La Vie littéraire/1/À propos de l’inauguration de la statue d’Armand Carrel à Rouen

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 202-216).

À PROPOS DE L’INAUGURATION
DE LA

STATUE D’ARMAND CARREL À ROUEN

Il y a différentes manières, pour un homme de parti, d’inspirer du respect à ses adversaires. On y parvient le plus sûrement par une longue, immuable et majestueuse incapacité. Mais il n’est pas toujours impossible d’en venir à bout par la force du talent unie à la grandeur du caractère. Carrel en est un exemple. Ses ennemis politiques, bien qu’il leur fût redoutable, s’inclinaient devant la noblesse de son âme. Carrel avait été sous-lieutenant avant de devenir journaliste. Il porta dans la vie politique les brillantes vertus des armes. Quelques traits suffiront à peindre sa fierté.

Fils d’un marchand de toile de la ville de Rouen, Armand Carrel était, en 1820, un des plus intelligents et des plus capricieux élèves de Saint-Cyr. Sa fougue et son élégance annonçaient un bon officier. Mais il était peu docile ; il étalait, en outre, avec une généreuse imprudence, son admiration pour les soldats de la République et de l’Empire. Le commandant de l’École était alors le général comte d’Albignac de Castelnau, brave militaire qui, oubliant ses services honorables dans la Grande-Armée, se souvenait seulement d’avoir émigré en 1791. Il affectait de regarder le libéralisme comme une bassesse indigne d’un officier.

— Pensant comme vous faites, dit-il un jour au jeune ami des brigands de la Loire, vous feriez mieux de tenir l’aune dans le comptoir de votre père.

Carrel lui répondit :

— Mon général, si jamais je reprends l’aune de mon père, ce ne sera pas pour mesurer de la toile.

Trois ans plus tard, Carrel se battait en Espagne, contre l’armée de la Foi, dans la légion libérale étrangère, composée de Français et d’Italiens. Dans un engagement, le colonel commandant la légion, un Italien, crut voir que les Français commençaient à plier. Il se jeta au galop de leur côté et s’écria :

— Français, vous fuyez !…

Alors Carrel, s’élançant au-devant de son chef, lui dit d’une voix forte :

— Vous en avez menti !

L’année suivante, traduit devant un conseil de guerre français, il opposait à l’accusation le témoignage de son honneur.

— Dans votre position, lui dit le président, vous ne pouvez invoquer l’honneur.

En entendant ces mots, Carrel saisit sa chaise, et il allait la lancer à la tête du président lorsqu’il fut entraîné hors de la salle par les soldats qui le gardaient.

Voilà l’homme peint en trois traits. La fierté fut le ressort de son âme. Aussi n’est-il pas surprenant que, dès l’adolescence, il se soit senti du goût pour les armes. Ce n’est pas à dire qu’il eût la vocation militaire. Les vertus qui lui manquaient pour faire un soldat exemplaire ne sont pas, peut-être, les plus éclatantes ; ce ne sont pas assurément les moins nécessaires. Il ne savait pas obéir. L’esprit de sacrifice lui fit toujours défaut. Il ne soupçonna jamais ce sublime amour du renoncement qui fait les bons prêtres et les bons soldats. Aussi verrons-nous qu’il resta peu de temps au service et fut loin de s’y conduire d’une manière irréprochable.

Il fut nommé sous-lieutenant l’année de la mort de Napoléon. C’était un douloureux moment pour entrer dans l’armée. Il est vrai que la loi Gouvion Saint-Cyr, votée en 1818, malgré l’opposition des royalistes ultra, retirait l’avancement au bon plaisir du roi pour le soumettre à des règles fixes. Il est vrai que beaucoup d’officiers de l’Empire étaient rentrés dans les cadres. Mais le commandement s’exerçait encore bien souvent dans un esprit de haine et de rancune. Les vieux soldats, punis de leur gloire, obéissaient en frémissant à des fils d’émigrés. Ils entendaient crier le sang des héros dont ils avaient été les compagnons et qu’on avait indignement mis à mort : Ney, les deux frères Fauchet, Labédoyère, Mouton-Duvernet, Charton, sans compter le brave colonel Boyer de Peyreleau, condamné à la peine capitale pour avoir défendu la Guadeloupe contre les Anglais, sous le drapeau tricolore. Cette armée, justement irritée, désespérée, pleine de regrets aussi grands que ses souvenirs et haïssant ses drapeaux neufs, était travaillée par les nombreuses sociétés secrètes que les libéraux organisaient autour d’elle. La charbonnerie, née sur la terre classique des complots, dans les cabanes des Abruzzes, établissait dans toute la France ces réunions mystérieuses qu’elle nommait des ventes, parce qu’à l’origine les conjurés se donnaient pour des charbonniers vendant leur charbon. Ceux-ci et les « chevaliers de la Liberté », qui leur étaient affiliés, tramaient sans relâche des complots militaires, débauchant des officiers et des sous-officiers auxquels ils faisaient courir plus de dangers qu’ils n’en couraient eux-mêmes.

Carrel était alors sous-lieutenant au 29e de ligne, qui tenait garnison dans Belfort et Neuf-Brisach. Très jeune, très ardent, amoureux du péril autant que de la liberté, il entra dans un complot qui avait pour but de soulever les garnisons de l’Est et de proclamer un gouvernement provisoire. Une nuit, il quitta secrètement sa compagnie, qui était à Neuf-Brisach, et accompagna un des carbonari à Belfort où devait éclater le mouvement. Mais, quand il arriva dans cette ville, les trames étaient découvertes, les complices arrêtés ou en fuite. Il reprit à franc étrier la route de Neuf-Brisach, où il arriva de bon matin, avant l’exercice. Un de ses biographes, ayant raconté ses faits, ajoute : « Lorsqu’on fit une instruction pour rechercher les complices des officiers de Belfort et surtout pour savoir quel était celui qui s’était rendu de Neuf-Brisach dans cette ville, on ne put rien découvrir, et les soupçons se portèrent sur tout autre que Carrel ; car ses manières légères et insouciantes l’avaient fait regarder par ses chefs comme tout à fait en dehors des menées. » Cette conséquence de son action dut être particulièrement pénible à ce jeune homme loyal, toujours prêt à réclamer le prix de ses actes, ce prix fût-il la mort. D’ailleurs, la conspiration de Belfort eut des suites plus lamentables. Les sous-officiers du 45e de ligne, gagnés par les carbonari, conspiraient encore. Les quatre sergents de la Rochelle payèrent de leur tête pour tout le monde : car tout le monde était plus ou moins dans l’affaire, même La Fayette, même M. Laffitte. On voudrait croire qu’un tel exemple fit une impression profonde sur l’esprit de Carrel et que cet homme de cœur détesta dès lors ces conjurations militaires dont l’issue la plus probable est la perte de quelques malheureux. Mais il faut reconnaître que Carrel n’eut jamais un sens juste des devoirs du soldat. Son impatience, son orgueil et plus encore le malheur des temps firent de lui un mauvais officier. Il ne cessa jamais de conspirer. En garnison à Marseille, il envoya à un journal de cette ville des attaques anonymes contre son colonel. Il écrivit aussi aux Cortès espagnoles une lettre politique qui fut saisie. C’est là une conduite qu’il est impossible d’approuver, à quelque parti qu’on appartienne : car elle offense grièvement l’esprit militaire et la discipline de l’armée. En 1823, quand le gouvernement prépara la campagne d’Espagne, Carrel fut laissé à Aix au dépôt de son régiment. Donnant dans cette ville de nouveaux sujets de plainte, il reçut l’ordre de garder les arrêts forcés. Cette disgrâce lui fut amère. On ne saurait nier qu’il ne l’eût bien méritée. J’ai sous les yeux une lettre qu’il écrivit alors au général baron de Damas, qui commandait la 10e division militaire. Bien qu’elle soit un peu longue, je la donne tout entière, moins encore parce qu’elle est absolument inédite que parce qu’elle me semble très intéressante et surtout très instructive.


Mon général,

J’ai reçu, à Aix, l’ordre de garder les arrêts forcés en attendant une décision du ministre provoquée contre moi par M. le colonel Lachau.

Je suis accusé par lui d’avoir cherché à exciter des troubles dans la compagnie dont je faisais partie. J’ignore ce qu’il a pu imaginer pour donner un caractère probable à cette accusation ; j’ose donc réclamer de vos bontés une enquête prompte et sévère depuis le 10 courant, jour auquel mon ordre de départ pour Aix m’a été remis, jusqu’au 13 courant, mon départ pour cette destination. Le seul exposé des relations qui ont existé entre moi et la 5e compagnie du 1er bataillon, pendant ces trois jours prouvera l’atrocité d’une calomnie dont le but paraît être de me faire passer devant un conseil de guerre sous le poids d’une odieuse prévention.

Les officiers de ma compagnie et l’adjudant-major de mon bataillon attesteront que je n’ai point paru au quartier depuis l’appel du 10 au soir, où j’assistais comme officier de semaine, et un billet que j’ai écrit aux sous-officiers de la 5e compagnie suffira pour me laver des provocations au désordre que l’on m’attribue. L’enquête que je demande ne saurait manquer de m’être favorable ; j’en attendrai le résultat pour donner ma démission, fondée sur la double injustice dont je crois avoir à me plaindre. Je ne crois pas, en effet, que rien puisse motiver mon renvoi au dépôt : à peine sorti de l’École militaire, bien portant, aussi capable de servir que qui que ce soit, fermement décidé à faire mon devoir, il n’appartient pas à de vaines opinions de me fermer une carrière qu’on nous montre comme celle de l’honneur, à moins que des mots à peine définis ne soient des garantis de dévouement pour les uns et des titres d’exclusion pour les autres. Mécontent avec de tels motifs de l’être, j’ai pu le témoigner devant des camarades ou des étrangers. La chaleur naturelle à un jeune homme, l’aigreur qui naît du sentiment d’une injustice ont pu donner à mes plaintes un caractère violent, mais il y a loin de là aux tentatives criminelles qu’une vengeance particulière a pu seule inventer pour me perdre, et jamais soldat ni sous-officier n’a entendu de moi les expressions ignobles dont je saurai me laver dans l’enquête que je demande. Je prouverai là, par des récriminations qui me sont faciles, que le mal existant aujourd’hui dans le 29e n’est venu ni de moi, ni des officiers dont je partage la disgrâce, et que celui qui, contre les intentions encore inconnues du ministre et les assurances consolantes que vous-même, mon général, avez bien voulu nous donner, à peint à nos anciens camarades et subordonnés les officiers mis au dépôt comme des artisans de trouble et des ennemis du gouvernement, est le seul capable d’indisposer le régiment, si le dévouement à la monarchie, l’esprit de subordination dont il a donné de si belles preuves avant lui pouvaient cesser d’être inébranlables. C’est le colonel Lachau qui a créé parmi nous des coteries secrètes, des partis qui n’existaient point, et y a distribué, classé les individus selon son caprice. Nous ne connaissions avant lui ni haine, ni défiance, ni espionnage. Il n’y avait point de nuances d’opinion pour des hommes qui servaient également bien. Le colonel s’est séparé de nous. Ses harangues scandaleuses ne nous ont jamais témoigné que des soupçons et de l’animosité. Il a souffert qu’on chantât en sa présence des couplets aussi injurieux pour son corps d’officiers que bassement adulateurs pour lui. J’en ai trop dit peut-être, mon général, mais, si les voix de tous ceux que le colonel force au silence par la terreur pouvaient s’élever avec la mienne, vous verriez jusqu’à quel point il a abusé de l’affreux principe : diviser pour régner.

— J’espère qu’avant la décision du ministre vous aurez la bonté de faire droit à ma demande. Je suis prêt à quitter le service, mais je tiens à confondre d’abord mes accusateurs. Il importe peut-être à la sage modération avec laquelle vous avez toujours commandé qu’aucun des officiers qui ont eu l’honneur de servir sous vos ordres ne soit victime de perfidies qu’une injustice éclairée peut dévoiler. Dans cette confiance, j’ose vous exprimer mes regrets de ne point être appelé à combattre dans les rangs de mes camarades et vous prier de croire aux sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Mon général,
Votre très respectueux et très soumis,
CARREL,
Officier attaché au dépôt du 29e de ligne, à Aix.


Il faut le reconnaître, un tel langage n’est pas digne de Carrel. On souffre d’entendre cet officier porter par la voie hiérarchique des plaintes contre un chef qu’il avait d’abord secrètement vilipendé dans les journaux. On veut croire que le chef qu’il accuse a beaucoup de torts. Il est impossible de croire qu’il les ait tous. On a beau se reporter aux temps qui étaient cruels, on ne peut qu’excuser Carrel sans l’absoudre. Il ne lui sied pas de se porter garant du dévouement du régiment à la monarchie. Sa situation était fausse, si son caractère était franc ; et son langage se ressent de sa situation plus que de son caractère. Pour rester égal à lui-même, il devait ne point crier à l’injustice et ne point se plaindre après avoir trahi.

Comment ne sentait-il pas dans sa conscience qu’après Neuf-Brisach et Belfort il y avait incompatibilité entre l’armée de la Restauration et lui, et que la seule chose séante qui lui restât à faire était de se démettre en silence ?

Hâtons-nous de dire qu’il se démit en effet quelques jours après et que, devenu libre, il se jeta dans une aventure héroïque et malheureuse, que le patriotisme condamne, mais où il put cependant montrer tout entière l’inébranlable fermeté de son cœur.

En effet, pendant que ses anciens compagnons d’armes se massaient sur la frontière d’Espagne pour faire une guerre que réprouvent nos instincts libéraux et nos sentiments du droit des peuples, mais qui du moins n’était point impolitique ; car elle fortifia le gouvernement des Bourbons en rattachant l’armée au drapeau blanc, pendant que le duc d’Angoulême se préparait à franchir la Bidassoa à la tête de quatre-vingt mille hommes, Armand Carrel se jetait dans un bateau pêcheur qui le débarquait à Barcelone et de là se portait au cœur de la Catalogne pour s’engager comme sous-lieutenant au régiment des volontaires français, dit régiment Napoléon II, et combattre dans l’uniforme de la vieille garde, avec la cocarde tricolore, sous l’aigle impérial, pour les Cortès, contre cette armée de la Foi et ces mêmes soldats de Ferdinand VII que venaient soutenir les baïonnettes françaises, au-dessus desquelles flottaient les fleurs de lis.

Il y montra le plus ardent courage. Mais, hélas ! ce fut contre des Français. Son régiment décimé dut se fondre avec la légion italienne. Après deux jours de combats, où le corps dont il faisait partie perdit les deux tiers de son effectif, il se rendit avec ses camarades au général de Damas, qui leur laissa leurs épées et les insignes distinctifs de leur uniforme. Le gouvernement français ne crut pas devoir ratifier cette capitulation, et Carrel, condamné à mort par deux conseils de guerre, fut définitivement acquitté par un troisième. Je n’entrerai pas dans le détail de ces procédures. Je ne raconte pas la vie de Carrel, j’essaye de marquer seulement quelques traits de la physionomie de cet homme extraordinaire. C’est un fait digne de réflexion que Carrel put, en 1823, combattre contre des Français sans manquer à l’honneur. Plus d’un des généraux de l’armée royale qu’il avait combattue s’étaient trouvés dans l’armée des Princes en face des soldats de la République. L’inspirateur de la guerre d’Espagne, le ministre qui l’avait rendue inévitable, Chateaubriand, n’avait-il pas servi sous Condé contre la France ? Et pourtant Chateaubriand était un homme d’honneur. On peut dire, il est vrai, que Chateaubriand, homme de l’ancien régime, mit son honneur à combattre pour son roi, tandis qu’Armand Carrel appartenait par son origine et par ses sentiments à la France démocratique, et qu’il était sans excuse, ne pouvant avoir d’autre religion que celle de la patrie. Mais il faut considérer que le devoir est difficile dans les époques troublées. Les contemporains de Carrel l’ont absous. Leur jugement est rendu. Nous n’avons point qualité pour le reviser. Réjouissons-nous seulement des progrès du sentiment patriotique, qui interdirait absolument aujourd’hui à tout homme d’honneur la conduite que Carrel put croire permise. Lui-même, ayant occasion de rappeler, en 1823, comme témoin, devant la cour d’assises d’Eure-et-Loir, son passage en Espagne, il le fit dans des termes qui trahissaient un noble repentir. « Vous savez, messieurs les jurés, dit-il, que le drapeau tricolore a eu aussi son émigration, et que les émigrations ne sont pas heureuses. » Il n’y a rien à ajouter à cette parole.

D’ailleurs, Carrel se trompa plus d’une fois. Mais il fut souvent héroïque, toujours désintéressé. Et cette tournure d’esprit donne à quelques-unes de ses erreurs mêmes un caractère superbe. Il ne considéra jamais son propre intérêt. Il avait un magnifique dédain de ce que le vulgaire estime de plus. « Il lui est arrivé une fois, dit son biographe, en jetant au feu des papiers indifférents, d’y jeter en même temps un billet de banque qui lui faisait grand besoin. » Carrel fut plus à l’aise dans la vie civile qu’il ne l’avait été dans la vie militaire. Il devint en peu d’années un grand journaliste. Par la force de son caractère plus encore que par celle de son talent, il conquit d’emblée l’opinion. Pourtant il faut estimer très haut les articles qu’il donna au Producteur, au Constitutionnel, à la Revue française, à la Revue américaine, à la Revue de Paris et ceux qu’il publia en si grand nombre dans le National, dont il était l’âme. Carrel fut un très grand journaliste. Il pensait vite et juste ; il s’exprimait avec une pureté et une fermeté classiques. Ceux qui savent encore ce que c’est que d’écrire admirent la robuste nudité de son style.

Un si beau talent ne s’était pas formé sans étude. Carrel avait beaucoup lu et beaucoup réfléchi. Il avait mis dans le bateau de pêche qui l’avait porté en Espagne une trentaine de volumes choisis qu’il lisait au bivouac, entre deux alertes, imitant ainsi les grands capitaines, auxquels il ressemblait par la promptitude et l’audace de l’intelligence autant que par la fermeté du cœur. Aussi montra-t-il, jeune encore, un esprit bien armé. Il avait gardé de son premier état un vif amour des choses militaires, et, bien qu’il ait traité avec talent d’innombrables sujets de politique, d’économie sociale et de littérature, ses plus belles pages sont inspirées par l’art de la guerre. L’article, entre autres, qu’il consacra en 1832 aux Mémoires de Gouvion Saint-Cyr est un mâle chef-d’œuvre qui devrait être étudié et commenté dans nos écoles militaires. Il commence par ces mots : « On persuaderait difficilement aux hommes, et surtout aux hommes de notre temps, qui ont vu beaucoup de militaires, que l’art de la guerre est celui de tous peut-être qui donne le plus d’exercice à l’esprit. Cela est pourtant vrai, et ce qui fait cet art si grand, c’est qu’il exige le caractère autant que l’esprit, et qu’il met en action et en évidence l’homme tout entier. » J’éprouve un véritable malaise à ne pouvoir tout citer.

Derrière l’écrivain on sentait l’homme. Carrel répondit toujours de ce qu’il écrivait. Sa polémique ardente le conduisit trois fois sur le terrain. Il mettait un soin extrême à arranger à l’amiable les affaires d’honneur de ses amis ; mais il avait moins de patience quand il s’agissait des siennes. Tous les détails du duel qui eut pour lui une issue funeste ont été relatés minutieusement ; j’en veux rappeler quelques-uns qui sont des traits de caractère. Arrivé sur le terrain, il s’avança vers M. Émile de Girardin, son adversaire, et lui dit :

— Monsieur, vous m’avez menacé d’une biographie. La chance des armes peut tourner contre moi ; cette biographie, vous la ferez alors, monsieur ; mais, dans ma vie privée et dans ma vie politique, si vous la faites loyalement, vous ne trouverez rien qui ne soit honorable, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui, monsieur, répondit M. de Girardin.

Carrel tira le premier. M. de Girardin s’écria :

— Je suis touché à la cuisse, et fit feu.

— Et moi à l’aine, dit Carrel après avoir essuyé le feu de son adversaire.

Il eut encore la force d’aller s’asseoir sur un talus au bord de l’allée, où ses témoins et son médecin lui donnèrent les premiers soins. Puis ils le prirent dans leurs bras pour le porter dans une maison voisine. En passant auprès de M. Girardin, il voulut s’arrêter.

— Souffrez-vous, monsieur de Girardin ? demanda-t-il.

Il mourut après quarante-cinq heures de souffrances, à l’âge de trente-six ans, le 24 juillet 1836. Il avait donné dans sa vie trop courte, malgré de graves fautes, l’exemple d’une volonté ferme, d’un mâle courage et d’une intelligence généreuse. Les âmes ainsi trempées étaient rares de son temps ; peut-être sont-elles encore plus rares aujourd’hui. Il est croyable pourtant que notre époque vaut mieux que la sienne et qu’il est meilleur d’y vivre. Elle est moins violente et moins troublée. Le sentiment national s’est affermi. Bien des abîmes, jadis béants, sont comblés. Bien des réconciliations sont faites. D’autres se feront insensiblement. Nous avons la vie plus facile et des devoirs mieux tracés. Dans la régularité présente, les médiocres eux-mêmes savent se garder contre les erreurs dans lesquelles les meilleurs étaient autrefois entraînés.