La Vie et la mort du général Laperrine/02

José Germain et Stéphane Faye
La Vie et la mort du général Laperrine
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 794-816).
UN GRAND AFRICAIN

LA VIE ET LA MORT
DU GÉNÉRAL LAPERRINE

II[1]
LES EXPÉDITIONS DANS LE SAHARA


LES DIFFICULTÉS DE L’HEURE. — LA DÉFENSIVE

Le général Laperrine, en prenant possession de son commandement le 2 février 1917, ne se berce ni d’illusions, ni d’espoirs. L’heure est grave ; quels moyens lui offre-t-on pour qu’il puisse devenir le maître de l’heure ? Il les juge assez précaires, alors qu’il entend exercer un commandement réel, efficace, et s’appuyer sur des fondations solides. Or ce commandement lui apparaît tout en façade. Pourtant, le général Laperrine, s’il n’affecte pas un optimisme qui serait à coup sûr déplacé, ne s’effraie ni ne se décourage. Pourvu que les officiers supérieurs auxquels il commande « n’ergotent pas sur les textes » et le secondent au moment précis où il le demandera, il n’appréhende rien. À l’œuvre donc. De jour en jour, le Sahara, son Sahara, sent croître la menace et se préciser le danger. Le sous-lieutenant Constant, qui réconfortait de sa présence, dans l’Adrar des Ifoghas, notre allié Moussa ag Amastane dont le pouvoir chancelait et autour duquel se multipliaient les défections, implore lui-même du secours. Le capitaine Depommier est parti d’In-Salah pour le ravitailler et le renforcer. Un détachement du Touat-Gourara le suit, formant réserve éventuelle, bien qu’il soit imprudent de diminuer les effectifs de cette région où l’effervescence commence. Mais il importe de parer au plus pressé : faudrait-il donc évacuer Fort-Motylinski au moment même où l’on se demande, la mort dans l’âme, s’il ne faudra pas évacuer Fort-Flatters ? La chute d’Agadès semble imminente ; depuis les premiers jours de décembre 1916, le Senoussiste Khaoussen, après avoir soulevé tout l’Air, escompte ce succès dont le retentissement serait formidable ; et l’on va répétant de tribu en tribu que déjà les premiers coups qu’il a portés ont ébranlé l’âme fidèle de Moussa ag Amastane. Il est grand temps d’aviser, de ne pas faire un geste inutile, et de frapper fort.

Le général Laperrine tranche dans le vif. Non, Fort-Flatters ne sera pas évacué ; « ce serait d’un effet moral déplorable ; » à tout prix, le recul sera arrêté, et même, s’il est possible, on tentera l’offensive et l’on courra sus aux rezzous assaillants. Non, Fort-Motylinski ne sera pas évacué. Non, l’on ne délaissera plus de territoires. « On criera bien haut, on fera savoir à tous, ennemis et amis, que nous sommes décidés à ne plus rien abandonner. » Quant à Khaoussen, tous les groupes du Sud, le lieutenant-colonel Mourin venant de Zinder où nos amis et alliés Anglais surveilleront le Sud du territoire, et le chef de bataillon Berger, venant de Menaka à la tête des éléments mobiles de la région de Tombouctou, unis aux renforts arrivés en Hoggar et aux contingents de Moussa ag Amastane, briseront sa résistance, le couperont de Chat et l’attaqueront à revers.

Voilà un plan de campagne nettement et fortement conçu. A-t-il chance d’aboutir à un succès absolu ? Le général se sent pris d’un doute : il lui semble que ses Sahariens ne valent plus les Sahariens que jadis il galvanisait ; il a l’intuition que, dans les unités de marche, les éléments divers ne sympathisent pas, car, après un échec, ils s’en rejettent mutuellement la responsabilité ; enfin, il s’aperçoit rapidement de l’état lamentable des mehara, de la pénurie des vivres, de la rareté des renseignements, des contradictions dans les nouvelles. Aussi, instinctivement, prévoit-il qu’il ne sera pas « toujours heureux, » et il avouera, dans son rapport, que les causes de désarroi étaient si nombreuses « qu’il n’a pas toujours compris. »

Mais il sait comment il arrivera à mieux comprendre ; il suffit pour cela d’être sur place ; il part donc en tournée.

En route pour Fort-Flatters. Dès qu’il est entré en contact avec les troupes, il s’aperçoit que ses premières impressions ne l’ont pas trompé : la cohésion n’existe plus entre goumiers et sahariens qu’on a déplorablement mélangés ; bien pis, l’inimitié sévit. Qu’est-ce d’ailleurs que ces goums ? Le rebut des tribus. Que sont devenus les vrais méharistes, « les gens de poudre ? » Ils se sont fait remplacer par leur berger ou par de tout jeunes gens montés sur leur plus mauvais animal. Quant aux cadres français, il les trouve, comme on le lui avait annoncé, démoralisés, doutant d’eux-mêmes ; ils constatent que leurs mehara sont exténués, qu’ils meurent de faim ; mais ils n’osent pas hasarder le combat qui leur procurerait un pâturage réconfortant ; un officier se risque à lui déclarer qu’il a préféré voir crever ses animaux plutôt que de se laisser déshonorer en les exposant à être enlevés par l’ennemi.

Le général s’empresse d’aviser à tout. Il a crié qu’il n’abandonnerait pas Fort-Flatters ; il le met en défense ; il y concentre une forte garnison, où l’on se sentira les coudes, où l’on vivra comme si l’essaim des mouches ennemies ne bourdonnait pas incessamment en tournoyant autour du bordj, où l’on vivra comme en temps de paix, « une partie des hommes cultivant les jardins, lavant les effets, se nettoyant et prenant l’air. » Ne sommes-nous donc enveloppés que d’ennemis ? Il reste des tribus fidèles : les mehara se rendront dans les zones de bons pâturages dont nos amis garantissent la sécurité. Enfin, il faut en revenir à l’organisation primitive des compagnies sahariennes et licencier les goums permanents. Le général a peur de déplaire à ses supérieurs en prenant une mesure trop radicale. Mais il sait que le ministre de la Guerre s’en remettra à lui du soin de réadapter les unités qu’il a créées ; autorisé, en effet, par le ministre, il remet sur pied ses compagnies de Touggourt, d’Ouargla et du Tidikelt, il les encadre de gradés des régiments d’Algérie ; il a de nouveau son instrument en main.

Il n’hésite plus. Puisque le ministre le soutient, il peut se risquer. Un peloton de spahis doit rentrer à Biskra pour assurer la police du Touat, maintenant en ébullition. Le général « prend sur lui » d’emmener le peloton vers In-Salah. Il connaît d’avance les effets de cette randonnée. « Les conversations seront alimentées » au Tidikelt par la présence de cette troupe de cavalerie ; les bruits d’évacuation seront démentis. A peine est-il arrivé à In-Salah que l’événement confirme ses prévisions ; les chefs accourent à lui, implorent sa protection, sollicitent d’être épargnés par des réquisitions excessives et incohérentes... Il leur répond que le ministre de la Guerre est en complet accord à ce sujet avec lui ; les réquisitions cesseront ; et qu’a-t-il besoin de les protéger ? Ils se défendront eux-mêmes, s’il le faut ; voici des armes.

Puis il court à la région du Touat. Ces populations qu’on lui représente à la veille d’une révolte, il juge qu’on les a trop laissées à la merci des Berabers et des autres nomades pillards ; elles sont infestées d’espions ; et pourtant, elles aussi, elles sont désarmées. Le général laisse à Adrar son peloton de spahis ; il appelle des détachements de tirailleurs et de mitrailleurs ; il reconstitue un groupe mobile de la Saoura pour « démontrer dans l’Iguidi que nous ne sommes pas aussi bas qu’on voulait bien le dire, et que tout agresseur peut s’attirer de sérieuses représailles. » Mais il décide que les Djemaa coopéreront avec nous ; pour eux aussi, voici des fusils à pierre et à piston.

Le 15 juin, le général est rentré à Ouargla. « J’ai constaté les vices capitaux de l’organisation saharienne et je pourrai provoquer d’urgence un certain nombre de mesures importantes. » A le lire, on croirait qu’il n’a rien tenté encore, rien exécuté. Ce général est de ceux que l’action sollicite, et qui estiment que rien n’a été fait tant qu’il reste à faire quelque chose.

Or, il reste beaucoup à faire. Dans les territoires du Tidikelt et du Hoggar, Ebbheu ag Rhebelli, venu en 1916 des confins tripolitains et de la région de Djanet avec une bande fortement armée, reste encore invaincu. C’est lui qui a dirigé l’assassinat du Père de Foucauld, c’est lui qui a détourné de leurs devoirs les tribus du Hoggar sur lesquelles nous avions fondé le plus d’espoirs ; c’est lui qui a fait autour de Moussa ag Amastane un vide inquiétant. Le 5 avril, il a attiré dans une embuscade un groupe franc, commandé par un capitaine, et lui a tué onze hommes, et pris trente-cinq chameaux. Il apparaît si dangereux que des renforts qui se sont portés à sa rencontre n’ont pas estimé prudent de se mesurer à lui et se sont repliés sur Fort-Motylinski ; on a préféré entreprendre des négociations par le canal de Moussa ag Amastane ; inutilement d’ailleurs : Moussa a perdu toute influence sérieuse ; et, pendant qu’il palabre, on se demande anxieusement si ses gens ne vont pas l’entraîner


CARTE POUR SUIVRE LES EXPEDITIONS DU GENERAL LAPERRINE DANS LE SAHARA


dans le camp de l’ennemi, de jour en jour plus audacieux. Les coups de main d’Ebbheu ag Rhebelli redoublent, nos convois sont harcelés, bousculés ; les cultures des derniers tenants de Moussa sont livrées au pillage.

Sur le territoire de Zinder, la situation est meilleure. Dès que le général Laperrine a mis en œuvre les moyens nécessaires pour dégager Agadès, la décision a été obtenue. Les colonnes Mourin et Berger, dès le 3 mars, ont débloqué le poste. Mais les contingents lancés à la poursuite de Khaoussen, après l’avoir encerclé à Tinia, n’ont point réussi à l’empêcher de s’échapper ; les colonnes se sont disloquées le 25 juin pour rejoindre leurs territoires respectifs ; mais on reste ici exposé à une nouvelle agression ; et, bien que les troupes anglaises nous aient aidé à châtier les Touareg, la sécurité demeure encore incomplète. Les alertes se succèdent dans la région de la Saoura, du Touat, de l’Erg Iguidi ; les aventuriers de tout le Sahara occidental ont razzié le territoire de Tombouctou, pendant que les forces mobiles coopéraient au dégagement d’Agadès. Par bonheur, les tribus amies ne sont pas entamées, et quand la colonne Berger rentre fin juin, les bandes pillardes refluent vers le Nord-Ouest de Bamba. Si donc, fin 1917, une quinzaine après son retour à Ouargla, le général Laperrine peut constater que ses mesures défensives ont été efficaces, s’il peut se flatter d’avoir purgé d’ennemis les territoires qui en étaient infestés lors de sa prise de commandement, le Sahara, aussi loin que ses efforts jusqu’à 1910 en ont porté les limites, n’est pourtant pas intégralement récupéré, et reste sous la menace de chefs intraitables, d’un Ebbheu, d’un Khaoussen, prêts à se jeter tête baissée partout où une brèche est ouverte ; et, des brèches ouvertes, il y en a partout, même dans les âmes de nos partisans d’avant-guerre.


L’ACTION OFFENSIVE

Le deuxième semestre de l’année 1917 va-t-il permettre au général de prendre l’offensive ? En a-t-il les moyens ? Les détachements restent privés de bonnes montures ; comment arriveraient-ils à se porter les uns au secours des autres et à coopérer ? Comment arriveraient-ils à aller audacieusement inquiéter l’ennemi dans les repaires où il se croit en sécurité pour préparer ses coups de main et les exécuter à son heure ? Ecoutons les doléances du général. « Les détachements sont mal montés... Trop souvent, les tribus soumises doivent se défendre seules, nos groupes mobiles étant démontés, et force étant d’en ramener des éléments vers In-Salah dans des camionnettes automobiles. » Tel est un des vices capitaux auxquels le général n’a pas pu encore remédier complètement. Et pourtant il sent que dans ce remède réside partiellement le salut, car, en avril, il a lancé au delà de Fort-Flatters un groupe important de réguliers dont la présence « a suffi à faire une forte impression sur les nomades dissidents. » Cette impression a été si réelle que les contrebandiers qui colportaient dans les pays azgueurs des brochures anti-françaises rédigées en arabe n’ont pas pu semer la mauvaise parole dans un terrain désormais réfractaire. Que n’est-on capable d’en user partout ainsi !

On s’était rendu compte en haut lieu que les effectifs du général Laperrine ne pouvaient suffire à remplir la tâche qui lui avait été assignée. Le 12 novembre 1917, une note ministérielle détachait de son commandement le Sahara tunisien en même temps que la compagnie saharienne de Tunisie ; ainsi débarrassé de la surveillance et de la pacification d’un territoire très vaste, il allait pouvoir, raccourcissant le bras, porter, en une brusque détente, des coups plus rudes, et peut-être décisifs. D’ailleurs, il s’était déjà fait la main sur l’audacieux Khaoussen. Si Ebbheu a su se dérober, Khaoussen a failli payer pour lui. Khaoussen a cru qu’une fois les colonnes Mourin et Berger disloquées, le champ redevenait libre. Il s’est avancé, arrogant d’un succès qu’il escompte, plein de confiance dans son armement qu’il estime irrésistible. A cent kilomètres d’Agadès, brusquement, deux colonnes de nos méharistes et de nos auxiliaires l’ont attaqué sur les deux flancs, l’ont enveloppé, ont disloqué sa bande, l’ont écrasée, l’ont mise en fuite ; elle a laissé sur le terrain un canon, un trépied de mitrailleuse, environ seize mille cartouches Martini, quatre mille cartouches pour mitrailleuses, plus de deux cents obus, et soixante-quatorze morts. Il a semblé qu’on en avait fini avec Khaoussen. Mais, l’insuffisance de nos moyens n’échappait pas à nos ennemis. Malgré la violence du coup qui lui avait été porté en juillet 1917, il est revenu à la charge fin août et a assailli une de nos reconnaissances, sans grand dommage pour nous, d’ailleurs. Enhardi, il a recommencé en octobre ; il n’a pas hésité à rentrer dans l’Aïr ; mais on lui a rendu d’abord coup pour coup ; puis, par trois fois, il a subi notre offensive ; mais, à la fin, lui aussi, il a réussi à gagner la montagne. Nos méharistes, qui avaient parcouru plus de six cents kilomètres, étaient à bout de souffle. Quand ils auront soufflé, ils auront à cœur de venir à bout de lui.

Au reste, rien de définitif ne se produira, selon le général Laperrine, s’il n’a pas recours, et à la coopération entre ses effectifs et à la coopération avec ses amis les chefs Sahariens ; sinon, il en sera réduit à des succès partiels et sans lendemain. Il quitte Ouargla le 26 octobre 1917 ; il veut en personne relever les amitiés ébranlées ou défaillantes. Il n’atteint In-Salah que le 6 novembre : les automobiles ont trahi sa confiance. Mais il y ravive la confiance de Moussa ag Amastane, qui lui a amené les dissidents du Hoggar ; ceux-ci, avec humilité, sollicitent l’aman. Le général part avec Moussa pour Fort-Motylinski. Le long de la route, ils échangent leurs pensées intimes. Moussa a l’intuition qu’un moment ses intentions ont paru suspectes ; il veut se blanchir. Il se plaint au général que ses tribus lui ont désobéi au début de 1917 et que son prestige a subi un sérieux à-coup. Le général le console et le laisse s’épancher. Mais tout à coup il dresse l’oreille ; Moussa ne vient-il pas d’avouer que ses gens ont des attaches avec les Senoussistes, et d’affirmer que, pour rompre ces liens, il est indispensable de « mettre du sang » entre eux ? Qu’on l’aide un peu, car en ce moment, il ne se sent pas assez fort pour réaliser de grandes choses ; mais il écrasera dans l’Aïr et les dissidents et Khaoussen, l’impudent Khaoussen. Le général saisit la balle au bond. Oui, Moussa peut compter sur un contingent de Sahariens d’élite, et, subsidiairement, sur la compagnie du Tidikelt quand il se jugera suffisamment en force pour se mesurer aux Azgueurs. En attendant, ces Azgueurs, on les amadouera ; on leur offrira du miel pendant qu’on préparera le vinaigre. Moussa rédige des lettres pour les chefs azgueurs ; il les engage à se rapprocher de nous. Le général sourit et approuve. « Moussa ne cachait pas qu’il ne comptait absolument pas sur le succès de ces lettres ; mais, pendant qu’on les discuterait et qu’on se réunirait pour étudier les réponses à faire, les rezzous resteraient tranquilles et ses gens ne seraient pas inquiétés durant son absence. » Le général félicite Moussa de son habileté diplomatique. Lorsque, le 14 janvier, il quitte Fort-Motylinski : il a paré à l’avenir proche.

Il continue sa tournée vers Kidal et vers Bamba. Il atteint enfin Tombouctou. Tout le long de sa route, il a assuré, par T. S. F. ou par courrier, les fonctions de détachements dans l’Erg d’Iguidi, la coopération des méharistes du Touat avec les détachements de la région de Tombouctou ; il a veillé à ce qu’aucun répit ne fût laissé aux Azgueurs, pillards impénitents. A Tombouctou, il sent qu’à présent, grâce à lui, les indigènes comprennent que l’unité de commandement et l’unité de vues existent au Sahara et que, lorsque la France veut, elle peut tout. Il ne rentrera à Ouargla que le 22 octobre 1918. Mais il pourra enregistrer là des résultats encourageants, bien qu’incomplets encore.

Khaoussen, en février 1918, s’est remis à razzier. Mal lui en a pris ; au premier choc, il a été bousculé par nos méharistes ; et, au moment où il croyait les avoir dépistés, il s’est heurté à Moussa ag Amastane, qui l’a accroché et lui a infligé une rude leçon. Depuis lors, il a été manœuvré, par nos méharistes et par les Hoggars de Moussa qui, à chaque rencontre, le culbutent ; il ne trouve plus de ressource que dans la fuite. S’il reste encore capable de s’aventurer dans quelques rezzous, c’est parce que nos postes de T. S. F., qui fonctionnent mal, n’avertissent pas à temps nos groupes mobiles et ne leur permettent pas de coordonner leurs opérations. Mais, à la fin de juin 1918, l’Air semble soumis ; Khaoussen est en fuite ; Moussa est rentré dans son Hggar, si satisfait de sa campagne qu’il avertit son cher général qu’il est prêt à coopérer contre les Azgueurs.

En mars 1918, dans la région de Tombouctou, un de nos détachements a dû se replier après avoir été quelque peu éprouvé dans une embuscade où il est tombé. Mais la contre-offensive a été rapide ; et, de ce côté encore, le général Laperrine a suscité un dévouement. Maïmoun, un chef de dix-sept ans, coopère avec nos Sahariens à la tête de ses Kountas ; son aide, dès le début, paraît des plus appréciables. Comme « le général des enfants » a eu d’heureuses inspirations les jours où il leur a fait disputer des matchs et où il a distribué des sous aux vainqueurs ! Avec leur aide, ou sans leur aide, son effort commence peu à peu à porter ses fruits. Au cours du même mois de mars 1918, la bande de Brahim ag Abakada a reparu ; elle a réussi quelques passes d’armes heureuses ; elle a tenté une équipée dans la direction d’El-Golea ; au bout de quinze jours, la compagnie saharienne du Tidikelt l’a mise à la raison et forcée à rétrograder sans qu’elle ait pu réaliser ses espérances. Voilà les résultats favorables. Mais voici, en octobre, de nouvelles difficultés, et une menace grosse de périls.


L’EXPÉDITION DE POMMIER CONTRE LES AZGUEURS

On a appris, le 15 octobre 1918, qu’un peloton de cette compagnie saharienne de Tunisie qui a été détachée des compagnies moins d’un an auparavant, avait été attaqué alors qu’il se trouvait au pâturage à huit kilomètres de Bir Kecira ; un secours expédié rapidement a pu le dégager ; mais on n’a pas poursuivi l’assaillant : les mêmes causes engendrent toujours les mêmes faiblesses. « Le combat avait été d’une violence inouïe, et, à la façon dont l’ennemi avait manœuvré, et organisé un poste de secours et un poste de commandement dont on retrouva l’installation après sa retraite, on peut supposer qu’il était commandé par des officiers turcs ou allemands. » Le général ne se désintéresse pas de cet événement, qui pourtant ne le concerne plus directement : il est l’apôtre des coopérations et des solidarités sahariennes. Il sait qu’il ne s’adressera pas en vain à ses amis les Chaambas d’Ouargla ; un goum est promptement formé ; l’expédition est prête au bout de quinze jours. Elle pousse une pointe hardie au delà même de Ghadamès ; les rebelles désemparés ne résistent pas à son choc ; elle peut rentrer à Ouargla le 3 décembre après avoir accompli heureusement sa mission. Le général Laperrine se réjouit et le proclame : « La riposte des Chaambas d’Ouargla à l’attaque sur la compagnie saharienne de Tunisie est venue prouver aux Tripolitains la solidarité des Français de Tunisie et d’Algérie. »

Visiblement, les insoumis, pourtant soutenus par la propagande et par le concours matériel de nos ennemis d’Europe, au moment même où ces ennemis reçoivent en Europe le coup de grâce, sentent que l’heure est venue de se soumettre, ne fût-ce qu’en apparence. Après la rentrée triomphale de Moussa ag Amastane dans son Hoggar où le terrain ne se dérobe plus sous ses pas et où sont rentrés même un certain nombre de Taïtogs, si difficiles à apprivoiser, les chefs azgueurs semblent se courber devant la fatalité. « Aux lettres presque insolentes qui avaient répondu, en décembre 1917, à celles de Moussa, succédaient des lettres presque aimables dans lesquelles on faisait même allusion à un rapprochement avec les Français. » La correction que Brahim ag Abakada a reçue en mars 1918 lui a suggéré des intentions conciliantes : il a demandé l’aman par lettre au chef d’annexé d’In-Salah.

Mais le général Laperrine ne se laisse point séduire par des avances dont il soupçonne le manque de sincérité. Il sait que ces insoumis doucereux et patelins réclament des armes, des munitions et des renforts à Ghadamès et à Mourzouk ; il perce à jour leur tactique hypocrite : ils ne veulent que gagner du temps. Mais il a deviné le motif profond de leur attitude : ils ont peur.

Eh bien ! Moussa ag Amastane n’a-t-il pas offert, avant même d’avoir pacifié l’Aïr, de se joindre à nous pour amener les Azgueurs à composition ? On y parviendra en les intimidant ; pour les intimider, il faudra frapper. Une colonne est donc constituée, sous les ordres du capitaine Depommier, pour assister Moussa ; une colonne d’appui, commandée par le lieutenant Vitaud, opérera à distance, et accourra, en cas de besoin. Le but est Djanet. Ce poste atteint, le Sahara de Laperrine sera recouvré aussi loin qu’il s’étendait en 1914. Les contingents sahariens et hoggars s’avancent vers Djanet, tantôt combattant, tantôt négociant. Les négociations aboutissent parfois ; un des vieux amis du général Laperrine, le caïd Bilou des Ahl Azzi d’In-Salah, s’entremet en notre faveur ; or, il est aussi populaire chez les Azgueurs que chez les Hoggars. Moussa lui-même s’abouche avec Boubekheur ag Allegoui, qui lui promet de vivre en paix avec les Hoggars et de s’opposer à toute formation de rezzous. Mais il ne s’engage pas plus avant ; la paix entre indigènes, d’accord ; mais avec les Français, point d’affaire. « Dès qu’on lui parle de négocier avec les Français, il se retranche derrière sa qualité de fonctionnaire turc : il est Kaimakan de Ghât. » Il est oiseau, voyez ses ailes ; il est souris, vivent les rats. Comme on sympathise avec le général Laperrine, lorsqu’on songe à sa politique d’apprivoisement vis-à-vis de ces chauves-souris ! Comme on le comprend, alors que, de ces indigènes farouchement sahariens, il essaie de faire des Français d’adoption ! La colonne Depommier et la harka de Moussa palabrent ainsi, mais se battent en même temps. Leurs combats d’avant-garde ou de flanc-garde leur procurent des prises ; de plus, l’ennemi juge que toute résistance serait brisée. Les troupes atteignent Djanet. Toute la région est pacifiée ; les Kel-Djanet et les Iadhanaren se sont soumis, et les conditions qu’on leur a imposées sont si douces, une amende en nature et le paiement de trois années d’impôts en retard, qu’on peut espérer qu’ils se rallieront sincèrement : on les traite en enfants prodigues qui reviennent à la maison paternelle. Mais hélas ! il est impossible de rester à Djanet : la colonne est à bout de vivres ; les transports manquent presque totalement pour la ravitailler.

Le capitaine Depommier revient donc sur ses pas, confiant à Moussa le soin de surveiller la région aussi longtemps qu’il le pourra. Il a laissé à Djanet un méhariste de la tribu des Iadhanaren qui est censé en permission dans son pays d’origine. Le méhariste observe. Moins de trois mois après, le 23 janvier 1919, il arrive à Fort-Motylinski où il informe son chef que les Kel Djanet ont été mis à l’amende par les grands chefs azgueurs parce qu’ils se sont soumis : il croit que les Azgueurs préparent une attaque. Moussa devra redoubler de vigilance et de vigueur.

Ces nouvelles n’alarment point le général Laperrine ni ne le troublent. Quand il sera sur place, il interviendra personnellement ; ailleurs, ses officiers, son bras droit, ne trahiront point la tête ; le cas échéant, il leur renouvellera ses instructions. Ainsi, apprend-il que Boubekheur ag Allegoui a osé adresser à un de nos chefs de colonne une lettre insolente dans laquelle il le somme d’évacuer l’Oued Tarat ? Il conseille la patience, il cherche les excuses possibles. Ce caïd chauve-souris « ne sait pas lire l’arabe, et il est à la merci de son Khodja arabe. » Il faudra scruter ses véritables intentions avant de sévir. Lui affirme-t-on que Brahim ag Abakada n’est qu’un tartufe et que ses réticences et ses tergiversations doivent être châtiées ? Il invite le chef d’annexé d’In-Salah à user de modération ; quand on aura acquis la certitude que Brahim se joue de nous, on recourra à une offensive irrésistible. Le général a raison : après d’âpres discussions, Brahim acceptera les conditions de l’aman dans la première semaine d’avril 1919. Mais c’est le général lui-même qui mettra la dernière main à l’œuvre de ralliement de Brahim ; les 24 et 25 mai 1919, à Fort-Polignac, il tient des palabres avec Brahim et avec des chefs de fractions Imrads du Tassili, de ce Tassili qu’il a traversé sans être inquiété ; à tous, il laisse leur bande et leurs armes, parce qu’il a l’intuition que, eux aussi, sa bienveillance, issue de sa force, les a conquis et, ainsi, nous l’avons vu précédemment, Brahim ag Abakada est promu par lui Am’rar des Azgueurs du Tassili. « Soyons amis, Cinna... » c’est par ces mots que se traduit la clémence d’Auguste.

Mais quand le général doit frapper, ses coups sont vigoureux. Ses compagnies sont dirigées vers les points où leur présence s’impose, quel que soit le territoire où leur coopération est requise. En août 1918, une de nos colonnes avait subi un grave échec dans le Tafilalelt dévasté par une harka bérabère ; le général appela à la rescousse, dans le territoire envahi, les compagnies sahariennes du Touat-Gourara ; le Tafilalelt fut libéré. Mais, dans le même moment, le gouverneur de l’Afrique occidentale française réclamait des razzias contre les dissidents ravitailleurs et receleurs des rezzous qui opéraient en Afrique occidentale. Dès que le Tafilalelt fut redevenu tranquille, des détachements des compagnies sahariennes du Touat-Gourara et de la Saoura opérèrent contre ces nouveaux ennemis.

Un adjudant chef a procédé à l’opération ; sur un autre point, un sergent emmène ses méharistes jusqu’à trois cent cinquante kilomètres à l’assaut d’un campement de pillards à l’abandon. Ici et là, il faut toujours être prêt à répondre à une alerte ; ici et là, le général ordonne des attaques ou des répliques vigoureuses, quand elles sont possibles, car elles ne le sont pas toujours. Mais le châtiment n’est que différé. Ce temporisateur veut que les indigènes sentent peser sur eux une force toujours présente, même quand elle est invisible. S’ils tentent de s’y soustraire, la répression viendra peut-être de loin, mais elle viendra. Châtié sur le territoire de Zinder, mais encore insoumis, le chef Rhabidine a demandé à se retirer au Hoggar. Le général le ramène lui-même à Agadès en lui disant que, s’il veut obtenir l’aman, c’est le commandant du territoire de Zinder qui en réglera les conditions et que, sinon, il sera traduit devant un tribunal de cette région. « Je ne voulais pas que sa retraite au Hoggar put créer la légende que les criminels de l’Afrique occidentale française pouvaient trouver un asile en Algérie. »

Des criminels, ainsi que les appelle le général Laperrine, il en reste encore au Sahara lorsque, avant la fin de 1919, le général est appelé au commandement de la région d’Alger. Mais le Sahara est pacifié. Souvent les criminels sont de simples pillards auxquels on a le tort d’appliquer le nom d’une tribu, car les tribus elles-mêmes nous sont ralliées grâce à la politique vigoureuse et habile du grand Saharien. Si des foyers de sédition se rallument, les officiers qui continuent l’œuvre du général Laperrine sauront les éteindre ; l’un d’eux, en juillet 1920, installera définitivement la France africaine à Djanet ; et, depuis, la tranquillité règne au Sahara, devenu français par la conquête et par la force de séduction d’un digne fils de France. Le Sahara, du reste, ne jouit d’une parfaite sécurité que parce que la conquête, méthodique au point de vue militaire, a été aussi une conquête organisée dans tous ses détails, même les plus terre à terre, par le général Laperrine.


L’ORGANISATION DES MOYENS DE TRANSPORT : CHAMEAUX. — AUTOMOBILES

Pour l’apprécier, il suffit d’examiner quelles étaient les erreurs de l’organisation ou quels étaient les défauts des différents organes de la pénétration du Sahara avant l’arrivée du général Laperrine, les redressements ou les corrections qu’il leur a appliqués, les avertissements et les conseils qu’il a formulés à leur endroit pour ses successeurs sahariens.

Si la plus noble conquête de l’homme, selon Buffon, est le cheval, le chameau est en 1916 la plus noble conquête du Saharien. Or, le Saharien a abusé de cette conquête ; le méhari est devenu corvéable à merci. Quand un convoi libre arrivait à destination, les animaux qui, sous une charge souvent trop lourde, avaient accompli des étapes de six à huit cents kilomètres, étaient réquisitionnés de force et envoyés dans des régions dont leurs conducteurs ne connaissaient pas les pâturages. « C’était la mort à peu près certaine, » déclare le général Laperrine ; et, en fait, à Laghouat et à Touggourt, l’état du cheptel camelin, au début de 1917, était lamentable. Le général décida en conséquence de ne recourir à la réquisition que dans certains secteurs et en cas de nécessité absolue, mais en s’efforçant d’en diminuer les inconvénients. Les convois durent ne fonctionner que par échelons, les chefs de convois furent responsables de la marche de leur caravane, du choix des pâturages, des points de séjour. Quant aux indigènes qui, si l’on abusait de leurs montures, abusaient eux-mêmes de la situation, en fournissant des animaux harassés ou en ne changeant pas les bêtes en bon état dès le premier pâturage pour que les « carnes » qui crèveraient en route fussent remboursées au prix d’un chameau irréprochable, le général mit brutalement un terme à leur exploitation : aucune bête ne serait remboursée quand elle mourrait pendant les deux cents premiers kilomètres ; et, au cas où elle mourrait au cours des deux cents kilomètres suivants, le remboursement ne pourrait dépasser la moitié du prix. Mais toutes les préférences du général allaient aux convois libres ; et il dut, en se heurtant à de fortes oppositions, entamer une lutte où il l’emporta souvent. Alors, « il défendit d’une façon formelle » la réquisition des chameaux à leur arrivée à destination. Mais il se refusa à payer à journée de chameau et imposa la rétribution au quintal kilométrique, dont il augmenta d’ailleurs le prix en le maintenant toutefois au-dessous du prix de revient de la réquisition. Il y eut là, dit-il, « un sérieux avantage pour l’Etat ; » de plus, les caravanes s’arrêtèrent où elles voulurent et ne chargèrent leurs animaux que suivant leurs forces.

Aussi, les caravanes de commerce se reprirent-elles à sillonner le Sahara, les ravitaillements commencèrent-ils à être de nouveau assurés ; et, à la fin de son commandement, le général, qui pèche toujours par excès de modestie, constate que « la situation, sans être parfaite, est bien meilleure. » Le général Lucotte, commandant l’artillerie en Algérie, rend hommage dans son rapport du 26 novembre 1920 au général Laperrine, qui a aidé à reconstituer le cheptel camelin et a sauvé ainsi le chameau, « moyen de transport le moins aléatoire et le plus économique au Sahara. »

Mais le général Laperrine n’est pas un routinier ; les autres moyens de transport sollicitent son attention et son effort. D’abord, l’automobile. Les Italiens ne nous avaient-ils pas donné l’exemple et ne s’étaient-ils pas avancés jusqu’à 650 kilomètres de la côte ? Le général Laperrine se rendit compte tout d’abord qu’il importait de choisir la saison et de ne pas se lancer sur des pistes défectueuses. C’est pour n’avoir pas observé ces données que suggère le bon sens que des sorties tentées en 1916 n’avaient pas réussi. Au contraire, les tentatives du début de 1917 ne restèrent pas infructueuses, et, en mai, cinq voitures, parties d’Ouargla, atteignirent In-Salah après un parcours de 750 kilomètres. A la fin de septembre, le capitaine Sigonney, avec un convoi de dix automobiles, se rendait en cinq jours d’In-Salah à Ouargla, après s’être porté à la rencontre, jusqu’à 270 kilomètres, d’une colonne revenant du Hoggar avec des montures exténuées.

Le général qui trouvait, dans cette expérience heureuse, un motif de foi dans l’emploi de l’automobile au Sahara, recourut immédiatement à un de ses procédés favoris : être à lui-même son agent d’exécution. Le 26 octobre 1917, il quittait Ouargla avec trois autos. Hélas ! il ne devait atteindre In-Salah qu’au bout de douze jours. Quel haro dans les rapports officiels qui proclamaient la faillite de l’automobile ! Quant au général, il ne prit pas les événements au tragique. « L’histoire est très simple : les chauffeurs ont voulu battre les records du capitaine Sigonney. » Cela n’empêcha pas à deux voitures de rentrer en cinq jours ! « Il y eut donc accident et non pas faillite. C’est comme si, après un déraillement, on parlait de la faillite des chemins de fer. »

Il ironise donc, mais il tire de son expérience des enseignements : le grand ennemi, c’est la distance, car il faut que les autos emportent avec elles « toutes les matières à leur usage ; » elles ne peuvent dépasser mille kilomètres ; et, au delà, il est impossible de constituer des dépôts. Mais un autre ennemi, c’est la grosse chaleur qui fond les têtes de bielle, provoque de nombreux éclatements de pneus, et échauffe le moteur. On peut, du reste, y remédier. Etudions les remèdes, car « il faut cependant aboutir. » Aboutir, pour faire la nique aux grands maîtres de l’automobile qui envoient au Sahara des voitures lourdes avec chaînes à palettes, et des tracteurs à chenilles, objets d’admiration à Fontainebleau et à Alger, objets de destruction des petits ouvrages d’art et de détérioration complète des pistes sahariennes ; aboutir, contre Alger, qui, entêté, n’envoie plus rien ; aboutir, pour ménager le cheptel camelin et « faire croire aux indigènes que nous pouvons nous passer d’eux. »

Le général Laperrine agit donc par ses propres moyens. Il constitue deux demi-sections de treize voitures. Mais les pièces de rechange manquent, et l’entreprise avorte partiellement, le général l’avoue. « Mais les indigènes s’émurent, se rendirent compte des dangers de cette concurrence, et demandèrent à faire des convois libres jusqu’à In-Salah. » Ils avaient compris que le ravitaillement du secteur Inifel-In-Salah, prévu par le général pour 1918-1919 par traction mécanique, allait leur échapper.

Rien ne réussira pourtant aussi longtemps qu’il n’y aura pas entente absolue entre les autorités supérieures et le général Laperrine. Aussi multiplie-t-il l’expédition, au gouverneur général de l’Afrique du Nord, de ses lettres et de ses communications de rapports. Le professeur Gautier, dans son rapport de 1917, envisage la construction d’un chemin de fer qui traverserait le Sahara ; mais « en attendant le rail, il faut pourtant vivre ; et on peut admettre qu’il est déjà devenu impossible, étant donné l’effet moral produit sur les indigènes, de revenir en arrière sur cette question des autos au Sahara. » Le général corrobore les idées du professeur Gautier. Son activité, comme celle de ses subordonnés, est incessante. Mais il n’est pas secondé en haut lieu. « Il n’y a aucune entente entre les différents services de la guerre... Vous savez quelle mauvaise volonté je rencontre au service automobile d’Alger, Il ne faut plus compter sur lui. »

Le général s’est heurté contre ces rocs... Mais il ne s’y est pas brisé ; il a poursuivi avec ténacité et joyeusement sa tâche. En attendant qu’on l’eût mis en possession du type d’automobiles qui peut convenir au Sahara, il a aménagé les routes ; ce pionnier s’est mué en cantonnier. « Quand je pris mon commandement, les pistes automobiles étaient faites théoriquement de Ouargla à Ghardaïa, à Fort-FIatters, et au Hoggar par Inifel, In-Salah, Tamanrasset ; elles s’arrêtaient à vingt kilomètres avant Fort-Motylinski. » Ces pistes théoriques, il fallait s’efforcer de les rendre pratiques. Là encore, le général appliqua une méthode, et organisa. Mais que de difficultés ! « L’état du sol varie d’un jour à l’autre... Dans cette partie, les équipes de travailleurs ont dû construire un tapis de joncs ; il ne faut pas s’en écarter, car sans lui, il serait impossible de circuler en cet endroit... La piste traverse ce qu’on appelle le terrain pourri... Quand s’élève le vent de sable, le nuage de sable peut atteindre une hauteur de mille mètres et plus ; on peut à peine percevoir un véhicule à dix mètres devant soi, et, en quelques instants, le sable recouvre trace, piste et poteaux repères. Il est, dans ces conditions, très facile de se perdre. » (Rapport du sous-lieutenant André Bellot.) Aussi, le général Laperrine laisse-t-il échapper cet aveu qu’il a été « à une rude école. »

Il a dû aviser à tout. Ces pistes qu’il a fait établir, il a fallu en déterminer l’emplacement. Les reconnaissances ont été effectuées en automobile ; mais ces autos n’ont pas toujours pu vaincre le terrain. Le reg dur, en particulier, déconcerte, parfois roc, parfois simple croûte qu’effondrent les voitures. Mais le général ne manque pas de décision. « Si l’on va vite et si l’on a soin de ne pas passer dans des ornières déjà faites, on passe. » Quand l’impossibilité de passer est absolue, quand on n’a pas pu jalonner la piste, on s’installe et on travaille. On crée ou l’on améliore. Ainsi, le système, c’est de construire des pistes avec le concours d’autos, à l’aide de chantiers mobiles ; et, lorsqu’elles sont construites, d’y veiller et d’en prendre soin. Les conducteurs ne prennent pas tant de précautions.

L’œuvre terminée, il l’apprécie, avec modestie, comme toujours. « Le travail est loin d’être parfait. » C’est son expression favorite ; il dit pour la T. S. F. : « Les résultats ne sont pas encore satisfaisants. » Mais il n’en constate pas moins les résultats qui nous paraissent, à nous, impressionnants. « Actuellement, il y a au Sahara 2 400 kilomètres de pistes praticables et parcourues, 420 kilomètres de non encore parcourues, 150 ensablées sur dix kilomètres, 820 en construction et reconnues par des autos que des corvées ont fait passer, 550 en projets. » Que n’ajoute-t-il que toutes les études qui concernent les pistes inexploitées sont au point ? Car, moins d’un an après le départ du général, le commandant Sigonney signale qu’une piste de 3 000 kilomètres va de Touggourt, terminus de la voie ferrée, à Tin Zaouaten, poste formant limite entre l’Algérie et l’Afrique occidentale française. Le général a souvent passé et beaucoup jalonné.

Il ne s’est pas borné là. Il a renouvelé ses expériences automobiles. Elles n’ont pas toujours été concluantes ni convaincantes ; ne le reconnaîtra-t-il pas lui-même ? Certes, le colonel Dinaux a raison de déclarer que « les insoumis ne sont pas profondément impressionnés et constatent, comme nous, les échecs, les imperfections et le faible rendement d’une œuvre qui est à peine ébauchée. » Mais il se plaît à conclure qu’une grande œuvre a été accomplie au Sahara depuis 1916 ; et le général Lucotte appuie cette conclusion de sa haute compétence, en ajoutant : « Il faut poursuivre cette œuvre avec des procédés méthodiques, c’est-à-dire avec un plan de travail et d’emploi s’étendant à plusieurs exercices. »

Tel était bien l’esprit avec lequel procédait le général Laperrine, et ses instructions reflètent sa pensée. Il avait ferme espoir dans l’emploi de l’automobile, pourvu que cet emploi fût rationnel ; il ne pouvait pas ne point l’avoir. « La traversée du Sahara en automobile, l’arrivée de neuf véhicules à mille kilomètres seulement du Niger, est un exploit militaire sportif qui a surpris et étonné le monde. » Pour que de pareils exploits restent possibles, mais à condition qu’ils ne soient plus des exceptions, mais la règle même, le général Laperrine rédige ses instructions. Les autos ne s’aventureront jamais seules ; elles réaliseront l’unité de châssis et l’unité de vitesse, pour les voitures légères, de 100 à 200 kilomètres par jour, pour les gros convois, 100. Des dépôts de matières consommables devront être créés tous les trois cents ou quatre cents kilomètres ; on n’excédera jamais 700 ; des convois spéciaux automobiles ou des chameaux les ravitailleront ; car il faudra toujours, même en cas de marche, avoir de quoi ravitailler, réparer et entretenir. Le général s’afflige du « triste exemple donné par une section de traction mécanique en juillet 1919 ; il se lamente, constatant une fois de plus que depuis six mois il n’a pas reçu de pièces de rechange ; et a-t-on compté avec l’évaporation intense de l’essence ? « Pour une consommation de cent litres, il est nécessaire d’en emporter, suivant les régions, cent vingt ou même cent soixante-deux. » Enfin, le général Laperrine préconise la formation des conducteurs ; il ajoute vivement : « Rien de commun avec la France. » Car il importe de savoir deviner le mauvais terrain, de changer de vitesse à temps sans perdre son élan, et, en un mot pittoresque, de connaître « des petits trucs. » Il se hausse à une formule mathématique : « Le nombre de pannes avec un conducteur est en raison inverse de la durée de son séjour au Sahara. » Aussi souhaite-t-il « des conducteurs, des gradés et des mécaniciens compétents, mais capables, en même temps, de zèle et de conscience. » Pour le recrutement, il tient à s’adresser à des militaires de carrière, auxquels on consentira de sérieux avantages.

Tout étant ainsi minutieusement prévu, le général Laperrine escompte, de l’utilisation des automobiles, les plus grands services. Mais il ne se leurre pas ; il entend que leur rôle soit défini et limité. Avec les autos, on pourra transporter le courrier et les militaires isolés ; de cette façon, on gagnera, entre Ouargla et In-Salah, par exemple, six jours au moins, dix-huit jours au plus ; les inspections seront facilitées ; on évacuera les malades ou l’on transportera le docteur ; on pourra renforcer les postes, occuper les points d’eau ; transporter le matériel qui ne peut être transporté à des de chameaux ; enfin, dans des cas exceptionnels, mais seulement dans ces cas, l’auto servira au ravitaillement. Le général, homme pratique, ne consent aucun sacrifice à son imagination ; c’est un sage.


L’AVIATION

Il a prévu un autre emploi de l’automobile ; elle aidera l’aviation. Comment le général Laperrine aurait-il pu se désintéresser de l’aviation ? Dès janvier 1917, une escadrille était venue à Biskra, et, sa mission dans l’Aurès terminée, avait exécuté des randonnées dans le sud, se livrant à des exercices de lancement d’obus, ou jetant des tracts en arabe au-dessus des campements ou des oasis. « Cette reconnaissance fit la plus grande impression sur les indigènes et permit de maintenir dans le calme à peu de frais une région qui commençait à s’agiter. » En août, le général obtenait la création d’une escadrille saharienne qui serait répartie entre Ouargla et In-Salah ; avant qu’elle fût installée à In-Salah, elle recevait le baptême du sang ; le lieutenant aviateur Fondet, chargé de procéder à cette installation, était massacré. Mais, le 24 avril 1918, trois avions se portaient à la rencontre du général Nivelle, commandant en chef des troupes françaises de l’Afrique du Nord, qui rentrait en auto d’In-Salah, et un avion le ramenait à Biskra. Ce fut tout ; dès le 27 mai, l’escadrille, éprouvée par les vents de printemps et par la pénurie d’essence, alla estiver au bord de la mer.

Elle estivait encore à la fin de décembre. Soudain, au début de février 1919, elle réapparut. L’état-major des troupes de l’Afrique du Nord avait organisé une reconnaissance mixte d’autos et d’avions suivant un itinéraire Colomb-Béchar, Benni-Abbès, Ksabi, Adrar, Aoulef, In-Salah, Inifel, Ouargla. Les autos atteignirent Ouargla en vingt-sept jours après avoir parcouru à peu près deux mille kilomètres ; quant aux avions 80 HP Farman, deux seulement, sur cinq qui étaient partis, purent atterrir à Ouargla un jour avant les automobiles. Mais impressionné avant la lettre par cette tentative, le ministre de la Guerre, dans une décision du 1er février 1919, prévoyait la création de deux escadrilles sahariennes et de deux escadrilles de lisière saharienne. Déjà le général Laperrine se félicitait de cette initiative qui lui semblait devoir être féconde ; et en mars 1918, il avait assisté, la joie au cœur, a l’exécution d’un raid entre Ouargla et In-Salah sans le moindre accident et dont l’un de ses officiers les plus affectionnés, le commandant Sigonney, avait été le guide.

De plus, il savait que les antiques Farman étaient condamnés, et tout son espoir reposait sur des Bréguet 14 A2 300 HP dont on lui avait dit merveilles. Le 22 avril, trois d’entre eux avaient quitté Alger, placés sous les ordres du capitaine Dandy, et pilotés par le lieutenant Béchon, le lieutenant Picard et l’adjudant Bernard ; à bord de l’avion de ce dernier, le général Nivelle avait pris passage. Le petit groupe d’avions reconnut Laghouat, Ouargla et Gabès, et rentra à Alger au bout de six jours ; il avait parcouru 2 500 kilomètres. Le général Nivelle décidait, dès ce moment, que, en décembre, quatre avions Bréguet procéderaient à la reconnaissance du Hoggar, par Biskra, Ouargla, In-Salah, Tamanrasset.

Qu’on juge de l’enthousiasme du général Laperrine ! On allait survoler son Sahara ! Mais, nous l’avons constaté, cet apôtre est un sage. Il affirme immédiatement « qu’il faut étudier la question. » Certes, à son sens, l’avion est appelé à rendre au Sahara les services les plus éminents. N’est-il pas « l’instrument rêvé » pour les tournées d’inspections rapides ? N’est-il pas, dans une certaine mesure, le frère ailé de l’automobile et qui accomplira plus rapidement qu’elle les missions que lui a assignées le général ? Mais qu’on ne fonde pas de trop grands espoirs sur son rôle de combattant : il aura peine à rejoindre un rezzou pour le bombarder ; et, s’il s’acharne à le poursuivre, il risque de ne pouvoir regagner sa base ; l’avion devra donc se borner à exécuter des reconnaissances, et encore, à la condition que les pilotes connaissent le pays, car a dans le désert, personnes et choses se confondent si bien avec le terrain, surtout en montagne, qu’il serait impossible de faire une observation sûre. » Tel est aussi l’avis du général Laperrine, et il en arrive à conclure à la nécessité de pistes parfaitement jalonnées. « La question de pouvoir voler au Sahara en dehors des voies aériennes repérées et matérialisées sur le sol sans risquer une mort à peu près certaine me semble primordiale. » Donc, un rayon d’action limité, la surveillance des puits abondants, comparables aux « nœuds de chemins de fer de la guerre européenne, » la protection des oasis attaquées, la protection des convois, telles sont les possibilités, tels sont les avantages de l’aviation. Et encore semble-t-il nécessaire qu’on réalise un modèle d’avion capable de faire 100 kilomètres d’un seul vol.

Mais que d’impedimenta ! Que de complications inextricables ! L’avion reste impuissant, il reste incapable d’arriver sans risques au terme d’une étape s’il n’est pas convoyé par une automobile et s’il ne trouve pas à l’atterrissage des mécaniciens et des outils. Il ne jouit d’aucune sécurité, s’il n’est pas muni de la T. S. F. Il est voué aux pires dangers si de deux postes encadrant l’étape, des autos n’ont pas la mission, lorsqu’il n’arrive point dans les délais prévus, de se porter à son secours dans un délai de trente-six heures au maximum. De plus, il convient d’étudier les effets de la chaleur sur le matériel, à cause des écarts journaliers qui atteignent de 20° à 25°, de connaître les accidents atmosphériques les plus fréquents, les indices qui permettent de les prévoir, les façons d’en triompher si l’on est surpris. D’ailleurs, toutes ces considérations ne coupent pas les ailes aux espérances que le général Laperrine laisse s’envoler sur les ailes de l’avion. Pourvu qu’on suive les pistes, pourvu que l’auto accompagne l’avion, tout est possible. Et puis, après tout, l’impossible même peut être tenté ! « C’est casse-cou ; on a de fortes chances d’y laisser sa vie en cas de panne. Mais, c’est, je crois, possible. »

Voilà le général emballé. Une fois de plus, il voit grand. Quel bonheur ce serait pour lui que de revoir en avion In-Salah, Tamanrasset, Kidal, Bourem sur le Niger ! Qu’est-ce que cela, dix-sept cents kilomètres ? Et pourquoi ne pousserait-on pas jusqu’à Tombouctou ? « Le Niger est une barrière précieuse. Les terrains d’atterrissage seraient pourvus d’un ballon captif le jour, d’un projecteur la nuit. « L’effet moral serait très sérieux sur les populations amies et ennemies ; il atteindrait à des proportions extraordinaires, il deviendrait un événement africain, si les randonnées des avions prenaient les allures d’un raid transsaharien. » Le général Nivelle se contentera, en décembre, d’atterrir à Tamanrasset avec son escadrille de quatre avions Bréguet. Eh bien ! le général Laperrine le regardera passer. Mais s’il était le passager, lui ! S’il pouvait survoler son Sahara, lui !

Le général Laperrine n’était pas destiné à contempler les évolutions d’une escadrille d’avions au-dessus d’un des bordjs des oasis sahariennes ; avant que s’achevât l’année 1919, il avait été appelé au commandement de la division d’Alger. Le groupe d’avions devait partir d’Alger, il le verrait seulement partir.

Quels regrets ! Ce raid, c’est une véritable expédition aérienne ; mieux encore, c’est la conquête définitive du Sahara. « Il ne faudrait pas, déclare le général Nivelle, considérer cette première tentative de la traversée du Sahara en avion comme une simple manifestation sportive. C’est un voyage d’intérêt national que nous entreprenons. C’est grâce aux renseignements et aux photographies que rapporteront les observateurs qu’un service régulier pourra être organisé entre l’Algérie et le Soudan. Ce service nous permettra d’étudier la création du chemin de fer transsaharien. Vous n’ignorez pas que les problèmes soulevés par la guerre ont attiré l’attention sur les ressources considérables et de toute nature que possède notre empire colonial africain et sur la nécessité d’établir des relations sûres entre la métropole et les diverses parties de cet empire. Pendant la guerre, le Soudan n’a rien pu nous fournir. Tous les produits du pays restaient accumulés à Dakar, faute de navires pour les emporter. Et, finalement, ce sont les pays étrangers qui en ont profité. Ceci ne se serait pas produit si nous avions -eu le Transsaharien. L’avion est l’instrument tout désigné pour effectuer la reconnaissance du Sahara et pour en étudier la topographie, soit à vue, soit par photographie. »

Le 21 janvier 1920, la reconnaissance du Hoggar, formée par le régiment d’aviation Algérie-Tunisie, étant portée à cinq avions, des Bréguet 300 HP, tous les organes à terre étant en place, le général commandant en chef les troupes françaises de l’Afrique du Nord prescrivait le départ.


JOSE GERMAIN,

STEPHANE FAYE.

  1. Voyez la Revue'‘du 1er avril.