La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage/03

La Vie intime et la vie nomade en Orient, souvenirs de voyage
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 60-89).
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LA VIE INTIME


ET


LA VIE NOMADE EN ORIENT


SCÈNES ET SOUVENIRS DE VOYAGE.[1]





III.
LE TOURISTE EUROPÉEN DANS L’ORIENT ARABE.





I. — LA VALLÉE D’ANTIOCHE. — LATAK1É. — LES FEMMES SYRIENNES.

Quatre heures de marche séparent de la petite ville d’Alexandrette le palais du prince Mustuk. Le voyageur qui se rend d’Alexandrette à Beyrouth commence par faire route à travers les montagnes jusqu’aux environs de Latakié; de là il suit les côtes de la mer jusqu’à Beyrouth. La région à travers laquelle me conduisit cet itinéraire est une des plus pittoresques de la Syrie, et le trajet d’Alexandrette à Beyrouth marque une période distincte dans le voyage dont je recueille ici les souvenirs. Jamais une meilleure occasion ne s’offrit à moi de reconnaître ce qu’ont d’exagéré les appréhensions presqu’inséparables de l’idée d’une marche dans certaines parties de l’Orient. Fatigues et privations, c’est là ce qu’on redoute au moment de s’engager à travers des solitudes en apparence fort inhospitalières. Si de telles craintes se justifient parfois, il faut dire que nos voyages d’Europe ont aussi leurs ennuis, leurs fatigues même, et que les joies aventureuses d’une course comme celle dont je veux rappeler les incidens ne viennent pas toujours les racheter. Je ne prolongerai point outre mesure cet essai de réhabilitation de la vie un peu laborieuse que tout voyageur doit s’imposer en Orient; je me bornerai à dire : Ne visitez pas la Syrie au mois de juillet, ni l’Asie-Mineure en hiver; vous auriez à redouter l’apoplexie ou la congélation. Choisissez une époque favorable, prenez un bon cheval dont vous réglerez le pas à votre fantaisie, lancez-vous à travers les montagnes ou sur les grèves que baigne la Méditerranée, puis dites-moi si une course de huit heures par jour faite dans de telles conditions ne vaut pas mille fois les longues journées du touriste promené par une berline comfortable sur les meilleures routes de l’Europe. Outre la fatigue, le danger, je le sais, doit aussi tenir sa place dans les prévisions de quiconque visite l’Orient; mais le meilleur moyen d’y faire face n’est-il pas de s’affranchir des terreurs puériles entretenues par de vieux préjugés, et dont quelques femmes tirent volontiers vanité? Qu’on place tant qu’on voudra une sorte de lâcheté prétentieuse et fardée au nombre des grâces féminines : pour ma part, j’aurai toujours peine à la comprendre, et je ne saurai jamais l’excuser. Sincère ou non, la pusillanimité est un des plus redoutables ennemis du voyageur, et en Orient surtout, quiconque ne sait pas vaincre ce triste sentiment doit se condamner à la vie sédentaire.

J’en viens maintenant à la ville d’Alexandrette et aux incidens qui ont marqué mon pèlerinage vers Beyrouth. N’en déplaise aux géographes, je nie qu’Alexandrette soit une ville. J’admettrai, si l’on veut, qu’elle l’ait été il y a plusieurs siècles, bien qu’aucunes ruines ne l’attestent; mais je m’en tiens là, et je ne verrai jamais dans Alexandrette qu’un lieu d’où l’on part. Le site est beau, le littoral est magnifique. Le vaste amphithéâtre de montagnes qui rattachent le Djaour-Daghda au Liban est admirable. Rien n’est riant comme la plaine verdoyante bornée de trois côtés par ces montagnes, d’un autre par la mer, et sur laquelle Alexandrette est assise. Quant à la ville, que dire des quelques maisons qui la représentent, maisons délabrées, quoique neuves, construites sans ordre ni plan, et laissant entre elles, au lieu de rues, d’étroits espaces contournés en tous sens? — Les seuls points à noter à propos d’Alexandrette, c’est que la température y est excessive en été comme en hiver, que les chaleurs y sont intolérables et que le froid y est fort rigoureux, que des fièvres périodiques y sont provoquées par les infiltrations de la mer, que le bazar est des plus pauvres, et que la plupart des marchandises envoyées d’Alep disparaissent presqu’immédiatement dans les mains de huit ou dix habitans privilégiés. Je le répète, la ville d’Alexandrette n’est bonne qu’à être quittée.

J’y passai pourtant environ quarante-huit heures. Peu d’instans après notre départ du palais de Mustuk-Bey, nous avions été surpris par un affreux orage et forcés de nous réfugier dans une cabane de douaniers, au bord de la mer. L’espace, trop étroit, ne nous avait pas permis d’abriter nos montures, et, quand nous arrivâmes à Alexandrette, nous découvrîmes que l’un de nos chevaux (un beau turcoman isabelle, avec le muffle et les crins noirs) était comme perclus de l’avant-train. Le conduire plus loin, il ne fallait pas y songer, et le cœur nous saignait rien qu’à la pensée de l’abandonner ainsi à son triste sort. Nous nous décidâmes donc à lui consacrer un jour tout entier, pendant lequel nous prendrions des arrangemens pour qu’il reçût les soins convenables.

Il ne s’agissait plus que de nous caser pour un jour et pour deux nuits à Alexandrette. Nous avions mis pied à terre chez le consul sarde, qui nous avait reçus avec toute la cordialité à laquelle les voyageurs sont si sensibles ; mais le consul vivait en célibataire dans sa maussade résidence, et sa maison, quoique assez grande, n’était pas disposée pour recevoir notre nombreuse caravane. Le consul fit part de son embarras à son collègue l’agent consulaire de la Grande-Bretagne, et le résultat de la conférence fut la mise à notre disposition de la demeure du consul anglais, alors en congé, et de tout ce qu’elle contenait. J’accueillis cet arrangement avec une joie presque enfantine. J’avais remarqué dans la maison du consul anglais certains détails de jalousies vertes, de balcons couverts, qui me reportaient comme par enchantement au milieu des charmantes habitations de Cheltenham et de Brighton. Passer un jour et deux nuits dans un de ces Eden en miniature, que je trouvais inopinément sur les bords de la mer de Syrie, après avoir été sevrée pendant des années de tout luxe et de toute élégance, cela ressemblait à un rêve, à un rêve d’Europe :

Ma nulla è al mondo in c’uom saggio si affida,


a dit Pétrarque, et je me rappelai ce vers en mettant le pied dans mon petit Éden ; le rêve s’était évanoui, ne laissant après lui que des regrets. Le consul était absent depuis plusieurs mois, et un escadron de serviteurs arabes s’étaient établis dans toutes les pièces, laissant après eux des traces trop évidentes de leur séjour. Il fallut s’arracher aux douces visions qui m’avaient un moment bercée, puis ordonner et surveiller les purifications faute desquelles toute maison arabe est inhabitable. Je fis choix d’une chambre exposée au nord, pour ne pas déranger les êtres microscopiques qui s’établissent de préférence dans les chambres exposées au midi. Je fis jouer pendant le reste du jour plusieurs balais et autant de brosses; je multipliai de mon mieux les courans d’air, grâce aux planchers mal joints et aux murs crevassés; je m’emparai d’un lit en fer vernissé dont l’aspect avait quelque chose de rassurant, et, ces dispositions terminées, je pus prendre quelque repos.

On comprend toutefois que je recherchais toutes les occasions de m’éloigner d’un tel domicile, et mes heures de halte à Alexandrette étaient surtout remplies par des promenades sur les bords de la mer. Combien j’eus à regretter alors mon ignorance en histoire naturelle! Je marchais sur une mosaïque de marbres précieux et de pierres resplendissantes. La mer les avait jetés sur la plage avec une multitude de charmans coquillages; elle leur prêtait encore le lustre de sa brillante humidité, sur laquelle les rayons du soleil de Syrie se décomposaient en teintes vagues et changeantes, et miroitaient comme sur des diamans. Je ramassai plusieurs poignées de ces galets et de ces coquillages, je fis même plusieurs voyages des sables à ma chambre pour y déposer ma récolte; mais quelques momens après, je me dis que ces pierres si précieuses à mes yeux n’étaient pour un savant que de grossiers cailloux, et je jetai toute ma collection par la fenêtre.

Un autre spectacle qui excita mon étonnement à Alexandrette, ce fut un petit troupeau de cochons domestiques fouillant et se débattant à leur aise dans un enclos attenant au consulat. Le troupeau appartenait, comme de raison, au consul. Je me souviens de cette rencontre parce que l’un de mes gens, un Arménien du Diarbékir, prit ces animaux pour des chiens d’une espèce fort rare, et qu’il me fut impossible de le faire revenir de son erreur. À ce que je pus comprendre, il se représentait les cochons comme des éléphans à courte trompe.

Au sortir d’Alexandrette, la route s’enfonce presque immédiatement au sud-est dans les montagnes et erre pendant quatre heures dans un labyrinthe de lauriers, de daphnés et de myrtes. La petite ville de Beinam, où nous passâmes la nuit quatre heures après avoir quitté Alexandrette, éparpille ses maisons depuis le fond du ravin jusqu’au sommet des montagnes, occupant ainsi un plus vaste espace qu’il ne convient à sa chétive condition. La maison de campagne du consul anglais, où nous devions descendre, était l’une des dernières de la ville; de la hauteur où elle est placée, on découvre une belle vue. Les montagnes ou plutôt les collines au milieu desquelles nous avions marché depuis Alexandrette gisaient à nos pieds, et nos regards s’arrêtaient au-delà, sur la mer sombre et azurée de Syrie, qu’encadraient capricieusement les sommets festonnés des montagnes et les masses verdoyantes des forêts. Je ne dirai rien de notre logement, si ce n’est que nous y arrivâmes en grimpant le long de la montagne, comme les mouches grimpent sur les murs; qu’inspection faite du lieu qui m’était réservé, j’interrogeai minutieusement mon cavas pour découvrir si des motifs cachés ne l’avaient pas déterminé à me conduire dans ce purgatoire, et pourquoi il ne s’occupait pas immédiatement de me placer ailleurs. Le brave homme me regarda avec étonnement, et il attribua ce qu’il y avait d’insolite dans ma proposition et dans mon appréciation des biens de ce monde à mon imparfaite connaissance des usages turcs. Il me jura ensuite, sur toutes les choses sacrées à un bon musulman, que la maison où je me trouvais était sans comparaison la plus belle de Beinam. Je n’insistai pas davantage, mais j’aurais désiré connaître, ne fût-ce que pour mon instruction, comment était faite la plus laide.

De Beinam à Antioche, il y a une forte journée, quelque chose comme dix ou douze heures, à ce que l’on nous assura. À ce propos je dois dire que des calculs exacts d’heures et de distances sont extrêmement difficiles à établir en Syrie. On n’a pas encore songé à mesurer le terrain et à le partager en lieues, milles ou mètres, et l’on ne juge des distances que par le temps employé à les parcourir. Ce n’est pas tout, ce n’est pas même le pire, car tout le monde ne marche pas du même pas, et l’on n’a pas songé non plus à choisir un pas quelconque pour en faire l’unité de mesure. On vous dit par exemple qu’il y a dix heures de Beinam à Antioche, et si vous vous tenez pour satisfait de ce renseignement, vous aurez lieu de vous en repentir, car peut-être franchirez-vous la distance en cinq heures et peut-être en quinze, sans que vous puissiez adresser le moindre petit reproche à celui qui vous a renseigné : la faute en sera tout entière à vous. Pourquoi n’avoir pas ajouté : Quelles heures? Des heures de piéton? de chameau? de mulet? de cheval de louage ou de cheval de poste? Il y a des cantons où l’on compte toujours par heures de chameau, d’autres par heures de mulet, et ainsi de suite.

Nous ne sortîmes des montagnes qu’à environ moitié chemin, et nous descendîmes dans une vallée dont le centre est occupé par un lac, et le côté occidental borné par une chaîne de montagnes peu élevées le long desquelles serpentait la route. A quelques toises du lac, un vieux khan plus qu’à moitié ruiné avait encore belle apparence. La grandeur et la magnificence de construction de ces monumens de l’hospitalité orientale sont tout à fait extraordinaires. On dirait d’abord des palais de rois ou des temples consacrés à quel que dieu inconnu. Des portes semblables à des arcs de triomphe, d’énormes piliers soutenant des voûtes de cent pieds d’élévation, des cours immenses donnant dans d’autres cours plus immenses encore pavées de larges dalles, tout cela ne contient que des écuries et des hangars pour les marchandises. Quant aux voyageurs, rien ne s’oppose à ce qu’ils s’établissent pour la nuit soit entre les pieds des chevaux, soit sous leur tête, c’est-à-dire sur une estrade placée le long des râteliers.

Les abords d’Antioche sont en harmonie avec la grandeur déchue de cette ville. Des ruines de fortifications sont encore visibles sur le sommet d’une des montagnes qui ferment la vallée au milieu de laquelle s’élève l’ancienne capitale de la Syrie. L’Oronte baigne cette vallée, et, avant d’atteindre la ville, il se divise en plusieurs bras formant des îlots sur lesquels on a bâti des moulins. Des écluses, échelonnées de distance en distance, règlent le cours de ses eaux, qui servent à l’arrosement de jardins délicieux. Le repos nous attendait à Antioche, dans la résidence de l’agent consulaire anglais, riche marchand arménien, qui avait mis, avec une parfaite cordialité, son habitation entière à notre disposition. Combien il m’eût été doux de m’arrêter à Antioche! Tout m’y conviait : les ruines et les jardins, les bosquets de lauriers rosés et les fontaines sacrées. Pourtant il fallait passer outre en détournant les yeux ou se résoudre à ne pas atteindre Jérusalem avant les fêtes de Pâques. Mon parti fut bientôt pris, et quand après la première nuit passée à Antioche mon hôte vint me demander vers quel monument il devait me conduire, je l’étonnai fort en lui déclarant que je renonçais à voir les curiosités d’Antioche, et que je comptais partir le jour même.

Nous quittâmes donc Antioche sans avoir rien vu de ce qu’elle renferme; mais la providence des voyageurs, qui connaissait et appréciait peut-être mes motifs pour en agir ainsi, nous réservait un dédommagement, car elle nous conduisit vers l’un des lieux les plus célèbres et, ce qui vaut infiniment mieux, les plus beaux des environs de la ville : c’est la fontaine de Daphné, où s’élevait jadis, à quelques pas d’une source abondante et limpide, un temple dédié, je crois, à Vénus. Le soleil, déjà haut sur l’horizon, brûlait nos fronts, et nous cherchions au loin des yeux un peu d’ombrage, lorsque nous aperçûmes, couronnant le sommet d’une colline, un bosquet de mûriers et, à travers leur sombre feuillage, des masses blanchâtres de formes et de proportions diverses. C’étaient des colonnes de marbre blanc; quelques-unes étaient couchées sur le sol; d’autres, quoique tronquées, étaient encore debout: de nombreux débris jonchaient la terre. Il y avait là aussi des arbres de tout âge, depuis le laurier et l’olivier au tronc raboteux et noirci par le temps jusqu’au jeune et flexible mûrier élevant vers le ciel ses rameaux élancés comme les doigts d’une main suppliante. Les murs du temple avaient croulé, les colonnes étaient renversées, et celles qui demeuraient debout n’avaient plus ni voûte, ni fronton à soutenir; mais les arbres portaient encore leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits, et si la sève de quelques-uns s’était en effet tarie, ce n’avait été qu’après avoir confié à la terre, gardienne et tutrice fidèle, les germes féconds destinés à les remplacer. La vanité humaine n’a pas encore appris la leçon que la nature lui répète depuis le commencement de la création. L’homme croit élever des édifices qui dureront autant que le marbre et les métaux eux-mêmes. Hélas! ces tiges flexibles, ces fleurs et ces feuilles si délicates, qui projetaient jadis leur ombre sur les marches du temple célébré comme impérissable, n’en ombragent aujourd’hui que les débris. L’œuvre même la plus frêle de la nature est immortelle, et le travail le plus solide de l’homme n’a qu’un temps.

Il ne tenait qu’à nous de partir d’Antioche en nombreuse société. Le Djaour-Daghda n’est pas la seule montagne de l’empire ottoman qui renferme derrière ses rochers des sujets récalcitrans. La grande tribu arabe des Ansariés, qui occupe une partie considérable du Liban et de l’Anti-Liban, depuis Latakié jusqu’aux environs de Damas, venait de se révolter, et le pacha d’Alep envoyait des troupes contre ces montagnards indociles, qui prétendaient se soustraire à la conscription. On nous conseilla de nous joindre aux soldats pour nous mettre à couvert des brigands. Je me dis au contraire que faire route avec les soldats, c’était aller au-devant de l’ennemi; je préférai donc faire bande à part et ne me placer sous la protection de personne. Pendant tout mon long voyage, je ne me suis pas écartée une seule fois de cette règle de conduite, et lorsqu’il m’a été impossible de décliner toute escorte, j’ai eu soin de n’y admettre que des bachibozouks (mauvaises têtes), sorte de garde urbaine ou communale, dont le pouvoir de séduction doit être fort considérable, puisqu’elle est aussi bien vue des brigands que de ses propres chefs. Je ne sais quelles auraient été les conséquences du système opposé, mais je n’ai pas à m’en inquiéter, puisque le mien n’a pas été suivi de fâcheux résultats. J’ai traversé des pays assez dangereux, à ce que l’on m’a dit, et je n’ai pas subi de graves désagrémens.

Ma résolution de ne pas me joindre aux troupes du pacha était plus facile à former qu’à exécuter. Quand on part du même endroit, que l’on marche dans la même direction et à peu près du même pas, on ne peut guère se tenir éloignés les uns des autres. Nous pouvions demeurer en arrière d’un jour ou deux, mais c’eût été du temps perdu, et nous n’en avions pas à perdre; puis nous nous exposions ainsi à ne trouver dans les villages que des garde-mangers vides et des chambres remplies de vermine. Nous nous résignâmes donc à dépasser les soldats et à nous laisser dépasser tour à tour, souvent plus de dix fois par jour, tout en nous promettant de ne rien négliger pour convaincre les habitans du pays que notre rencontre avec les troupes n’était que fortuite et passagère. Chaque fois que nous étions rejoints par celles-ci, nous recevions des soldats toute une salve de malédictions turques qui mettaient ma patience à une rude épreuve. Un corps d’armée adressant des injures à une vingtaine de voyageurs ! c’était pousser un peu loin, il faut en convenir, l’abus de la force, et je ne me résignai que malaisément à ne pas rendre à ces insulteurs armés anathème pour anathème.

Mon cheval fit preuve, le premier jour de cette marche d’Antioche à Latakié, d’un degré d’intelligence et de sensibilité qui me surprit. L’étape était longue, le temps pluvieux, et la route, creusée par l’eau du ciel, serpentait à travers les vallées ou sur le flanc des montagnes. La journée tirait à sa fin et la fatigue avait rompu nos lignes : les chevaux les plus faibles suivaient à quelque distance les plus forts et les plus courageux, et lorsque les sinuosités de la route cachaient quelques cavaliers aux regards de leurs compagnons, les plus avancés s’arrêtaient, appelant à grands cris les attardés et ne se remettant en marche qu’après avoir entendu la voix ou aperçu la forme de chaque voyageur. Kur, qui ne connaît ni fatigue ni paresse, était, selon sa coutume, en tête de la colonne. Kur, c’est le nom de mon cheval blanc, parce que kur signifie blanc en turc, et que mon cheval n’a pas un poil qui ne soit du blanc le plus pur[2]. Nous étions parvenus au pied d’une montagne escarpée dont la route, tracée avec une simplicité toute primitive, s’élançait verticalement de la base au sommet. Kur fit précisément comme la route. J’eus beau l’engager de la voix et de la bride à modérer son ardeur, il ne m’écouta pas : la tête haute, les oreilles dressées, les naseaux ouverts, il semblait aspirer avidement les émanations enivrantes que lui apportait l’air de la montagne; il répondait à mes remontrances par un hennissement sourd, saccadé, frémissant, et hâtait le pas de plus en plus. Presque au sommet la route faisait un petit détour que l’impatient Kur n’eut garde de suivre. Piquant droit devant lui, il atteignit la crête qui surplombait le versant opposé, ou plutôt qui dominait une sorte d’abîme encadré par d’immenses rochers à pic. Par un mouvement naturel et involontaire, je tirai la bride; mais avant que j’eusse le loisir de me dire que je faisais peut-être en ce moment ma dernière course à cheval, nous étions au pied des rochers, descendant la montagne aussi rapidement que nous l’avions montée. J’étais fort satisfaite de ce dénoûment, et j’apercevais avec plaisir, sur le versant même que nous descendions, le village où nous devions passer la nuit. J’admirais aussi la force et la souplesse des jarrets de mon cheval; seulement son état moral m’inquiétait, car on peut, sans être Arabe, s’attacher fortement à ces animaux, aussi héroïques que doux, aussi doux que beaux. — Mon pauvre Kur est devenu fou, me disais-je, lorsque j’aperçus, immobile au milieu du chemin qui conduisait au village, un cavalier arabe, aussi bien monté que richement équipé, ayant l’air de nous attendre. J’eus hâte de mettre pied à terre, car tout espoir de faire marcher Kur dans une direction quelconque s’était complètement évanoui. Les deux chevaux, unis par une amitié mystérieuse qui expliquait la course désordonnée de Kur, hennissaient, piaffaient, faisaient les courbettes les plus extravagantes, se dressaient sur leurs jambes de derrière en agitant celles de devant, comme s’ils eussent conçu l’ambitieux projet de se donner réciproquement une poignée de main. Le cavalier arabe, qui m’était envoyé par le chef du village pour m’offrir sa maison, mit fin à ma surprise en m’apprenant que nos deux chevaux étaient compatriotes et peut-être même un peu parens, qu’un pacha les avait achetés tous les deux dans le même village, que lui-même avait acheté le sien de ce pacha, que les deux amis s’étaient reconnus de loin, et qu’ils s’exprimaient à leur façon le plaisir qu’ils éprouvaient à se revoir. Il ajouta que rien n’était moins extraordinaire, les chevaux arabes étant fort susceptibles d’attachement pour des êtres de leur espèce, et leurs sens étant si subtils, qu’ils sentaient de très loin l’approche d’un être animé ou même d’un lieu connu. Je priai le cavalier arabe de faire enfermer les deux chevaux dans la même écurie pour leur procurer quelques heures d’un entretien agréable. Il me promit de faire droit à ma demande. La réunion des deux amis se prolongea au-delà de ce que j’avais d’abord supposé, car le mauvais temps nous força de passer le jour suivant dans le village, et les troupes arrivées quelques heures après nous suivirent en cela notre exemple.

Je passai ma journée à visiter des malades. Le gouverneur du village, fort bel homme, très riche et peu scrupuleux en affaires, m’avoua bonnement qu’il percevait le tribut, mais qu’il ne le payait pas. — Comment le paierais-je? dit-il en haussant les épaules. Il ne me resterait pas assez d’argent pour ma famille et pour moi. Sa santé l’inquiétait : il était sujet à des attaques de nerfs, sa vue était fort affaiblie, et ses jambes tremblaient parfois sous lui. Il me conduisit dans son harem, et me présenta à ses deux épouses, qui me semblèrent deux des plus belles personnes que j’eusse vues en Asie. Elles étaient pourtant aussi effrontées que belles, et les démonstrations, amoureuses qu’elles prodiguèrent à leur seigneur et maître en ma présence étaient des plus singulières. Lui-même en parut déconcerté; mais les deux dames au front d’airain n’étaient pas de celles qui se troublent si aisément. J’assistai, dans un autre harem du même village, à une scène d’intérieur beaucoup plus selon mon goût. Deux jeunes femmes mariées depuis quelques années à un effendi d’un âge mûr n’avaient jamais eu d’enfans; mais la troisième épouse de l’effendi était morte en mettant au monde un petit invalide qui passait sa triste vie à geindre et à pleurer. Rien n’était plus gracieux ni plus touchant que les tendres soins dont les deux jeunes mères adoptives entouraient le chétif orphelin né de leur rivale. Je passai plusieurs instans auprès d’elles, car ce petit tableau de famille musulmane était curieux à étudier. L’enfant n’avait ni grâce ni beauté; sa tête, trop lourde pour son corps, tantôt tombait sur sa poitrine, et tantôt se rejetait en arrière, comme si elle allait glisser le long de son dos; ses petites jambes grêles et arquées ne semblaient pas destinées à lui servir jamais de support, et cependant il y avait dans la sollicitude de ces deux jeunes femmes pour le pauvre orphelin un mélange naïf et gracieux de pitié, d’admiration et de respect. Une certaine gaucherie dans leur manière de soigner le chétif malade disait assez qu’elles n’avaient jamais rendu les mêmes soins à un enfant sorti de leurs entrailles. Ainsi absorbées par une tâche nouvelle et délicate, ces femmes étaient certainement heureuses, plus heureuses que bien des grandes dames de Constantinople.

Nous partîmes le lendemain, bravant les menaces du temps, et les troupes turques firent de même. La route s’éloignait de plus en plus du rivage de la mer, et errait à travers les vallons, les gorges et les montagnes. Le pays était admirable de verdure et de fraîcheur. Que de retraites délicieuses j’aperçus sous les berceaux touffus formés par les plantes grimpantes ! Qu’elles étaient pures les eaux qui jaillissaient sous ces ombrages et s’écoulaient avec un doux murmure au milieu des prairies et des fleurs! Qu’elles étaient harmonieuses les lignes des montagnes se dessinant au loin sur un azur sans tache! Je suppose que pendant l’été brûlant de Syrie ces lieux perdent beaucoup de leur charme, je suppose que cet aspect ravissant de fraîcheur, de force et de richesse, que cette calme sérénité de la nature s’efface vite et dure à peine quelques jours; mais c’était pendant ces jours privilégiés que nous traversions le pays, et je n’oublierai jamais les impressions qu’il produisit en moi.

La scène n’avait pas changé le lendemain. Nous nous rapprochions de Latakié et de la mer, que nous apercevions parfois dans le lointain du haut des montagnes. Le temps était capricieux; à des averses terribles, quoique de peu de durée, succédaient des intervalles de paix et de lumière, pendant lesquels les gouttes d’eau suspendues aux feuilles réfléchissaient les rayons du soleil. De nombreux arcs-en-ciel s’élançaient d’une montagne à l’autre comme des ponts dressés par les esprits de l’air. Pendant une de ces averses, nous nous dirigeâmes vers un petit village d’assez bonne apparence, où nous espérions pouvoir sécher nos vêtemens et prendre quelque nourriture. Qu’on juge de notre étonnement lorsqu’on approchant du village, nous vîmes les femmes, les enfans et les hommes sortir des maisons chargés de tout ce qu’ils pouvaient porter, — sacs de blé et de farine, provisions de tout genre, matelas, couvertures, — poussant aussi devant eux des vaches, des chèvres, des poules et des dindons. Cette population effrayée courait vers la montagne avec tous les signes de l’effroi et de la douleur. Nous hâtâmes le pas dans l’espoir de les joindre; mais à mesure que nous nous pressions, ils faisaient de même, et nous les eûmes bientôt perdus de vue. En arrivant au village abandonné, nous ne trouvâmes qu’une vieille femme et deux jeunes garçons, qui, je ne sais pour quel motif, n’avaient pas suivi les autres. Nous leur demandâmes du lait et des œufs en offrant de payer notre consommation, ce qui parut les étonner considérablement. Ils se regardaient les uns les autres, et semblaient disposés par moment à nous accorder leur confiance et des vivres; mais ils tournaient ensuite leurs regards du côté d’où nous étions venus, et ils recommençaient à trembler et à gémir. L’un des deux garçons s’enhardit enfin à nous demander si les autres étaient encore loin, et sur notre réponse encourageante, il nous apprit la cause de leur mystérieux effroi. On nous avait pris pour l’avant-garde du corps d’armée qui suivait la même route que nous, et les habitans s’étaient hâtés de mettre ce qu’ils possédaient à l’abri du pillage. Telle est la sympathie qui existe dans certaines provinces turques entre les troupes nationales, les défenseurs armés de l’état et de la loi et les populations des campagnes! Je me confirmai d’autant plus dans ma résolution de me tenir pendant toute la durée de mon voyage à l’écart des autorités régulières comme de leurs représentans armés, et je commençai dès ce jour à récolter les fruits de ma sagesse. Ces bonnes gens étaient si heureux de n’avoir affaire qu’à des étrangers ayant de l’argent dans leurs poches, qu’ils fouillèrent dans leurs cachettes, et nous offrirent tout ce que les fuyards n’avaient pu emporter. Puis, tandis que l’un des garçons allait avertir ses amis qu’ils n’avaient rien à craindre de leurs hôtes, l’autre jeune homme et la vieille femme nous contèrent la triste histoire de tous les pillages dont les villageois avaient été les victimes. Cette partie de la Syrie a été le théâtre de bien des batailles entre Turcs et Égyptiens, et depuis qu’elle est rentrée sous le pouvoir de la Porte, une guerre intestine se poursuit toujours entre les Turcs et les tribus guerrières des montagnes. Les malheureux paysans cultivateurs, qui ne prennent parti ni pour les uns ni pour les autres, sont maltraités par tous. On ne les craint pas, on n’a pas d’intérêt à les ménager, ou du moins cet intérêt, n’étant ni direct ni immédiat, ne saurait être apprécié en Asie. Aussi leur misère même ne les met pas à l’abri du pillage, car aussi longtemps qu’on est en vie, il est évident que l’on possède quelque chose qui peut être pris. La colonne des fugitifs rentrait au village lorsque nous en sortîmes, et tous nous saluèrent en nous souhaitant un heureux voyage avec autant de cordialité que de bonne humeur. Si nous avions marché à la suite des troupes turques, nous n’aurions pas déjeuné ce jour-là.

Nous étions pourtant destinés à finir tristement notre journée. Nos bagages et une partie de nos gens, qui ne marchaient pas aussi vite que nous, avaient pris les devans, en nous donnant rendez-vous pour la nuit à un petit village turcoman, à quatre heures de Latakié. Le nom de ce village m’échappe; mais, ce qui est plus malheureux, il nous échappa à tous ce jour-là. La route s’étendait alors sur la ligne des collines sablonneuses qui bordent la mer, et nous apercevions de tous côtés des villages et des campemens entre lesquels nous devions choisir. Le jour déclinait; dans notre incertitude, nous marchions toujours. Enfin nous comprîmes que nous avions dépassé notre gîte. Il nous fallut revenir sur nos pas, et ayant aperçu à peu de distance un campement de Turcomans, nous nous y rendîmes pour tâcher de découvrir ce qu’étaient devenus nos gens et nos bagages. Un enfant, qui revenait des champs avec son troupeau, nous assura avoir entendu dire que des muletiers appartenant à des voyageurs étaient logés dans un village qu’il nous nomma, et vers lequel il consentit, non sans difficulté et moyennant un salaire payé d’avance, à nous conduire. Nous suivîmes notre guide pendant plus d’une heure; la nuit était venue, et j’étais accablée de fatigue. Tout à coup l’enfant nous montra au loin des feux qui annonçaient un village, nous dit que nous trouverions là ce que nous cherchions, et partit à toutes jambes. Cette fuite ne présageait rien de bon; mais ce que l’enfant nous avait indiqué était évidemment un village, et ce que nous avions de mieux à faire à cette heure de la nuit, c’était de nous y rendre et d’y attendre le jour avec ou sans bagages. C’est dans cette dernière condition que nous l’attendîmes en effet.

De telles nuits sont terribles. Dans une course d’Orient, on n’emporte rien de superflu avec soi: un matelas, du sucre, du riz, du café, quelques objets de toilette, voilà tout; on se réduit au simple nécessaire, et on parvient à s’en contenter; mais plus de tels apprêts sont simples, plus l’on souffre d’y renoncer. Et que vous offre-t-on comme supplément, en supposant que vos hôtes soient de bonnes gens, et qu’ils vous offrent quelque chose ? En guise de matelas, vous avez une couverture piquée que l’on vous plie en deux et dans l’intérieur de laquelle vous êtes invité à vous étendre comme entre les feuillets d’un livre. Le repas consiste d’ordinaire dans un plat de riz cuit à l’eau et assaisonné avec du beurre n’importe de quelle date ; dans les maisons bien tenues, on vous sert des cuillères de bois qui vous sont d’un grand secours pour manger ; dans les petites, on vous laisse le choix ou de prendre le riz avec vos doigts, ou de confectionner vous-même et sur place de petits récipiens avec un lambeau de votre pain. Ceci encore demande explication : le pain d’Asie ne ressemble guère au pain d’Europe. On mêle de la farine d’orge avec de l’eau, on ne la pétrit guère ; puis avec le rouleau à pâte on l’étend sur une planche en lui laissant l’épaisseur d’un gros cahier de papier. Cela fait, on pose la pâte sur un vaste couvercle de casserole ou de marmite que l’on approche du feu, on l’y laisse deux ou trois minutes, et le pain est fait. Ce pain, qui est aussi mou que du calicot, vous sert de nappe et même d’assiette, de serviette pour essuyer vos doigts et pour envelopper les provisions du lendemain ; enfin vous en faites de petits cornets que vous remplissez de riz ou de tout autre ragoût peu solide, et que vous portez ensuite à la bouche aussi proprement que vous le pouvez. Quelquefois on vous sert aussi du lait aigre et caillé auquel je me suis accoutumée, mais qui, à cette époque de mon séjour en Orient, me déplaisait fort. Quant au café, non-seulement il est servi sans sucre, mais on exige en outre que la moitié de la tasse soit occupée par le marc. Au moment de vous le présenter, on le remue de telle sorte que le fond monte à la surface et se mêle à tout le liquide. Une troisième cause d’embarras pour le voyageur séparé de ses bagages, c’est que les peignes et les brosses sont des objets complètement inconnus dans les campagnes en Orient[3]. On voit quelles contrariétés se prépare un touriste européen trop confiant dans les ressources de l’hospitalité orientale : je n’insiste pas sur ces ennuis qu’il me suffit d’avoir indiqués. J’ajoute un seul détail. Malheur à qui visite certaines parties de l’Orient sans avoir pourvu à son éclairage ! En effet, ni dans les villages ni même dans les petites villes, on ne connaît les chandeliers ou les chandelles; je ne parle pas des bougies. On y brûle de petits éclats d’un bois résineux qui donne une lumière fort vive, mais plus de fumée encore que de lumière. On tient ces petits bâtons enflammés à la main, au risque de répandre la résine allumée sur tous les objets environnans et souvent sur ses propres doigts, au grand péril aussi de la maison et de ses hôtes.

Dès le soleil levant, nous nous remîmes en route. Nous devions arriver avant la fin du jour à Latakié. Il n’était pas encore midi lorsque nous rencontrâmes, à une petite distance de la ville, une cavalcade composée des principaux habitans, qui venaient, selon l’usage, nous souhaiter la bienvenue et nous escorter jusqu’à la maison du consul anglais, chez lequel nous étions attendus, et où nous trouvâmes nos bagages et nos gens. La maison et la famille du consul anglais de Latakié devraient être montrées à tous les étrangers, comme le type le plus séduisant des maisons et des familles arabes. Tout y est strictement national, c’est-à-dire oriental, et pourtant il est difficile de rien imaginer de plus élégant que cette maison, ni de plus gracieux, de plus respectable que la famille qui l’habite.

L’usage de faire communiquer les appartenions entre eux n’est pas connu dans l’Orient arabe; la cour est le lien qui rattache les unes aux autres toutes les pièces d’une maison, et chacune de ces pièces se suffit à elle-même. Autant de chambres supérieures, autant d’escaliers qui aboutissent tous dans la cour. Il n’y a là économie ni d’espace, ni de matériaux, ni de main-d’œuvre; mais rien de tout cela ne coûte bien cher en Orient, et d’ailleurs tel est l’usage. On entre dans la maison du consul anglais à Latakié par une petite porte basse donnant d’un côté dans la rue et de l’autre dans un passage étroit et sombre qui ouvre sur la cour. Celle-ci est pavée de grandes dalles de marbre et entourée de divers corps de logis; celui du fond contient la chambre commune ou le salon auquel on parvient par un escalier extérieur et à double rampe, comme les escaliers des perrons de nos maisons de campagne. Le salon est grand, éclairé par sept fenêtres donnant sur des jardins, et meublé d’un divan qui s’étend tout le long des parois au-dessous des fenêtres; plusieurs autres sofas plus petits sont adossés aux murs. Tous les meubles sont recouverts de soie verte, les rideaux des fenêtres sont de la même étoffe, le parquet est reluisant de propreté, un lustre suspendu au milieu de la pièce complète l’ameublement. Vis-à-vis de ce corps de logis est la salle à manger, grande pièce au rez-de-chaussée n’ayant de jour que sur la cour, entourée d’une estrade sur laquelle sont placés des divans et des carreaux empilés. Les deux corps de logis latéraux contiennent les chambres à coucher, les bureaux, les offices, etc. Ma chambre était située au sommet d’un escalier découvert et donnait sur les jardins; elle était de plain-pied avec les terrasses, qui forment les toits des maisons en Orient, et sur lesquelles, dans la saison chaude, on transporte les lits.

Le consul était un jeune Arabe de Latakié, parlant fort bien l’italien et ayant d’aussi bonnes façons qu’un vrai gentleman anglais. Doux, intelligent et actif, il exerçait une assez grande influence sur les Druses aussi bien que sur les fellahs et les Ansariés des environs, et il n’employait cette influence qu’à calmer les passions violentes des populations, à entretenir ou à ramener la paix entre celles-ci et le gouvernement. Le jour même de mon arrivée (je ne précédais les troupes ottomanes que de quelques heures), il avait reçu une lettre du chef de la tribu révoltée, qui se déclarait prêt à entrer en arrangement avec l’administration impériale et à accepter les conditions que le consul jugerait convenable de lui proposer. Le jeune médiateur était heureux de son succès, dans l’intérêt du pays et de la paix d’abord, et ensuite parce qu’il espérait qu’on lui en saurait gré à Constantinople.

Quoique fort jeune, le consul était marié en secondes noces à une veuve qui semblait à peine sortie de l’enfance. Cette charmante jeune femme portait le gracieux costume des femmes de la Syrie. Ce costume fait vraiment honneur au goût exquis des Syriennes. Une robe en soie de couleur claire, rosé, bleu-de-ciel, lilas, vert tendre, taillée à peu près comme une robe de chambre d’homme, ouverte devant et fendue sur les côtés, laisse le sein presque entièrement à découvert. Cette robe de chambre descend jusqu’à la cheville et traîne par derrière ; mais ces dames en relèvent ordinairement la queue, qu’elles attachent avec une épingle; puis elles retournent les deux parties de devant, et les attachent aussi par des épingles sur la partie déjà retroussée. De larges pantalons bouffans, et serrés autour de la cheville, montrent leurs plis soyeux à travers les diverses ouvertures de la robe. Une large écharpe des Indes ou de soie brochée entoure la taille au-dessous du sein, qui n’est guère voilé que par une chemise en gaze de soie aux longues manches pendantes. Un corsage parfaitement collant, brodé d’or ou de perles, et ouvert sur le sein comme la robe de chambre, complète cet ajustement. Les cheveux nattés tombent aussi bas que la nature ou l’art le permettent; la tête est recouverte d’un fez orné de perles. Voilà pour l’ensemble du costume; mais que dire des accessoires? Qui a jamais compté les milliers de petits boutons, les mètres de ganse et de soutache dont la robe de chambre, les pantalons et la chemise sont garnis, — les chaînes, les broches, les fermoirs, les bracelets accumulés sur ces bras, ces poitrines et ces cous de cygne? Le fez même qui sert de coiffure est relevé par mille ornemens bizarres. Un mouchoir de soie de Damas ou d’Alep, noué autour du fez, retombe négligemment sur l’épaule gauche; de nombreux rubans se croisent sur le mouchoir, et des bouts de dentelle sont entremêlés aux rubans. Fez, mouchoir, rubans et dentelle ne forment d’ailleurs que la gracieuse charpente de cette œuvre d’art : par-dessus celle-ci, on pose tout un parterre de fleurs naturelles, et qu’il faut renouveler d’heure en heure. Une touffe de rosés descend sur l’oreille, une branche d’oranger fleuri caresse la joue; des jasmins, des œillets, des fleurs de grenadier s’étalent en diadème au-dessus du front; enfin chacune de ces fleurs est attachée sur le mouchoir par de larges épingles en diamans ou en pierreries montés à la façon orientale, et représentant aussi des fleurs ou des papillons. Les dames de Syrie semblent avoir adopté la maxime qu’on n’a jamais trop d’une bonne chose, et que les bijoux sont une fort bonne chose. Figurez-vous maintenant sous ce costume des femmes à la taille haute et élancée, quoique parfaitement arrondie, de grands yeux noirs brillant d’un éclat extraordinaire, un teint qu’eut admiré Titien, des traits fins, délicats et réguliers, et une expression toujours gracieuse et souriante : vous aurez une image aussi exacte que possible de la beauté syrienne. Pour ma part, j’ai vu des types de beauté plus remarquables, j’en ai rarement vu de plus séduisans. Il faut tout dire cependant : les coutumes européennes, si peu connues et si mal reçues en Orient, menacent d’y faire brèche par la toilette des dames, le seul côté peut-être des mœurs musulmanes qu’elles feraient bien de respecter. Les dames d’Alep commencent à abandonner la robe de chambre et la queue pour la jupe ronde de l’Occident, les brocards ou les satins d’Alep et de Damas pour les étoffes de Lyon, et, ce qui est bien pis, les tissus de l’Inde, de la Perse et du Thibet pour les cachemires français.

Latakié est une petite ville mieux bâtie que ne le sont les villes de l’Asie-Mineure; l’architecture extérieure des habitations n’a rien de remarquable; seulement les maisons ont l’air de maisons, et non pas de cabanes en ruines. Les trottoirs sont si élevés, le milieu des rues si malpropre et les rues si étroites, que le seul moyen de les traverser sans se crotter jusqu’au genou, c’est de sauter d’un trottoir à l’autre, ce qui rend le plaisir de se promener dans la ville de Latakié quelque peu fatigant. J’allai visiter un ancien arc-de-triomphe attribué à Vespasien; mais ce monument, fort dégradé, n’était peut-être pas d’une grande beauté lorsqu’il était intact. J’en fus peu satisfaite. Je préférai à ces ruines insignifiantes les bosquets d’orangers, d’oliviers et de figuiers dont la ville est entourée, et les palmiers solitaires qui s’élèvent çà et là dans la campagne imprégnée au loin de leur parfum.

II. — LA LÉGENDE DE SULTAN IBRAHIM. — UNE HALTE A TRIPOLI. — BADOUN. — LES MISSIONNAIRES ANGLAIS EN SYRIE.

Nous ne quittâmes Latakié et nos aimables hôtes que le lendemain assez tard dans la journée; mais le mal n’était pas grand, puisque nous n’avions devant nous qu’une étape de quatre heures. Nous devions passer la nuit à Gublettah, petite ville sur le bord de la mer, où, depuis plusieurs jours, le frère du consul anglais était occupé à surveiller le sauvetage d’un bâtiment russe qui avait sombré dans ces parages, et dont on espérait retrouver le cuivre.

J’ignore si Gublettah existe, car je ne l’ai pas vue. Le frère du consul anglais (consul lui-même de Russie) devait nous attendre aux portes de la ville, mais je n’aperçus ni portes, ni ville, ni rien qui méritât ce nom. J’aperçus seulement une mosquée où le consul nous avait préparé un logement. Je fus bien aise d’apprendre, quelques instans plus tard, que lui-même n’avait pas visité ce logement, et qu’il s’était contenté d’en faire sortir les sous-officiers de la garnison de Gublettah, qui l’occupaient. J’en fus bien aise, car j’avais vu à Latakié la jeune femme du consul russe, et il m’eût été pénible de concevoir de celui-ci une opinion défavorable. Or un sauvage seul eût pu considérer le chenil qui me fut offert comme un logement; mais le consul ne méritait aucun reproche, et je le vis même rougir lorsqu’il jeta un regard dans l’intérieur de mon appartement. Qu’était-ce donc que ce logement? Je ne puis le dire, toutefois il est constant que les tanières des plus immondes animaux seraient des gîtes préférables aux chambres des sous-officiers de la garnison de Gublettah. Quoi que l’air de Gublettah soit renommé pour les fièvres qu’il procure, quoique la soirée fût fraîche et que la nuit promît d’être froide, je m’établis sur le toit en terrasse de la mosquée, et, malgré le grand air, il me fut impossible d’oublier un seul instant que j’étais dans le voisinage de l’appartement récemment occupé par les sous-officiers de Gublettah.

Mais après tout quel édifice charmant que la vieille mosquée de Gublettah! Combien la légende attachée à ce monument est touchante! Il y a six cents ans, un sultan, nommé Ibrahim, se dégoûta des grandeurs et résolut de se vouer à la vie contemplative. Une nuit, s’étant procuré un costume de derviche, il sortit seul de son palais et de sa capitale, et il erra longtemps à l’aventure, vivant d’aumônes, jouissant de son indépendance et de sa solitude. Enfin le sort le conduisit sur les bords du ruisseau qui coule encore à quelques pas de la mosquée. Si ce lieu était alors tel qu’il est aujourd’hui, je ne m’étonne pas que le sultan se soit décidé à s’y fixer pour le reste de ses jours. A quelques toises du rivage de la mer, derrière une haie naturelle d’arbrisseaux en fleurs, un ruisseau assez large, plein d’une eau claire et limpide, suit un cours si tortueux, qu’il embrasse et renferme presqu’entièrement une prairie d’environ cent cinquante mètres carrés. Vers le centre de cette prairie, dont la fraîcheur et la verdure sont entretenues en toute saison par l’eau du ruisseau filtrant à travers les terres, un arbre immense, dont j’ignore le nom, étend ses rameaux et couvre de son ombrage la terrasse qui couronne la mosquée. Si de cette calme et verdoyante retraite vous portez vos regards à l’entour, vous apercevez d’un côté une série interminable de bosquets, et de l’autre la mer, aux bords de laquelle les restes d’un amphithéâtre romain sont encore debout. Sultan Ibrahim comprit la beauté de ce lieu, il résolut de s’y fixer et d’y finir ses jours dans la méditation et la prière. Sa vie fut courte, et la légende ne nous dit pas quelle fut la cause de sa mort prématurée. Tomba-t-il victime sous les coups de quelque horde sanguinaire? Manqua-t-il des choses nécessaires à la vie, même à celle d’un anachorète? Sa constitution formée dans la mollesse et les plaisirs se refusa-t-elle aux sévères aspirations de son âme? Nous l’ignorons; mais la légende nous montre la mère du jeune sultan quittant la cour aussitôt après son fils, suivant au loin ses traces, les perdant quelquefois, les retrouvant toujours, et arrivant enfin sur les bords du ruisseau limpide où j’étais assise écoutant cette histoire que me racontait un vieux santon arabe. Elle ne retrouva de ce fils si longtemps cherché qu’un cadavre non encore refroidi. La légende décrit avec l’emphase orientale la douleur de cette mère éplorée : « Est-elle donc arrivée trop tard? Tant de jours passés sur le chemin désert, au milieu des dangers, tant de souffrances, de privations, n’auront-ils aucun résultat? Ne peut-elle plus rien pour ce fils qu’elle était venue chercher, et dont elle voulait partager l’existence? Non, il n’en est pas ainsi; il lui reste quelque chose à faire pour lui : elle lui élèvera un monument qui perpétuera le souvenir de ses vertus, et Dieu saura bien montrer aux fidèles que le corps en fermé sous ces voûtes a été celui d’un de ses élus. » Ici finit la légende, mais le santon y ajouta, en guise de conclusion, ces paroles : « La validé (sultane-mère) exécuta son projet, et Dieu récompensa sa foi; depuis six cents ans que le corps de sultan Ibrahim repose dans cette mosquée, des miracles sans nombre ont été accomplis sur son tombeau, et tous les voyageurs qui passent par Gublettah viennent y faire leurs prières et y déposer leur offrande. — Toi, qui es chrétienne, tu n’adresseras pas tes prières à sultan Ibrahim, mais tu seras admise, si tu le veux, dans l’intérieur de ce monument, et tu récompenseras celui qui t’aura procuré cette faveur.»

Je ne demandai pas mieux que de récompenser ce brave santon, et je le suivis respectueusement jusque dans la salle funéraire qui renferme l’immense catafalque de sultan Ibrahim. Je n’y trouvai rien que ce que j’avais vu dans toutes les mosquées renfermant d’illustres cendres. Une chapelle ou, pour mieux dire, une chambre, située dans la partie la plus reculée du bâtiment et séparée de la mosquée proprement dite, contient un coffre gigantesque posé sur un échafaudage en bois qui l’exhausse encore, et que recouvrent des tapis, des châles des Indes et des plumes. La lumière du jour ne pénètre que faiblement dans cette enceinte, et elle y est remplacée par une multitude de petites lampes à huile qui donnent plus de fumée que de rayons. Des offrandes sont suspendues autour de la chambre, comme dans quelques-unes de nos propres églises.

Nos chevaux nous attendaient sellés et bridés à la porte de la mosquée ; nous avions devant nous une longue étape, et il me tardait de me trouver en rase campagne ; mais la sortie n’était pas facile. J’ai dit que j’étais toute disposée à exprimer ma reconnaissance au santon qui m’avait raconté la légende ; par malheur, s’il n’y avait qu’une légende, il y avait plusieurs santons, et les prétendans à ma reconnaissance se trouvèrent si nombreux à ma sortie de la mosquée, que je faillis en être asphyxiée. Il y a beaucoup de mendians en Europe ; mais ils reçoivent ce que vous leur donnez, ou se retirent sans bruit, si vous ne leur donnez rien. Les mendians arabes sont d’une tout autre espèce. Entre eux et des brigands, il n’y a point de différence, si ce n’est que ceux-ci cherchent les solitudes pour faire leurs coups, tandis que ceux-là exercent leur profession au milieu d’une population spectatrice qui se garde bien d’intervenir. Malgré la protection du consul de Russie et de mes propres gardes, je ne sais ce qui serait advenu de moi, si j’avais refusé l’aumône à ces mendians. Je n’y songeai même pas, mais ma condescendance ne me servit de rien. C’est une maxime généralement admise et suivie en Orient qu’il ne faut jamais se contenter de ce qu’on vous offre, lors même qu’on vous offrirait le double de ce que vous vous proposiez de demander. J’ai retrouvé des traces de ce système à Venise, où il a certainement été introduit par des négocians levantins. Un marchand des Procuratie me demandait un prix extravagant de je ne sais plus quel objet. Moi qui n’aime pas à marchander, je lui tournai le dos ; mais le marchand me rappela en me disant : « Que diable ! madame, comme vous vous sauvez ! On ne demande pas un prix pour l’avoir ! » Singulier axiome dont je n’ai bien compris toute la portée que depuis mon séjour en Orient !

Heureusement mes chevaux étaient à la porte de la mosquée. Le consul fouilla dans sa poche, en retira tous les paras qu’elle contenait et les jeta en l’air de façon à les faire tomber un peu loin de mes persécuteurs. À peine le son de la monnaie touchant les dalles du temple se fit-il entendre, que le cercle dans lequel j’étais enfermée se brisa, et que je me vis libre. J’en profitai pour m’élancer sur mon cheval et partir au galop, jetant un regard de regret sur l’amphithéâtre en ruines que j’avais dû renoncer à visiter. Mes compagnons de voyage, qui n’étaient pas entrés dans le tombeau de sultan Ibrahim, avaient en revanche parcouru les ruines romaines, et revenaient enchantés. L’amphithéâtre de Gublettah était, à leur avis, un monument du plus beau style et dans un état de conservation rare.

Nous étions suivis d’une nombreuse escorte de bachi-bozouks qui devaient nous quitter lorsque nous aurions dépassé certain point réputé fort dangereux. Ce fut pourtant sur ce point même que nous nous arrêtâmes pour déjeuner, et j’y aurais passé volontiers quelques jours à la barbe de tous les brigands de l’univers, tant ce lieu présentait de charmes. Les bords de la mer sont en général fort arides, et ils le sont en Syrie plus que partout ailleurs ; mais je ne sais par quelle secrète influence les lois physiques sont parfois réduites à néant dans cette terre des prodiges, et les sites les plus en chanteurs surgissent tout à coup devant vous, là où on ne croyait rencontrer que des pierres, des ronces et du sable. Certaines oasis de Syrie échappent à toutes les explications, à toutes les hypothèses et par leur étendue et par la nature des obstacles dont elles ont triomphé. L’air salé de la mer ne devrait-il pas agir également sur tous les terrains qui en constituent le rivage ? Comment se fait-il qu’après avoir marché pendant des journées entières dans les sables des grèves, au milieu d’arbustes nains et rabougris, l’on se trouve subitement sur le seuil d’un parc anglais ? Le gazon a remplacé les sables, des variétés infinies d’arbres vigoureux et couverts de fleurs succèdent aux buissons et aux taillis. Des fleurs aux couleurs éclatantes, aux larges corolles, charment l’œil et embaument l’atmosphère ; des milliers d’oiseaux chantent avec une ardeur, une énergie à laquelle ne sauraient atteindre les oiseaux des climats plus tempérés. Nos hirondelles, par exemple, poussent en volant un cri monotone, et rien de plus ; mais l’hirondelle d’Asie, plus petite que la nôtre, avec ses longues ailes et sa longue queue en fourchette d’un beau bleu métallique, sa poitrine et le dessous de son col de couleur orange, chante à peu près comme le rossignol. Le diapason de sa voix est plus grave, mais son chant s’éloigne fort peu, par le rhythme et la mélodie, de celui de notre grand concertiste des bois. C’est la nature orientale qui révèle ici sa puissance, et nulle part nous ne l’avions trouvée plus admirable que dans l’oasis où nous nous arrêtâmes après avoir quitté Gublettah. Un vieux château, de je ne sais quelle époque, couronnait une petite éminence à quelques toises de la mer. Il n’était pas facile d’en distinguer au premier abord les ruines, couvertes qu’elles étaient par une tunique de lierre et d’autres plantes grimpantes. Chaque crevasse de ces vieux murs semblait ne s’ouvrir que pour livrer passage à des bouquets de fleurs. Tout le pays à l’entour offrait la même teinte de riche verdure, et quoique le soleil fût déjà assez élevé sur l’horizon, l’ombre d’arbres immenses se dessinait en larges plaques sombres sur la prairie. Impossible, dans un semblable paradis, de rien imaginer qui ne fût doux, riant et suave. Il faut un cadre à chaque tableau, et une scène de meurtre et de violence entre cette mer, ce ciel, ces ruines tapissées de fleurs, ces prés et ces bosquets, eût été un crime de lèse-harmonie. On me dit que ce vieux château servait souvent de retraite aux brigands : je n’en crus rien. Cependant ceux de nos gardes qui devaient nous accompagner jusqu’à Tarabulus (Tripoli) nous pressaient de partir et nous rappelaient que nous avions encore dix heures de marche (c’étaient des heures de chameau) avant d’arriver à Tortose, où nous devions passer la nuit. Il fallut se rendre à leurs instances, et je m’éloignai de fort mauvaise grâce du vieux château, de son rideau de feuillage et de fleurs, de la verte prairie et de l’ombrage épais. Lorsqu’on quitte de tels lieux en Syrie, on se dit : « Je ne reverrai plus quelque chose de semblable ! » Il y a beaucoup de chances pour qu’il en soit ainsi, et cela est triste.

Ce fut une rude journée que celle qui suivit cette belle halte. De onze heures du matin à quatre heures du soir, la chaleur devint insupportable. Nous nous arrêtâmes quelque temps sous les murs de Baynas, ancienne ville dont les fortifications remontent à l’époque des croisades, et sont évidemment une œuvre européenne. Nous côtoyions la mer, et environ une heure avant le coucher du soleil, nous aperçûmes devant nous, à l’extrémité d’une langue de terre qui avance dans la mer, une masse noirâtre et découpée que l’on nous dit être Tortose. Près du promontoire et presque adhérente à la terre est une île appelée l’Ile des Femmes. On la nomme ainsi parce qu’elle est presque exclusivement habitée par les femmes, mères, sœurs ou filles, de pêcheurs et de marins qui passent leur vie sur les eaux. Nous prîmes courage à la vue de Tortose. — Nous n’y sommes pas encore ! dit sentencieusement l’un de nos gardes. — Rien de plus irritant qu’une pareille réflexion jetée au travers des espérances d’un pauvre voyageur abîmé de fatigue. Malheureusement j’avais acquis l’expérience des déceptions inséparables d’un voyage d’Orient, et j’étais forcée de me dire que le garde pouvait avoir raison.

La nuit vint rapidement : la lune ne parut pas, mais les nuits d’Orient ne sont jamais bien noires. On dirait un crépuscule. Le paysage est quelquefois aussi bien éclairé à minuit qu’il l’était une heure après le coucher du soleil, et pourtant vous n’apercevez pas une étoile, le ciel étant entièrement couvert de nuages. Quoi qu’il en soit, la nuit était venue, une de ces nuits douteuses, pendant lesquelles on est plus exposé à perdre son chemin qu’au milieu des plus épaisses ténèbres. On aperçoit tous les objets qui vous entourent, mais on en aperçoit aussi qui, loin de vous entourer, n’existent seulement pas, et ceux qui existent vous apparaissent parfois sous des formes tout à fait nouvelles et presque méconnaissables. Nous avions aperçu Tortose pendant qu’il faisait jour ; nous crûmes reconnaître encore cette ville après que la nuit était close. Elle était là, devant nous, à une fort petite distance. Voilà, disions-nous, ses anciens murs fortifiés, voilà sa vieille tour ; la ville occupe une étendue de terrain fort considérable ; ce doit être une ville de quelque importance. Tout en devisant ainsi, nous marchions toujours vers notre ville. Un détour du chemin nous la déroba un instant ; mais nous allions tourner la pointe qui nous la cachait, et nous ne pouvions plus en être qu’à quelques pas. Nous tournons la pointe, et nous ne voyons rien. Le fantôme de ville s’était évanoui dans les airs, et nous marchâmes encore pendant plus de deux heures avant d’atteindre les murs qu’un moment nous avions cru toucher.

Je n’ai rien vu de Tortose que les rues par lesquelles il me fallut passer pour arriver à mon logement ; mais ce que j’en ai vu ressemble à une vieille petite ville d’Europe. Les maisons, bâties en pierres, donnent sur la rue, tandis que partout ailleurs les rues ne sont formées que par des murs de clôture, et que les maisons, placées au-delà de ces murs, sont entièrement cachées aux regards des passans. La chambre où je passai la nuit était voûtée, comme le sont toutes les maisons de Jérusalem, et généralement des villes de Syrie où les croisés ont fait de longs séjours. En traversant la ville le lendemain de mon arrivée, je remarquai plusieurs édifices de construction européenne qui me rappelèrent certains hôtels-de-ville de Normandie. L’aspect en est sombre, il doit être triste par lui-même ; mais y a-t-il rien de triste pour l’exilé dans ce qui lui rappelle la patrie absente ?

De Tortose à Tripoli, il y a aussi loin que de Gublettah à Tortose. La première journée nous avait mal disposés pour la seconde ; plusieurs de nos chevaux étaient encore plus mal disposés que nous, et, pour compléter la série de nos infortunes, pas un abri ne s’offrait à nous sur la route. Vers le milieu de la journée cependant, nous aperçûmes sur le sommet d’un coteau un village arabe : c’était le premier de ce genre que je voyais ; il ne consistait que dans une douzaine de tentes en étoffe brune, tissée de poil de chèvre ou de chameau. Les hommes étaient je ne sais où ; mais les femmes gardaient les tentes, et nous pensâmes que nous pourrions y trouver du lait. Ce fut une malheureuse pensée. Nous avions cru que les femmes arabes ressemblaient à d’autres femmes. Nous fûmes tristement surpris lorsque nous vîmes les singulières créatures qui se précipitèrent hors des tentes à notre arrivée : d’énormes chiens les précédaient, aboyant, hurlant, montrant les dents et s’élançant aux jambes de nos chevaux ; mais la fureur de ces dogues n’était que de l’urbanité, comparée à celle des femmes. Elles étaient vêtues d’une blouse en toile bleue, et un chiffon de la même couleur enveloppait leur tête et retombait sur leurs épaules ; une ceinture en cuir serrait leur taille ; leur peau noire et grasse était couverte de tatouages noirs et bleus ; les lèvres surtout disparaissaient complètement sous une couche d’indigo, et le bout de leur nez n’était qu’un réceptacle de clous de girolle, d’anneaux en or ou en cuivre, et de petites fleurs d’argent en filigrane. Il y en avait vraisemblablement de jeunes dans le nombre, mais toutes paraissaient avoir le même âge, et un âge fort respectable ; toutes aussi semblaient d’humeur également intraitable ; elles nous montrèrent les poings et nous firent d’odieuses grimaces accompagnées d’injures et de malédictions, le tout parce que nous venions leur demander quelques tasses de lait ! Édifiés sur l’hospitalité des dames à la lèvre bleue, nous ne voulûmes pas prolonger ce pourparler. Nous lançâmes nos chevaux au galop, ce qui était peu commode, à cause des ruades que ces pauvres animaux détachaient sans cesse aux chiens qui leur mordaient les jambes, et nous ne ralentîmes le pas qu’après nous être mis hors de portée de leurs cris et des pierres qu’on faisait pleuvoir sur nous. Je me promis bien, en m’éloignant, de ne plus demander de lait à des femmes arabes.

Cette soirée-là ne se passa pas beaucoup plus agréablement que la précédente. Ce ne fut qu’après une marche assez pénible et à la nuit déjà close que nos chevaux nous déposèrent à Tripoli, devant la maison du consul d’Autriche, beau-frère de mes hôtes de Latakié et de Gublettah. Les deux consuls avaient dû écrire à cet agent pour lui annoncer mon arrivée, et m’avaient chargée moi-même de mille complimens pour leur sœur. C’était donc avec la plus entière confiance que je frappai à la porte du consul d’Autriche à Tripoli, jouissant à l’avance des bonnes nouvelles que j’apportais à sa famille et du plaisir que j’allais lui procurer. J’envoyai mon drogman annoncer mon arrivée, et j’attendis son retour dans la rue sur mon cheval, luttant avec peu de succès contre la fatigue et le sommeil, qui s’étaient emparés de moi. Ce retour se faisant attendre au-delà de ce qu’il était possible de prévoir, je priai un de mes compagnons de voyage d’aller reconnaître l’état des choses. Il revint au bout de quelques instans, le visage en feu, m’apprendre d’un air fort courroucé que le consul ne se montrait pas du tout disposé à nous recevoir, et faisait valoir tous les prétextes imaginables pour se dispenser de nous ouvrir sa porte. J’étais si bien accoutumée au gracieux accueil des plus pauvres comme des plus riches Orientaux, que ce procédé consulaire me causa une véritable indignation. Ma fatigue disparut comme par enchantement, et j’aurais volontiers passé la nuit sur une borne (si telle chose eût existé à Tripoli) plutôt que de mettre le pied sous ce toit si peu hospitalier. Il devait pourtant y avoir quelque terme moyen entre la borne et l’hôtel du consul d’Autriche, et je m’enquis auprès des curieux, qui malgré l’heure avancée s’étaient rassemblés autour de nous, s’ils ne connaissaient personne qui pût nous recevoir par bonté d’âme ou pour de l’argent. Il y avait bien un couvent de carmes, mais il était situé à l’extrémité opposée de la ville ; on n’en ouvrait plus les portes après une certaine heure, et il était douteux que les femmes y fussent admises. J’étais chargée d’une lettre pour le médecin de la quarantaine, mais il était absent. L’opinion générale était que je ne trouverais nulle part aussi bon gîte que chez le consul, et chacun semblait penser que le plus court et le plus sage était de poursuivre les négociations pour obtenir l’entrée de sa demeure. Quant à la question de ma dignité blessée, c’était un détail complètement imperceptible pour les citoyens de Tripoli.

Nous en étions là de nos délibérations, et j’avoue que nous n’étions guère avancés, lorsque mon drogman et celui du consulat parurent, et m’annoncèrent, de l’air de gens qui venaient de soutenir un combat acharné, que le consul m’attendait et que je pouvais faire décharger mes bagages. J’hésitais encore, mais que faire ? Il n’était pas loin de minuit ; nous ne connaissions personne à Tripoli, pas même de nom ; hommes et bêtes étaient à bout de force et de volonté. Je suivis donc les deux drogmans. Je traversai une vaste cour dallée en marbre, tenue avec une exquise propreté et entourée de vignes. Un premier vestibule, bien éclairé, et dont les lumières se jouaient sur la surface polie des marbres et des boiseries comme sur autant de glaces de Venise, m’éblouit tout d’abord. Dans la pièce à côté, presque aussi vaste que le vestibule, mais moins resplendissante et plus meublée, se tenait étendu sur un divan, la tête coiffée d’un bonnet de nuit et le corps enveloppé d’une robe de chambre, le formidable consul. Un coup d’œil me suffit pour me convaincre qu’il n’était pas encore réconcilié avec la nécessité dont il subissait la loi, je ne sais même s’il eût exercé assez d’empire sur lui pour se refuser la satisfaction de m’adresser un mauvais compliment ; mais je ne lui en laissai pas le temps : il était mécontent, et par conséquent maussade ; moi j’étais en colère, ce qui vaut beaucoup mieux. Aussi, marchant droit à lui, pendant qu’il se balançait sur son siège comme pour se lever, je lui dis d’une voix très claire et en parlant très lentement : « Je vous prie de croire, monsieur, que je ne me serais pas présentée chez vous si votre famille ne m’en avait instamment priée, et dans ce moment même je sortirais de votre maison, s’il m’était possible de trouver un autre logement. Je n’accepte donc de vous que ce que vous ne pouvez me refuser, un abri pour cette nuit ; votre vestibule me suffira, et demain matin, dès qu’il fera jour, je continuerai mon voyage. »

le consul d’Autriche n’était pas du tout un méchant homme, et il n’avait pas eu l’intention de me faire une impolitesse ; il était simplement valétudinaire, nerveux, hypocondre ; ceux qui ont vécu longtemps en Orient ont perdu l’habitude de se contraindre, et ceux qui n’en sont jamais sortis ne l’ont jamais acquise. On était venu lui annoncer qu’une vingtaine de personnes réclamaient son hospitalité à onze heures du soir ; il s’était trouvé dans l’embarras, et cet embarras lui donnant de l’humeur, il l’avait montrée. Quand il s’aperçut qu’il avait vivement blessé ses hôtes, il en fut peiné, et il m’exprima sa peine avec la même vivacité et la même franchise qu’il avait mise à épancher d’abord son mécontentement. Mon courroux se dissipa aussitôt comme par enchantement. Mon attention venait d’ailleurs de se porter sur un objet infiniment plus aimable que le consul. Sa femme, la sœur de mes hôtes de Latakié, était assise dans l’ombre lorsque j’entrai. Elle ne parlait et n’entendait que l’arabe ; mais elle devina facilement que nous n’échangions pas, son mari et moi, des expressions fort tendres. Elle se leva tout doucement, s’approcha de moi, me prit la main, et murmura tout bas quelques mots en arabe que je n’entendis pas, mais dont je compris le sens.

La femme du consul d’Autriche à Tripoli est la plus belle femme que j’aie vue en Syrie, et son costume était le plus charmant, le plus coquet de tous ceux que j’avais admirés jusque-là. Elle fit signe au drogman du consulat d’approcher, et le chargea de me dire tout ce que son joli visage m’avait déjà dit. Ma chambre était toute prête, elle-même allait préparer mon souper et voulait me le servir ; ce qui avait mis son mari de mauvaise humeur, c’était la crainte que je ne trouvasse pas chez lui tous les agrémens auxquels j’avais droit de m’attendre. Il était malade, et la moindre agitation le mettait hors de lui ; mais elle l’avait rassuré en lui promettant que je ne manquerais de rien, ou que du moins elle obtiendrait mon pardon pour ce qu’elle ne pourrait me procurer. Pendant qu’elle me parlait ainsi, accompagnant son discours des plus gracieux sourires et d’un regard dans lequel une nuance d’inquiétude se mêlait à la douce gaieté qui semblait lui être naturelle, j’avais oublié et mon courroux et la cause qui l’avait allumé. Je regardais tour à tour cette femme si belle encore, si jeune et si charmante, un groupe de petits enfans qui jouaient à l’écart, gardant un silence qui trahissait une certaine crainte, et le père de famille, l’époux, le maître, enveloppé dans sa robe de chambre et dans sa mauvaise humeur. Je me souvenais de plusieurs ménages européens établis sur les mêmes bases, présentant le même contraste, et je me disais que la nature humaine est la même sous toutes les latitudes et sous tous les costumes.

Il fallut suivre sans cérémonie ma belle hôtesse dans la salle à manger, puis recevoir de ses blanches mains tout ce qu’il lui plut de m’offrir. Quelques instans après, je goûtais le repos le plus complet dans une chambre comfortablement meublée. Le lendemain, mon consul se montra d’humeur charmante. Il avait reçu pendant mon sommeil la lettre de ses beaux-frères annonçant mon arrivée, et dont un accident imprévu avait retardé la réception. Je partis donc de Tripoli très satisfaite du court séjour que j’y avais fait, et parfaitement réconciliée avec le digne consul, qui n’était, après tout, qu’un fort brave homme, un peu fantasque et très souffrant. Quatre heures de marche seulement nous séparaient de Badoun : le temps était beau et chaud, nos bagages étaient partis devant nous, selon notre coutume, et nous étions libres de toute inquiétude ; mais c’est précisément au milieu d’une complète sécurité que presque toujours les malheurs nous surprennent.

Il était impossible de s’égarer pendant la première partie de notre voyage vers Badoun, puisque nous ne devions pas quitter les bords de la mer ; mais la fatalité voulut que nous atteignîmes un promontoire à partir duquel la route s’éloigne de la mer, au moment même où la nuit éteignait jusqu’aux dernières lueurs du crépuscule. Une autre circonstance fort malheureuse, et dont je ressentis les effets pendant toute la durée de mon voyage, ce fut d’avoir pour drogman un homme aussi vain qu’ignorant et stupide. De petite taille et fort laid, ce personnage, tour à tour obséquieux et arrogant, était d’origine européenne, puisqu’il était né à bord d’un vaisseau danois qui portait sa mère en Orient. Ce bâtiment était tout ce qu’il avait jamais connu de l’Europe, et la seule des langues d’Occident qu’il eût réussi à balbutier était l’italien. S’étant établi à Constantinople, il y était parvenu, je ne sais trop comment, à une position passable. Pendant la première année de mon séjour en Asie, je l’avais employé pendant quelques mois à ma ferme, puis je l’avais renvoyé dans un accès d’impatience ; enfin, l’ayant rencontré à mon passage à Angora, j’avais consenti à l’admettre de nouveau dans mon escorte. Depuis mon entrée en Syrie cependant, je m’étais aperçue que l’arabe ne lui était pas moins étranger que les autres idiomes orientaux ou occidentaux, et je regrettai, mais trop tard, d’avoir grossi ma suite de cet importun. À ses yeux, le titre d’interprète et celui de premier ministre étaient identiques ; aussi ne négligeait-il aucune occasion de détacher en avant de nous le gros de la caravane, pour se donner la satisfaction de parader auprès de moi, le fusil sur l’épaule, monté sur le plus grand de mes chevaux et affublé d’une immense écharpe rouge garnie de poignards et de pistolets. Si ce singulier drogman n’avait été qu’inutile, j’aurais fait bon marché de l’ennui de sa présence ; malheureusement, aussi ignorant en géographie qu’en linguistique, il avait la prétention de posséder dans ses moindres détails la carte des pays que nous parcourions. Le jour de notre marche vers Badoun, nous reconnûmes à nos dépens combien cette prétention était peu fondée.

Dirigés par le personnage que je viens de décrire, nous suivîmes d’abord la côte jusqu’au promontoire qui coupe la route de Badoun. A partir de ce promontoire, la route fait un détour vers la gauche, traverse quelques ravins, puis revient aboutir au rivage à peu de distance de Badoun. Notre drogman, arrivé au promontoire, nous dirigea vers les montagnes ; mais, au lieu de suivre la route tracée, il s’engagea et nous engagea avec lui dans le lit d’un torrent qui non-seulement nous éloignait de notre direction, mais opposait à nos chevaux des obstacles multipliés. Au sortir de ce torrent, nous nous trouvâmes sur la pente d’une haute montagne et en face d’un entassement de rochers qui bordaient de toutes parts notre horizon. Ce paysage désolé, éclairé par la lune, nous avertissait clairement de l’erreur de notre guide, dont cette fois la confiance parut ébranlée. Allions-nous passer la nuit à la belle étoile ? Fallait-il pousser en avant, reculer ou s’arrêter ?… Nous agitions tristement ces diverses questions lorsqu’un de nous crut reconnaître un sentier. Le sentier devait aboutir à un village. Il n’y avait pas à hésiter. Ce n’était plus Badoun, c’était un gîte que nous avions hâte de gagner. Nous primes donc la direction indiquée par quelques traces, qui heureusement ne nous trompèrent pas, car elles nous conduisirent sur la plate-forme d’une montagne d’où nous découvrîmes assez près de nous un village. Atteindre les premières maisons ne fut pas une grande affaire ; mais il restait à y pénétrer, et les rues silencieuses où nous errions ressemblaient aux avenues funèbres d’une nécropole. Les maisons n’avaient à l’extérieur ni portes ni fenêtres. Il était évident que les habitans pacifiques de ce pauvre village avaient adopté tout un système de précautions nocturnes contre les tribus errantes, dont ils avaient eu plus d’une fois sans doute à subir les incursions. Deux ou trois de nos gens s’étaient dirigés cependant vers une cabane qui s’élevait à l’entrée du village, et qui semblait moins barricadée, moins inaccessible que les maisons voisines. La porte qu’ils surent découvrir céda en effet à leurs efforts, et mes gens reparurent bientôt poussant devant eux un homme à demi vêtu, tandis que des lamentations féminines commençaient à s’élever de toutes les habitations voisines, comme un signal d’alarme. Nous eûmes grand’peine à convaincre notre prisonnier que nous n’exigions de lui aucune rançon, que nous comptions même le payer largement, s’il voulait bien nous conduire à Badoun. Le drôle prétendit qu’il était aveugle. Nous répondîmes que c’était à lui de nous guider d’après celui de ses sens qui l’aidait d’ordinaire à reconnaître sa route. Nous n’étions pas fâchés d’ailleurs d’humilier notre drogman, et de substituer un guide aveugle à un guide ignorant. Par malheur, le paysan prisonnier n’était aveugle qu’à demi, et après avoir marché quelque temps derrière lui, nous découvrîmes que, pour nous tirer quelque argent, il se bornait à nous faire tourner autour de son village. Il fallut qu’un de nos gens appliquât sur l’oreille de cet individu le canon de sa carabine en le menaçant de faire feu s’il continuait à se jouer de nous. Dès ce moment, le prétendu aveugle cessa de trébucher, de tâtonner ; il marcha droit et vite devant nous jusqu’à Badoun, dont le village où nous avions pénétré était séparé par deux heures de marche.

ne crains pas d’insister sur de pareilles mésaventures. Ces retards, ces déceptions, ces querelles entre voyageurs et drogmans, ces recours à la force vis-à-vis de populations perfides ou malveillantes, tout cela caractérise un voyage en Orient et doit trouver place dans les récits de quiconque veut faire comprendre des mœurs si nouvelles pour l’Européen. Je puis maintenant raconter plus rapidement les deux journées de voyage qui me séparaient encore de Beyrouth. Je n’ai rien à dire de Badoun, si ce n’est que j’y trouvai, avec une satisfaction parfaitement explicable, une bonne chambre et un bon souper. De Badoun à Beyrouth, la route côtoie la mer. Nous marchions tantôt dans les sables du rivage, et nos chevaux trempaient leurs pieds dans les ondes salées ; tantôt nous suivions les traces d’antiques chaussées remontant à l’époque romaine et pratiquées sur les flancs rocailleux des montagnes qui s’élèvent à pic du fond des eaux. Nous passâmes devant l’ancienne ville de Biblos, dont les fortifications sont l’œuvre des croisés, et qui porte aujourd’hui le nom de Gibel. C’est durant ce trajet que, pour la première fois depuis mon arrivée en Syrie, nous rencontrâmes des voyageurs européens, — un ministre de l’église anglicane avec sa femme. Le mari était vêtu tout de noir, comme s’il était prêt à monter en chaire : cravate blanche et serrée, chapeau eu feutre blanc garni d’un crêpe noir. Sa femme aussi était mise comme pour une promenade dans un parc anglais ; seulement elle portait par-dessus son chapeau une espèce de capuchon fort compliqué, composé de carton, de toile et d’os de baleine, et destiné à la garantir des rayons du soleil. L’ombrelle conservait pourtant son privilège, et flottait au-dessus du capuchon. Ce couple si peu oriental dans ses habitudes et dans son apparence était en mission. Ne parlant d’autre langue que l’anglais, muni d’un certain nombre de bibles, d’une grammaire et d’un dictionnaire arabes, il parcourait les villes et les villages, les monts et les plaines, le désert et les lieux habités, convertissant au protestantisme ou essayant d’y convertir pêle-mêle Turcs et Arabes, musulmans, idolâtres, juifs et catholiques.

La Syrie est envahie, parcourue en tous sens par les missionnaires anglais et américains, dont la candeur et la bonne foi sont incontestablement plus remarquables que le tact et l’intelligence. La conversion est devenue pour les Orientaux une sorte d’état fort lucratif, et le converti qui a joué ce rôle deux ou trois fois devient un homme très solvable ; il possède des fonds, se met dans le commerce et fait fortune. Voici comment la chose se pratique dans presque toutes les sectes et les religions de ce pays, mais principalement chez les juifs, qui sont d’ailleurs, et j’en ignore le motif, les favoris des protestans. L’un d’eux assiste ou n’assiste pas à quelques conférences tenues par les missionnaires, à l’effet de répondre aux objections que les infidèles pourraient élever contre les doctrines de Luther ou de Calvin. Je n’ai jamais assisté à aucune de ces conférences, mais j’avoue que je m’y serais rendue avec le plus grand empressement, si j’avais pu le faire incognito, pour entendre ces curieux débats entre des hommes élevés et nourris dans toutes les subtilités de la scolastique religieuse et les enfans dégénérés d’Israël ou de Juda, pour lesquels intelligence et moralité sont des mots dénués de sens. Quoi qu’il en soit des bizarreries présumables de ces conférences, le juif qui embrasse le protestantisme reçoit une gratification ou une pension qui n’est pourtant que passagère, c’est-à-dire qu’elle lui est payée jusqu’à ce qu’on lui obtienne un honnête emploi. La pension lui est alors retirée, et l’ardeur de sa foi s’éteint. Il part ; il passe dans une province peu fréquentée par les Européens et surtout par les missionnaires, il rentre dans sa communion, si toutefois il ne trouve pas plus avantageux d’embrasser l’islamisme : cela dépend de circonstances tout à fait étrangères à la foi. Ses nouveaux coreligionnaires, particulièrement s’ils ont été bien choisis, rivalisent de générosité, si ce n’est de candeur, avec les missionnaires protestans : ils n’accordent pas de pension à la brebis retrouvée, parce que les pensions sont un procédé occidental, on ne lui fournit pas de travail à exécuter, parce que ce genre d’encouragement semble peu propre à attirer les prosélytes ; mais toutes les maisons lui sont ouvertes : le pénitent va coucher chez l’un, manger chez l’autre ; il se fait habiller par un troisième. Cela dure quelques mois, puis le souvenir de sa conversion se perd, et la brebis négligée retourne alors se mettre à portée de quelque pieux missionnaire protestant, en ayant soin toutefois d’éviter le théâtre de ses premiers exploits et la rencontre de son premier bienfaiteur. Il y a maint et maint fripon qui a passé sa jeunesse à errer ainsi d’église en église, sans autre but que d’entretenir sa vie fainéante, ni d’autre effet que de mettre en discrédit et parfois même de ridiculiser les efforts, d’ailleurs parfaitement honorables, du clergé protestant.

Beyrouth, où nous arrivâmes un jour et demi après avoir quitté Badoun, marquait le terme de cette laborieuse marche, dont Alexandrette avait été le point de départ, et dont les incidens m’ont paru montrer l’hospitalité orientale dans quelques-uns de ses traits caractéristiques. A Beyrouth commençait pour moi une autre série de spectacles. Ce n’était plus sur l’Orient musulman, c’était sur l’Orient chrétien que mon attention allait désormais se fixer. Les sites et les monumens allaient se partager la curiosité éveillée en moi jusqu’alors presque uniquement par les mœurs. De nombreuses surprises et quelques déceptions aussi m’attendaient. Ce n’était pas sans peine qu’en foulant des lieux célèbres, je devais me voir forcée d’oublier mes rêves pour contempler une réalité moins sévère ou moins gracieuse à mon gré. Dès mon arrivée à Beyrouth, je reconnus que mon imagination allait être exposée à plus d’un mécompte. J’apercevais la chaîne aride du Liban, et je cherchais vainement des yeux les forêts de cèdres dont parle l’Écriture[4]. C’était un genre de surprise dont est menacé tout voyageur qui, en visitant les terres bibliques, y apporte le souvenir trop vivant des textes sacrés. Je me tins dès lors pour avertie, et parmi les impressions qui se lient pour moi au séjour de Beyrouth, celle-ci est la seule qui ait laissé en moi des traces sérieuses ; car pour la ville même, on peut la caractériser d’un mot : Parmi les villes d’Asie, c’est la moins asiatique ; parmi les villes d’Orient, c’est la plus européenne.


Christine Trivulce de Belgiojoso.
  1. Voyez les livraisons du 1er février et du 1er mars.
  2. Je remarque en passant que ni les Turcs ni les Arabes ne se mettent en grands frais d’imagination pour nommer leurs chevaux ou leurs chiens. Presque toujours le nom de l’animal est tiré de la couleur du pelage. Je possède pourtant un bel étalon arabe dont le nom signifie cheval vert, quoiqu’il soit gris pommelé. Ce nom est d’ailleurs un nom de race, un nom de famille, et non pas un nom propre.
  3. Parmi les petits inconvéniens qu’on me pardonnera d’énumérer ici, il faut compter encore l’impossibilité de verser de l’eau dans une cuvette pour se laver le visage et les mains. Les cuvettes orientales sont d’ordinaire en ferblanc ou en cuivre, et le fond est composé d’un treillage à travers lequel l’eau coule, à mesure qu’on la verse, dans un second bassin du même métal, mais excessivement malpropre. Les Orientaux tiennent leurs mains au-dessus du treillage, reçoivent l’eau qu’un serviteur leur verse, et qui s’écoule ensuite dans le bassin inférieur. Pendant que leurs mains sont ainsi mouillées, ils les passent sur leur visage et sur leur barbe, et leurs ablutions sont terminées. Ces ablutions, très imparfaites, sont répétées plusieurs fois dans la journée.
  4. Ces cèdres existent pourtant, mais sur une étendue de dix ou douze arpens, tandis que le Liban couvre tout un pays.