La Vie féminine — Causerie — Avant l’amour


LA VIE FÉMININE



CAUSERIE

AVANT L’AMOUR
étude brève d’un roman portant ce titre



Vous la rappelez-vous, cette époque déjà lointaine, exquise dans vos souvenirs, où, de quatorze à vingt ans, vous avez aimé, sans savoir que vous aimiez ?

Vous étiez alors une fillette blonde ou brune, à la chevelure flottante, aux yeux candides ouverts tout grands sur la vie, curieux dans la naïveté de leur regard, point du tout observateurs et quelque peu enclins aux larmes faciles.

Il n’en fallait guère, en vérité, pour émouvoir votre jeune poitrine. Un demi-sourire sous une moustache naissante vous troublait grandement et vous n’osiez vous retourner, quelle qu’en fût votre envie, sur les pas d’un promeneur dont les regards vous avaient dit son admiration. Car une jeune fille bien élevée ne se retournait point dans la rue, devait n’avoir pas vu qui la regardait et ne devait pas comprendre le mystérieux langage de l’amour à distance.

Vous vous rappelez comme une faute (mon Dieu, que vous en riez, aujourd’hui !) tel baiser dérobé sur votre joue, à la faveur de certain jeu innocent, par un très doux petit jeune homme qui faisait profession de vous aimer quand vous aviez dix-sept ans à peine. Votre joli visage s’empourpra au contact de ses lèvres et vous ne saviez si votre émoi vous causait joie ou peine…

Et les platoniques amours de dix-huit ans pour le monsieur avec qui on a dansé toute une soirée et qu’on n’a plus jamais revu ? Et les colloques chuchotés entre amies de pension : « Ma chère, si tu savais comme je l’aime ! Je pense à lui tout le temps… tout le temps… » Et l’effroi laissé au fond de vous-même par les petits billets qu’on glissait dans votre main en vous disant un bonjour sonore et banal. Et les longues stations au balcon, pour le voir passer. Et les coquetteries devant le miroir quand on s’habillait pour LUI plaire !

Tout cela est fort loin. Très probablement, vous n’avez épousé ni l’inconnu qui vous souriait en passant, ni le danseur assidu, ni le jeune homme au baiser. Un monsieur quelconque a fait savoir à vos parents, par un intermédiaire discret, qu’il trouvait à sa convenance vous et votre dot. Vous conformant à l’usage bien français et, déjà fort ancien, vous l’avez jugé homme de goût, puisque vous lui plaisiez, et homme de sens puisqu’il vous demandait en mariage. Il n’en fallait pas plus pour « l’adorer ». Vous l’avez « adoré », comme il est encore d’usage. Et c’est ainsi que s’est terminée, pour vous comme pour beaucoup de femmes, la période d’avant l’amour. Il se peut que vous en soyez restée là et que vous vous soyez contentée de cette paisible et gentille petite passion, vraiment tout à fait convenable et distinguée, dont la durée n’excédera pas sans doute les limites du premier trimestre conjugal. On ne sait si l’on doit vous envier, quand on a goûté soi-même à l’affolante liqueur des ivresses et aux amertumes des lendemains. Notre vie n’est-elle pas ce que notre tempérament la fait ?

L’héroïne du livre que j’ai sous les yeux a bien eu l’existence propre à son tempérament. Nature passionnée, elle n’a pas connu les gracieuses et fades sentimentalités qui remplissaient le cœur des jeunes filles « d’autrefois ».

Ce que nous savons de sa prime jeunesse, elle nous le conte dans ces pages qu’elle écrit vraisemblablement aux alentours de sa vingt-cinquième année, avant que l’âge soit venu refroidir et apaiser l’ardeur bouillante de son imagination et de son sang. Avant l’amour, s’appelle le livre, et c’est, en effet, le dessin parfois peut-être un peu trop « poussé » des troubles que suscite en une âme de vierge l’approche du grand inconnu qu’est l’Amour, sans épithète. Ce sont les erreurs fragiles, les inconséquences, les balbutiements du cœur qui sort de ses limbes, et que de dures réalités viennent bientôt éclairer tout à fait. C’est l’histoire d’une âme profonde, trop profonde, peut-être, en un corps de jeune fille, qui, instinctivement, appelle l’amour, parce qu’elle est faite pour lui ; qui ne le reconnaît pas tout d’abord, parmi des cœurs et des lèvres qui se tendent vers ses lèvres et vers son cœur, et qui, finalement, à l’âge où tant de femmes ignorent les premiers balbutiements des suprêmes tendresses, se donne à celui qu’elle aime, librement, consciemment, se transmuant, de sœur d’adoption, puis d’amoureuse farouche en faible et douce consolatrice.

Ce n’est pas sur cette affabulation du thème que se porte surtout mon attention. Je pense qu’en une œuvre comme Avant l’amour, Mme Marcelle Tinayre a dû voir autre chose qu’une aventure pathétique à conter. Aussi bien, n’est-ce point à échafauder un assemblage d’événements plus ou moins vraisemblables qu’elle s’est complue. Elle a sacrifié, ce me semble, à ce qu’elle a cru être une nécessité, — enfermer des théories dans une action presque dramatique, — plutôt que d’exposer sa thèse en manière de critique, selon la mode d’autrefois. Dirai-je que j’aurais préféré cette autre forme ? Ce que le livre eût perdu en intérêt romanesque, partant quelque peu banal, il l’eût gagné en énergie condensée, en profondeur d’observation. L’obligation où s’est trouvée Mme Marcelle Tinayre de multiplier les personnages et de leur faire accomplir des actes pour faire « marcher » l’action l’a gênée plus d’une fois, j’en suis assurée, dans le développement de sa thèse très complexe, et qui pourrait se résumer en ces deux principales formules : « L’amour s’achète par l’expérience personnelle et ne se trouve pas tout à fait dans le mariage, comme veulent le laisser croire les hypocrisies sociales et la lâcheté intéressée des pères et des mères ». Et : « Une fille ne saura vraiment si elle aime qu’après avoir fait le don entier d’elle-même à celui qu’elle aura choisi. »

Avant l’Amour est un livre hardi, neuf et intransigeant, on peut en juger par cette courte esquisse.

La femme de « demain », sans préjugés, sans attaches religieuses, dénuée de sentimentalité, mais sincère, droite et logique, s’y montre dans toute son ampleur. Marianne — l’héroïne — a su bien vite arracher de son âme le peu d’herbes légères que son éducation première et une insuffisante religiosité y avaient semées. Elle est une ardente, une imaginative, une sensuelle, qui ne discute avec sa passion que pour l’âpre joie de prolonger le débat, mais non pour la vaincre. Et, telle qu’elle est, à la veille de ce xxe siècle si proche, elle nous fait voir, plus encore que pressentir, la jeune fille des générations futures, émancipée, maîtresse d’elle, et sans aucun lien dans le passé.

Ainsi envisagé, ce roman pourrait être classé parmi ceux dits féministes, car on y sent par endroits le souffle des revendications qui font s’écrouler le passé, et des espérances qui nous poussent à toutes voiles vers des temps nouveaux.

Il a fallu du courage à une femme (que je sais jeune, épouse et mère) pour écrire ce livre d’ardente conviction, si net dans ses aveux que, parfois, il ne laisse pas que de troubler celle qui le lit. Mais « tout est pur aux purs », et la noblesse de l’expression, la richesse du style qui jamais ne condescend aux brutalités du réalisme ; la poésie pénétrante de certains tableaux de nature : ciels mourants, coins de forêt paisible, larges plaines, dont l’auteur a semé l’œuvre d’un pinceau fidèle et léger, rachètent hautement des hardiesses qu’explique l’enthousiasme de la pleine jeunesse.

Et ce qu’il y a peut-être de plus curieux dans cet ouvrage, en vérité très artiste en sa forme si simple, c’est que, écrit d’aujourd’hui, pour demain, il évoque par endroits la langue de Rousseau en ses Confessions, ou celle de Diderot, ou celle encore de nos aïeules les plus lettrées contant leurs aventures, avec, par-ci, par-là, un soupçon de fine ironie. Livre curieux qui, supposé d’une jeune fille, n’est pas pour les jeunes filles, et que les femmes et les mères ne pourront lire sans s’arrêter maintes fois, pensives…

Jeanne d’Antilly.