La Vie et la Mort du roi Richard III/Traduction Guizot, 1863/Acte V

Richard III
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 8 (p. 116-131).
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ACTE CINQUIÈME


Scène 1

À Salisbury.

Entrent le Shérif et ses gardes, conduisant Buckingham au supplice.

Buckingham. ― Le roi Richard ne veut donc pas m’accorder un moment d’entretien ?

Le Shérif. ― Non, mon bon lord : ainsi résignez-vous.

Buckingham. ― Hastings, et vous, enfants d’Édouard, Rivers, Grey ! saint roi Henri ! Édouard, son aimable fils ! Vaughan ! et vous tous qui êtes tombés en trahison sous la main corrompue de l’odieuse injustice, si vos âmes offensées et irritées contemplent, au travers des nuages, le spectacle de cette heure fatale, pour votre vengeance, insultez à ma destruction ! ― Amis, n’est-ce pas aujourd’hui le jour des Morts ?

Le Shérif. ― Oui, milord.

Buckingham. ― Eh bien, ce jour des Morts est le jour de ma mort. C’est aussi le jour que, sous le règne d’Édouard, j’ai prié le Ciel de me rendre fatal, si je devenais perfide à ses enfants, ou aux parents de son épouse. C’est le jour où je formai le souhait de périr victime de la perfidie de l’homme en qui j’aurais le plus de confiance. Ce jour où tant d’âmes de morts assiégent mon âme tremblante est le terme marqué à mes forfaits. Ce Dieu tout puissant, qui voit tout, et dont je me jouais, a fait tomber sur ma tête l’effet de ma feinte prière ; et il me donne en réalité tout ce que je lui demandais en riant. C’est ainsi qu’il force l’épée du méchant de tourner sa pointe contre le sein de son maître. Ainsi tombe de tout son poids sur ma tête la malédiction de Marguerite. Lorsqu’il brisera ton cœur de douleur, me disait-elle, souviens-toi que Marguerite te l’a prédit.― Allons, conduisez-moi à ce honteux échafaud. L’injustice recueille l’injustice, et l’infamie est payée par l’infamie.

(Buckingham sort avec le shérif et les gardes.)


Scène 2

Une plaine près de Tamworth.

Entrent avec des tambours et des drapeaux Richmond, Ford, sir James Blunt, sir Walter Herbert, et autres avec des troupes en marche.

Richmond. ― Mes compagnons d’armes et mes bien chers amis, froissés sous le joug de la tyrannie, nous voici parvenus sans obstacle jusque dans le sein de l’Angleterre ; et nous recevons ici de notre père Stanley une lettre bien propre à nous soutenir et à nous encourager. Le sanguinaire usurpateur, l’infâme sanglier qui a ravagé vos récoltes de l’été et vos vignes fertiles, et va jusque dans vos entrailles, dont il a fait son auge, engloutir, comme l’eau immonde dont il se nourrit, votre sang encore fumant, cet odieux pourceau est, à ce que nous apprenons, gîté au centre de cette île, près de la ville de Leicester ; de Tamworth jusque-là nous n’avons qu’un jour de marche. Au nom de Dieu, courageux amis, allons d’un cœur allègre, dans les sanglants hasards d’un combat dangereux, mais unique, recueillir la moisson d’une paix éternelle.

Oxford. ― La conscience de notre droit vaut en chacun de nous mille épées, pour combattre ce sanguinaire homicide.

Herbert― Je ne doute pas que ses amis ne l’abandonnent pour se joindre à nous.

Blunt. ― Il n’a d’amis que ceux que retient la crainte, et qui l’abandonneront au moment où il aura le plus besoin de leur secours.

Richmond. ― Tout est pour nous. Ainsi, marchons au nom de Dieu. L’espérance légitime avance rapidement et vole sur les ailes de l’hirondelle : des rois elle fait des dieux, et des créatures moins nobles elle fait des rois.

(Ils sortent.)


Scène 3

La plaine de Bosworth.

Entrent le roi Richard et des troupes ; le duc de Norfolk, le comte de Surrey, et autres lords.

Le roi Richard. ― Plantons ici nos tentes dans la plaine de Bosworth. Milord Surrey, pourquoi avez-vous l’air si triste ?

Surrey. ― Mon cœur est dix fois plus gai que mes yeux.

Le roi Richard. ― Milord de Norfolk ?

Norfolk. ― Mon souverain ?….

Le roi Richard. ― Norfolk, nous aurons des coups ; ah ! n’est-ce pas que nous en aurons ?

Norfolk. ― Nous en donnerons et nous en recevrons, mon cher seigneur.

Le roi Richard. ― Qu’on dresse ma tente. Je passerai la nuit ici. (Des soldats viennent dresser la tente du roi.) Mais où la passerai-je demain ? ― Allons, n’importe.― Qui de vous a reconnu le nombre des rebelles ?

Norfolk. ― Ils sont tout au plus six à sept mille hommes.

Le roi Richard. ― Eh quoi ? notre armée est trois fois plus nombreuse. D’ailleurs, le nom du roi est une puissante citadelle qui manque au parti de nos ennemis. Dressez cette tente.― Venez, nobles lords, allons reconnaître le terrain.― Qu’on fasse appeler quelques hommes de bon jugement : observons avec soin la discipline, et ne perdons pas une minute ; car demain, mes lords, sera une laborieuse journée.

(Ils sortent.)

(Entrent de l’autre côté du champ de bataille Richmond, sir William Brandon, Oxford et d’autres lords. Quelques soldats sont occupés à dresser la tente de Richmond.)

Richmond. ― Le soleil fatigué s’est couché dans des nuages d’or, et la trace brillante qu’a laissée son char enflammé nous promet pour demain un beau jour. Sir William Brandon, vous porterez mon étendard.― Qu’on m’apporte de l’encre et du papier dans ma tente.― Je veux tracer le plan figuré de notre ordre de bataille, distribuer à chaque chef son poste et ses fonctions, et régler sur de justes proportions le partage de notre petite armée.― Milord d’Oxford, et vous, sir William Brandon, et vous, sir Walter Herbert, restez avec moi. Le comte de Pembroke commandera son régiment.― Bon capitaine Blunt, saluez-le de ma part, et priez-le de me venir trouver dans ma tente vers deux heures du matin. Faites-moi encore un plaisir, mon bon capitaine : où est le quartier de milord Stanley ? le savez-vous ?

Blunt. ― Ou je me suis bien trompé sur ses couleurs, et je suis sûr du contraire, ou son régiment est à un demi-mille au moins au midi de la puissante armée du roi.

Richmond. ― S’il était possible, sans danger, cher Blunt, de trouver quelque moyen de vous aboucher avec lui, et de lui remettre de ma part cette note extrêmement importante….

Blunt. ― Fût-ce au péril de ma vie, milord, je le tenterai ; et, sur ce, Dieu vous envoie un sommeil tranquille cette nuit !

Richmond. ― Bonne nuit, mon bon capitaine Blunt ! ― Venez, messieurs ; allons nous consulter sur les opérations de demain. Entrons dans ma tente ; l’air devient âpre et froid.

(Ils se retirent sous la tente du comte.) (Entre dans sa tente le roi Richard avec Norfolk, Ratcliff et Catesby.)

Le roi Richard. ― Quelle heure est-il ?

Catesby. ― Il est temps de souper, seigneur ; il est neuf heures.

Le roi Richard. ― Je ne soupe point ce soir.― Donne-moi de l’encre et du papier.― A-t-on arrangé la visière de mon casque de manière qu’elle ne me gêne plus ? ― Toute mon armure est-elle dans ma tente ?

Catesby. ― Oui, mon souverain ; et tout est prêt.

Le roi Richard. ― Mon bon Norfolk, rends-toi sur-le-champ à ton poste. Fais la garde avec soin, choisis des sentinelles sûres.

Norfolk. ― J’y vais, seigneur.

Le roi Richard. ― Levez-vous demain avec l’alouette, cher Norfolk.

Norfolk. ― Vous pouvez y compter, mon prince.

(Il sort.)

Le roi Richard. ― Ratcliff ?

Ratcliff. ― Seigneur ?

Le roi Richard. ― Envoie un sergent d’armes au quartier de Stanley. Qu’il lui porte l’ordre d’amener sa troupe avant le lever du soleil, s’il ne veut pas que son fils George tombe dans la sombre caverne de la nuit éternelle.― Remplis-moi un verre de vin. Qu’on me donne une garde. (À Catesby.) Tu selleras mon cheval blanc, Surrey, pour la bataille de demain. Aie soin que le bois de mes lances soit solide et point trop lourd.― Ratcliff ?

Ratcliff. ― Seigneur ?

Le roi Richard. ― As-tu vu le mélancolique lord Northumberland ?

Ratcliff. ― Je les ai vus, le comte de Surrey et lui, à l’heure du crépuscule, aller de quartier en quartier, parcourant l’armée, et animant les soldats.

Le roi Richard. ― J’en suis bien aise. Donne-moi un verre de vin.― Je ne me sens point cette allégresse de cœur, cette gaieté d’esprit à laquelle j’étais accoutumé. Bon, mets-le là.― M’as-tu préparé de l’encre et du papier ?

Ratcliff. ― Oui, seigneur.

Le roi Richard. ― Va recommander à ma garde de veiller avec soin, et laisse-moi. Vers le milieu de la nuit, tu reviendras dans ma tente, et tu m’aideras à m’armer.― Va-t’en, te dis-je.

(Ratcliff sort.)

(La tente de Richmond s’ouvre, on voit le comte avec ses officiers.)

(Entre Stanley.)

Stanley. ― Que la fortune et la victoire reposent sur ton casque !

Richmond. ― Que tout le bonheur que peut donner la sombre nuit t’accompagne, mon noble beau-père ! ― Dis-moi comment se porte notre tendre mère ?

Stanley. ― Je suis chargé par procuration de te bénir au nom de ta mère, qui ne cesse de prier pour le bonheur de Richmond. C’en est assez là-dessus.― Les heures silencieuses de la nuit s’écoulent, et l’ombre éclaircie commence à s’entr’ouvrir dans l’Orient. Pour abréger, car le temps nous l’ordonne, ce que tu as à faire, c’est de ranger ton armée en bataille dès le point du jour, et de confier ta fortune à la sanglante décision des coups et de la guerre aux regards meurtriers. Moi, autant que je le pourrai (car je ne puis faire tout ce que je désirerais), je chercherai les moyens d’éluder et de te secourir dans la confusion du combat ; mais je ne peux me déclarer trop ouvertement pour toi, de crainte que, si mes mouvements étaient aperçus, ton jeune frère George ne fût exécuté à la vue de son père. Adieu. Le temps et le danger coupent court aux témoignages usités d’attachement ; et à cet abondant échange de discours affectueux dont auraient besoin des amis séparés depuis si longtemps. Dieu veuille nous donner le loisir de vaquer à ce culte de l’amitié ! Encore une fois, adieu. Vaillance et succès !

Richmond. ― Chers lords, conduisez-le jusqu’à son quartier. Je vais tâcher, au milieu du trouble de mes pensées, de prendre quelque repos, de crainte qu’un sommeil de plomb ne m’accable demain, lorsqu’il me faudra monter sur les ailes de la Victoire. Encore une fois, bonne nuit, chers lords, et messieurs. (Sortent les lords avec Stanley.) Ô toi dont je me regarde ici comme le capitaine, jette sur mes soldats un regard favorable ! Mets dans leurs mains les massues meurtrières de ta vengeance, et que de leur chute pesante elles écrasent les casques usurpateurs de nos ennemis ! Fais de nous les ministres de ta justice, afin que nous puissions te glorifier dans la victoire ! C’est sur toi que je me repose des soins qui occupent mon âme, tandis que je vais laisser tomber le rideau de mes paupières. Soit que je dorme ou que je veille, oh ! ne cesse pas de me défendre !

(Il s’endort.)

(L’ombre du prince Édouard, fils de Henri VI, sort de terre entre les deux tentes.)

L’Ombre. à Richard.― Que demain je pèse sur ton âme ! Souviens-toi comme tu m’as assassiné dans la fleur de ma jeunesse à Tewksbury. Désespère donc, et meurs. (À Richmond.) Aie bon courage, Richmond : les âmes irritées des princes égorgés combattent pour toi : c’est le fils du roi Henri, Richmond, qui vient t’encourager.

(L’ombre du roi Henri VI sort de terre.)

L’Ombre. à Richard.― Lorsque j’étais mortel, mon corps oint du Seigneur, a été par toi percé de mille coups meurtriers. Songe à la Tour et à moi. Désespère et meurs. C’est Henri VI qui vient te le souhaiter ; désespère et meurs. (À Richmond.) Vertueux et pieux, tu seras vainqueur. Henri, qui t’a prédit que tu serais roi, vient t’encourager dans ton sommeil. Vis et prospère.

(L’ombre de Clarence sort de terre.)

L’Ombre. à Richard.― Que demain je pèse sur ton âme ! Moi qui péris noyé dans un vin doucereux, moi pauvre Clarence, que ta perfidie fit tomber dans les piéges de la mort ; pense à moi demain dans la bataille, et que ton épée tombe émoussée ! Désespère et meurs. (À Richmond.) Rejeton de la maison de Lancastre, les héritiers d’York, victimes de l’injustice, prient pour toi. Que les anges te protégent dans le combat ! Vis et prospère.

(Les ombres de Rivers, Grey et Vaughan, sortent de terre.)

L’Ombre de Rivers. à Richard.― Que demain je pèse sur ton âme ! C’est Rivers, mort à Pomfret. Désespère et meurs !

L’Ombre de Grey. ― Souviens-toi de Grey ; et que ton âme désespère !

L’Ombre de Vaughan. ― Souviens-toi de Vaughan ; et plein de la terreur du crime, laisse tomber ta lance ! Désespère et meurs !

Toutes trois. à Richmond.― Éveille-toi avec la pensée que nos injures attachées au cœur de Richard vont le faire succomber : éveille-toi et remporte la victoire.

(L’ombre de lord Hastings sort de terre.)

L’Ombre. à Richard.― Couvert de sang et de crimes, réveille-toi du réveil du crime, et finis tes jours dans une bataille sanglante. Pense à lord Hastings. Désespère et meurs ! (À Richmond.) Ame calme et tranquille, éveille-toi, éveille-toi. Prends tes armes, combats, et triomphe pour le bonheur de l’Angleterre !

(Les ombres des deux jeunes princes sortent de terre.)

Les Ombres. à Richard.― Rêve de tes neveux étouffés dans la Tour. Que nous soyons dans ton sein, Richard, un plomb qui t’entraîne à ta ruine, à l’infamie et à la mort ! Les âmes de tes neveux viennent te le souhaiter. Désespère et meurs ! (À Richmond.) Dors, Richmond, dors en paix, et réveille-toi dans la joie. Que les bons anges te gardent du sanglier ! Vis et sois le père d’une race heureuse de rois ! Les malheureux enfants d’Édouard font des vœux pour ta prospérité !

(L’ombre de la reine Anne sort de terre.)

L’Ombre. à Richard.― C’est ta femme, Richard, la malheureuse Anne, ta femme, qui ne goûta jamais près de toi une heure d’un tranquille sommeil ; c’est elle qui remplit ton sommeil de trouble. Pense à moi demain dans la bataille, et que ton épée tombe émoussée. Désespère et meurs ! (À Richmond.) Et toi, âme paisible, dors d’un paisible sommeil ; rêve de succès et d’une heureuse victoire. La femme de ton adversaire prie pour toi !

(L’ombre de Buckingham sort de terre.)

L’Ombre. à Richard.― C’est moi qui le premier t’aidai à monter sur le trône ; c’est moi qui le dernier éprouvai ta tyrannie. Oh ! pense à Buckingham dans la bataille, et meurs dans les terreurs de tes forfaits. Rêve, rêve de faits sanglants et de mort, de défaite, de désespoir, et dans le désespoir rends ton dernier soupir ! (À Richmond.) J’ai péri pour t’avoir voulu seconder, avant que je pusse te prêter mon appui. Mais que ton cœur s’affermisse et ne sois point effrayé : Dieu et les bons anges combattent pour Richmond, et Richard va tomber de toute la hauteur de son orgueil.

(Les ombres disparaissent.)

(Le roi Richard sort en sursaut de son rêve.)

Le roi Richard. ― Donnez-moi un autre cheval.― Bandez mes plaies.― Jésus, aie pitié de moi ! ― Mais doucement, ce n’est qu’un rêve. Ô lâche conscience, comme tu me tourmentes ! Ce flambeau jette une flamme bleuâtre. Nous sommes au plus profond de la nuit. La sueur froide de la crainte couvre mon corps tremblant.― De quoi ai-je donc peur ? De moi ? Il n’y a ici que moi. Richard aime Richard.― Y a-t-il ici quelque meurtrier ? Non.― Oui, moi. Fuyons donc. Quoi, me fuir moi-même ? Beau projet ! et pourquoi ? De peur que je ne me venge… Quoi ! que je me venge sur moi-même ? Je m’aime… Et pourquoi ? Pour quelque bien que je me sois fait à moi-même ? Oh ! non, hélas ! Je me hais plutôt moi-même, pour les actions haïssables commises par moi. Je suis un misérable… Mais non, je mens, cela n’est pas vrai. Imbécile, parle donc bien de toi… Imbécile, pas de flatterie. Ma conscience a mille langues et chacune répète son histoire, et chaque histoire me déclare un misérable. Le parjure, le parjure au plus haut degré ! Le meurtre, le meurtre féroce, au degré le plus abominable ! Tous les crimes divers, tous commis sous toutes les formes, se pressent en foule au tribunal et crient tous : Coupable ! coupable ! Je tomberai dans le désespoir.― Il n’y a pas une créature qui m’aime ; et si je meurs, pas une âme n’aura pitié de moi… Et pourquoi auraient-ils pitié de moi ? Moi-même je n’en trouve aucune pour moi dans mon cœur. Il m’a semblé que toutes les âmes de ceux que j’ai fait périr étaient venues dans ma tente, et chacune d’elles avait pour demain crié vengeance sur la tête de Richard.

(Entre Ratcliff.)

Ratcliff. ― Seigneur ?…

Le roi Richard. ― Qui est là ?

Ratcliff. ― Ratcliff, seigneur, c’est moi. Le coq matineux du village a déjà salué deux fois l’aurore. Vos amis sont debout et se couvrent de leur armure.

Le roi Richard. ― Ô Ratcliff, j’ai eu un songe effrayant.― Qu’en penses-tu ? Nos amis seront-ils tous fidèles ?

Ratcliff. ― N’en doutez pas, seigneur.

Le roi Richard. ― Ratcliff, je crains, je crains…

Ratcliff. ― Allons, mon bon seigneur, ne vous laissez pas effrayer par des visions.

Le roi Richard. ― Par l’apôtre saint Paul ! Les ombres que j’ai vues cette nuit ont jeté plus de terreur dans l’âme de Richard que ne pourraient faire dix mille soldats, en chair et en os, armés à toute épreuve, et conduits par l’écervelé Richmond.― Le jour n’est pas encore prêt à paraître. Viens avec moi, je vais faire dans le camp le métier d’écouteur aux portes, pour savoir s’il y en a qui méditent de m’abandonner dans le combat.

(Le roi Richard sort avec Ratcliff.)

(Richmond s’éveille.― Entrent Oxford et autres.)

Les Lords..― Bonjour, Richmond !

Richmond. ― Je vous demande pardon, milords, et à vous, officiers diligents, de ce que vous surprenez un paresseux dans sa tente.

Les Lords..― Comment avez-vous dormi, milord ?

Richmond. ― Du plus doux sommeil, depuis l’instant de votre départ, milords, et avec les songes les plus favorables qui soient jamais entrés dans la tête d’un homme endormi. J’ai cru voir les âmes de tous ceux que Richard a assassinés, venir à ma tente, et me crier : Victoire ! Je vous proteste que mon cœur est tout réjoui du souvenir d’un si beau songe. À quelle heure du matin sommes-nous, milords ?

Les Lords..― Quatre heures vont sonner.

Richmond. ― Allons, il est temps de s’armer, et de donner les ordres pour le combat.― (Il s’avance vers les troupes.) Le temps et la nécessité qui nous pressent ne me permettent pas, mes chers compatriotes, de rien ajouter à ce que je vous ai dit.― Souvenez-vous seulement de ceci.― Dieu et la justice de notre cause combattent pour nous ; les prières des saints et celles des âmes irritées contre Richard se placent devant nous comme un rempart fort élevé. À l’exception du seul Richard, ceux que nous allons combattre nous souhaitent la victoire, plutôt qu’à celui qui les conduit ; car, qui les conduit ? vous le savez, messieurs ; un tyran sanguinaire, un homicide, élevé par le sang, et qui par le sang seulement a pu se maintenir ; qui, pour parvenir, s’est servi de tous les moyens, et a mis à mort ceux qui lui avaient servi de moyen pour parvenir ; une pierre impure et vile, qui n’est devenue précieuse que par l’éclat du trône d’Angleterre dans lequel il s’est illégitimement enchâssé ; un homme qui a toujours été l’ennemi de Dieu : ainsi, puisque vous combattez un ennemi de Dieu, Dieu, dans sa justice, ne manquera pas de protéger en vous ses soldats. S’il en coûte des efforts pour renverser le tyran, le tyran mort, vous dormez en paix. Si vous combattez les ennemis de votre patrie, la prospérité de votre patrie vous payera de vos travaux ; si vous combattez pour défendre vos femmes, vos femmes vous recevront avec joie en vainqueurs ; si vous délivrez vos enfants du glaive de la tyrannie, les enfants de vos enfants vous en récompenseront dans votre vieillesse. Ainsi, au nom de Dieu et de tous ces droits, déployez vos étendards, et tirez vos épées de bon cœur. Pour moi, si mon entreprise est téméraire, je la payerai de ce corps qui demeurera froid sur la froide surface de la terre ; mais, si je réussis, le dernier de vous tous recueillera sa part des fruits de ma victoire. Trompettes et tambours, sonnez hardiment et gaiement, Dieu et saint George ! Richmond et victoire !

(Ils sortent.)

(Rentrent le roi Richard, Ratcliff, suite, troupes.)

Le roi Richard. ― Que disait Northumberland, au sujet de Richmond ?

Ratcliff. ― Qu’il n’a jamais été formé au métier de la guerre.

Le roi Richard. ― Il disait la vérité.― Et Surrey, que disait-il ?

Ratcliff. ― Il disait, en souriant : Tant mieux pour nous.

Le roi Richard. ― Il avait raison, et cela est vrai en effet.― (L’horloge sonne.) Quelle heure est-il ? Donnez-moi un calendrier.― Qui a vu le soleil aujourd’hui ?

Ratcliff. ― Je ne l’ai pas aperçu, seigneur.

Le roi Richard. ― Il dédaigne apparemment de se montrer ; car, d’après le calendrier, il devrait embellir l’orient depuis une heure. Ce jour sera lugubre pour quelqu’un.― Ratcliff ?

Ratcliff. ― Seigneur ?

Le roi Richard. ― Le soleil ne veut point se laisser voir aujourd’hui. Le ciel se noircit et les nuages s’abaissent sur notre camp. Je voudrais que ces gouttes de rosée vinssent de la terre. Point de soleil aujourd’hui ! Eh bien, que m’importe, à moi, plus qu’à Richmond ? Le ciel sinistre pour moi est également sinistre pour lui.

Norfolk. ― Aux armes ! aux armes, seigneur ! l’ennemi nous brave dans la plaine.

(Entre Norfolk.)

Le roi Richard. ― Allons. En mouvement, en mouvement.― Qu’on caparaçonne mon cheval. Allez chercher lord Stanley : dites-lui d’amener ses troupes.― Je veux conduire mon armée dans la plaine, et voici mon ordre de bataille.― Mon avant-garde se déploiera sur une ligne, composée d’un nombre égal de cavalerie et d’infanterie. Nos archers seront placés dans le centre. John, duc de Norfolk, et Thomas, comte de Surrey, auront le commandement de cette infanterie et de cette cavalerie. Eux ainsi placés, nous les suivrons avec le corps de bataille, dont les ailes seront fortifiées par nos meilleurs cavaliers. Après cela, que saint George nous seconde ! ― Qu’en penses-tu, Norfolk ?

Norfolk. ― C’est un très-bon plan, mon guerrier souverain. J’ai trouvé cela ce matin sur ma tente.

(Il lui donne un papier.)

Le Roi Richard. lisant.― « Jockey de Norfolk, point trop d’audace ; ton maître Dickon est vendu et acheté. » Invention de l’ennemi.― Allons, messieurs, que chacun se place à son poste, ne laissons pas effrayer nos âmes par de vains songes. La conscience est un mot à l’usage des lâches, et inventé pour tenir le fort en respect ; que la vigueur de nos bras soit notre conscience, nos épées notre loi. En avant, joignons courageusement l’ennemi, jetons-nous dans la mêlée, et si ce n’est au ciel, allons ensemble en enfer.― Que vous dirai-je de plus que ce que je vous ai dit ? Rappelez-vous à qui vous avez affaire. À un ramas de vagabonds, de misérables, de proscrits, l’écume de la Bretagne ; de vils et ignobles paysans, vomis du sein de leur terre surchargée, pour se lancer dans les aventures désespérées, où ils vont trouver une perte certaine. Vous qui dormiez en paix, ils viennent vous arracher au repos ; vous qui avez des terres et le bonheur de posséder de belles femmes, ils veulent taxer les unes, déshonorer les autres. Et qu’est le chef qui les conduit, qu’un pauvre misérable nourri longtemps en Bretagne, aux dépens de notre patrie ? Une vraie soupe au lait, qui n’a jamais de sa vie senti seulement ce qu’on a de froid en enfonçant le pied dans la neige jusque par-dessus la chaussure ! Repoussons à coups de fouet ces bandits sur les mers ; chassons à coups de lanières cette canaille téméraire échappée de la France ; ces mendiants affamés, lassés de vivre, qui, sans le rêve insensé qu’ils ont fait sur cette folle entreprise, gueux comme des rats, se seraient pendus eux-mêmes. Si nous avons à être vaincus, que ce soit du moins par des hommes, et non par ces bâtards de Bretons que nos pères ont battus, insultés, assommés, et dont ils ont perpétué la honte par des ignominies authentiques. Quoi ! ces gens-là prendraient nos terres, coucheraient avec nos femmes, raviraient nos filles ? ― Écoutez, j’entends leurs tambours. (On entend les tambours de l’ennemi.) Au combat, gentilshommes anglais ! au combat, brave milice ; tirez, archers, vos flèches à la tête. Enfoncez l’éperon dans les flancs de vos fiers chevaux et galopez dans le sang. Effrayez le firmament des éclats de vos lances. (Entre un messager.) Que dit lord Stanley ? il amènera ses troupes.

Le Messager. ― Seigneur, il refuse de marcher.

Le roi Richard. ― Qu’on tranche sur-le-champ la tête à son fils George !

Norfolk. ― Mon prince, l’ennemi a passé le marais. Remettez après la bataille à faire mourir George Stanley.

Le roi Richard. ― Un millier de cœurs grandissent dans mon sein. En avant nos étendards ! Fondons sur l’ennemi ; que notre ancien cri de guerre, beau saint George ! nous inspire la rage de dragons enflammés ! À l’ennemi ! La victoire est sur nos panaches.

(Ils sortent.)


Scène 4

Une autre partie du champ de bataille.

Entrent Norfolk avec des troupes ; Catesby vient à lui.

Catesby. ― Du secours, milord de Norfolk ! Du secours ! du secours ! Le roi a fait des prodiges au-dessus des forces d’un homme. Il brave audacieusement tous les dangers. Son cheval est tué, et il combat à pied, cherchant Richmond jusque dans le sein de la mort. Du secours, cher lord, ou la bataille est perdue !

(Une alarme. Entrent le roi Richard, Catesby.)

Le roi Richard. ― Un cheval ! un cheval ! Mon royaume pour un cheval !

Catesby. ― Retirez-vous, seigneur, et je vous ferai trouver un cheval !

Le roi Richard. ― Lâche, j’ai joué ma vie sur un coup de dés, j’en veux courir les risques.― Je crois en vérité qu’il y a six Richmond sur le champ de bataille ; j’en ai déjà tué cinq pour celui que je cherche ! Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour mon cheval !

(Ils sortent.)

(Alarmes. Entrent le roi Richard et Richmond ; ils sortent en combattant. Retraite et fanfares. Entrent ensuite Richmond, Stanley apportant la couronne ; plusieurs autres lords et des troupes.)

Richmond. ― Louange à Dieu, et à vos armes, victorieux amis ! La journée est à nous ; ce chien sanguinaire est mort.

Stanley. ― Vaillant Richmond, tu as bien rempli ton rôle. Tiens, j’ai arraché, pour en orner ta tête, du front inanimé de ce misérable couvert de sang, la couronne qu’il a si longtemps usurpée. Porte-la, possède-la et connais-en tout le prix.

Richmond. ― Grand Dieu du ciel, je dis amen à tout cela.― Mais, avant tout dites-moi, le jeune George Stanley est-il vivant ?

Stanley. ― Oui, milord ; il est sain et sauf à Leicester, où nous pouvons, si vous voulez, nous retirer à présent.

Richmond. ― Quels hommes de marque ont péri dans l’autre armée ?

Stanley. ― John, duc de Norfolk, Walter, lord Ferrers, sir Robert Brakenbury et sir William Brandon.

Richmond. ― Qu’on les enterre avec les honneurs dus à leur naissance.― Qu’on proclame le pardon pour les soldats fugitifs qui reviendront se soumettre à nous, et ensuite, comme nous en avons pris l’engagement sacré, nous réunirons enfin la rose blanche et la rose rouge.― Puisse le ciel si longtemps irrité de leurs haines, sourire à la beauté de leur union ! Quel est le traître qui pourrait m’entendre, et ne pas dire amen ? Longtemps l’Angleterre en délire s’est déchirée elle-même ; le frère a versé aveuglément le sang de son frère ; le père dans son emportement massacrait son fils, et le fils était forcé de devenir l’assassin de son père, tous divisés par les détestables divisions d’York et de Lancastre. Ô qu’aujourd’hui enfin, Richmond et Élisabeth, légitimes héritiers des deux maisons royales, s’unissent ensemble de l’aveu de l’Éternel ! Et que leurs successeurs (grand Dieu ! si c’est ta volonté) donnent aux générations à venir le riche présent de la paix au doux visage, de la riante abondance, et des beaux jours de la prospérité ! fais tomber, ô Dieu bienfaisant, l’épée des traîtres qui voudraient ramener ces jours meurtriers, et faire verser à la pauvre Angleterre des ruisseaux de larmes sanglantes. Qu’ils ne vivent pas pour jouir de la prospérité de leur patrie, ceux qui voudraient par la trahison déchirer ce beau pays ; enfin les plaies de la guerre civile sont fermées, et la paix revit. Puisse-t-elle vivre longtemps ! ô Dieu, dis-nous amen.

(Tous sortent.)