La Vie et la mort du général Laperrine/03

José Germain et Stéphane Faye
La Vie et la mort du général Laperrine
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 110-128).
UN GRAND AFRICAIN

LA VIE ET LA MORT
DU GÉNÉRAL LAPERRINE

III [1]
LE DERNIER RAID


PARIS-ALGER-TOMBOUCTOU-DAKAR

Au moment où le général Nivelle ordonnait le départ, parvenait de France une importante nouvelle. Le raid ne serait pas seulement un raid Alger-Tamanrasset, mais, du moins pour un avion du type des grands raids, un raid Paris-Alger-Tombouctou-Dakar. Il fallait attendre que le commandant Vuillemin, parti de Paris et arrivé à Barcelone, eût rejoint l’escadrille des Bréguet. Pendant ce temps, les esprits avertis s’interrogeaient anxieusement. Quel sort serait réservé à cette expédition ? « Ce raid représente une des entreprises les plus ardues qui aient été tentées jusqu’ici. J’aurais, personnellement, préféré le voir reporter à une époque où le matériel nouveau mis au point par les constructeurs aurait été prêt (principalement en ce qui concerne les moteurs), où l’organisation de l’infrastructure des lignes aériennes aurait été plus avancée, enfin, et surtout, à une saison plus favorable. Je sais, en effet, par une expérience déjà longue d’exploitation des réseaux aériens, combien l’époque de l’année où nous sommes encore soulève de difficultés. » (Interview de M. Louis Bréguet, Le Temps.)

Mais la confiance des officiers aviateurs n’est pas entamée. Le commandant Vuillemin vient de se poser délicatement sur le terrain d’Hussein-Bey. L’oiseau de France a traversé la Méditerranée en trois heures vingt, à une vitesse moyenne de 180 kilomètres à l’heure : c’est un oiseau de bon augure.

Le dimanche, 1er février, le général Laperrine réunit dans une conférence tous les participants du raid ; cette conférence est une causerie, où parfois la voix monte, quand le général veut inspirer à ses auditeurs l’amour qu’il professe pour le Sahara. Il explique quelles mesures ont été prises pour que le succès couronnât l’effort ; des terrains d’escale ont été aménagés, distants de trois cent cinquante kilomètres environ, et, autant que possible, à proximité d’un poste, pour que la reconnaissance puisse bénéficier des ressources du poste ; s’ils ne devaient point suffire, des terrains de secours, dans les régions difficiles, réduiront au minimum les risques d’accident à Touggourt, à Berkane, à Guettara, en avant et en arrière des gorges, et à Tesnoug. Sur tous les terrains et dans tous les postes, le service automobile a constitué des sections de dépannage ; auprès de chacune d’elles, les compagnies sahariennes ont détaché deux méharistes. Entre Alger et Ouargla le réseau télégraphique assurera les liaisons, dont le soin est assumé au delà d’Ouargla par le réseau radiotélégraphique, tous les avions étant munis de la T. S. F. Le général ajoute : « Ne vous écartez pas des pistes. » Il les décrit sommairement, étale ses cartes, appelle l’attention sur l’itinéraire In-Salah-Tamanrasset, établi par le capitaine Sollier, minutieusement étudié par l’adjudant Poivre. « Ne vous écartez pas des pistes. » Il termine, un sourire dans les yeux, la gorge un peu serrée : « Bonne chance ! »

Le lundi 2 février, le temps est couvert. On attendra au lendemain. Le 3 après-midi, de gros nuages isolés courent au-dessus d’Alger ; la montagne se dérobe, enveloppée de brume. Si l’on attend des conditions atmosphériques entièrement favorables, ne risque-t-on pas d’attendre longtemps ? Après quelques essais, l’ordre de départ est donné. « Adieu vat ! » Le premier appareil décolle à 13 heures 50. Le général Laperrine salue de la main l’avion qui emporte son chef, le général Nivelle, observateur, avec l’adjudant Bernard comme pilote ; combien il l’envie ! L’escadrille s’élève au-dessus de la mer compacte de nuages et marche à la boussole. Soudain, un appareil crève les nuées et descend vers le terrain d’Hussein-Bey ; c’est celui du général Nivelle, qui a une panne. Pendant ce temps, l’escadrille poursuit sa route ; un avion est obligé d’atterrir à M’sila ; mais les autres appareils atteignent Biskra à 17 heures 15 ; ils devront y attendre leurs compagnons de route.

Le 4, un télégramme parvient à Biskfa au commandant Rolland, chef de l’escadrille. Le général Nivelle avait à peine touché terre à Hussein-Bey qu’il apprenait qu’il était appelé à Paris de toute urgence. Il était indispensable qu’il fût remplacé à bord de l’avion. « A vous l’honneur, Laperrine. — Par obéissance, mon général. »


LE GÉNÉRAL LAPERRINE SUCCÈDE AU GÉNÉRAL NIVELLE

Une obéissance joyeuse, frémissante. Le lendemain matin, le général Laperrine bondit dans une automobile. « Biskra ! » Il a donné l’ordre de rejoindre Biskra « le plus tôt possible. » L’automobile ne s’arrête qu’à Mac-Mahon ; elle a réalisé une vraie prouesse en accomplissant une étape de quatre cent vingt kilomètres. Le général atteint Biskra le 6 au matin. Toute l’escadrille est regroupée. « Quel bonheur ! Il va survoler à belle allure ces contrées qu’il a parcourues au pas lent des méharis [2]. »

Le 7 février, à 7 à 30, l’escadrille se met en route. Le temps est nébuleux, le ciel pommelé ; les ombres denses que projettent sur le sol les nuages créent l’illusion d’une infinité d’îlôts que les aviateurs prennent pour des oasis. En région sablonneuse, la piste demeure invisible ; les appareils ne se suivent plus. Mais le général Laperrine, lui, a deviné sa piste familière ; quand le commandant Rolland atterrit à Ouargla, le général, à côté du commandant Vuillemin, l’attend sur le terrain où, une heure et demie plus tard, un des avions vient se briser. Deux appareils n’arrivent qu’au début de l’après-midi. Mauvais début. On en tire des enseignements ; peut-être sera-t-on plus heureux les jours suivants.

Quand, le 8 février, à 7 à 30, l’escadrille s’est envolée, la piste, sur un fond sombre, apparaît nettement en clair, inestimable fil d’Ariane. Voici Inifel. Il est 9 à 45. Un avion manque ; son moteur a faibli ; l’appareil est retourné à Ouargla. Mais les pilotes s’impatientent ; on mettra le cap sur In-Salah à 14 heures. Le général a prodigué les avis, confié au commandant Rolland une merveilleuse carte au 800 000e, et multiplié les renseignements précieux sur le parcours qui doit être effectué. Tout ira donc sans encombre. Tout va ; presque toujours, la piste ne trahit point l’espoir qu’on a placé en elle ; le reste du temps, la carte assure la direction. Le batem du Tadgemaït s’étend, comme une mer d’encre noire, où les sommets des gours forment comme des taches d’huile ; des millions de grains de sable semblent tisser devant le soleil un voile d’or. « On ne voit qu’à la verticale, et notre unique ressource est la piste. » Brusquement, la Sebkra d’In-Salah aux reflets argentés étale son miroir sur les dunes qui, au soleil couchant, projettent d’immenses ombres où se noient, à peine visibles, le village et le bordj parmi les palmiers échevelés.

A In-Salah, on bavarde, on s’attarde. Le général Laperrine exulte. Voici ce qu’il raconte. Il a appris confidentiellement à Biskra que le général Nivelle ne devait point laisser le commandant Vuillemin se rendre seul à Tombouctou et à Dakar. Il s’est dit, le général Nivelle défaillant : « Pourquoi pas moi ? » Immédiatement, il a avisé : « Biskra, 6 février. Général Laperrine à général Nivelle. Sauf ordre contraire, si l’avion Bernard donne satisfaction, je compte continuer au delà de Tamanrasset conformément à vos projets dont j’ai eu connaissance ici. — Alger, 6 février. Général Nivelle à général Laperrine. Je ne puis, de ma propre autorité, vous autoriser à continuer au delà de Tamanrasset. Je soumets votre proposition au ministre. — Alger, 6 février. Général Nivelle à ministre de la Guerre. Le général Laperrine me demande l’autorisation de continuer sa reconnaissance en avion sur Tombouctou et Dakar, ainsi que vous avez bien voulu m’y autoriser. Je vous demande votre décision, à ce sujet, télégraphiquement, afin de pouvoir la lui notifier en cours de route. — Paris, 7 février. Ministre de la Guerre à général Nivelle. Le général Laperrine ayant pris provisoirement vos attributions peut profiter de ce fait des autorisations qui vous furent accordées. » Quelle merveilleuse invention que la T. S. F. ! En moins de trois jours, elle a mis le comble au bonheur du général Laperrine.

Aussi, le lendemain, 9 février, pendant qu’on répare les avions, il se dépense en démonstrations amicales vis-à-vis de ceux auxquels il est chargé d’attribuer des décorations. N’ont-ils pas été, à quelque titre que ce soit, les confidents de ses desseins et les collaborateurs de son œuvre saharienne ? Il revit par la pensée les grandes heures qu’il a vécues à In-Salah, quand tous se penchaient, angoisses, vers les lendemains troubles, et que, de son regard clair, il reconquérait l’âme de Moussa ag Amastane et des chefs du Hoggar chancelants. Il ne pense plus aujourd’hui qu’à quitter In-Salah au plus vite pour aller retrouver ses Hoggars raffermis et Moussa l’inébranlable.

Mais le Sahara semble aujourd’hui, 10 février, en délicatesse avec lui. Un terrible vent d’Est se déchaine ; le batem est enveloppé d’un brouillard de sable. L’avion attardé à Inifel, pour avoir voulu affronter la tempête, a été précipité contre terre et gît, oiseau désormais inutile, l’aile brisée. L’ouragan redouble ; qu’est devenu le commandant Vuillemin qui, malgré la furie des éléments, a pris son vol ? Le général Laperrine prépare un radio pour alerter tous les postes de la Saoura, quand, à 15 à 30, le commandant Vuillemin pénètre dans le poste ; il a cassé son hélice ; son exténuement est tel qu’il a failli s’évanouir. Combien de temps ce vent de sable tourbillonnera-t-il ? Le capitaine Depommier, qui vit depuis dix ans à In-Salah, craint que ce déchaînement ne dure trois jours.

C’est en effet le 14 seulement que les avions s’élèvent au-dessus du sable qui a recouvert la piste. Mais la carte est exacte. L’escadrille atterrit à Arak à 9 à 30 et en repart trois heures plus tard. Des massifs rocheux émergent brusquement du sable doré. « Tout ce qui n’est pas roche noire est sable jaune ; on dirait une mer jaune avec des îles, puis, dans le Hoggar, une côte très élevée avec des fiords, les Oueds. » La Koudiat du Hoggar entasse son chaos de rochers sombres et se hérisse de pitons pointus. Les trois avions qui composent à ce moment l’escadrille se posent sur le terrain de Tamanrasset à 16 à 30.


ON ABORDE A TAMANRASSET

Tamanrasset ! Moussa ag Amastane et une cinquantaine de Touaregs ont suivi des yeux, avec une émotion profonde et un étonnement émerveillé, les évolutions des avions. Quand le général s’approche de Moussa, les visages détendus s’épanouissent. Moussa conte à son grand protecteur et ami que si tous ses Touaregs ne sont point là pour lui rendre hommage, c’est parce que la reconnaissance a été retardée de plus d’un mois, et les hommes ont dû regagner leurs douars et leurs pâturages, sous peine de mourir de faim, eux et leurs animaux. Mais Moussa se porte garant de la joie et du bonheur de tous ceux qui l’entourent. Ne se sont-ils pas précipités tout à l’heure à la rencontre du général ? Depuis plusieurs heures, n’ont-ils pas adressé, sur le terrain d’atterrissage où leur impatience les avait, dès le matin, rassemblés, des prières ferventes au ciel « pour qu’il n’arrive rien aux oiseaux venus de France ? » Oui ! tous les assistants peuvent juger de la profondeur et de la sincérité de l’affection que les Touaregs portent au général Laperrine.

Le 15 février, les réjouissances commencent. « Ce ne fut que fêtes sur fêtes. Aux courses de méharis succèdent les combats au sabre et la danse du bâton. Chacun rivalise d’entrain, d’adresse et d’émulation en l’honneur du général. Lui-même se met au diapason ; il se surpasse. Les officiers qui ont vécu avec lui ces journées en gardent le souvenir délicieux et troublant. Délicieux, car ce causeur incomparable varie les thèmes à plaisir. Il dit son bonheur de poursuivre sa route jusqu’à Tombouctou. « Ceci pour détruire la fâcheuse légende, qui a couru, qu’il avait été contraint à prendre part à l’expédition. » Délicieux, tant son érudition et sa documentation se font attrayantes. Troublant enfin, parce qu’au repas du soir, il s’est penché vers ses hôtes et leur a dit d’une voix quelque peu grave et assourdie : « J’ai appris avant de quitter Alger la mort d’un de mes parents dans l’accident de l’Afrique qui a sombré au large de l’ile d’Oloron ; d’ailleurs, tous les Laperrine meurent de mort violente. » « Nous n’y prîmes pas garde à ce moment, ajoute le commandant Rolland, qui nous raconte par lettre cette anecdote ; mais depuis, ce propos nous parut prophétique. »

L’heure approche où les aviateurs se sépareront. Le commandant Vuillemin est arrivé le 16 février à 12 à 30. Le commandant Rolland, le 17 février au matin, ramène vers Alger ce qui reste de l’escadrille. Voilà livrés à leurs seules ressources les deux appareils qui prétendent achever le raid en beauté et qui doivent prendre leur vol le 18 février. Que la première étape s’achève joyeusement à la fois et solennellement ! On ordonne une prise d’armes. La petite garnison s’aligne et les Touaregs se groupent. Aux champs ! Le général, qui a déjà décoré les officiers et les sous-officiers qui rejoignent Alger, décore ceux qui restent, aviateurs et automobilistes, qui ont contribué au succès du raid. L’adjudant Poivre, dans une lettre privée, signale sobrement, mais fièrement : « C’est là et à cette occasion que j’ai reçu du général Laperrine le « Ouissam Alaouit » et ma citation à l’ordre du corps d’armée sur laquelle figure, je crois, la dernière signature que le général a donnée avant son départ de Tamanrasset. » Le général n’oublie pas non plus ses chers Hoggars ; il a dévalisé pour eux les boutiques d’Alger : voici des foulards de soie, voici des bijoux, voici des montres, voici des stylographes, mais oui, des stylographes à Tamanrasset, comme à Paris ; les Touaregs ne sont-ils pas apprivoisés, civilisés, de vrais Français ?

Le 17 au soir, le commandant Vuillemin fait demander un volontaire parmi les mécaniciens du poste de Tamanrasset pour prendre place à bord de l’avion du général Laperrine. Le 18, dès l’aube, un jeune mécanicien qui appartenait à une escadrille de Constantine d’où il avait été dirigé en camionnette vers Tamanrasset, se présente et est agréé ; il s’appelle Marcel Vaslin. Les moteurs des deux avions ronflent. Tout est-il donc prêt ? Non. L’appareil du général Laperrine n’a pas été aménagé pour un troisième passager. Mais au Sahara comme au Sahara ! Le général s’installe sur les genoux de son mécanicien : on dirait d’une promenade au-dessus d’un aérodrome ! Et pourtant !... Le Sahara est traître ! Le 17 février, le commandant Rolland, à l’atterrissage, s’est dégagé difficilement de son avion qui flambait ; et le 18, il a pensé mourir, il serait mort, si le capitaine Depommier n’avait dépêché vers lui le secours opportun de deux méharistes,


LE DÉPART

Mais le général ne se méfie pas du Sahara. Il n’a pas, comme les autres, « l’anxiété de la direction. » A 7 h. 15, les deux avions décollent. Une foule de Touaregs les contemplent et les acclament ; Moussa ag Amastane s’extasie et rêve de s’envoler, lui aussi, à côté de son cher général ; le lieutenant Pruvost, résident du Hoggar, et les militaires européens en station à Tamanrasset, saluent, graves et .recueillis.

Le temps est douteux ; une brume légère flotte. Au bout de peu de temps, le vent de sable, le maudit vent se lève ; la brume épaissit ; la piste se dérobe aux regards, cette piste que l’on vient de tracer, que l’on a pris soin de parsemer de cercles de pierres blanches ou noires suivant la teinte du sol, cette piste qu’on a coupée, pour la rendre plus visible, de bandes de toile qui forment une croix ; quarante-trois repères ont été établis entre Tamanrasset et Tin Zaouaten par Tin Raro. Cette piste, le général s’y est tenu pendant une dizaine de kilomètres. Mais il est soldat ; il observe les consignes. Or, l’adjudant Bernard, son pilote, a reçu du commandant Vuillemin l’ordre de régler sa marche sur l’appareil de celui-ci en volant en arrière, à droite et plus haut. Le général abandonne donc la piste ; il suit le commandant Vuillemin.

Ses « élèves » s’étonneront plus tard de cette décision. « Ce que je n’ai jamais compris, c’est que le général ait accepté de partir à la boussole et de suivre Vuillemin. Il aurait dû lui imposer l’obligation de ne pas s’écarter de la piste [3]. » « Vuillemin prend la tête, peut-être à tort. Laperrine connaissait la route. <ref> Rapport du lieutenant Pruvost. /ref> ». Mais le rapport de l’adjudant Bernard coupe court définitivement à toute discussion : « A partir de ce moment, nous n’avons jamais revu la piste. »

Il faut atteindre Tin Zaouaten. Là, l’avion Laperrine doit refaire son plein d’essence, car il n’a d’essence que pour cinq heures de vol, alors que l’appareil du commandant peut voler dix heures et parvenir aux régions soudanaises. Mais le général n’a pu se repérer depuis le départ ; il se rend compte que les appareils ont dérivé ; la direction dans laquelle il vole l’inquiète ; mais, malgré tout, il préfère suivre le commandant qui est pourvu d’une boussole compensée. A 10 h.30, l’adjudant Bernard prévient le général qu’il lui reste environ une heure d’essence. A 11 h.30, Tin Zaouaten ne se détache pas sur le fond d’or du désert. Il va falloir atterrir.

Au départ, le commandant Vuillemin a donné à l’adjudant Bernard les instructions suivantes : « Si un appareil, pour une raison quelconque, est obligé d’atterrir et que tout se passe normalement et sur un bon terrain, les passagers mettent le T. et le deuxième appareil atterrit ; si le terrain est mauvais, il survole, repère exactement l’endroit, se rend compte de la situation de façon à donner le plus exactement possible tous renseignements nécessaires aux secours et recherches à effectuer. »


PERDUS EN PLEIN SAHARA

L’avion Laperrine voie à une altitude de 3 500 mètres. La descente commence, lente ; l’adjudant Bernard peut envoyer par T. S. F. à deux reprises, le message qui suit : « Sommes perdus. Croyons être Est de la piste, atterrissons Sud, régions de grandes dunes, vraisemblablement à hauteur Tin Zaoualen. » Mais nul avertissement ne prévient que l’on ait entendu. Et pourtant, le commandant Vuillemin est à environ mille mètres en avant et à gauche. L’adjudant Bernard lance à présent des S. O. S. répétés ; il est en détresse ; il appelle ; il implore ; il n’a plus d’essence que pour une vingtaine de minutes. Mais le terrain lui semble favorable, « beau ; » tout lui laisse prévoir un atterrissage normal. A une quinzaine de mètres du sol de violents remous secouent l’appareil, l’engagent sur l’aile droite ; l’adjudant Bernard essaye de rétablir l’équilibre : il n’a pas assez de hauteur pour tenter une manœuvre. Par malheur, près du sol, le vent Nord-Sud s’agrippe à l’appareil, le fait tanguer ; Bernard sent le danger et coupe le contact pour éviter l’incendie ; l’aile droite touche, puis la roue droite, puis la roue gauche. L’appareil roule une vingtaine de mètres ; les roues s’enfoncent dans ce terrain à l’apparence séduisante, dans le reg-mou trompeur. Brusquement, violemment, l’avion capote. Le général, qui n’est pas attaché, git, coincé entre le pare-brise et le corps de Vaslin dont la tête fouille le sable. L’adjudant Bernard se dégage, indemne. Il court à ses compagnons. Le général a réussi à s’asseoir sur le plan ; il a le bras gauche fracturé, une côte enfoncée, il croit à des contusions internes ; mais il ne se plaint que de son épaule. Vaslin se plaint également de contusions dans le dos et à la jambe droite.

Le commandant ? Où est le commandant Vuillemin ? Il les a cherchés sans réussir à les apercevoir. Il a disparu. Les voilà livrés à leurs seules ressources et à leurs pensées. On ramasse les bidons contenant l’eau de réserve ; on rassemble boîtes de conserve, outils, bougies de rechange enfouis dans le sable. Bernard verse à son chef quelques gouttes d’arquebuse. Réconforté, le général redevient expansif et familier. Les trois hommes s’abritent sous les plans de l’appareil retourné : il est environ midi ; l’espace flambe ; la température atteint 43 degrés. « Mes enfants, dit le général, nous allons essayer de manger, puis nous nous reposerons jusqu’à demain matin, et ensuite, nous aviserons. » Les « enfants, » confiants dans le général parce qu’ils savent qu’il connaît bien la région, font honneur au gigot de gazelle ; lui, mange très peu ; puis ils ferment les yeux, s’efforçant de dormir ; lui, médite : où a-t-il atterri ? Il écrit quelques mots sur son carnet de route, une note parmi treize autres. « Le Commandant avait l’air sûr de sa direction... On a capoté. Pilote rien. Mécanicien contusion jambe ; moi, — il pense à lui en dernier, — forte contusion épaule gauche, genou droit, et compression poitrine. » C’est dans l’après-midi, après que l’adjudant l’a massé, quand il a voulu se lever, qu’il a commencé à sentir des douleurs dans la poitrine, du côté gauche, et au genou droit. Il décide que, pour ce soir-là, ils coucheront à l’appareil ; le sable commence à être frais ; ils se dévêtent ; ils dorment, — dorment-ils ? — sous la « luminosité captivante » des étoiles.

Le 19, avant même qu’il fasse jour, le général décide qu’ils vont partir, pèlerins confiants, vers le Nord-Ouest : ils apercevront bientôt les montagnes de l’Adrar. L’adjudant et le mécanicien rassemblent tout ce qui leur sera nécessaire. Bientôt les voilà chargés à en plier sous le faix : dix boîtes de viande de trois cents grammes, vingt biscuits de guerre, une boite de Phoscao, une de lait condensé, du sucre en poudre, dix bidons d’eau qui contiennent en tout vingt litres ; Bernard n’oublie pas son demi-litre d’arquebuse pour parer à une défaillance du général, dont les narines sont pincées, les traits tirés ; enfin, ils portent une couverture et une toile de tente. Pour toute arme, un mousqueton de cavalerie. Le général est muni de son porte-cartes, de sa jumelle, de sa boussole.

Le jour point. Ils se mettent en route ; le général se raidit ; sa jambe droite pèse et décèle sa souffrance. Pourtant, ils marchent cinq heures sous le soleil implacable. Mais il faut faire halte dans un fond d’Oued. A l’ombre de la tente, dont les rayons ardents se jouent, ils se reposent et se restaurent. Mais ils conviennent, — égaux dans la détresse, — qu’ils ne boiront pas plus d’un litre d’eau chacun en vingt-quatre heures. Le palais s’assèche, la langue devient râpeuse, la gorge brûle.

« Nous respectons la consigne. » (Rapport du mécanicien Vaslin.) La soif est si intense que l’appétit diminue : une boite de viande leur suffit à tous trois. Le général devine le découragement de ses compagnons. Il se fait persuasif : la piste n’est pas à plus de cinquante kilomètres ; et la confiance renaît. D’ailleurs on doit les chercher. Allumons un grand feu d’herbes sèches ; tirons trois coups de carabine ; qui sait ? La nuit vient : ils détendent leurs membres las ; ils allongent leurs corps courbaturés.

Mais ce général est un véritable réveille-matin. Le 20, au lever du jour, ils reprennent leur marche obstinée vers le Nord-Ouest ; marche pénible dans le sable mou, où le pied s’enfonce jusqu’au mollet. A huit heures, ils montent sur une dune élevée ; le général braque ses jumelles ; il les laisse retomber, surpris, étonné : il ne reconnaît pas la région. Vers 11 heures, on s’installe comme la veille. Cinq heures plus tard, ils reparlent lentement, péniblement, harassés, appesantis. Au soleil couchant, le général scrute encore l’horizon, se penche sur ses cartes, s’y attarde ; une anxiété assombrit son visage. Ses compagnons guettent sur ses lèvres la parole, de désespérance. Mais, s’il s’avoue déconcerté, il ne se déclare point vaincu. Ils regagneront leur appareil et le plus rapidement possible. Pourquoi s’en être éloignés ? C’est à coup sûr à leur avion que les recherches convergeront, qu’elles ont peut-être déjà convergé. L’espoir les berce ; mais le sommeil ne vient pas : la soif les torture.

Le 21 février, « à l’heure habituelle, » écrit presque en souriant le mécanicien Vaslin, ils reviennent sur leurs pas. Le général va, courbé, déprimé ; seule, l’âme résiste, maîtresse du corps qu’elle anime. Ils reconnaissent leurs traces et recoupent des traces de chameaux qu’ils se rappellent, hélas ! avoir vues précédemment. Avec le tube du mousqueton, Vaslin trace dans le sable une flèche dans le sens de leur marche ; à côté, la date 21-2-1920. Leurs étapes deviennent de plus en plus courtes ; à chaque heure, ils tombent plutôt qu’ils ne s’arrêtent. A l’une d’elles, le général a rédigé une note en français et en arabe. « Nous marchons vers notre avion qui se trouve à une quinzaine de kilomètres d’ici. » Il a signé en écriture targui et en écriture arabe. Il a glissé le billet entre deux pierres ; qu’elles lui soient lourdes, pour que le vent ne l’emporte pas ! A onze heures, grand’halle ; la soif a tué la faim. A quatre heures, ils se lèvent, s’encouragent mutuellement ; mais, exténués, trois heures plus tard, ils s’affaissent, et mangent du bout des dents, le cerveau vide à tel point qu’ils disposent leur bidons en file indienne dans le sens de la direction qu’ils ont à prendre le lendemain, parce qu’ils ont peur de ne plus la reconnaître à l’heure où, à l’aube incertaine, ils repartiront. Le général se sent à bout de forces ; comment est-il parvenu jusque-là ? Une plainte monte à ses lèvres, se renouvelle, se rapproche, s’obstine : « Mon dos ! Mon dos ! » Bernard le masse en versant sur le pauvre des endolori l’arquebuse qui réjouit la chair et engourdit la souffrance ; pour le chef, on prépare du phoscao et du lait condensé. La fatigue les écrase ; ils sommeillent.

Le 22, vers quatre heures du matin, Bernard et Vaslin ne se relèvent qu’à force d’énergie, et, quand ils sont debout, il leur faut aider le général à se redresser. Ils se traînent plutôt qu’ils ne marchent ; à chaque demi-heure, ils font halte d’un commun accord. Vers neuf heures, ils aperçoivent enfin l’avion ; c’est comme un ami qu’ils retrouvent ; mais, devant eux, il semble qu’il se dérobe. Quatre cents mètres avant qu’ils l’atteignent, le général s’immobilise, amenuisé. « Mes enfants, murmure-t-il, allez à l’appareil ; déposez vos affaires, vous viendrez me chercher ensuite. » Bertrand ne peut se résoudre à abandonner son chef, ne fût-ce qu’un instant ; il lui passe un bras autour du corps, délicatement, affectueusement ; le lamentable trio atteint l’avion dont le sable a recouvert les plans supérieurs qui touchaient le sable ; ils se réjouissent quand ils ont constaté que le radiateur est presque plein encore ; de leurs couvertures étendues, ils drapent leur appareil, et leurs corps pleins de soleil et de fièvre goûtent l’ombre voluptueusement. Le général a retrouvé sa sérénité ; il consigne les événements sur son carnet dans un style laconique et familier : « Les 19 et 20, reconnaissance vers l’Ouest ; le 22, rentrés à l’appareil, vannés à fond. » Puis, les mornes solitudes s’enténèbrent et s’assoupissent ; eux, somnolent.

Tout ce qui vit au Sahara pendant ce temps, est éveillé. D’abord, ç’a été une stupeur. Dès qu’ils entendraient les avions le 18 février, les postes devaient allumer un bûcher, puis, à vive allure, se porter jusqu’au poste suivant. (Rapport du capitaine Depommier.) Les postes n’ont rien entendu ; ils se sont énervés dans l’attente. Nulle onde émanée des postes de T. S. F. n’a ébranlé l’atmosphère embrasée. On s’interroge, on s’irrite, on devient anxieux. A huit heures, le 22 février, deux camionnettes quittent Tamanrasset, portant le lieutenant Brunet et le lieutenant Pruvost ; il y a à bord vingt jours de vivres, une guerba d’eau par homme ; les officiers ont senti que leur entreprise serait longue et rude. Ils se hâtent, mais le Sahara accumule les difficultés ; il a recouvert en partie la piste ; ce sont, à chaque instant, de brusques descentes et des montées malaisées dans des oueds à fond mou. Le 23, ils ne sont encore parvenus qu’à trente kilomètres de Tin Raro ; les mécaniciens, recrus de fatigue, fournissent un épuisant effort, mais n’atteignent leur but que le 24 à midi. Ici, on ignore tout des avions ; on sait qu’à cinquante kilomètres Sud-Ouest de Tamanrasset, un seul des hommes du premier petit poste a entendu un ronflement de moteur très loin dans l’Est, mais il n’a rien vu ; on sait aussi que Tin Zaouaten s’alarme de rester sans nouvelles. On dépêche à Tin Zaouaten le 24 au soir un Targui qui demandera un détachement ; ce détachement arrive le 29 à midi sous la conduite de l’adjudant-chef Samson. Le soir, deux reconnaissances sont organisées qui se lancent le 2 mars, après avoir attendu des guides et être parties sans eux, à travers le désert. Anesbaraka sera le point de rencontre. Quelques Touaregs gagneront ce point directement ; deux Touaregs rejoindront Tamanrasset. Le lointain In-Salah s’est ému. Le 28 février, il a adressé à Tamanrasset un admirable télégramme que le chef de poste est chargé de transmettre à Moussa ag Amastane. « Je compte sur toi et sur tes gens pour mener à bien les recherches après le général Laperrine. Tu auras à cœur de ramener celui qui fut ton bienfaiteur et que tu appelles ton père. Seuls tes hommes qui connaissent la région peuvent travailler vite et bien ; ils seront récompensés » Par malheur, le télégramme n’est reçu que le 5 mars. Le 5 mars ! Le sort a de ces cruautés !

Mais si partout l’on se montre inquiet, partout l’espoir subsiste. Le 1er mars. Tin Raro recueille trois nouvelles. Le colonel Delestre, commandant de la région de Tombouctou, annonce qu’il est parti de Kidal vers Tamanrasset ; il signale l’atterrissage du commandant Vuillemin dans la région de Menaka ; il ajoute : « Quant au général Laperrine, sa connaissance de l’Azaouak lui permettra vraisemblablement de se tirer d’affaire assez facilement. »

L’adjudant-chef Fèvre, commandant de la subdivision de Kidal, professe pour le général Laperrine une foi agissante. « Rien de l’avion du général Laperrine. Nous avons tout mis sur pied, les partisans, pas le peloton, puisqu’il ne reste que les éclopés, les grands blessés et quelques tirailleurs. » Seule, une lettre du lieutenant Fenouil, de Tamanrasset, serait peut-être pessimiste, si un message de T. S. F qu’elle transmet ne paraissait incompréhensible. « Général Laperrine perdu dans région Tin Zaouaten. » Mais la note qui domine, c’est la note que claironne le courrier qui apporte la lettre du colonel Delestre. « Il cria d’aussi loin qu’il put la bonne nouvelle : le général Laperrine est retrouvé ! Nous accordâmes crédit à cette dernière [4]. »


LE MARTYRE ET LA MORT

On espère, on agit. Cependant, le général est étendu sous la couverture et près du fuselage, ses compagnons s’assoient le plus souvent auprès de lui. Les jours succèdent aux jours. Il prend un peu de phoscao ; il pousse de longs soupirs ; au moindre mouvement, les souffrances augmentent, et, dans le dos, le poignardent. Bernard et Vaslin sentent leurs forces décroître, bien qu’ils s’alimentent, bien que l’eau du radiateur, transvasée dans leurs bidons, trompe par instants leurs palais avides ; ni l’un ni l’autre ne peut parvenir à abattre une gazelle ; et tous deux, hallucinés, croient voir dans le nuage qui passe un être vivant qui s’empresse vers eux. Le général, de son mieux, les réconforte ; il veut qu’ils mangent, qu’ils boivent, qu’ils dorment. Dans la nuit du 25 au 26, à plusieurs reprises, Bernard s’entend appeler : « Dormez-vous, Bernard ? » Lui, ne dort pas. Il mange très difficilement : un quart de phoscao le matin, un quart de lait le soir, ou un quart d’eau dans laquelle on a fait tremper la viande de conserve. Son état devient inquiétant, alarmant lorsque le 27, pendant huit heures, une tempête de sable tournoie et rugit ; ils s’aplatissent sous leurs couvertures. Mais c’est son âme sans doute qui demeure seule impavide, car ses deux compagnons rédigent leur testament et se lamentent. Marcel Vaslin écrit, à la date du 1er mars : « Voici douze jours que nous n’avons vu personne, ni amis, ni ennemis ; des marques de grand désespoir sont visibles sur nos traits ; j’échange des impressions avec Bernard. » Ces impressions, on les devine, le général se les traduit à lui-même.

Quand une nouvelle tempête de sable a fini de sévir le 3 mars, il appelle du geste plus près de lui ses deux compagnons : « Que voulez-vous de moi ? » Il respire avec peine, d’un souffle court et sifflant. Bernard lui confie qu’il a consulté les cartes ; « nous avons projeté de marcher vers Tin Zaouaten que nous croyons à 120 kilomètres ; nous rencontrerons en route, sans nul doute, du secours ; nous vous sauverons. » Le général sourit tristement : « J’y consens, mes enfants. Mais, si vous allez là-bas, vous n’en reviendrez certainement pas [5]. »

Ils espèrent ; ils partiront. « Nous préparons pour le général deux bidons : l’un contenant un litre de phoscao, l’autre trois litres d’eau. Ces deux bidons sont enterrés et munis chacun d’une tubulure permettant l’aspiration du liquide sans faire de mouvement [6]. » Il les appelle ses enfants ; eux prennent soin de lui comme d’un enfant. Admirable communion des pensées et des cœurs. Ils se mettent en marche. Mais à la troisième rangée de dunes, Bernard s’écroule comme une masse : « Je ne peux ni avancer, ni reculer, je reste là » Et cette fois, au bout de trois heures et demie, c’est Vaslin qui ramène son camarade, comme Barnard a ramené son chef, vers l’appareil, vers le home.

Comme le général s’affaiblit ! Il n’a pas eu, depuis leur départ, la force de boire ; à présent, il ne peut même plus tenir son quart. Ils le soulèvent un peu ; quelques gorgées de chocolat passent encore. Groupe touchant ! Au-dessus tourbillonne un vol d’oiseaux de proie. Le général est plus agité ; le soir, ils lui mettent sa combinaison et ses chaussures fourrées pour que, la nuit, il ne se découvre pas.

Quand ils s’approchent de lui le 5 au matin, apportant le quart de phoscao, ils constatent qu’il s’est déplacé de quelques mètres. Ils tendent vers ses lèvres l’aliment réparateur ; la bouche est pleine de sang. De la tête, il les invite à prêter l’oreille ; il murmure : « Mes enfants, on croit connaître le Sahara ; on croit que je le connais ; personne ne le connaît. Je l’ai traversé dix fois et j’y reste la onzième [7]. » Le mécanicien Vaslin rapporte cet autre propos : « Mes enfants, j’ai fait votre malheur. » Il est dix heures et demie. Vers midi, il réclame de l’eau. Vaslin le relève. Bernard le fait boire. Vers quinze heures, Bernard s’étonne que le général ne demande pas à boire ; il lui touche la jambe. Laperrine est mort, sans une plainte, sans un gémissement..


ÉPILOGUE

Le 6 mars, trois courriers arrivés à Tin-Raro n’ont apporté rien de précis. Mais on espère encore. Le colonel Delestre écrit ; « J’ai bon espoir que le général et ses compagnons sont sains et saufs... J’aime à espérer qu’entre temps, vous aurez reçu via Tamanrasset des précisions rassurantes. J’ai hâte de les apprendre [8]. » Le 7, le colonel arrive à Tin Raro ; immédiatement, les deux autos l’emportent vers Tamanrasset.

Pendant ce temps, les hommes et les détachements sillonnent le désert. De leur propre initiative, les petits postes de secours couvrent en huit jours les 425 kilomètres de piste jalonnée qui séparent Hoggar de Tin-Zaouaten ; un postier, le 22 février, avait réalisé l’étape Tin-Raro-Tin-Zaouaten en deux jours, cent soixante kilomètres. Quand il s’agit du général, rien ne coûte, nul effort ne paraît démesuré. Requiert-on un volontaire ? Le méhariste saharien El Haïmim ben Boukhobada sollicite l’honneur de courir seul à la recherche du groupe qui explore le Tanezrouft, l’étendue sans eau et sans végétation, où nul Touareg ne s’engage sans frémir, le pays de la peur ; il accomplit sa mission ; en cinq jours, il a parcouru près de six cents kilomètres. Et Samma ag Bensouri, nomade et solitaire, s’attarde, lui aussi, dans l’effroyable Tanezrouft pendant près d’un mois, pour y retrouver son général.

Le lieutenant Pruvost a quitté Tin-Raro le 10 mars à six heures. Ses guides sont peu sûrs. Il atteint pourtant sans encombre Anesbaraka, dont il repart le 14 à 5 heures et demie du matin. Il avait manifesté l’intention de marcher de nuit. Mais ses guides lui ont conseillé d’attendre le jour parce qu’il faut éviter un bras d’erg. Le détachement, toujours sans nouvelles, ira se ravitailler à In-Gall avant de reprendre les recherches. Il va, suivant ses guides, qui trottent à cinquante mètres devant lui. « Soudain, nous aperçûmes dans le reg, à un kilomètre environ, une forme que nous ne reconnûmes pas. Puis deux hommes apparurent, qui tirèrent trois coups de feu. Nous comprimes que c’était l’avion du général Laperrine qui, ayant capoté, avait pris cette apparence bizarre [9]. »

Au-devant des méharis qui galopent, Vaslin, rassemblant ses forces, s’est précipité. Il s’effondre devant un de ses sauveurs qui déjà lui tend une gamelle d’eau. Le lieutenant Pruvost arrive, accompagné du maréchal des logis Moncassin et du brigadier Delplanque. On dresse une tente ; on prodigue des soins aux deux survivants. Puis, les sauveteurs miraculeux se tournent vers un petit tertre. Le 8, au soleil couchant, Bernard et Vaslin, de leurs mains crispées, avaient creusé un sillon tracé par une roue de l’avion au moment de l’atterrissage, creusé lentement, amoureusement, douloureusement ; ils avaient déposé dans ce trou, achevé au bout d’une heure, le chef aimé, puis, pour que la tempête de sable ne pût jamais recouvrir la dépouille sacrée, ils avaient déposé sur la tombe une roue de rechange au centre de laquelle ils avaient fixé le képi du général. Le lieutenant Pruvost, la main au képi, salue, le cœur serré ; on rend les honneurs.

Quand Bernard et Vaslin, gorgés de thé bien sucré et réconfortés par deux grands plats de potage, ont repris quelque goût à la vie, ils racontent l’agonie de leur général ; ils restent sobres de paroles sur leurs affreuses souffrances. Et pourtant ! Ils ont mangé de la pâte dentifrice, mangé du jubol, bu de la glycérine, de l’alcool à brûler, de la teinture d’iode additionnée d’eau, de l’eau de Cologne ! Ils ont bu le liquide des boussoles ! Ils ont essayé de boire leur urine ! Et ils ont désespéré ! Avec un rasoir, ils ont tenté de s’ouvrir les veines ! Le 15, on les eût trouvés morts ! Mais le 14, Bernard avait dit : J’ai encore de l’espoir. » Ils vivent. « Le manque de renseignements, le 24 février, coûta peut-être la vie au général Laperrine ; l’absence de renseignements, le 6 mars, sauva vraisemblablement ses deux compagnons d’infortune. Ainsi vont les choses au Sahara. » (Rapport du Capitaine Depommier.) Le capitaine ajoute : « Les blessures du général ont dû le faire souffrir terriblement et hâter sa fin ; mais nul doute qu’il n’ait voulu mourir le premier et se sacrifier à ses jeunes compagnons. » Le lieutenant Pruvost, son détachement, Bernard et Vaslin saluent longuement le tertre où repose celui qui, le premier, a voulu mourir.

« Je décidai d’emmener avec moi le corps du général Laperrine pour le ramener au Hoggar, sauf ordres contraires. Nous préparâmes une civière au moyen de tubes d’aluminium et de toiles de l’appareil. Puis le corps du général fut exhumé le 15 mars à six heures et placé dans la civière, dans l’état où il fut enterré par ses compagnons. Le général est revêtu de sa combinaison d’aviateur’; une musette placée sous sa tête est serrée par un morceau de toile bleue ; les pieds sont nus. Nous avons enveloppé le corps du général dans les toiles de son avion qui portent son insigne, un G, et une cocarde tricolore. [10] »

Sur l’emplacement de la tombe, les Sahariens ont construit une pyramide de pierres sèches d’environ un mètre cinquante. C’est tout ce qui rappellera le drame d’Interbarrakah.

Le 16, le cortège funèbre s’ébranle. Le 26 avril, à 7 heures, il arrive à Tamanrasset. A sa rencontre se portent la garnison, joyeuse le 27 février, douloureuse aujourd’hui, et l’aménokal Moussa ag Amastane, abîmé dans ses méditations. Ils rendent les honneurs au mort et aux survivants. Puis on procède à la mise en bière. Le cercueil s’allonge sous la draperie aux trois couleurs. On le porte dans le petit cimetière où gît le père de Foucauld, auquel le général a fait aménager une fosse : les deux amis vont dormir côte à côte l’éternel sommeil. Le soldat et le moine ont vécu une même vie de sacrifice ; une même fin tragique les a couchés au tombeau ; tous deux égaux dans leur vie et dans leur mort ; tous deux emportent avec eux la vaillance et l’esprit d’idéal du moine et du soldat A l’horizon, quelques dunes ondulent ; un arbre se profile ; les têtes se découvrent : les fronts sont courbés religieusement ; une croix s’érige dans sa rigidité. Le général Laperrine repose. Sa mort héroïque auréole sa tombe.


inclinons-nous bien bas et prêtons l’oreille aux voix qui montent pour célébrer son nom. « Je m’honore d’avoir été l’un de ses élèves ; je lui adresse ici un douloureux et profondément respectueux hommage de reconnaissance et d’admiration [11]. Qui donc affirme que les étendues de sable ne parviendront pas, du moins cette fois, à effacer la trace de la tombe de cette nouvelle et glorieuse victime du désert ? Plus haut encore parle une voix autorisée et comme justicière : « On peut dire que la perte du général est, au sens littéral du mot, irréparable. Il faudra des années pour qu’un successeur, si on lui en trouve un, puisse acquérir, au même degré, la notion, — l’intuition, pourrait-on dire, — de ce qui est nécessaire et de ce que l’on peut faire ; pour atteindre, surtout, aux yeux des populations sahariennes, ce prestige tel, qu’à la lettre on pouvait dire de lui aussi qu’à leurs yeux, son nom valait une armée. De combien d’années notre avance sera-t-elle retardée ? Ne sera-t-elle même pas en certains points refoulée ? [12]

Le général Laperrine, au Sahara, a dissipé les nuages du passé, récolté, engrangé de luxuriantes moissons, ensemencé l’avenir. Le général Laperrine a été le seul chevalier du Sahara, l’incomparable, l’unique. Le général Laperrine est le grand Saharien.


JOSE GERMAIN,

STEPHANE FAYE.


Le commandant en retraite H..., dans une lettre dont nous le remercions, nous signale bienveillamment que l’honneur du fait d’armes d’Oum-Souigh (page 533) Revue des Deux Mondes du 1er avril 1922 , ne doit pas être particulièrement attribué aux Compagnies Sahariennes. D’après le compte-rendu fort précis du commandant H..., les troupes sahariennes du commandant Meynier avaient quitté leur campement à 8 kilomètres d’Oum-Souigh avant que se fût produite l’attaque des Tripolitains. Quand elle se déclencha, furieuse, le 2 octobre 1915, contre la garnison d’Oum-Souigh dont la résistance invaincue sous le lieutenant Paolini s’apparente à celle de Sidi-Brahim, les Compagnies Sahariennes n’avaient détaché qu’un élément d’une cinquantaine d’hommes, confiés au lieutenant Levavasseur pour coopérer avec la colonne légère, commandée par le chef de bataillon Morand, qui a libéré Oum-Souigh. Le commandant H... réclame pour deux compagnies du 5e bataillon d’Afrique, un bataillon du 1er tirailleurs, le mérite du succès de cette rude et tragique affaire. A chacun sa part d’héroïsme et de gloire : le détachement Levavasseur ne saurait être légitimement frustré de la sienne. (Note des auteurs).

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril.
  2. Adjudant Poivre, Correspondance privée.
  3. Commandant X... Correspondance privée.
  4. Rapport du lieutenant Pruvost.
  5. Rapport de Vaslin.
  6. Rapport de Bernard.
  7. Adjudant Poivre, Correspondance privée.
  8. Rapport du lieutenant Pruvost.
  9. Rapport du lieutenant Pruvost.
  10. Rapport du lieutenant Pruvost.
  11. Le capitaine Depommier.
  12. Commandant Z... Correspondance privée.