Renan. On parlait des Mérovingiens. « Le genre de vie d’un Clotaire ou d’un Chilpéric, nous dit M. Renan, n’était pas bien différent de celui que mène, de notre temps, un gros fermier de la Beauce ou de la Brie. » Or, l’étymologie des mots cour, ville, connétable et maréchal donne raison à M. Renan, en nous révélant le mode d’existence des rois chevelus. En effet, la cour mérovingienne, la cortem, n’était pas autre chose que la cohortem ou basse cour des Romains. Les connétables étaient les chefs des écuries, et les maréchaux les gardiens des bêtes de somme. Et le roi résidait dans sa villa, c’est-à-dire dans sa métairie.

« Toutes les misères du moyen âge, dit M. Darmesteter, se révèlent dans le chétif, c’est-à-dire dans le captivum, le prisonnier (chétif, au moyen âge, signifie encore prisonnier), le faible incapable de résister, dans le serf, l’esclave, ou dans le boucher, celui qui vend de la viande de bouc.

» On voit la féodalité décliner avec le vasselet ou vaslet, le jeune vassal, qui se dégrade au point de devenir le valet moderne, et la bourgeoisie s’élever avec l’humble minister ou serviteur, qui devient le ministre de l’État. »

Tous les actes, toutes les institutions de la vie nationale ont laissé leur empreinte dans la langue. On retrouve dans le français actuel les marques qu’y ont mises l’église et la féodalité, les croisades, la royauté, le droit coutumier et le droit romain, la scolastique, la renaissance, la réforme, les humanités, la philosophie, la révolution et la démocratie. On peut dire sans exagération que la philologie, qui vient de se constituer récemment en science positive, est un auxiliaire inattendu de l’histoire.

C’est le peuple qui fait les langues. Voltaire s’en plaint : « Il est triste, dit-il, qu’en fait de langues comme d’autres usages plus importants, ce soit la populace qui dirige les premiers pas d’une nation. » Platon disait au contraire : « Le peuple est, en matière de langue, un très excellent maître. » Platon disait vrai. Le peuple fait bien les langues. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes. Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes. Mais, en revanche, le peuple ne se pique pas de régularité. Il n’a aucune idée de la méthode scientifique. L’instinct lui suffit. C’est avec l’instinct qu’on crée. Il n’y ajoute point la réflexion. Aussi les langues les plus sages et les plus savantes sont-elles tissues d’inexactitudes et de bizarreries. Sans doute, on peut en ramener tous les faits à des lois rigoureuses, parce que tout dans l’univers est sujet aux lois, même les anomalies et les monstruosités. Le grand Geoffroy Saint-Hilaire n’a pas fait autre chose que de déterminer avec la dernière rigueur les lois de la tératologie. Il n’en est pas moins vrai de dire que le quiproquo et le coq-à-l’âne entrent pour une certaine part dans la confection des langues en général et, en particulier, de celle que Brunetto Latini estimait la plus délectable de toutes.

J’en citerai deux exemples curieux.

Foie, vient de ficus qui veut dire figue, ou, pour être tout à fait exact, d’un dérivé de ficus. Comment ? Le plus naturellement du monde. Les Romains, qui devinrent gourmands dès qu’ils furent riches, ce qui était fatal, les Romains recherchaient le foie gras préparé aux figues, jecur ficatum ou ficatum tout court. Ce dernier mot, ficatum, arriva à désigner, non seulement le foie en pâté de figues, mais encore le foie tout simplement. Et voilà comment foie vient d’un dérivé de ficus.

L’étymologie de truie est analogue, mais plus curieuse encore. Truie est le latin populaire troia, le nom même de la ville de Troie !

Les Romains appelaient porcus troianus (en latin vulgaire porcus de Troia) un porc qu’on servait à table farci de viande d’autres animaux. C’était une allusion comique et tout à fait populaire au cheval de Troie, à cette machine fœta armis, comme dit Virgile. De là, par restriction ou par absorption du déterminé dans le déterminant, Troia seul vint à prendre ce sens de porc farci, puis, grâce à sa terminaison féminine, à se spécialiser au sens féminin. Truie est la forme populaire de Troia, dont Troie représente la formation savante.

Les caprices et les erreurs du langage sont innombrables ; et ces caprices s’imposent, ces erreurs ne sauraient être redressées. Les savants voient le mal ; ils n’y peuvent remédier. On a beau connaître qu’il faudrait dire l’endemain et l’ierre, on est bien obligé de dire le lendemain et le lierre.

On parle pour s’entendre. C’est pourquoi l’usage est la règle absolue en matière de langue. Ni la science, ni la logique, ne prévaudront contre lui, et c’est mal s’exprimer que de s’exprimer trop bien. Les plus beaux mots du monde ne sont que de vains sons, si on ne les comprend pas. Voilà une vérité dont la jeune littérature n’est pas assez pénétrée. Le style décadent serait le plus parfait des styles, qu’il ne vaudrait rien encore, puisqu’il est inintelligible. Il ne faut pas trop raffiner ni pécher par excès de délicatesse. L’Église catholique, qui possède au plus haut point la connaissance de la nature humaine, défend à l’homme de faire l’ange, de peur qu’il ne fasse la bête. C’est précisément ce qui arrive à ceux qui veulent s’exprimer trop subtilement et donner à leur « écriture » des beautés trop rares. Ils s’amusent à des niaiseries et imitent les cris des animaux. Le langage s’est formé naturellement ; sa première qualité sera toujours le naturel.



  1. La Vie des mots, par Arsène Darmesteter, in-8o, Delagrave, éditeur.