La Vie et l’oeuvre de Michel Cervantes
Si vous demandez à un Espagnol ou à quelqu’un qui ait fait une étude particulière de la langue castillane ce qu’il faut penser du style du Don Quichotte ou des Novelas ejemplares, on vous répondra probablement qu’il est inimitable et intraduisible[1]. Cela peut être vrai jusqu’à un certain point, et je crois qu’il en est de même pour tous les auteurs vraiment originaux ; cependant c’est en grande partie à ses traducteurs que Cervantes doit sa renommée, et ses compatriotes, qui pendant longtemps ne l’ont considéré que comme un prosateur élégant et enjoué, se sont aperçus qu’il était le meilleur de leurs écrivains lorsque toute l’Europe l’avait proclamé tel. Le licencié Marquez de Torres, maître des pages du cardinal archevêque de Tolède, eut l’honneur d’être le censeur de la seconde partie du Don Quichotte. C’était à ce qu’il paraît un homme d’esprit assez bon écrivain pour qu’on ait accusé Cervantes d’avoir rédigé lui-même l’Approbacion qui autorisa la vente de son livre. « Le 25 février 1615, dit le licencié Marquez dans l’Approbacion susdite, j’eus l’honneur d’accompagner son éminence chez l’ambassadeur de France qui venait d’arriver. Causant avec les gentilshommes de sa suite, ils me demandèrent quels étaient les auteurs espagnols le plus en réputation. En m’entendant nommer Michel Cervantes, dont pour lors j’étais le censeur, ces messieurs ne trouvèrent pas de termes assez forts pour m’exprimer l’admiration qu’il excitait dans leur pays. Ils savaient par cœur la Galatée, la première partie de Don Quichotte, et leurs éloges furent si vifs que je dus m’offrir à leur faire voir l’auteur, ce qu’ils acceptèrent avec beaucoup d’empressement. Comme ils me faisaient mille questions sur son compte, il fallut leur dire que Cervantes était un vieux soldat, gentilhomme, et pauvre ; sur quoi, un des Français s’écria : — Comment l’Espagne ne fait-elle pas à un tel homme une riche pension sur le trésor public ? — Mais un de ses compagnons reprit : — Si c’est la nécessité qui le fait écrire, plaise au ciel qu’il ne s’enrichisse jamais, afin que, restant pauvre, il enrichisse le monde de ses œuvres ! » Béni soit le licencié Marquez, ce modèle des censeurs, qui n’a rien effacé dans la seconde partie du Don Quichotte, et qui nous a conservé cette historiette à la louange de nos compatriotes.
Dès que Cervantes fut bien et dûment reconnu pour un génie, c’est-à-dire assez longtemps après sa mort, on se mit à rechercher avec une extrême curiosité toutes les particularités de sa vie aventureuse ; malheureusement il était trop tard, et, pour faire sa biographie, il ne restait plus qu’un petit nombre de renseignemens certains, encore étaient-ils mêlés avec une foule de traditions apocryphes et d’anecdotes de pure invention. Le nom de Cervantes, Cerbantes ou Zerbantes, c’est tout un, n’est pas rare en Espagne : partout où il se rencontrait, dans un registre de paroisse ou dans tout autre instrument, on prétendait avoir découvert sa patrie. Le patriotisme municipal aidant, sept villes, tout autant que pour Homère, se disputèrent la gloire de lui avoir donné naissance, et chacune a trouvé des avocats plus ou moins habiles pour soutenir ses titres. Madrid, Séville, Lucena, Tolède, Esquivias, Alcazar de San Juan, Consuegra, ont eu leurs partisans et ont produit des mémoires à l’appui de leurs prétentions. Don Martin Fernandez de Navarrete apporta le premier une judicieuse critique dans ses investigations, et sa Vie de Cervantes publiée en 1819 est un excellent travail. Après lui, don Jeronimo Moran, dans une biographie que l’Académie espagnole a jugée digne d’être placée en tête de sa magnifique édition du Don Quichotte publiée en 1862, a rectifié quelques légères erreurs, et ajouté les résultats de petites découvertes récentes. Ces deux érudits, bien différens de leurs prédécesseurs, se sont gardés de présenter des hypothèses pour des trouvailles merveilleuses, et lorsqu’ils ont été forcés, faute de documens, de hasarder quelques conjectures, il les ont exposées avec beaucoup de candeur, indiquant eux-mêmes l’incertitude de leurs opinions. C’est à ces deux notices que nous empruntons les détails qui nous paraissent de nature à intéresser particulièrement les lecteurs français.
Aujourd’hui, il est parfaitement constaté que Michel Cervantes est né à Alcala de Henares, le 7 octobre 1547. Son acte de baptême sur le registre de la paroisse de Santa-Maria-la-Mayor est daté du 9 du même mois. On montre encore aux curieux une vieille muraille attenant à la Porte des Capucins, comme un reste de la maison où l’auteur du Don Quichotte a vu le jour. Il n’est pas aisé de juger d’une maison par un pan de mur, et celui-là n’offre rien de remarquable.
Son père, don Rodrigo, était hidalgo, bon gentilhomme et pauvre descendant d’un rico ome de Léon et Castille, qui suivit le roi saint Ferdinand à la conquête de Séville. Il n’y a guère de noblesse plus honorable. Sa bisaïeule paternelle, doña Juana de Avellaneda (remarquez ce nom), était fille de don Arias de Saavedra, surnommé el Famoso, de la famille des comtes de Castrillo. On croit que c’est en souvenir de cette dame que Michel de Cervantes ajouta à son nom celui de Saavedra. C’était alors un usage dans les familles nobles de reconnaître ainsi un bienfait provenant de quelque parent plus ou moins éloigné.
Rodrigo eut quatre enfans, deux garçons et deux filles, issus d’une même mère, doña Leonor de Cortioas, également de bonne noblesse et aussi pauvre que son mari. Souvent les mères des grands hommes ont exercé une heureuse influence sur l’éducation et les premières idées de leurs enfans, et nous voudrions avoir quelques détails sur le caractère de doña Leonor, malheureusement nous ne savons rien sur son compte. On a quelque lieu de croire qu’elle était parente de doña Magdalena de Cortinas, belle-mère de Lope de Vega.
Nous n’avons pas plus de renseignemens sur l’enfance de Michel. Il était le dernier des quatre enfans de don Rodrigo, et il est plus que probable que son éducation fut encore plus négligée que celle de son frère aîné. M. Navarrete a connu un professeur à l’université de Salamanque, don Thomas Gonzalès, lequel prétendait avoir vu le nom de « Michel de Cervantes, demeurant calle de Moros, » immatriculé dans un registre de cette université. Or, nous avons dit que le nom de Cervantes n’est guère plus rare que le prénom de Michel, et d’ailleurs personne n’a pu retrouver le registre en question. Il est vrai qu’une nouvelle de Cervantes, la Fausse Tante (la Tia fingida) prouve qu’il connaissait parfaitement les mœurs et les pratiques des étudians de Salamanque, et là-dessus on a conclu qu’il devait avoir fait ses études dans cette université. Par un argument semblable, on démontrerait qu’il avait étudié à l’école de voleurs tenue par le seigneur Monipodio, dont il ne parle pas moins pertinemment dans sa nouvelle de Rinconete et Cortadillo. À notre sentiment, il est très probable qu’il n’a jamais suivi les cours d’une université. En effet, dans la suite, ses ennemis l’ont appelé ingenio lego, auteur laïc, ce qui voulait dire alors : formé ailleurs que dans les grandes écoles publiques. Il est évident qu’il avait appris un peu de latin, bien qu’il se trompe parfois dans ses citations, attribuant à Virgile ce qui appartient à Horace, et vice versa. Quant au grec, on peut juger de sa science par ce passage : « Sais-tu ce que veut dire philosophie ? Ce mot se compose de deux substantifs grecs, qui sont philos et sophia. Philos veut dire amour, et sophia, science. » On objectera peut-être que c’est un chien que Cervantes fait parler de la sorte, mais il nous avertit que ce chien avait été au collège.
Il dit, dans un de ses prologues, que, tout enfant, il avait un goût passionné pour la lecture, et que, faute de livres, il ramassait avec soin dans la rue des morceaux de papier imprimé. Sa mémoire était excellente, et, dans un âge avancé, il récitait des tirades de vers qu’il avait retenues pour les avoir entendues, dans son enfance, de la bouche même du Thespis espagnol, Lope de Rueda.
S’il n’avait pas étudié dans un collège, il avait suivi cependant un cours d’humanités. En 1568, à l’occasion de la mort de la reine Isabelle de Valois, femme de Philippe II, un ecclésiastique nommé Juan Lopez de Hoyos, professeur de latinité et de lettres humaines à Madrid, publia un livre fort long et fort ennuyeux, sous ce titre : Histoire et relation véritable de la maladie et heureux passage à un monde meilleur, somptueuses obsèques de la sérénissime reine d’Espagne, doña Isabel de Valois, notre dame, avec les sermons, inscriptions et épitaphes sur son tombeau, augmentée des coutumes et cérémonies diverses de plusieurs peuples pour enterrer leurs morts, comme il appert par la table dudit volume. Madrid, 1568, in-8o. La façade peut donner une idée du bâtiment. Probablement, pour allonger son livre et le rendre digne de son titre, le docte professeur a cru devoir y insérer des vers de ses élèves, et une longue élégie, un sonnet et une épitaphe en redondilles sont dus à la plume de don Miguel de Cervantes, « son disciple bien-aimé. » Bien entendu que le maître trouve ces pièces excellentes. Avant de les juger, remarquons que Juan Lopez de Hoyos n’obtint sa chaire à Madrid qu’en 1568, et qu’il n’a jamais appartenu à l’université d’Alcalà de Henares, ville où Cervantes paraît avoir passé ses premières années. Il faut donc qu’à l’âge de vingt ans le futur auteur de Don Quichotte ait eu le courage de se faire écolier. Nous nous bornerons à traduire l’épitaphe, qui suffit amplement à donner une idée des autres pièces.
« Ci-gît la gloire de la terre espagnole, ci-gît la fleur de la nation française, ci-gît qui sut accorder le différend en couronnant d’olivier cette guerre. Ici, en petit espace, est enclos notre astre d’Occident. Ici est enterrée l’excellente cause de l’exil de notre félicité. Vois quel est le monde et sa rigueur, et comment, contre la vie la plus riante, la mort remporte toujours la victoire. Vois encore le bonheur dont notre illustre reine jouit dans l’éternel royaume de gloire. Quand la guerre laissait libre notre terre ibérique, d’un vol soudain la plus belle de ses fleurs a été transplantée au ciel ; et près de trancher sa tige, la mortelle catastrophe fut cachée au monde ; ainsi un malheureux n’aperçoit la flamme qu’au moment où il se sent brûler. »
Après avoir eu la bonne fortune de découvrir dans un cahier de corrigés les premiers vers d’un auteur illustre, le biographe éprouve tout aussitôt la mortification de rencontrer une lacune considérable avec le soupçon qu’elle cache un mystère important. De 1568, on perd toute trace de Cervantes, jusqu’en 1570, où on le trouve à Rome dans la maison du cardinal Aquaviva. Or certaines phrases de Cervantes recueillies dans plusieurs de ses ouvrages semblent faire allusion à quelque événement malheureux qui lui serait arrivé vers cette époque. Don Jeronimo. Moran nous présente, mais « sous toutes réserves, » comme on dit aujourd’hui, une pièce fort curieuse qui, si elle se rapporte en effet à Cervantes, expliquerait pourquoi il quitta l’Espagne. On a découvert assez récemment dans les archives de Simancas un ordre d’arrestation lancé à la suite d’un jugement contre un Miguel de Zerbantes, contumace, en date du 15 septembre 1569. Au xvie siècle, il n’y avait pas encore d’orthographe fixe, et aujourd’hui même il n’existe, pour la prononciation, aucune différence entre Zerbantes et Cervantes. Rien de plus commun à cette époque que de voir un même nom écrit dans la même pièce de plusieurs manières différentes ; il n’est donc pas improbable que le contumace en question soit l’auteur du Don Quichotte. Il est condamné à dix ans d’exil et à avoir le poing coupé pour blessures faites à un Antonio de Sigura, qualifié de andante en esa corte. Sur la signification de ce mot, les commentateurs ne sont pas d’accord. Selon les uns, il s’applique à toute personne suivant la cour, soit en raison d’une charge, soit pour ses affaires personnelles ; suivant d’autres, le titre d’andante en la corte appartiendrait spécialement aux officiers de justice attachés au service du souverain. La peine prononcée contre le contumace semble confirmer cette dernière interprétation : en effet, les lois du temps punissent de dix ans d’exil les coups donnés à un alguazil dans l’exercice de ses fonctions. Quant à la mutilation du poing, elle est encourue par quiconque a tiré l’épée dans le lieu où le roi fait sa résidence. Quelques critiques enfin ont cru voir la confirmation de toute l’aventure dans un épisode du Don Quichotte d’Avellaneda, où le bon chevalier blesse un alguazil qu’il prend pour un chevalier félon, et il est notoire qu’Avellaneda a plus d’une fois attribué à son Don Quichotte des actions ou des opinions connues de Cervantes. Ajoutons que le cardinal Aquaviva, sous le patronage duquel Cervantes paraît à Rome, fut envoyé en Espagne par le pape Pie V, pour porter à Philippe II des complimens de condoléance à l’occasion de la mort de la reine Isabelle, peut-être aussi pour demander des explications au sujet de la mort de don Carlos. Arrivé à Madrid en septembre 1568, il paraît avoir été reçu assez froidement par Philippe II ; en revanche, les lettrés espagnols se montrèrent très empressés à lui faire leur cour, et tout aussitôt il devint pour eux une sorte de Mécène. Dès le 2 décembre 1568, il recevait ses passeports, et son itinéraire passe par Valence : or, dans le roman de Persiles et Sigismonda, Cervantes a décrit si exactement la route suivie par le légat qu’on est tenté de croire qu’il l’avait accompagné. Les lenteurs ordinaires de la justice, surtout en Espagne, expliquent suffisamment comment ce n’aurait été qu’en septembre 1569 seulement qu’aurait été prononcé un jugement pour un crime commis l’année précédente. Malgré le despotisme de Philippe II, bon nombre de coups d’épée se donnaient sous son règne, et les alguazils chargés d’y mettre ordre en avaient souvent leur part. Rien de bien extraordinaire qu’un jeune homme de vingt et un ans, comme notre auteur, ait eu maille à partir avec un alguazil ;… mais s’agit-il de notre Cervantes ? Imitons la prudente réserve de M. Moran, et laissons le lecteur décider d’après les pièces que nous venons de produire.
Exilé ou non, Cervantes demeura quelque temps dans la maison du cardinal Aquaviva en qualité de domestique, dénomination qui, dans le langage du temps, s’appliquait aux valets de chambre, aux secrétaires, aux gentilshommes de la suite, à tous les protégés à titre quelconque d’un grand seigneur comme le cardinal. Cette position, quelle qu’elle fût, ne lui plut pas longtemps, car au bout de quelques mois il se fit soldat. On croit qu’il entra d’abord dans une compagnie d’infanterie au service du saint-père ; puis, bientôt après, dans un tercio, ou régiment espagnol. En 1570, il était soldat dans le tercio du mestre de camp don Miguel de Moncada, compagnie du capitaine don Diego de Urbina. Embarqué sur l’escadre commandée par Marc-Antoine Colonna, il navigua quelque temps sur l’Adriatique, y fit naufrage aux Bouches de Cattaro et faillit être pris par les Turcs. L’année suivante 1571, le 7 octobre, son jour de naissance, il assista à la bataille de Lépante, sur la galère la Marquesa, de la division commandée par André Doria. Depuis plusieurs jours, Cervantes était malade de la fièvre, et son capitaine voulait le faire descendre à fond de cale. Ses instances pour prendre part au combat furent si pressantes que Diego d’Urbina dut y céder ; il lui donna douze soldats à commander et lui assigna son poste de combat devant d’esquif ; c’est, je crois, dans une galère, le milieu du bâtiment.
La Marquesa prit une part glorieuse à la bataille. Elle s’attaqua à un des plus forts vaisseaux de la flotte ottomane, la galère capitane d’Alexandrie, et, après un engagement long et meurtrier, l’obligea d’amener son pavillon. Cervantes reçut trois coups de feu ; deux dans la poitrine, amortis probablement par la cuirasse ou le buffle que portaient alors les soldats d’infanterie. La dernière blessure, la plus grave, lui fracassa la main gauche et l’estropia pour le reste de sa vie. Dans une pièce de vers dont nous aurons à reparler bientôt, il décrit ainsi ses impressions pendant cette terrible journée :
« D’une main je serrais mon épée, de l’autre coulait mon sang ; dans ma poitrine je sentais une profonde blessure, et ma main gauche était fracassée en mille pièces ; mais si grande était la joie que ressentit mon âme à voir l’infidèle vaincu par le chrétien que je ne m’apercevais pas de mes blessures ; pourtant mortelle était mon angoisse, et parfois elle me priva de sentiment. » Nous avons traduit aussi littéralement qu’il nous a été possible. Les vers sont mal faits et embarrassés ; mais la pensée est noble, vraie et digne de Cervantes.
Après la bataille, la Marquesa, de même que tous les autres bâtimens de la flotte, fut visitée par don Juan d’Autriche, qui venait remercier les vainqueurs et porter des secours et des consolations aux blessés. Il complimenta Cervantes et augmenta sa paie de trois ou quatre ducats. C’était alors la seule récompense accordée aux soldats. Peu de temps après, les blessés ayant été débarqués à Messine, Cervantes reçut, le 23 janvier 1572, une gratification de 20 ducats, et à Palerme, le 17 mars de la même année, un autre cadeau de 22 ducats. Pendant sept mois, il demeura en Sicile dans les hôpitaux, pour guérir ses blessures et la fièvre, qui ne l’avait pas quitté. Aussitôt après son rétablissement, il fut incorporé dans le tercio de don Lope de Figueroa, compagnie de don Manuel Ponce de Léon, et prit part à l’expédition dirigée par don Juan d’Autriche contre Tunis, en 1573. Après la prise de cette ville, le régiment de Figueroa revint en Italie et tint garnison successivement à Gênes, Florence, Palerme, Ferrare, Parme, Milan et Naples. « Pendant plus d’une année, ô Naples, j’ai foulé ton pavé, » dit Cervantes dans son Voyage au Parnasse.
Vers la fin de l’année 1575, il obtint la permission de repasser en Espagne pour y solliciter de l’avancement. Porteur des certificats les plus honorables et de lettres de don Juan d’Autriche et du duc de Sesa, qui demandaient pour lui une compagnie d’infanterie, il s’embarqua sur la galère el Sol, avec son frère Rodrigo, soldat comme lui. Non loin des côtes d’Espagne, ils furent attaqués et pris, après un combat assez long, par des corsaires d’Alger, Les deux frères devinrent esclaves d’un renégat grec, nommé Dali Mami, lieutenant ou camarade d’un autre renégat albanais, appelé Arnaute Mami. Par suite de la conformité des noms, on a souvent fait de ces deux coquins un seul personnage.
La lettre de don Juan que portait Michel Cervantes fit croire aux forbans qu’il pourrait payer une forte rançon, et il eut beau dire qu’il n’était qu’un simple soldat, on s’obstina à le traiter comme un capitaine, c’est-à-dire fort mal, selon l’usage d’Alger, afin de l’obliger à se racheter plus vite. Il essaya de se sauver et de gagner Oran, où les Espagnols tenaient garnison ; mais il s’égara, fut repris, mis à la chaîne et surveillé avec un redoublement de rigueur. Trois fois encore, la même année, il fit des tentatives d’évasion, et toujours sans succès. Sa famille, instruite de la captivité des deux frères, envoya en Afrique tout l’argent qu’elle avait pu réunir ; mais les Maures voulaient une rançon considérable, et Rodrigo seul fut racheté. En partant pour l’Espagne, il emportait un plan d’évasion concerté par son frère Michel, et qui devait être communiqué aux autorités espagnoles pour qu’elles voulussent bien le favoriser. Il s’agissait d’envoyer à jour fixe un petit navire devant un point de la côte éloigné d’Alger d’environ une lieue ; là, un certain nombre de captifs espagnols devaient se trouver réunis. Dans un jardin, appartenant à un Maure d’Alger, existait un souterrain où, depuis assez longtemps, des esclaves chrétiens s’étaient réfugiés. Probablement c’était quelque ancien silo, agrandi peut-être par le captif qui cultivait le jardin. À l’exception de cet homme et des habitans du souterrain, parmi lesquels était Cervantes, personne n’en connaissait l’existence. Mais il fallait vivre, en attendant le navire qui devait les délivrer. Ils prirent pour leur pourvoyeur un Espagnol natif de Melilla, qu’on appelait el Dorador, et pendant quelque temps cet homme s’acquitta fidèlement de sa charge. Le 20 septembre 1577, jour fixé dans l’instruction tracée par Cervantes, une barque commandée par un Mallorquin, nommé Viana, s’approcha du rivage et fit les signaux convenus. Malheureusement elle fut aperçue presque aussitôt par des Maures qui donnèrent l’alarme, et la barque s’empressa de gagner le large. Pour embellir l’histoire, on a raconté que Cervantes avait empêché ses camarades de profiter de l’occasion et de s’embarquer, afin d’attendre el Dorador, qui devait partir avec eux. Si les fugitifs avaient pu s’embarquer, il eût été absurde de rester à terre pour attendre leur homme. Le jour suivant, Viana et sa barque ne reparurent plus, mais el Dorador, soit par la peur que lui avait causée l’insuccès de la veille, soit par l’appât d’une récompense, dénonça les captifs. On cerna le souterrain et on les reprit. Quelques-uns, dit-on, l’habitaient depuis sept mois.
Les Maures croyaient que le projet d’évasion avait été préparé par les pères de la Merci, chargés du rachat des captifs. Ils firent d’horribles menaces à leurs prisonniers pour qu’ils déclarassent quel avait été l’auteur du complot. Cervantes dit qu’il avait seul inventé et dirigé l’entreprise, et sa générosité et son audace produisirent quelque impression sur les barbares. Hassan-Aga, dey d’Alger, était le plus cruel des hommes. Chaque jour il commandait des exécutions sanglantes. Les tentatives d’évasion étaient punies par le pal, les crochets ou la bastonnade appliquée avec tant de brutalité que la mort était inévitable. Pourtant il ne fit subir à Cervantes aucun mauvais traitement, et il se contenta de l’envoyer au bagne et de recommander qu’on le surveillât avec soin, disant que tant qu’il tiendrait son manchot espagnol, il ne craindrait rien pour Alger. Beneficium latronis non occidere.
Quelque romanesque que puisse paraître l’aventure, elle n’en est pas moins attestée de la manière la plus authentique. Le bénédictin don Diego de Haedo la raconte dans son Histoire d’Alger d’après des renseignemens pris dans le pays, et elle est confirmée par une enquête juridique où furent entendus un assez grand nombre d’Espagnols, compagnons de Cervantes pendant sa captivité. Tous sont uaanimes pour témoigner de son courage, de son dévouement à ses camarades, de l’empire qu’il exerçait sur eux et même sur ses geôliers. Pauvre comme il était, il trouvait moyen de secourir ceux qui ne savaient pas comme lui résister à la misère.
Au bagne, Cervantes méditait toujours des plans d’évasion et faisait des vers. On a de lui une épître adressée à don Mateo Vazquez, ce favori de Philippe II, qui eut tant de part au procès intenté à Antonio Perez, à l’occasion de l’assassinat d’Escovedo. Cette pièce, qui n’a été publiée à notre connaissance qu’en 1862 dans la grande édition de l’Académie espagnole, a été découverte en manuscrit dans les archives du comte d’Altamira. Elle ne porte pas de date, mais, si on s’en rapporte à un passage où l’auteur dit qu’il sert le roi depuis dix ans, elle serait de 1579. Cervantes y raconte très simplement et très brièvement ses aventures depuis son entrée au service jusqu’à sa prise par les Algériens. Il conjure le roi de détruire le nid de pirates. « L’entreprise est facile. Il s’agit de détruire une bicoque mal pourvue d’armes et de défenseurs. Chaque jour, une foule de malheureux regardent à l’horizon, espérant y découvrir ta flotte… Prince, tu tiens la clé de la triste prison où meurent vingt mille chrétiens. » Le style de cette épître est presque exempt de ces concetti si recherchés alors et qui aujourd’hui nous semblent si ridicules, mais à vrai dire ce n’est guère que de la prose rimée. De plan, de mouvement poétique, pas la moindre apparence. C’est l’ordinaire défaut qu’on reproche aux vers de Cervantes.
Ni le maître ni le secrétaire n’étaient amateurs de poésie. Ils avaient autre chose à faire qu’a écouter les plaintes d’un brave soldat. Mais de son côté Cervantes n’attendait pas que Vazquez s’intéressât à son sort pour essayer de rompre ses fers. Malgré le bagne et ses geôliers, il parvint à gagner un Maure qui s’engagea à porter au gouverneur d’Oran une lettre contenant un plan d’évasion qu’il s’agissait de favoriser. Le Maure fut arrêté au moment d’accomplir sa mission ; il fut fidèle, et se laissa empaler plutôt que de nommer ceux qui l’envoyaient. Le dey fit mourir sous les yeux de Cervantes trois Espagnols saisis sur la route d’Oran ; il condamna Cervantes lui-même à recevoir deux mille coups de bâton ; mais avant que commençât le supplice, il lui fit grâce. Dans l’épisode du captif, première partie du Don Quichotte, notre auteur a fait ce portrait d’Hassan-Aga : « Point de jour qu’il ne pendit un homme ; il faisait empaler celui-ci, couper les oreilles à celui-là, et cela pour le moindre prétexte, que dis-je, sans prétexte quelconque, parce que tel était son naturel homicide, ennemi du genre humain. Jamais il n’épargna personne, sinon un soldat espagnol, un certain Saavedra, qui avait fait des choses dont ces gens conservent le souvenir, toutes pour recouvrer sa liberté. Jamais il ne lui donna ni ne lui fit donner un coup ; jamais il ne lui dit un mot injurieux. » Cervantes avait-il fasciné cette nature féroce ? On a fait une sorte de réputation de générosité à Hassan-Aga : nous croyons qu’il la méritait peu. Sans doute il lui eût été agréable de faire mourir un chien de chrétien, mais il aimait encore mieux recevoir la rançon d’un prisonnier que de l’envoyer au supplice, et il s’imaginait qu’un homme que recommandaient don Juan d’Autriche et le duc de Sesa ne pouvait manquer de lui rapporter de grands profits. Il savait trop bien calculer pour perdre son gage dans un mouvement de colère.
Toujours trahi par la fortune, mais toujours inébranlable dans sa résolution, Cervantes essaya une dernière fois encore de se faire libre en associant à son projet un assez grand nombre de ses compagnons de misère. Il avait obtenu d’un négociant mallorquin nommé Onofre Exarque, établi à Alger, une somme d’argent suffisante pour fréter un bâtiment sur lequel une centaine de captifs devaient monter. L’entreprise semblait assurée, mais il y eut encore cette fois un traître parmi les conjurés. Un frère profés de l’ordre de Saint-Dominique, nommé Juan Blanco de Paz, alla les dénoncer au dey, comptant sur une belle récompense. Hassan-Aga, qui n’était pas prodigue, donna à ce misérable un écu et un pot de beurre.
Déjà Cervantes était parvenu à sortir du bagne et s’était caché chez un ami ; mais en apprenant que le complot était découvert, il s’empressa de rassurer le négociant mallorquin et de lui dire qu’il prenait tout sur lui ; en même temps il avertissait ses complices de le charger devant les barbares et de tout rejeter sur lui. C’est ce qu’atteste formellement un des compagnons de Cervantes compromis avec lui dans cette triste aventure. Cependant, comme l’audace et la générosité n’excluaient pas chez Cervantes la prudence et la finesse, il se fit conduire au dey par un Maure qui lui portait quelque intérêt, et qui, dans cette occasion, lui servit de protecteur. Hassan-Aga lui fit d’abord mettre la corde au cou, puis lui demanda le nom de ceux qui devaient s’enfuir avec lui. Cervantes lui nomma quatre cavaliers espagnols qui avaient réussi à s’échapper, et dans tout l’interrogatoire se conduisit avec tant d’adresse que le négociant Exarque, le plus coupable aux yeux des Maures, ne fut pas même soupçonné. Le dey, cette fois encore, se montra bon calculateur ou généreux ; cependant, par son ordre, Cervantes fut remis à la chaîne et gardé dans son palais. Selon l’usage, Hassan-Aga allait être remplacé et retourner à Constantinople, et il annonçait l’intention d’emmener son prisonnier.
La mère de Cervantes et sa sœur Andréa avaient, en réunissant toutes leurs ressources, amassé une somme d’environ 300 ducats qu’elles avaient remis aux pères de la Merci vers le milieu de l’année 1579. Le duc de Sesa s’était intéressé pour elles et les avait recommandées au roi. Tout ce que Philippe II fit en leur faveur se borna à l’envoi d’une licence pour trafiquer en Algérie. Ces licences étaient nécessaires pour l’exportation et se cédaient comme une valeur négociable. Mme Cervantes vendit la sienne pour 60 ducats. Enfin quelques négocians d’Alger se cotisèrent et complétèrent la somme exigée pour la rançon de l’illustre captif. D’abord Hassan-Aga avait demandé 1,000 écus. Il se rabattit cependant à 500, probablement lorsqu’il eut acquis la certitude de n’en pouvoir obtenir davantage. Il n’est pas aisé de découvrir de quels écus il s’agit et à quel prix fut estimé Cervantes. Selon M. Navarrete, on aurait payé aux pirates, y compris les gratifications, la somme de 6,770 réaux.
L’affaire ne fut terminée que le 29 septembre 1580, au moment même où Hassan-Aga allait partir, et lorsque Cervantes était déjà embarqué et enchaîné dans une des galères prêtes à faire voile pour Constantinople.
Devenu libre, il demeura encore deux mois à Alger, séjour qu’on a peine à s’expliquer. On a prétendu que Blanco de Paz, qui l’avait vendu au dey, l’avait dénoncé une seconde fois à l’Inquisition. Ce misérable se disait porteur d’une commission secrète du saint-office, et vraisemblablement tirait de l’argent par ce moyen des gens qu’il effrayait. Avant qu’on ne fût complètement édifié sur son compte, c’était un coquin très dangereux. Cervantes avait divulgué sa trahison, et parmi les captifs, rachetés ou non rachetés, quelques-uns avaient annoncé l’intention de la punir eux-mêmes, en le poignardant. De là, dit-on, sa haine contre Cervantes, et le peu d’empressement de ce dernier à retourner en Espagne. Il voulait, avant de partir, faire attester solennellement son courage et sa constance, surtout sa parfaite orthodoxie. En effet, dans une sorte d’enquête, qui s’est conservée, la plupart des témoins certifient que pendant tout le temps qu’il avait passé au bagne, non-seulement il avait toujours accompli exactement ses devoirs religieux, mais encore qu’il était parvenu à ramener au giron de l’église cinq jeunes renégats espagnols.
Muni de ce certificat, il revint en Espagne, et reprit son service dans le tercio de Figueroa, auquel il appartenait, et où il retrouva son frère Rodrigo. À cette époque, une partie de l’infanterie espagnole n’avait d’autres armes que l’épée et le bouclier, en sorte que la blessure de Cervantes ne le rendait pas absolument impropre au service. En 1581, les deux frères furent dirigés sur le Portugal, où Philippe II avait envoyé le duc d’AIbi avec une armée. La conquête de ce royaume était déjà faite, mais les îles Terceires tenaient encore pour le prieur de Crato, soutenu par une flotte française. L’amiral Valdez, chargé de les réduire, embarqua le tercio de Figueroa ; mais son expédition se borna à une reconnaissance. L’année suivante, elle fut reprise et confiée à un chef plus hardi et plus habile, don Alvar de Bazan, marquis de Santa-Cruz. Le 25 juillet 1582, Cervantes et son frère assistèrent au combat naval, où la flotte française fut complètement battue, en vue de l’île Saint-Michel, victoire malheureusement ternie par d’horribles cruautés. On sait que le marquis de Santa-Cruz fit massacrer ses prisonniers, entre autres Philippe Strozzi, l’amiral français, qui, blessé, mais encore vivant, fut jeté dans la mer.
Selon toute apparence, la flotte espagnole, après cet engagement meurtrier, n’était plus en état d’assaillir les Terceires. L’amiral de Philippe II alla se ravitailler en Espagne, et revint l’année suivante attaquer les Portugais, qu’on appelait des rebelles. Les deux frères prirent encore part à cette expédition et à l’assaut des retranchemens élevés sur le rivage pour s’opposer au débarquement. Les barques espagnoles ne pouvant accoster, les soldats se jetèrent à la mer et gagnèrent le rivage ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Rodrigo Cervantes fut le troisième de ceux qui gagnèrent ainsi la terre malgré les vagues et les arquebusades. L’armée victorieuse revint à Cadix au mois de septembré 1583.
On ne sait rien du séjour de Cervantes en Portugal, où il demeura avec son tercio plus de deux ans. À la façon dont il parle de ce pays, on voit qu’il s’y est plu. Dans son dernier roman, Persiles et Sigismonda, il fait l’éloge de la courtoisie et de l’affabilité des Portugais. Il loue particulièrement les habitans de Lisbonne. « Les femmes, dit-il, excitent l’admiration et l’amour. »
On en a conclu tout naturellement qu’il avait eu une intrigue amoureuse à Lisbonne, et, comme on le trouve bientôt après ayant dans sa maison une fille naturelle, on a décidé que la mère était Portugaise. Il y a plus : si cette fille n’était pas née en Portugal, on aurait quelque lieu de croire qu’elle serait née l’année même du mariage de Cervantes, et la plupart de ses biographes ne peuvent admettre de sa part un semblable trait d’immoralité. La vérité, il faut le dire, c’est qu’on ne sait rien de précis sur l’époque et le lieu où cette fille serait venue au monde, si ce n’est par une déposition en justice, dont nous aurons à parler bientôt. En 1605, elle déclarait qu’elle avait vingt ans. Mais pour les demoiselles, en tout pays, ce chiffre de vingt ans ne doit jamais être pris comme une base certaine. Nous sommes fort éloigné de vouloir attaquer les mœurs de Cervantes, et des recherches récentes tendent à confirmer l’opinion que la mère de cet enfant naturel était Portugaise.
Après la conquête des Açores, Cervantes paraît avoir abandonné la carrière des armes. Il se rendit à Madrid et sollicita un emploi public. Son frère Rodrigo avait obtenu le grade d’alferez (porte-enseigne) et était parti pour les Pays-Bas. À la fin de 1584, c’est-à-dire probablement aussitôt après son arrivée dans la capitale, Michel Cervantes publia les six premiers livres de la Galatée. Il peut sembler étrange qu’un homme qui sortait des prisons d’Hassan-Aga, et qui venait d’assister à une sanglante bataille, débutât par une pastorale. C’était la mode alors. George de Montemayor s’était fait une renommée avec sa Diane, dont plusieurs continuations venaient de paraître. Sans essayer de poursuivre le même sujet, Cervantes imita la manière de Montemayor, et dans ce genre faux, dont il n’était pas l’inventeur, il obtint un succès assez brillant. Sa Galatée eut plusieurs éditions ; elle fut aussitôt traduite en français par César Oudin, et aussi bien accueillie à Paris qu’elle l’avait été en Espagne, Aujourd’hui ce n’est pas sans peine qu’on parvient à lire ces bergeries. La prose de la Galatée est laborieusement contournée. Elle est pleine d’inversions qui semblent n’avoir d’autre but que de montrer que l’auteur ne veut pas écrire comme on parle. Son dialogue est lardé de pointes et de dissertations pédantesques. On dirait que de gaîté de cœur il s’est appliqué à embrouiller l’action principale en l’enchevêtrant avec des épisodes accumulés de façon à lasser la patience des plus courageux. Notez que ni cette action principale, ni ces épisodes n’ont de dénoûment, et on peut se demander s’il était possible d’en trouver un. Nous doutons, pour notre part, que Cervantes y ait jamais pensé, car c’était l’usage à cette époque d’offrir de pareils imbroglios, sans se soucier d’éclairer le lecteur. Qui aurait pu prévoir alors que l’auteur de la Galatée ferait jamais le Don Quichotte et les Novelas ejemplares ? Qui aurait pu deviner qu’après un ouvrage où tout est faux, compassé, fardé en dépit du sens commun, la même plume écrirait un chef-d’œuvre de naturel et d’originalité ! Cervantes était trop modeste, et toujours prêt à accepter les caprices de la mode. À la façon dont il parle plus tard du genre pastoral, on pourrait croire qu’il méprisait au fond du cœur les dieux qu’il avait encensés. Il dit dans une de ses nouvelles : « La bonne amie de mon maître lisait des histoires de bergers et de bergères, comment ils passaient le temps à jouer de la musette, du rebec et des pipeaux, comment le berger Anfriso célébrait les divins appas de l’incomparable Lisarde, depuis le moment où le soleil s’arrachait des bras de l’aurore jusqu’à ce qu’il se reposât sur le sein de Thétis… Les bergers que je voyais à présent n’avaient ni musette ni rebec ; leurs chants étaient : Voici le loup, ou bien : Allons, Manon. Ils s’accompagnaient en faisant claquer entre leurs doigts des tessons de poteries. La journée, ils la passaient à s’épouiller, ou bien à raccommoder leurs espardilles. Ils ne s’appelaient ni Lisardo ni Amaryllis, mais Laurent et Toinon. »
Déjà classé parmi les beaux esprits, Cervantes se maria vers la fin de l’année 1584 à doña Catalina de Palacios Salazar y Vozmediano, domiciliée à Esquivias, où sa famille possédait quelques biens-fonds (una casa solariega). Le père de doña Catalina était mort, mais sa fille ne devait hériter qu’après le décès de sa mère. Quelques biographes, qui veulent toujours trouver une relation entre les œuvres d’un auteur et sa vie, ont avancé que Cervantes avait peint sa femme sous les traits de Galatée. Ils oublient l’aventure scandaleuse de’Portugal. Tout indique, au contraire, qu’il fit un mariage de convenance. Les deux familles étaient liées de longue date, et le père de Cervantes avait choisi la mère de doña Catalina pour son exécutrice testamentaire. Il est à croire que ses fonctions ne l’occupèrent pas longtemps. Nous trouvons dans l’ouvrage si scrupuleusement exact de M. de Navarrete qu’elle apporta à son mari 182,297 maravédis, y compris 37,500 dont il la dota. Il faut 34 maravédis pour faire un réal et 20 réaux pour faire une piastre. On voit que Mme Cervantes n’était pas une riche héritière.
Malgré sa jeune femme, Cervantes s’absentait souvent d’Esquivias pour visiter les lettrés de Madrid, les libraires, et surtout pour assister aux représentations dramatiques. Il y avait alors des théâtres dans toutes les grandes villes d’Espagne, et Madrid possédait plusieurs troupes, toutes très suivies. C’était un divertissement encore nouveau et qui en très peu de temps avait pris un développement extraordinaire. Il y eut à la fois à Madrid plus de vingt troupes de comédiens. Dans son enfance, Cervantes avait vu Lope de Rueda jouer sur deux tréteaux installés sur une place publique ou dans une grange. En peu d’années, on avait perfectionné notablement le matériel et le personnel des théâtres, et on avait remplacé les dialogues de Lope de Rueda par des drames plus ou moins réguliers. On n’avait pas encore, à la vérité, construit de grands édifices en pierre, mais partout s’élevaient de vastes baraques recevant un nombre considérable de spectateurs. La comédie espagnole avait commencé, comme la comédie grecque, par des dialogues en vers, espèces de parades à deux ou trois personnages. Bientôt elle se complut en une intrigue bizarrement nouée ; l’action devint compliquée, le style plus lyrique que dramatique, et, comme on ne vit paraître ni Eschyles ni Sophocles, le public montra tout de suite un goût très vif pour la pompe du spectacle et ce qu’on appelle aujourd’hui l’art du machiniste. Cervantes raconte ainsi lui-même les progrès du théâtre espagnol, qu’il avait suivis avec un très grand intérêt : « Je me souvenais d’avoir vu le grand Lope de Rueda, homme admirable pour la scène et d’une intelligence extraordinaire. Il était de Séville, et de son métier batteur d’or. Merveilleux dans la poésie pastorale, il n’a trouvé personne, alors ou depuis, qui l’ait surpassé dans ce genre… Navarro, qui lui succéda, perfectionna la mise en scène. Au lieu d’un sac, qui renfermait d’abord tous les costumes, il lui fallut des malles et des coffres. Il plaça les musiciens devant le public ; autrefois ils jouaient derrière la scène. Il fit raser ses acteurs, qui ignoraient avant lui les postiches, et il n’y eut plus que les vieillards qui parurent avec la barbe. C’est encore à lui qu’on doit l’invention des machines, des nuages, des tonnerres et des éclairs, des duels et des batailles. » Sur le point de savoir quand les femmes montèrent sur la scène, Cervantes ne nous donne aucun détail. Nous croyons qu’en Espagne, de même qu’en Angleterre, les rôles de femmes furent d’abord remplis par de jeunes garçons ; mais bientôt il y eut des actrices, et plusieurs s’acquirent une grande réputation.
La fréquentation des auteurs, probablement celle des directeurs, des acteurs, et peut-être celle des actrices, engagea Cervantes à composer des comédies. On ne faisait alors sur le Parnasse espagnol aucune attention au sage précepte d’Horace sur le limœ labor et mora, et les auteurs dramatiques se montraient d’une fécondité incroyable. En fort peu de temps, c’est-à-dire de 1584 à 1587, il fit représenter « vingt ou trente » comédies. « Elles firent leur chemin, dit-il, sans sifflets, huées ni vacarme, sans offrandes de concombres ou autres projectiles. » De ces premiers essais, deux seulement ont été conservés et méritaient à peine cet honneur. Sa première comédie fut, à ce qu’on croit, los Tratos de Argel (les mœurs d’Alger). La seconde en date fut la Numancia, un peu plus connue et conservée même au théâtre après quelques modifications, telles que Garrick en introduisit dans plusieurs drames de Shakspeare.
Le sujet des Tratos de Argel est une aventure dont Cervantes fut probablement témoin, l’enlèvement d’une jeune Mauresque par un captif espagnol ; elle a fourni, comme on sait, un des principaux épisodes du Don Quichotte. Selon la tradition, le héros était un certain capitaine Ruy Ferez de Viedma, et le père de la Mauresque, Agi Morato (Hadji Mourad), serait l’honnête Maure qui pendant quelques jours donna asile à Cervantes après sa dernière tentative d’évasion, et qui le protégea avec beaucoup de dévoûment contre la fureur du dey. Cervantes lui-même a, dans cette pièce, un rôle épisodique sous le nom de Saavedra, dans lequel il récite quelques-uns des tercets adressés du bagne par lui à Mateo Vazquez. Il y a dans cette pièce un captif qui s’échappe et perd son chemin dans le désert. Accablé de fatigue, il s’endort. À son réveil, il trouve un lion à ses côtés, qui non-seulement ne le mange pas, mais lui montre son chemin. On se demande si en 1584 on exposait déjà des lions domptés, ou si le lion des Tratos de Argel était représenté par un figurant marchant à quatre pattes dans une peau de bête. De quelque façon que cette scène se jouât, elle prouve qu’on en était déjà venu à solliciter la curiosité des spectateurs par des moyens étrangers à l’art, car la comédie de Cervantes ne perdrait rien assurément si l’on en retranchait le rôle du lion.
On n’a rien conservé des autres comédies, sauf les titres de quelques-unes, par exemple la Batalla naval, où l’on croit qu’il y avait quelques souvenirs de la bataille de Lépante. Une autre, intitulée la Confusa, paraît avoir obtenu un grand succès, et, dans le Voyage au Parnasse, il dit «que, si on en croit la renommée, elle parut admirable sur la scène. »
La Numancia, qui a été souvent réimprimée, n’est qu’une amplification très ampoulée du peu que Plutarque et Appien nous apprennent sur cette généreuse peuplade qui se suicida pour n’être pas esclave des Romains. Les noms des personnages semblent empruntés à une traduction d’Appien ; mais d’un seul chef, Rhetogenes-Caraunus, Cervantes a fait deux personnages, Théagène et Corabin. Depuis le commencement jusqu’au tableau final, l’auteur poursuit une monotone description des angoisses de la faim, entremêlée de tirades un peu banales sur l’amour de la patrie. Pour la plupart, les vers sont plats et lourds, défaut particulier à Cervantes, et d’autant plus extraordinaire que sa prose a souvent une grande élévation ; et, pour n’en citer que deux exemples célèbres, l’éloge du soldat dans le Don Quichotte, et celui de la liberté dont jouissent les bohémiens dans la Gitanilla, sont des modèles de style qu’on n’a jamais surpassés. En lisant ses vers, le lecteur, succombant à la fatigue, est tenté sans cesse de s’écrier : Que n’écrit-il en prose ! On lui reproche encore quelques grossièretés que rien ne justifie. Ainsi un prophète numantin qui évoque Pluton le traite de Cornudo. L’auteur n’a pas dédaigné d’appeler à son aide l’art du machiniste, si peu avancé qu’il fût alors, et s’est préoccupé de la mise en scène avec un soin particulier. On en peut juger par les indications qu’il a laissées à l’usage des directeurs. Lorsque Scipion harangue son armée, toujours battue par les Numantins, on lit dans le drame imprimé : « On fera entrer sur le théâtre le plus grand nombre de soldats possible, vêtus à la romaine, et sans arquebuses. » Ailleurs le pontife des Numantins fait un sacrifice ; au moment où il va frapper la victime (c’est un mouton), « on roule sous la scène un baril rempli de pierres ; on lance une fusée volante, et un démon sortant d’une trappe emporte le mouton. »
Cervantes s’est fait un titre de gloire d’avoir introduit le premier, pensait-il, de bonne foi sans doute, des personnages allégoriques sur la scène. En effet, dans la Numancia, on voit figurer le Duero, la Faim, la Peste, la Guerre. Nous ne croyons pas qu’il eût lieu d’en tirer vanité. Dans un drame, des personnages allégoriques n’ajoutent aucun intérêt à l’action et ôtent toute illusion au spectateur. Quant au mérite de l’invention, un érudit pourrait le revendiquer pour Aristophane, mais il paraît qu’en Espagne, avant Cervantes, le marquis de Villena, dès le quinzième siècle, et beaucoup d’auteurs de mystères avaient produit sur la scène des figures allégoriques, et personnifié des vertus et des vices. On peut en dire autant de la division des comédies en trois journées, ou actes, dont Cervantes réclame la première idée ; plusieurs poètes l’avaient employée avant lui, notamment Juan de la Cueva et Christoval de Virues. Peut-être est-ce à partir de la Numancia et de la Confusa que s’établit la division en trois journées, et qu’elle devint une sorte de règle dont il ne fut plus permis de s’écarter.
Selon toute apparence, Cervantes demandait au théâtre plutôt les moyens de faire vivre sa famille que la gloire littéraire. La rapidité avec laquelle il travaillait le témoigne assez. D’ailleurs tout en faisant de méchans vers il sollicitait une place et faisait agir ses amis. Ses prétentions étaient bien modestes. En 1587, il obtint un petit emploi dans l’administration des vivres de la guerre et de la marine, ou plutôt une commission temporaire qui lui rapportait douze réaux par jour. Il dut quitter Madrid pour se rendre à Séville et se mettre aux ordres de l’alcade Diego Valdivia, dont il devint l’agent principal. En cette qualité, il fit plusieurs voyages en Andalousie, soit pour acheter des blés, soit pour recouvrer des fonds dus au trésor royal. Le 22 janvier 1588, il reçut la patente de commissaire royal, délivrée par l’intendant général des armées, don A. Guevara. Ses fonctions ne paraissent pas avoir changé, mais sa position fut moins précaire, et peut-être augmenta-t-on ses appointemens. Par suite d’une mission dont on ne connaît pas bien la nature, mais qui évidemment se rattachait au service de l’intendance militaire, il passa en Afrique, et visita Mostaganem et Oran. Quelque temps après, il fut attaché à un autre intendant général, don Miguel de Oviedo. Cependant il sollicitait toujours et envoyait des placets au roi et à ses ministres. On a retrouvé un mémoire qu’il adressait à Philippe II pour obtenir un emploi en Amérique. Il demande particulièrement une des quatre places vacantes pour le moment, celle de contador mayor de la Nouvelle-Grenade, celle de gouverneur de la province de Soconuzco au Guatemala, celle de payeur de la marine à Carthagène, enfin celle de corrégidor de la ville de la Paz, au Pérou. On voit par la désignation de ces emplois que Cervantes se présentait comme ce qu’on appellerait aujourd’hui un financier, assez instruit d’ailleurs en matière de jurisprudence pour être corrégidor dans une ville du Nouveau-Monde. Alors il n’était pas trop nécessaire d’être un grand jurisconsulte pour exercer ces fonctions ; on était loin des juges et des avocats. La réponse faite à cette pétition par ordre du roi, peut-être même de sa main, car personne n’eut à un plus haut degré que Philippe II la manie d’annoter tous les papiers qui passaient sous ses yeux, fut dictée par une heureuse inspiration : « Voir à lui faire quelque faveur en ce pays-ci (en Espagne). » Si Cervantes fût allé en Amérique, il est peu probable qu’il eût fait le Don Quichotte. Cette faveur ainsi promise ne se trouva pas apparemment réalisée, car il était encore commissaire aux vivres en 1592. Il eut maille à partir avec la justice cette année-là. Accusé d’avoir vendu indûment, sans autorisation, trois cents fanègues de blé, il fut envoyé en prison dans la ville de Castro del Rio, par ordre de don Francisco Moscoso, corrégidor d’Ecija, pour y demeurer jusqu’après le remboursement du blé mal vendu. Le corrégidor faisait un abus de pouvoir. En sa qualité d’employé militaire, Cervantes, selon les lois espagnoles, n’était justiciable que d’un tribunal privilégié, le conseil royal de la guerre. Après quelques jours de détention, il fut mis en liberté sous caution, et dut aller à Madrid pour rendre compte de sa conduite. Autant qu’on en peut juger aujourd’hui, Cervantes n’avait fait qu’obéir aux ordres de son chef immédiat, Pedro de Izunza ; mais, au lieu de rejeter sur ce dernier la responsabilité du fait poursuivi, il l’accepta hardiment et ne s’appliqua qu’à démontrer la légalité, ou du moins l’utilité de la mesure qu’il avait prise. On ne connaît pas la décision du tribunal, mais il est à croire qu’elle lui fut favorable, car l’année suivante nous le voyons de retour en Andalousie et chargé par l’intendant Oviedo de faire de grands achats de blé aux environs de Séville. En 1594, il vint à Madrid, où il reçut une cédule royale à l’effet de recueillir les taxes et les droits régaliens dus au fisc, à Grenade et dans d’autres villes du midi, mission assez importante, comme il semble, et qui l’occupa toute l’année. Elle faillit lui causer de sérieux embarras. Il avait remis à un négociant nommé Simon Freire de Luna une somme de 7,400 réaux à verser au trésor. Cet homme fit banqueroute avant de s’être acquitté de sa commission, et Cervantes fut déclaré responsable. Heureusement, lors de la liquidation de la faillite, qui eut lieu en novembre 1596, il put être remboursé.
Bientôt après, nouvel accident. Obligé de rendre ses comptes à jour fixe, il se trouve à découvert de 2,641 réaux. La somme n’était pas considérable, mais il ne put se la procurer immédiatement, et le tribunal de la Contaduria mayor, dont la sévérité était alors célèbre, lui assigna un délai de vingt jours pour payer, et provisoirement le fit mettre en prison à Séville en septembre 1597. Peu après, en fournissant une caution égale à la somme réclamée, il fut rendu à ses affaires. Nous soupçonnons que Cervantes n’était pas un grand financier et qu’il n’avait ni l’ordre ni la méthode, qualités si nécessaires à un bon comptable. Nul soupçon d’ailleurs sur sa délicatesse. En sortant de prison, il conserva non-seulement sa place de commissaire royal, mais encore on voit qu’il était chargé par plusieurs familles de gérer leurs affaires. Il paraîtrait qu’il faisait des recouvremens pour des particuliers partout où le conduisaient les devoirs de son emploi.
L’emprisonnement de Cervantes à Séville est un fait parfaitement avéré ; cependant une tradition fort ancienne a changé le lieu de sa détention. Ce n’est plus Séville, mais le bourg d’Argamasilla, dans la Manche. Le Don Quichotte commence par ces mots : « Dans un endroit de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom… » Cette phrase a paru cacher quelque mystère. Tous les commentateurs s’accordant à regarder Argamasilla comme la patrie de Don Quichotte, il a fallu trouver le motif qui empêchait l’auteur de nommer cette bourgade, et les imaginations ont travaillé à l’envi. Argamasilla, de même que d’autres localités beaucoup plus importantes, avait prétendu à l’honneur d’avoir donné le jour à Cervantes, mais elle n’a pu prouver autre chose, sinon qu’au xvie siècle il y avait eu des gens de ce nom parmi ses habitans. Obligée de renoncer à la gloire d’avoir produit un si grand génie, Argamasilla s’est rabattue à celle de l’avoir emprisonné. En fait d’illustration, on n’est pas difficile. Cervantes serait venu pour réclamer au nom du fisc des arriérés dus par les gens d’Argamasilla, lesquels, mal disposés à l’égard des percepteurs des contributions, lui auraient cherché quelque querelle d’Allemand, et par suite l’auraient mis en prison. Là Cervantes, se trouvant de loisir et probablement inspiré par un lieu aussi poétique, aurait écrit les premiers chapitres ou du moins le plan du Don Quichotte. Il est vrai qu’il n’y a pas, et probablement qu’il n’y a jamais eu de prison à Argamasilla, mais partout où se trouvent quatre murs on peut enfermer un homme. Si quelque étranger se risquait à Argamasilla, après lui avoir fait faire un méchant dîner, ou lui montrerait une vieille maison, et dans cette maison une chambre à rez-de-chaussée : c’est la prison de Cervantes. La civilisation marchant à pas de géant en Espagne, il se pourrait même qu’on offrît aujourd’hui de vendre aux voyageurs la plume qui a tracé le premier chapitre du Don Quichotte. Malheureusement les infatigables et consciencieuses recherches de M. Navarrete n’ont pas laissé debout une seule des prétentions d’Argamasilla. Après avoir exploré toutes les archives de la Manche, il n’a pu découvrir la moindre trace du fait qui devait assurer à ce bourg une renommée impérissable. Mais pourquoi Cervantes n’a-t-il pas voulu le nommer ? Quelques esprits subtils ont découvert qu’il a pu exister là un parent de la femme de Cervantes, qui s’était opposé à son mariage, et que Cervantes avait voulu punir tous les habitans d’Argamasilla pour le crime d’un seul. En vérité, nous ne savons pas pourquoi on n’accepte pas l’explication qu’a donnée l’auteur lui-même dans son dernier chapitre : « Sidi Hamet, écrit-il, n’a pas voulu marquer expressément le lieu de naissance du bon chevalier, afin que toutes les villes de la Manche prétendissent l’adopter chacune et le faire chacune son concitoyen, de même que les sept villes de la Grèce qui se disputèrent l’honneur d’avoir donné le jour à Homère. »
Lorsqu’on pense à tout le temps employé par Cervantes pour remplir les fonctions ingrates et indignes de lui, on est tenté de maudire ses contemporains et de les accuser d’avoir privé la postérité de tous les chefs-d’œuvre qu’il aurait pu produire au lieu de faire des additions, d’encaisser des réaux et de donner des quittances. Tout ce temps néanmoins n’a pas été perdu. La vie errante qu’il a menée dans un pays charmant, au milieu d’un peuple gai, spirituel, original, n’a pu manquer de lui laisser des impressions profondes qu’il a retrouvées plus tard. Les Novelas ejemplares et le Don Quichotte en fourniraient la preuve.
Il est certain que, tout en s’acquittant des devoirs de sa charge, Cervantes trouvait le temps de s’occuper de littérature. Pendant son séjour à Séville, il est en relations avec tous les beaux esprits du temps ; s’il n’imprimait pas, il lisait ses compositions à un auditoire choisi. Au commencement de ce siècle, on a découvert dans les papiers d’un chanoine de Séville, Francisco Porras de la Camara, un manuscrit qu’il avait intitulé : Compilation de curiosités espagnoles, et qui fut achevé en 1606, c’est-à-dire sept ans avant la publication des Nouvelles. Au nombre des curiosités se trouvait un conte de Cervantes encore inédit, et que cet honnête ecclésiastique n’avait pas craint de recueillir, bien que l’ouvrage laisse un peu à désirer sous le rapport de la morale, et que les dames aient quelque peine à le lire. Il s’agit de la Fausse Tante (la Tia fingida), imprimée à présent dans toutes les éditions des Novelas ejemplares. Malgré les défauts que nous avons été contraint de signaler, c’est un chef-d’œuvre. À ne considérer que le style, la Fausse Tante est à une distance prodigieuse de la Galatée, et on s’aperçoit que l’auteur possède déjà l’art de raconter, où il sera inimitable. Dans le même recueil du chanoine se trouvent deux autres nouvelles de Cervantes : le Jaloux d’Estramadure et Rinconete et Cortadillo, l’une et l’autre imprimées par l’auteur en 1613. Il n’est pas improbable que le Don Quichotte ait été esquissé à la même époque, et la phrase si remarquée de la préface, où l’auteur indique que son œuvre fut conçue dans une prison, se rapporterait parfaitement avec sa détention à Séville, car il est peu croyable qu’il ait voulu rappeler son séjour au bagne d’Alger, et qu’avant la Galatée il ait ébauché son chef-d’œuvre.
On a conservé également quelques souvenirs poétiques qui datent de sa résidence à Séville. Il paraît qu’à cette époque il était renommé pour ses épigrammes. En voici une. Le 1er juillet 1596, le comte d’Essex s’empara de Cadix, rançonna les habitans, et pendant une vingtaine de jours s’amusa à brûler et à démolir des maisons. C’était une revanche prise de l’Invincible Armada. Personne ne vint attaquer les Anglais, qui, lorsque tout le vin fut bu, tous les vivres mangés, se rembarquèrent sans être inquiétés. Pendant ces vingt jours d’invasion, les autorités de Séville ordonnèrent de grands armemens avec plus de bruit que d’effet. Le duc de Medina Sidonia eut ordre de rassembler une armée ; un certain capitaine Becerra fut chargé d’instruire les recrues. Seulement l’argent, les armes manquaient, et aussi un peu l’ardeur guerrière parmi les Andalous. Ce fut à cette occasion que Cervantes fit le sonnet suivant :
« En juillet nous avons vu une autre semaine sainte, attestée par certaines confréries, appelées compagnies par les soldats, lesquelles font peur au vulgaire, mais non à l’Anglais.
« Il y eut tant de plumes au vent qu’en moins de quatorze en quinze jours Pygmées et Goliaths s’envolèrent, et l’édifice croula sur sa base.
« Le Becerro[2] rugit et les embrocha ; la terre tonna, le ciel s’obscurcit, la fin du monde allait venir.
« Enfin, dans Cadix, avec prudente lenteur, le comte d’Essex étant parti sans se presser, on vit l’entrée triomphante du grand-duc de Medina Sidonia. »
Ce n’est pas sans une certaine satisfaction de vengeance assouvie qu’on lit dans l’histoire du xvie siècle les humiliations que subit Philippe II dans ses derniers jours. On aime à se représenter le despote qui avait rêvé l’asservissement des Provinces-Unies et de l’Angleterre, apprenant que sa flotte invincible est brûlée par les hérétiques, qu’un de ses meilleurs ports est pris presque sans combat, et que, par suite de sa détestable administration, il ne trouve ni armes, ni soldats pour le venger ; enfin que ses propres sujets rient de ses misères, au lieu de frémir d’indignation aux revers de la patrie.
Un sentiment du même genre peut être surpris, à ce que nous croyons, dans un autre sonnet de Cervantes, composé deux ans plus tard, à l’occasion de la mort de Philippe II (13 septembre 1598). On lui fit des obsèques magnifiques dans toutes les villes d’Espagne, et particulièrement à Séville. Le catafalque élevé dans la cathédrale passait pour une merveille, et tout le monde accourait pour le voir plutôt que de réciter des prières à l’adresse du défunt. À dire vrai, un règne si long et si pesant ne laissait guère de regrets. Pour l’intelligence du sonnet, nous devons ajouter qu’aux yeux des Castillans et des Espagnols du nord, les Andalous, et surtout les Sévillans, sont ce que sont les Gascons pour les Parisiens ou les Normands. Séville est la patrie des faiseurs de bons mots, des hâbleurs, des fanfarons. Là, depuis le crocheteur jusqu’au gentilhomme, c’est un assaut perpétuel de quolibets, de facéties et de rodomontades. Brantôme en a fait un livre qu’il a eu le tort d’intituler Rodomontades hespaignolles ; c’est andalouses, qu’il aurait dû mettre. Un vieux soldat comme Cervantes, qui s’était trouvé en de rudes journées, qui avait reçu trois coups d’arquebuse et risqué vingt fois sa vie parmi les Maures, avait le droit de s’égayer un peu aux dépens des braves de Séville, dont la plupart n’avaient pour soutenir leur réputation que leurs longues moustaches et leurs allures de spadassin. Mais n’est-il pas singulier que, pour se moquer des braves de Séville, notre auteur prenne occasion de la mort de Philippe II ? Nous ne prétendons pas qu’il fût pour cela républicain ou parlementaire ; nous pensons seulement qu’il trouvait ses épaules soulagées, ainsi que tous ses contemporains, à la mort du prince le plus minutieusement tracassier qui ait encore vécu, du roi qui, après avoir reçu de son père le plus riche héritage, laissait son empire diminué, affaibli, ruiné, mortellement atteint.
Voici le sonnet : il est adressé « Au tombeau du roi, à Séville. »
« Morbleu ! tant de grandeur me confond, et je donnerais bien un doublon pour pouvoir la décrire. Qui ne serait étonné, émerveillé, avoir cette insigne machine, cette braverie !
« Par Jésus-Christ vivant ! chaque pièce en vaut un million, et c’est grand dommage que cela ne dure pas un siècle. Ô Séville la grande ! Rome triomphante pour la valeur et la noblesse !
« Je parierais que l’âme du mort, pour jouir de ce chef-d’œuvre, a quitté aujourd’hui le ciel, son éternel séjour.
« Un brave m’entendit, qui s’écria : C’est vrai, ce que vous dites, m’sieur le soldat, et qui dira le contraire, il ment !
« Il rompit d’un pas, à la bravache, enfonça son feutre, caressa sa rapière, regarda de travers,… passa son chemin, et ce fut tout. »
Pendant le séjour de Cervantes à Séville, deux peintres de quelque réputation firent son portrait. Tous les deux étaient poètes à l’occasion et fort mêlés parmi les lettrés. L’un était Pacheco, le maître et le beau-père du grand Velasquez ; l’autre Juan de Jaureguy, dont on a conservé quelques œuvres estimables. Nous croyons que ces deux portraits originaux ont disparu, et que celui qu’on a si souvent gravé depuis la première édition publiée par l’Académie espagnole a été fait d’après une copie, ou peut-être seulement d’après le portrait écrit que Cervantes nous a laissé de lui-même dans le prologue des Novelas ejemplares, en 1613. « Celui que vous voyez la figure busquée, les cheveux châtains, le front lisse et découvert, les yeux rians, le nez crochu, mais d’assez bonne proportion, la barbe d’argent (elle était d’or il n’y a pas vingt ans), longues moustaches, bouche petite, peu riche en dents, — car elle n’en a que six, mal conditionnées et encore plus mal placées, vu qu’elles ne se correspondent pas, — ni grand ni petit, entre les deux extrêmes, teint clair et vif, plutôt blanc que brun, un peu voûté, pas trop agile, c’est l’auteur de la Galatée et du Don Quichotte, celui qui a voyagé au Parnasse, à l’exemple du Perugin Caporali ; c’est l’auteur d’autres œuvres égarées qui courent le monde anonymes. On l’appelle d’ordinaire Michel de Cervantes Saavedra. » Cervantes avait alors soixante-cinq ans. L’ampleur extraordinaire du front, qui rappelle celui de Shakspeare, et le nez long et aquilin, voilà les traits que reproduisent tous les portraits de Cervantes ; mais nous n’en connaissons pas qui puissent être attribués avec certitude au XVIe siècle.
De 1599 à 1603, nouvelle lacune dans la vie de Cervantes. Nous l’avons laissé à Séville faisant les affaires du roi et des particuliers, commissaire pour le recouvrement des droits du fisc et pour des achats de vivres ; nous le retrouvons avec les mêmes fonctions en apparence, à Valladolid, en février 1603. La cour s’était fixée dans cette ville depuis 1600. Il semble que quelque procès l’ait conduit à Valladolid, car il a encore des tracas au sujet de sa comptabilité. Il occupe avec sa famille un appartement dans une maison d’assez pauvre apparence. Sa sœur doña Andrea, qui doit avoir cinquante et quelques années, vit avec lui et a charge du linge du marquis de Villafranca. Il existe dans les archives de cette famille des comptes de lingerie de l’écriture de Michel Cervantes, ce qui tendrait à faire croire que doña Andréa ne savait pas écrire. L’art de peindre la voix et de parler aux yeux n’était pas, à cette époque, aussi commun qu’il l’est aujourd’hui. Les gens de lettres avaient toujours des protecteurs ; ceux de Cervantes sont le duc de Béjar et le comte de Saldaña, fils puîné du duc de Lerma, alors ministre tout-puissant de Philippe III.
Il est évident que Cervantes était toujours de son métier homme d’affaires, mais il est certain qu’il faisait quelque chose de mieux et mettait alors la dernière main à la première partie du Don Quichotte. Le 24 septembre 1604, il obtenait le privilège royal et l’approbation, et la première édition paraissait à Valladolid au commencement de l’année 1605, dédiée au duc de Béjar. Suivant une tradition fort accréditée, le duc aurait longtemps refusé d’accepter cette dédicace, car alors il fallait une dédicace pour le succès d’un livre, et ce n’aurait été qu’à force d’importunités que Cervantes serait parvenu à lire ses premiers chapitres devant un auditoire choisi. Le succès de cette lecture aurait convaincu le grand seigneur qu’il pouvait sans se compromettre accorder le patronage de son nom ; on ajoute que l’auteur aurait été félicité par toute la compagnie, sauf un ecclésiastique qui l’aurait critiqué vertement à tort et à travers. Ce pourquoi, dix ans plus tard, Cervantes se serait vengé en le mettant en scène dans la seconde partie du Don Quichotte. Credat Judæus Apella. Toutes ces traditions nous sont fort suspectes, et on ne trouve pas un seul témoignage contemporain pour les appuyer. Il faut en dire autant d’une autre légende qui veut qu’à son apparition le Don Quichotte ait été d’abord mal accueilli par le public. L’imprimeur se désolait, lorsque Cervantes imagina de publier une petite brochure sous le titre de : el Buscapié (le serpenteau, la fusée), où il insinua que le Don Quichotte contenait une foule de choses intéressantes et mystérieuses qui méritaient une étude approfondie. Badauds d’acheter le Don Quichotte et d’y chercher ce qui n’y était pas. C’est ainsi qu’une petite brochure aurait fait la fortune d’un grand ouvrage. Mais qui a vu le Buscapié ? Pellicer, auteur grave et expert en toutes recherches biographiques, a le premier émis le soupçon qu’il n’avait jamais existé. Don Vicente de los Rios, de l’Académie espagnole, affirme qu’un de ses amis, don Antonio Ruy Diaz, l’aurait vu, en 1775, dans la bibliothèque du comte de Saceda, mais depuis personne n’a eu la même fortune. Le Buscapié n’a pas reparu, et les catalogues du comte de Saceda, qui avait la réputation d’aimer les livres et de se connaître en raretés, n’en font pas mention. En 1847, la brochure introuvable a été réimprimée, c’est-à-dire qu’un pastiche assez adroitement fait du style de Cervantes a été publié comme original par un littérateur fort spirituel, don Alphonso de Castro. Il a fait quelques dupes. En voilà assez sur une anecdote si peu importante. Le Buscapié est un de ces ouvrages que les bibliophiles ne trouveront pas plus que ceux que Pantagruel examina dans la bibliothèque de Saint-Victor. Ajoutons que le public n’avait pas besoin d’être stimulé à lire le Don Quichotte. Imprimée au commencement de 1605, la première édition était enlevée en quelques semaines ; quatre autres éditions paraissaient la même année, on en faisait des traductions, et le nom de l’auteur devenait célèbre dans toute l’Europe. On rapporte que Philippe III, étant à un balcon de son palais de Madrid, qui domine la vallée du Manzanarez, aperçut un étudiant qui lisait au bord de la rivière, riait, se frappait le front et donnait les signes d’un plaisir extraordinaire. « Ce garçon est fou, dit le roi, ou bien il lit Don Quichotte. » Un courtisan s’empressa d’aller demander le titre de ce livre si amusant : c’était en effet le Don Quichotte.
Un pareil ouvrage enrichirait aujourd’hui un homme de lettres ; il ne paraît pas que la fortune de Cervantes se soit accrue en proportion de sa renommée, car nous le trouvons à la même époque acceptant un travail officiel des plus ingrats, qui probablement lui avait été procuré comme une bonne aubaine par un de ses protecteurs. C’est la relation des fêtes célébrées à Valladolid en 1605 pour la naissance du prince qui fut plus tard Philippe IV ; elles coïncidèrent avec l’entrée d’un ambassadeur anglais. L’épigramme suivante de Gongora ne permet pas de douter que Cervantes ne soit l’auteur de cette relation, qui d’ailleurs ne se distingue en rien des factums du même genre. L’ambassadeur était lord Howard, l’amiral qui avait pris Cadix en 1596.
« La reine accouche ; le luthérien arrive avec six cents hérétiques et autant d’hérésies. En quinze jours nous dépensons un million pour leur donner des bijoux, l’hospitalité et du vin. De notre part, grande parade ou niaiseries : des fêtes ou plutôt des cohues pour l’envoyé anglais et les espions de celui qui jura la paix sur Calvin. Nous baptisâmes le petit Dominiquin[3], qui naquit pour l’être dans les Espagnes. Nous fîmes une assemblée d’enchantemens. Nous demeurons pauvres ; Luther s’en va riche, et on fait écrire ces aventures mémorables à Don Quichotte, à Sancho et à sa monture. »
Cervantes demeurait à Valladolid au premier étage d’une maison de la rue del Rastro, qui, à cette époque, se trouvait en dehors de l’enceinte de la ville. Si la tradition locale s’est conservée exactement, comme on a lieu de le croire, cette maison est celle qui porte aujourd’hui le no 11, et elle ne doit pas avoir changé notablement d’apparence. Elle a deux étages, chacun avec quatre fenêtres sur la rue, et quatre portes au rez-de-chaussée. Elle s’étend parallèlement à un ruisseau un peu encaissé qu’on appelle la Esgueva et que traverse un pont presqu’en face du no 11. D’après les ruines de quelques constructions anciennes au bord du ruisseau, on présume qu’il y avait là des maisons autrefois. La rue n’est pas belle, et la demeure de Cervantes annonce la pauvreté. Nous ne saurions mieux la comparer qu’aux maisons d’ouvriers bâties dans les faubourgs de Londres. On s’expliquera le nombre des portes à rez-de-chaussée quand on saura combien il y avait de ménages dans le même bâtiment. Au premier habitait Cervantes avec sa femme, sa fille naturelle, Isabel de Saavedra, sa sœur doña Andrea, veuve en troisièmes noces d’un général Alvaro Mendaña ; avec la fille de cette dernière par un premier mariage, doña Constanza de Obando ; enfin avec une béate, dona Magdalena de Sotomayor, que Cervantes nommait sa sœur, on ne sait pourquoi. Voilà pour l’appartement de Cervantes. Quatre veuves occupaient les autres appartemens, et l’une d’elles, Mme Garibay, avait auprès d’elle sa fille et son fils, lequel était ecclésiastique. On a quelque peine à comprendre comment tant de monde vivait dans la même maison. C’est la même difficulté qui se présente lorsqu’on examine les ruines de Pompéi, et nous croyons qu’il n’y a qu’une explication à donner, pour l’antiquité comme pour le temps de Cervantes, c’est qu’on vivait très mal. Nous rapportons tous ces menus détails, d’abord parce qu’ils sont nécessaires pour l’intelligence du fait que nous allons raconter, mais surtout parce qu’ils font connaître quelle était la position de Cervantes et celle de la plupart des gens de lettres ses contemporains.
Il y avait alors à Valladolid un chevalier de Saint-Jacques nommé don Gaspar de Ezpeleta, espèce de don Juan, célèbre par ses aventures galantes et sa bravoure. On ne lui connaissait pas de revenus ; il suivait la cour, comme on disait, et vivait noblement aux dépens du marquis de Falces, son grand ami, si on s’en rapporte aux mauvaises langues. Le 27 juin 1605, don Gaspar, après avoir soupe très gaîment avec le marquis de Falces, chez lequel il demeurait, le quitta vers dix heures du soir en lui disant qu’il ne reviendrait pas avant le jour. Il sortit accompagné de son page, qu’en homme discret il renvoya bientôt, après avoir changé de manteau avec lui. Selon l’usage des galans de cette époque, il portait, outre son épée, un petit bouclier, nommé rodela, du diamètre d’une assiette. Cette arme défensive, alors fort en usage, s’accrochait à la ceinture. Au moment de combattre, on la tenait de la main gauche par une poignée pour parer les coups de taille. Les rodelas étaient ordinairement en acier poli, quelquefois damasquinées, gravées, dorées, avec des ornemens en relief. Se munir d’une pareille arme, c’était montrer qu’on allait s’engager dans quelque affaire périlleuse.
Ainsi accoutré, don Gaspar s’avançait par la rue du Rastro, se dirigeant en apparence vers la rue de la Manteria, où on lui supposait un rendez-vous ; mais une sérénade qui avait attiré un certain nombre de curieux l’arrêta quelque temps. C’était, nous l’avons dit, un homme discret. La sérénade terminée, il continua sa marche, lorsque, à peu près à la hauteur de la maison de Cervantes, un homme de stature moyenne enveloppé dans un manteau, et qui venait de traverser le pont, intima l’ordre à don Gaspar de ne pas passer plus avant. Était-ce le donneur de sérénade, un jaloux ennemi du coureur d’aventure ?… On ne sait. Les deux épées sortirent à la fois du fourreau et, après un engagement très court, don Gaspar reçut un coup mortel dans la poitrine. À ses cris, Cervantes et l’ecclésiastique don Estevan de Garibay, son voisin, sortirent dans la rue, et le blessé tomba dans leurs bras. Ils le portèrent sur le lit de la mère de Garibay, qui probablement demeurait au rez-de-chaussée. Chirurgien, notaire, accoururent ; Garibay confessa et administra le moribond. Don Gaspar, avant de mourir, déclara qu’il avait été l’agresseur et qu’il avait le premier mis l’épée à la main, que son adversaire lui était complètement inconnu, et que le combat avait été loyal. Puis il fit quelques dispositions testamentaires, parmi lesquelles on remarqua le don d’une robe de soie à Magdalena de Sotomayor, la béate que Cervantes nommait sa sœur, il expira au point du jour. Selon la règle, une béate ne pouvait porter que de la laine ; mais don Gaspar savait-il qu’elle fût béate ? Traversé par un coup d’épée, était-il en état de se rappeler quelle étoffe elle pouvait porter ? Ce legs parut suspect, et la justice y attacha beaucoup d’importance. On crut, ou peut-être on feignit de croire qu’il s’agissait d’un fidéicommis destiné à une femme que le mourant n’avait pas voulu nommer. Quant à la béate, elle dit avec beaucoup de vraisemblance qu’elle ne connaissait pas don Gaspar de Ezpeleta, qu’il ne lui avait fait aucune confidence, et qu’elle supposait qu’en lui léguant une robe il avait voulu reconnaître les soins qu’elle lui avait donnés. En effet, habituée à servir les malades, elle ne l’avait pas quitté depuis qu’il avait été porté dans sa maison. Mme Garibay, qui était fort considérée comme veuve du célèbre annaliste, s’empressa de déclarer qu’elle tenait doña Magdalena pour une personne de bonnes vie et mœurs et une grande servante de Dieu.
La justice verbalisa, comme on peut le supposer, et par provision fit arrêter tous les habitans de la maison où don Gaspar était mort. Cependant Garibay, grâce à son caractère religieux, fut mis presque aussitôt en liberté. Les femmes, après un interrogatoire très court, obtinrent de demeurer dans leur logis sous la garde d’un alguazil. Cervantes seul, sans qu’aucune charge ne fût aniculée contre lui, fut tenu en prison pendant plusieurs jours, et on fit comparaître un assez grand nombre de personnes qui venaient habituellement chez lui. D’après leurs dépositions, on voit que la plupart allaient le consulter pour leurs affaires ; il tenait donc alors une sorte de cabinet de consultation.
Il semble évident que cette étrange procédure avait pour but, non de découvrir le meurtrier d’Ezpeleta, mais de détourner les soupçons du public loin de la véritable voie, pour les faire tomber sur une famille pauvre et sans protecteurs. On voulait faire croire que la sérénade et le duel qui en avait été la suite regardaient la filîe ou la nièce de Cervantes, les seules jeunes femmes qui habitaient sa maison. Rien ne prouva cependant qu’elles connussent don Gaspar, et ceux qui croyaient être instruits des habitudes de ce cavalier disaient qu’il allait à un rendez-vous chez la femme d’un riche procureur. D’autres voulaient que ce fût chez une dame dont le mari remplissait une charge importante à la cour. Les deux suppositions expliqueraient assez bien la façon dont l’instruction fut conduite. Dans sa déposition, doña Isabel de Saavedra déclara qu’elle était âgée de vingt ans, et c’est là-dessus qu’on a attaqué les mœurs de Cervantes, qui, l’année même de son mariage, aurait eu une fille naturelle. Nous n’admettions pas la légende qui croit à un amour romanesque des deux conjoints, et qui fait de la légitime Mme de Cervantes le type original de la Galatée : nous n’attaquerons pas non plus les mœurs de Cervantes sur le témoignage d’une demoiselle qui se dit âgée de vingt ans. Un seul fait nous paraît fort curieux dans cette déposition, c’est que cette jeune femme élevée dans la maison de son père, après avoir fait sa déposition, a déclaré ne savoir signer. On se souvient que les comptes du linge confié par le marquis de Villafranca à doña Andréa sont de la main de Cervantes. N’y a-t-il pas là une révélation des mœurs de l’époque ?
L’adversaire de don Gaspar de Ezpeleta ne fut jamais découvert, ni le nom de la dame qu’il allait voir à une heure indue. Après quelques jours de détention, Cervantes fut mis en liberté de la manière la plus honorable, comme il semble, et de toute l’affaire il ne resta qu’un argument de plus en faveur d’une opinion déjà fort accréditée, à savoir qu’en cas de batterie et de meurtre, les gens prudens ne doivent rien voir ni rien entendre.
La cour quitta Valladulid en 1606 ; on ne sait si Cervantes la suivit immédiatement à Madrid. M. Fernandez Guerra a fourni la preuve qu’en juin 1606 il se trouvait à Séville. Dans une lettre portant cette date, Cervantes fait une relation burlesque d’un pique-nique dans une île du Guadalquivir, le jour de la fête de Saint-Jean d’Alfarache, auquel il aurait assisté avec les beaux esprits de la ville. Après un concours poétique, il y eut un tournoi dont les tenans étaient montés sur des chevaux de carton. La première partie du Don Quichotte avait peut-être déjà discrédité les tournois véritables. Enfin, après un dîner sur l’herbe, on joua la comédie de Persée et Andromède, terminée par des couplets bouffons. Cervantes fut un des juges du concours de poésie, et le secrétaire de la coterie qui donnait la fête. Le style de la relation et les circonstances qui en ont accompagné la découverte se réunissent pour faire croire que Cervantes en est bien réellement l’auteur ; mais qu’allait-il faire à Séville ? Y était-il venu dans l’exercice de ses fonctions de commissaire royal ? C’est la conjecture la plus probable, d’autant plus que deux ans après il était encore employé dans l’administration des finances. Le 6 novembre 1608, le tribunal de la Contaduria l’ayant requis de payer une somme de 2,000 réaux environ à un individu qui était débiteur de Cervantes pour une somme plus considérable, celui-ci réclamait contre cette décision, qui prouve suffisamment qu’à cette époque il avait encore des fonds du trésor à gérer. Peu après, il est évident qu’il a résigné ces fonctions, et qu’il a même abandonné son cabinet d’affaires pour ne plus s’occuper que de littérature.
En 1609, il était établi à Madrid, et le 11 avril de la même année il est reçu membre de la confrérie du très saint sacrement de l’Oratoire. C’était alors une des plus illustres qu’il y eût en Espagne, et parmi ses membres elle comptait le roi Philippe III et le duc de Lerma, son premier ministre. Cette même année 1609, il perdit sa sœur doña Andrea, qui, depuis la mort de son troisième mari, le général Mendaña, était toujours demeurée auprès de lui. Elle lui était tendrement attachée, et elle avait donné sa dot pour contribuer à le racheter de captivité.
Au commencement de l’année 1610, le duc de Lemos, le plus généreux et le plus puissant de ses protecteurs, fut nommé vice-roi de Naples, et l’on croit que Cervantes s’était flatté de l’accompagner et d’être employé par lui. Mais le duc fit un autre choix, dicté comme il semble par les deux frères Argensola, qui passaient cependant pour grands amis de Cervantes. C’est probablement à cet oubli de leur part que nous devons la seconde partie du Don Quichotte. Dans le Voyage au Parnasse, on trouve quelques plaintes fort mesurées sur la conduite de ses patrons, à son égard. « J’ai beaucoup attendu, dit-il ; on m’a beaucoup promis, mais probablement des devoirs nouveaux leur ont fait oublier ce qu’ils m’avaient dit. » C’est le seul trait de mauvaise humeur qui lui soit échappé, et dans la suite il ne garda pas une goutte de fiel contre Lupercio Argensola et son frère, qui, tous les deux, bien instruits de sa position et en état de lui rendre service, n’avaient jamais fait la moindre démarche en sa faveur.
C’est une opinion assez généralement répandue que Lope de Vega, alors à l’apogée de sa gloire, n’aimait pas Cervantes, et que celui-ci le payait de retour. On prétend qu’ils ont fait, l’un contre l’autre, quelques épigrammes, mais le fait n’a jamais été prouvée Ils étaient en relations de société et même un peu parens par alliance, la mère de Cervantes étant, nous l’avons déjà dit, cousine ou tante de la première femme de Lope de Vega. Capmany rapporte, mais malheureusement sans citer ses autorités, qu’un jour Cervantes et Lope de Vega se rencontrèrent au parloir d’un couvent, celui de la Trinité, où se trouvaient doña Isabel de Saavedra, la fille naturelle dont nous avons déjà parlé, et la mère de cette dernière, dont on ne dit pas le nom. Survint un ecclésiastique nommé Miguel de los Santos. Or, quelques années auparavant, un moine augustin du même nom avait été pendu comme complice du pâtissier de Madrigal, qui se fit passer pour le roi Sébastien. — Ne donnez pas dans les travers de votre homonyme, lui dit Cervantes en riant. — Ni dans les travers de Cervantes, ajouta Lope de Vega, en regardant la mère et la fille, assises dans le parloir. — Le propos est singulier pour le parloir d’un couvent. Nous citons l’anecdote sans y ajouter foi ; ce qui est certain, c’est que les deux prétendus ennemis se sont complimentés plusieurs fois publiquement sur leurs productions. Il est vrai que cela ne veut pas dire que leurs louanges fussent bien sincères.
À la fin de l’année 1613, Cervantes fit imprimer un recueil de nouvelles sous le titre de Novelas ejemplares. C’est, après le Don Quichotte, son meilleur ouvrage. Il eut dix éditions en neuf ans et fut traduit dans toutes les langues de l’Europe. Nous avons déjà dit que la Tia fingida, composée en Andalousie avant 1606, ne parut pas avec les autres nouvelles, peut-être parce que l’auteur trouvait le sujet un peu trop leste pour y mettre son nom, et cependant on se rappellera que c’est à un chanoine de Séville qu’on en doit la conservation. Selon les juges les plus autorisés, le style des Nouvelles est supérieur à celui de la première partie du Don Quichotte, qui déjà l’emporte prodigieusement sur celui de la Galatée. Un semblable progrès, à l’âge qu’avait Cervantes, est très remarquable et assurément très rare dans la vie d’un homme de lettres.
Les Novelas ejemplares furent suivies par le Voyage au Parnasse, en 1614, poème que Cervantes affectionnait particulièrement et qu’il considérait comme une de ses meilleures productions. Toute sa vie il parut croire qu’il était bien plus glorieux d’écrire en vers qu’en prose, et bien que ses poésies n’aient jamais eu de succès, il avait pour elles une certaine partialité, comme les mères en ont souvent pour leurs enfans disgraciés par la nature. Le Voyage au Parnasse, suivi d’un appendice en prose, Adjunta al Parnaso, dialogue dans la manière de Lucien, est une satire peu méchante des mauvais poètes contemporains, oubliés aujourd’hui, rachetée par les éloges les plus exagérés que l’auteur décerne à un assez grand nombre d’écrivains qui ne nous sont guère plus connus. On a demandé parfois si ces louanges outrées ne sont pas des épigrammes. Maintenant que les bons et les mauvais poètes contemporains de Cervantes sont presque tous également ignorés, le Voyage au Parnasse n’offre guère d’intérêt que par les allusions qu’on y trouve à la vie de l’auteur. Il y parle souvent de sa pauvreté, simplement, sans envie, sans orgueil de cynique. Admis en présence d’Apollon, qui tient sa cour plénière, il est invité à s’asseoir, mais tous les sièges sont occupés. « Eh bien ! dit le dieu, plie ton manteau et assieds-toi dessus. — C’était alors l’usage des cavaliers dans les salons, où bien souvent il n’y avait pas de fauteuils. — Sire, répond Cervantes, vous ne faites pas attention que je n’ai pas de manteau. — N’importe, j’ai du plaisir à te voir ; la vertu est un manteau avec lequel la pauvreté cache sa honte et échappe à l’envie. » Un épisode du poème où les mauvais poètes essaient de prendre d’assaut le Parnasse a pu donner à Boileau l’idée de la bataille des livres dans son Lutrin.
Malgré le peu d’encouragemens qu’avaient reçus ses premiers essais dramatiques, Cervantes n’avait jamais cessé de travailler pour le théâtre, mais il ne trouvait pas de directeur qui voulût produire ses pièces. Il se décida, en 1615, à faire imprimer huit comédies et huit intermèdes, qui forment ensemble un assez gros volume. C’était alors le temps de la grande vogue de Lope de Vega, et un auteur si fécond, dont les drames se comptent par centaines, occupait presque seul les nombreuses troupes d’acteurs établies à Madrid. Sans vouloir attaquer la gloire de Lope, nous lui reprocherons d’avoir engagé le théâtre espagnol dans une voie déplorable, et cela de gaîté de cœur, sans système et sans conviction arrêtée. Lui-même écrit dans l’Art nouveau de faire des comédies : « Nul plus que moi ne mérite d’être taxé de barbarie. J’ose donner des préceptes contraires à l’art et me laisse entraîner par le courant vulgaire. Aussi l’italie et la France m’appellent ignorant. Mais quoi ! J’ai écrit, y compris un ouvrage que j’ai fini cette semaine, quatre cent quatre-vingt-trois comédies. À l’exception de six, toutes pèchent gravement contre les règles de l’art. Je poursuis pourtant la voie où je suis entré, et je sais que, bien qu’elles fussent meilleures dans un autre système, mes pièces n’auraient pas eu le succès qu’elles ont obtenu. Souvent ce qui est contraire à la loi n’en plaît que davantage au goût. »
Aujourd’hui, au lieu de quatre cent quatre-vingt-trois comédies, on en a recueilli près de dix-huit cents. Lope était un improvisateur fort habile. Ses vers sont gracieux, faciles, et, bien que souvent vides de pensée, ils charment encore les oreilles de ses compatriotes. Mais que penser de la composition de ces centaines de drames, où se reproduisent sans cesse les mêmes péripéties, les mêmes sentimens, les mêmes exagérations ? Tout y est faux, caractères, situations, dialogue. Ce que Lope appelle l’art est probablement l’observation de certaines règles que personne n’avait étudiées et que les pédans ne révélaient pas plus que les anciens jurisconsultes romains ne communiquaient leurs formules. L’art, c’était une convention qui obligeait à copier certains modèles au lieu d’imiter la nature, et l’admirable précepte d’Horace que le poète dramatique ne doit jamais perdre de vue : Respicere exemplar vitæ morumque, était justement celui dont on tenait le moins de compte. Lope se donnait le nom de barbare parce qu’il ne respectait pas la règle des trois unités : Shakspeare, qu’on a aussi nommé un barbare, ne la respectait pas davantage, mais il mettait à la place, ce qui valait beaucoup mieux, la profonde analyse des passions, le développement complet des caractères, l’observation exacte de tous les mouvemens du cœur humain. Où trouver quelque chose de semblable dans le théâtre espagnol ? Tout y est convention, et les personnages n’y ont pas même la variété amusante de l’ancienne comédie italienne. La seule passion qui l’anime, c’est l’honneur, disons mieux, le point d’honneur, pundonor. Au costume, le spectateur sait d’avance ce que, dans la situation donnée, fera le personnage qui est en scène. Une interminable suite de querelles entre les amans jaloux, de méprises résultant de l’usage du manteau pour les femmes, de duels où personne n’est tué, occupe les trois journées, et, après maint imbroglio, la pièce finit brusquement par le mariage de tous les jeunes gens. Lorsque le sujet d’une comédie est pris dans l’histoire, les personnages ne changent pas pour cela leur caractère : Héraclius, don Pèdre le Cruel, seront de jeunes galans ; les dames romaines, les héroïnes chrétiennes, donneront des rendez-vous à la grille de leurs balcons comme les demoiselles de Séville.
À ce système dramatique vraiment barbare se joint un style qui, à notre sentiment, ne l’est pas moins. Dire la chose la plus simple de la façon la moins naturelle, la moins intelligible, larder de pointes et d’antithèses le dialogue dans les situations les plus passionnées, telle était la règle de l’art à l’époque de Lope de Vega. Il faut avouer d’ailleurs que presque toute l’Europe partageait alors ce goût pour le bel esprit qui nous semble si étrange à présent. En Espagne, on admirait le style culto, en Angleterre l’euphuism, qui ne valait pas mieux. Roméo, avant de s’empoisonner sur le tombeau de Juliette, s’écrie en déposant un baiser sur les lèvres de sa maîtresse : « Ô lèvres, portes du souffle, scellez d’un baiser en bonne forme un contrat sans date avec la mort accapareuse. » Un procureur ne dirait pas mieux. Dès son apparition, la poésie dramatique a recherché ces ornemens qui lui vont si mal. Égysthe, trompé par un faux rapport, croit qu’Oreste s’est tué en tombant de son char. Il dit : « On nous a appris qu’il était mort dans un naufrage équestre[4]. » Racine lui-même, dont le goût était si délicat, n’hésitait pas à dire : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai, » et : « Le flot qui l’apporta recule épouvanté. » Il faut croire qu’alors les spectateurs avaient le pouvoir de percevoir à la fois deux plaisirs très différens, et que, tout en pleurant devant une situation touchante, ils jouissaient d’un jeu de mots. Aujourd’hui même, le plaisir que donne la poésie est double : la plus belle pensée ne permet pas de manquer aux lois de la prosodie, et un trait sublime est peut-être plus apprécié lorsqu’il se présente avec une rime riche. Ne soyons donc pas trop sévères pour un goût respectable par son antiquité et qui subsiste encore chez beaucoup de gens d’esprit.
Moins peut-être qu’aucun de ses contemporains, Cervantes a sacrifié à la mode de son temps, mais son style dramatique n’en est pas meilleur. Ses vers, quelquefois ridiculement emphatiques, sont le plus souvent d’une platitude désespérante. Quant à l’intrigue de ses pièces, on n’en peut imaginer de plus faible et de moins artistement combinée. Il semble ignorer entièrement l’importance de la composition, et dans ses comédies les scènes se suivent comme au hasard.
Son théâtre est si peu connu que nous essaierons de faire une revue rapide des pièces qui nous semblent mériter quelque attention. Nous commencerons par la Entretenida, dont le titre pourrait se traduire par « poisson d’avril. » C’est une allusion à la locution proverbiale : dar con la entretenida, tromper quelqu’un en lui faisant perdre son temps. La grande singularité de la pièce est qu’il n’y a ni duel ni mariage, mais une situation fort scabreuse dont on attend quelque effet terrible. Un cavalier aime une dame nommée Marcela et en parle continuellement à sa sœur, qui s’appelle aussi Marcela et qui s’imagine que son frère est amoureux d’elle-même. En bonne chrétienne et en demoiselle bien élevée, elle l’évite le plus qu’elle peut. Finalement elle découvre que l’amour de son frère est parfaitement honnête. On comprend difficilement le but de Cervantes trompant son lecteur avec cette vilaine idée d’inceste qui n’a rien de plaisant et d’où ne sort aucun effet dramatique.
Dans le Rufian dichoso (l’heureux libertin) se trouve l’esquisse fort peu arrêtée d’un caractère qui ne manque pas d’originalité, mais dont le développement beaucoup trop brusque est dépourvu de naturel. Cristoval Lugo est un étudiant qu’on ne rencontre jamais un livre sous le bras, mais avec une rondelle à la ceinture accompagnée d’une dague qu’il est toujours prêt à dégainer. Il est le camarade, l’ami dévoué de toute la canaille de Séville, le protecteur et la providence des femmes de méchante vie. Au milieu de ses déréglemens, il conserve un grand fonds de dévotion. Au sortir d’une orgie, il donne son dernier écu pour les âmes du purgatoire, puis enfonce la boutique d’un pâtissier et rosse les archers pour délivrer un de ses amis qui tient une maison mal famée. Ayant tout perdu au jeu, il délibère avec lui-même s’il ne se fera pas voleur. Il en est fort tenté, mais tout à coup il se dit : « Pourquoi pas moine ? » La grâce opère, et bientôt il fait l’édification de la ville qu’il a scandalisée. Il devient l’abbé de son couvent, fait des miracles et meurt en odeur de sainteté. À côté de ce personnage se trouve le gracioso, ancien camarade de Lugo, converti comme lui, et moine dans le même couvent. Mais il a conservé quelque reste du vieil homme ; il a des retours de mauvaises passions et des regrets de la vie qu’il a quittée. C’est le rôle comique de la pièce. Il y a une scène assez plaisante où, revêtu de sa robe, qu’il retrousse, il s’oublie jusqu’à donner une leçon d’escrime à un autre moine.
L’auteur avertit en maint endroit qu’il n’a rien inventé, et renvoie à la légende. Nous copions une des indications de scène : « Entrent six comparses masquées, vêtues en nymphes, lascivement, et ceux qui doivent chanter et jouer des instrument, habillés en diables à l’antique. Ils exécuteront un ballet. Tout s’est passé ainsi ; ce n’est pas une vision supposée, apocryphe ou menteuse. »
Il y a encore une tentative d’étude de caractère dans la comédie qui porte le titre de Pedro de Urdemalas, nom du principal personnage, et dont les trois journées ne semblent être que l’exposition d’un drame qui reste à faire. Pedro de Urdemalas est une sorte de Figaro qui a fait tous les métiers, qui s’engage dans une foule de mauvaises aventures dont il se tire à force d’impudence, d’audace et quelquefois d’esprit. Un de ses tours est d’escroquer l’argent d’une riche veuve, à laquelle il se donne pour un saint homme tout frais de retour du purgatoire. « Votre défunt mari, lui dit-il, y était fort en peine ; il ne s’en tirerait pas à moins de 300 écus. Votre frère rôtit à petit feu, il faudrait 400 ducats pour l’arracher au brasier. » À cette époque le clergé, pas plus que l’Inquisition, ne prenait ombrage de ces facéties, et les âmes du purgatoire n’en perdaient pas une messe. Les Grenouilles d’Aristophane ne scandalisaient pas davantage les dévots à Bacchus, et nos évêques du moyen âge permettaient qu’on célébrât la fête des fous dans les édifices consacrés au culte et qu’on y chantât la messe de l’âne. Il y a encore dans le drame qui nous occupe un caractère de femme heureusement ébauché, car dans cette pièce singulière tout est à l’état d’ébauche. C’est une jeune fille recueillie par des bohémiens, qui montre au milieu de sa tribu misérable un esprit altier et des goûts aristocratiques. On la reconnaît pour une princesse jadis égarée par ses parens, et elle va à la cour. Alors une de ses anciennes camarades de bohème se hasarde à lui recommander les malheureux qui ont pris soin de son enfance. « Bien, dit la nouvelle princesse. Faites-moi une note, et je m’en occuperai. » On faisait déjà des notes pour les ministres en 1615.
Les intermèdes ne sont que des scènes décousues comme on ea peut improviser dans un château entre deux paravens. Ils manquent de gaîté, et le comique est souvent remplacé par des bouffonneries grossières. Dans la Guarda cuidadosa, une cuisinière, à qui un sous-sacristain fait la cour, se plaint à sa maîtresse d’avoir été déshonorée par lui. « Comment, malheureuse ! Et où t’a-t-il entraînée pour te déshonorer ? — Où ? Vraiment au beau milieu de la rue. — Comment, dans la rue ? — Oui ; il m’a dit au milieu de la rue de Tolède, à la face de Dieu et de tout le monde, que j’étais une coquine, une carogne, qui n’avais pas de honte, qui ne faisais pas attention aux choses, et maintes autres sottises de ce genre ; tout cela parce qu’il est jaloux de ce soldat. »
Çà et là, au milieu de ce fatras, on trouve quelques traits de mœurs qui ont aujourd’hui leur intérêt. Dans les Deux Bavards, un procureur se fait compter 200 écus par un cavalier qui a fait sur la figure de son client une balafre de douze points. Les points sont une mesure à l’usage des cordonniers : les amans prétendent que leur maîtresse se chausse à dix points. Douze points font une terrible balafre. Un pauvre diable, témoin de l’aventure, offre son visage au balafreur et le prie de lui faire une estafilade au rabais. Du temps de Cervantes, ce n’était pas chose rare que de faire balafrer un homme à qui on en voulait. La bonne compagnie ne dédaignait pas ce moyen de vengeance. Aujourd’hui il n’existe plus en Espagne que parmi le bas peuple, qui se sert à cet effet d’une pièce de monnaie aiguisée et dentelée. On appelle cela peindre un chébec ; la bande de ces petits bâtimens est ordinairement peinte en losanges, et telles doivent être les cicatrices d’une balafrure bien exécutée.
Lorsque Cervantes publia la première partie du Don Quichotte, il est probable qu’il ne pensait pas en donner une seconde. En effet, le héros est rentré chez lui ; tous les épisodes sont arrivés à leur conclusion, le sujet peut sembler épuisé. Cependant, dans son dernier chapitre, l’auteur semble prévoir que le chevalier de la Triste-Figure sera chanté par plus d’une lyre, car il termine par ce vers de l’Arioste :
N’était-ce pas un défi porté aux beaux esprits ? On sait que la plupart des romans de chevalerie ont été écrits successivement par plusieurs auteurs, et je crois que les douze parties de l’Amadis de Gaule appartiennent à presque autant de mains différentes. Il ne faut donc pas regarder comme un plagiat honteux l’entreprise d’un écrivain qui, sous le nom d’Avellaneda, fit paraître en 1614 une seconde partie du Don Quichotte. Si elle eût valu la première, le cas eût été véniel ; mais c’était un singe qui imitait un homme. Il se montre insolent et grossier envers celui qu’il prend pour modèle. Dès le début de son prologue, il laisse voir la bassesse de son cacaractère. Il a pris la plume, dit-il, pour priver Cervantes des profits qu’il attendait de la continuation de son Don Quichotte. Un contrefacteur de bouchons ou d’élixir odontalgique montre d’ordinaire des sentimens plus élevés. Le lettré qui se cache sous le pseudonyme d’Avellaneda épuise contre Cervantes le vocabulaire des plus basses injures. Il l’appelle vieux, manchot, habitué des prisons, envieux, grognard. À cela répondit Cervantes dans sa seconde partie, par la bouche de Don Quichotte : « Le peu que j’ai lu du livre d’Avellaneda m’a montré qu’il y a trois choses à y reprendre ; premièrement, quelques mots de son prologue (c’est-à-dire les injures que nous venons de citer). En second lieu, le langage qui sent son Aragonais, par l’omission des articles ; troisièmement enfin son ignorance de mes actions. » Il eût mieux fait d’en rester là, et de ne pas faire dire plus loin à la belle Altisidore qu’elle avait vu en enfer les diables jouant à la balle avec le livre d’Avellaneda. En pays d’Inquisition, il ne faut pas mettre le diable en jeu à propos d’une querelle littéraire.
Qui était cet Avellaneda ? La solution du problème est d’autant plus difficile que le pseudonyme a eu intérêt à se cacher, et qu’il n’a pas excité d’abord assez de curiosité pour qu’on prît beaucoup de peine à le découvrir. Les indications qu’on a recueillies aujourd’hui sont assez vagues, et il y a peu d’espoir d’en obtenir de nouvelles. Un point cependant demeure bien établi, c’est que l’auteur du livre était Aragonais, Cervantes l’a déclaré, et les Castillans découvrent dans le faux Don Quichotte des traces fréquentes d’un dialecte provincial. Sur le seul indice de leur patrie, on a soupçonné les deux Argensola ; mais ils étaient tous les deux amis de Cervantes, ils écrivaient très purement l’espagnol, et leur style ne ressemble nullement à celui d’Avellaneda.
M. Benjumea a fait preuve de beaucoup de subtilité pour identifier Avellaneda avec Blanco de Paz, ce misérable qui dénonça au dey d’Alger une tentative d’évasion de Cervantes et qui se disait affilié à l’ordre de Saint-Dominique. Selon l’ingénieux critique, Cervantes se serait vengé de ce coquin en lui donnant un rôle dans la première partie de Don Quichotte. On se rappellera que dans l’aventure du corps mort (chap. XIX) le bon chevalier culbute un soi-disant licencié qui accompagne un enterrement, et, lui portant l’épée sous la gorge, il lui demande son nom et sa profession. L’autre répond qu’il est licencié, mais il n’est que bachelier ; il dit qu’il a la jambe cassée, et elle n’est que foulée ; donc c’est un menteur. Quant à son nom, c’est Alonzo Ferez de Alcobendas, et M. Benjumea, décomposant et recomposant les lettres, trouve ces mots : Es lo de Blanco de la Paz. Je crois qu’en travaillant on trouverait encore d’autres noms ; mais, pour admettre celui de Blanco de la Paz, il faudrait d’abord prouver que cet homme savait écrire, puis expliquer comment, natif d’Estramadure, il se servait de locutions aragonaises. Aujourd’hui la plupart des lettrés espagnols s’accordent à reconnaître, sous le masque d’Avellaneda, un personnage des plus importans à cette époque, le. révérend père Fray Luis de Aliaga, dominicain et confesseur de Philippe III. Il était Aragonais, auteur de plusieurs livres médiocres où l’on retrouve les locutions provinciales particulières à Avellaneda. On sait qu’il était mal disposé à l’égard de Cervantes, qu’il accusait d’avoir lancé des épigrammes contre Lope de Vega, son grand ami, dans le Voyage au Parnasse. À la cour, Aliaga était odieux à tout le monde, et, pour un motif ignoré aujourd’hui, on lui avait donné le sobriquet de Sancho Pança, dont il se tenait pour offensé. C’était un esprit envieux et méchant, détracteur de toutes les renommées. Il a fait un ouvrage satirique contre Quevedo. À l’avénement de Philippe IV, le confesseur du feu roi fut aussitôt exilé à la joie générale, et le brillant et malheureux comte de Villamediana s’en rendit l’interprète dans un dizain qui eut alors un grand succès.
« Sancho Pança, le confesseur du défunt monarque, jadis habile à faire des saignées au coffre-fort d’Osuna, part pour Huete, transpercé du couteau de douleur. On fait enquête sur l’inquisiteur ; le confesseur va confesser. »
Aliaga en espagnol signifie ajonc ; on croit trouver une épigramme contre le confesseur royal dans un passage où Cervantes raconte l’entrée de don Quichotte à Barcelone. Quelques polissons, se glissant au milieu de la foule, vont attacher une poignée d’ajoncs sous la queue de Rossinante et celle de l’âne, son fidèle compagnon. Ajoutez encore la réserve singulière avec laquelle Cervantes fait parfois allusion à son imitateur, personnage alors trop puissant pour qu’on pût le traiter selon ses mérites.
Nous avouerons franchement que les présomptions que nous venons d’exposer nous paraissent peu concluantes. Les fautes de style, les locutions provinciales ne fournissent pas une preuve, car il y a d’autres auteurs aragonais que le père Aliaga. Si cet homme eût voulu nuire à Cervantes, il est probable qu’il aurait trouvé des moyens plus sûrs et plus expéditifs qu’une sorte de concours où l’avantage ne devait pas être de son côté. Enfin il est bien extraordinaire qu’après la disgrâce d’Aliaga, lorsque la renommée de Cervantes avait grandi au point de rendre ridicule et presque criminelle la tentation d’imiter son plus bel ouvrage, il ne se soit trouvé personne pour reprocher à l’ ex-confesseur du roi d’avoir outragé un grand homme.
Quel qu’en soit le véritable auteur, la continuation qui porte le nom d’Avellaneda, imprimée à Tarragone en 1614, n’eut aucun succès, et elle n’a été réimprimée qu’en 1732, seulement en qualité de livre devenu rare. Elle a eu cependant l’honneur d’être traduite en français par Lesage, qui l’a abrégée, modifiée et rendue lisible.
Il ne faudrait pas croire que cette misérable composition nous ait valu la seconde partie du véritable Don Quichotte, et que le dépit ait réveillé le génie sommeillant de Cervantes : elle parut un peu moins d’un an après la continuation d’Avellaneda, et on ne peut supposer que Cervantes, dont la santé était fort altérée et qui avait sur le chantier un autre ouvrage considérable, ait pu en si peu de temps composer cette seconde partie, plus longue que la première. Il avait alors soixante-huit ans et souffrait cruellement d’une hydropisie qu’on désespérait de guérir. Son médecin lui avait recommandé l’air de la campagne, et il quitta Madrid le 2 avril 1614, quelques mois après la publication du Don Quichotte, qui parut à Madrid vers la fin de 1615 avec une dédicace au comte de Lemos. Avant de partir pour se rendre à Esquivias, où sa femme possédait une petite ferme, il fit profession au très vénérable tiers-ordre de Saint-François, auquel il était déjà affilié depuis 1613. C’était alors un usage assez fréquent, surtout en cas de maladie grave.
La seconde partie du Don Quichotte ne fut pas le dernier ouvrage de Cervantes. Il venait d’achever un roman, Persiles et Sigismonda, qui ne fut publié qu’après sa mort, et une assez longue Cancion sur les Divines extases de sainte Thérèse. Tel est le programme d’un concours de poésie ouvert à l’occasion de la récente béatification de cette grande sainte. Lope de Vega fut un des juges. Fray Diego de San-José, rapporteur du concours, dit que les vers de Cervantes furent classés parmi les meilleurs, mais il n’ajoute pas qu’il ait obtenu le prix.
Cervantes voyait venir la mort sur son lit de souffrance avec la même fermeté qu’il l’avait bravée à Lépante sur le pont de la Marquesa, et en Afrique en face des bourreaux du dey. Qui pourrait croire que tous ces trésors de gaîté renfermés dans la seconde partie du Don Quichotte sont tombés de la plume d’un pauvre malade, d’un vieillard qui toute sa vie avait lutté péniblement contre la fortune ? Son humeur enjouée ne l’abandonnait pas. Ou en peut juger par le morceau suivant écrit fort peu de jours avant sa mort. C’est la préface de Persiles et Sigismonda, et c’est ce qu’il y a de mieux dans cet ouvrage.
« Il advint, cher lecteur, que deux de mes amis et moi, sortant d’Esquivias, lieu fameux à tant de titres pour ses grands hommes et ses vins, nous entendîmes derrière nous quelqu’un qui trottait de grande hâte comme pour nous atteindre, ce qu’il prouva bientôt en nous criant de ne pas aller si vite. Nous l’attendîmes, et voilà que survient, monté sur une bourrique, un étudiant tout gris, car il était vêtu de gris de la tête aux pieds. Il avait des guêtres, des souliers ronds, une longue rapière et un rabat sale attaché par deux bouts de fil. Il est vrai que cela n’en allait pas mieux, car le rabat tournait de côté à tout moment, et il se donnait beaucoup de peine pour le rajuster. Arrivé près de nous, il s’écria : « Si j’en juge au train dont elles trottent, vos seigneuries s’en vont, ni plus ni moins, prendre possession de quelque charge ou d’une bonne prébende à la cour, où sont en ce moment son éminence de Tolède et sa majesté. En vérité, je ne croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. » Sur quoi un de mes amis répondit : « La faute en est au roussin du seigneur Michel Cervantes, qui allonge le pas. » À peine l’étudiant eut-il entendu mon nom qu’il sauta brusquement à bas de sa monture, laissant tomber d’un côté son coussinet, de l’autre son porte-manteau, car il voyageait avec tout cet appareil. Puis il m’accrocha et, me saisissant le bras gauche, il s’écria : « Oui, oui, c’est bien lui, ce glorieux manchot, ce fameux tout, cet auteur si gai, ce consolateur des muses !.. » Moi, qui en si peu de mots m’entendais louer si galamment, je crus que ce serait manquer à la courtoisie que de ne pas lui répondre du même ton. Le prenant donc par le col pour l’embrasser, j’achevai d’arracher son rabat et je lui dis : « Vous êtes dans l’erreur, monsieur, comme beaucoup d’autres honnêtes gens. Je suis bien Cervantes, mais non pas le consolateur des muses, et je ne mérite aucun des noms aimables que votre seigneurie veut bien me donner. Tâchez de rattraper votre bête et achevons en causant ce bout de chemin qui nous reste à faire. » On vint à parler de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant ; « C’est une hydropisie, et toute l’eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand vous la boiriez goutte à goutte. Ah ! seigneur Cervantes, que votre seigneurie s’observe sur le boire, sans oublier le manger, et elle guérira sans autre remède. — Oui, répondis-je, on me l’a dit bien des fois, mais je ne puis renoncer à boire quand l’envie m’en prend, et il me semble alors que je ne suis né que pour faire autre chose de ma vie. Je m’en vais tout doucement ; mon pouls m’en avertit. S’il faut l’en croire, c’est dimanche que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire ma connaissance, car il me reste bien peu de temps pour vous remercier de l’intérêt que vous me portez… » Nous en étions là quand nous arrivâmes au pont de Tolède, je le passai et lui prit par celui de Ségovie. Je l’embrassai, il m’offrit ses services, puis il piqua son âne et continua sa route, chevauchant gaillardement, tandis qu’il me laissait tout triste et mal disposé à profiter de l’occasion qu’il m’avait donnée d’écrire des plaisanteries. Adieu, mes joyeux amis, et je désire vous voir bientôt tous contens dans l’autre vie. »
Il reçut les derniers sacremens le 18 avril 1616. Le lendemain, hors d’état d’écrire, il dictait la dédicace de Persiles et Sigismonda, qu’il adresse au comte de Lemos, alors en Italie :
« Cette ancienne romance, si célèbre dans son temps et qui commence par le pied à l’étrier, me revient en mémoire, hélas ! trop naturellement en écrivant cette lettre, car je puis la commencer à peu près dans les mêmes termes : Le pied à l’étrier, en mortelle agonie, seigneur, je t’écris ce billet.
« Hier on me donna l’extrême-onction, aujourd’hui je vous écris. Le temps presse. L’agonie approche, l’espoir diminue, et avec tout cela je vis parce que je veux vivre assez longtemps pour baiser les pieds de votre excellence, et peut-être que la joie de la revoir en bonne santé, de retour en Espagne, me rendrait à la vie. Mais s’il est décrété que je doive mourir, la volonté du ciel s’accomplisse ! Que du moins votre excellence connaisse mes vœux ; qu’elle sache qu’elle perd en moi un serviteur dévoué, qui aurait voulu lui prouver son attachement même au-delà de la mort. Cependant, comme en prophétie, je me réjouis de l’arrivée de votre excellence. Je vois le peuple saluant votre retour avec joie. Je vois s’accomplir les espérances que m’avait fait concevoir la renommée de vos bontés. J’ai encore sur la conscience quelques fragmens des Semaines du Jardin et du Grand Bernard. Si par aventure, ou plutôt par miracle, le ciel me donne la vie, votre excellence verra ces ouvrages avec la fin de la Galatée, à laquelle je sais que votre excellence s’intéresse.
« Sur quoi je prie Dieu de conserver votre excellence comme il le
peut.
Cervantes n’assista pas au retour de son protecteur. Il mourut le 23 avril 1616, le jour même où l’Angleterre perdait Shakspeare, selon l’opinion la plus accréditée.
Il fut enterré dans l’église des religieuses de la Trinité, où deux ans auparavant sa fille naturelle avait pris le voile. On a vainement cherché le lieu précis de sa sépulture, et d’abord en procédant d’après une indication fausse, dans la calle del Humilladero, où pendant quelque temps en effet a existé le couvent de la Trinité. Plus tard, on a reconnu que les religieuses de la Trinité, qui en 1612 s’étaient établies rue Cantarranas, aujourd’hui rue Lope de Vega, ne la quittèrent qu’en 1639 pour la calle del Hamilladero, d’où, au bout de deux ans, elles reprirent leur premier domicile. Malheureusement, il y a eu dans cette rue tant de maisons démolies et reconstruites, l’emplacement occupé autrefois par l’église des dames de la Trinité a subi tant de changemens, et les sépultures surtout ont été déplacées si souvent, qu’il faut renoncer à l’espoir de retrouver les restes de Cervantes, qui ne paraissent pas d’ailleurs avoir jamais été renfermés dans un tombeau portant une inscription. Telles sont les conclusions d’un excellent travail que l’on doit à M. le marquis de Molins, chargé par l’Académie espagnole de rechercher la sépulture de Cervantes.
Une maison de la calle del Leon, au coin de la rue de Francos (cette dernière rue porte aujourd’hui le nom de calle de Cervantes), a été pendant longtemps célèbre, comme la demeure de l’auteur du Don Quichotte. En 1833, on a jeté par terre l’ancienne maison du coin de la calle de Francos pour élever un bâtiment nouveau. Le roi Ferdinand VII avait voulu acheter ce terrain pour y établir une espèce d’Athénée, mais le propriétaire du sol s’y refusa obstinément ; seulement il permit qu’on scellât sur la façade un médaillon de Cervantes, exécuté par ordre du roi et à ses frais, par D. Esteban de Agreda, directeur de l’Académie des beaux-arts. L’inscription est trop longue et n’est pas conçue dans le style lapidaire : « Ici vécut et mourut Michel de Cervantes Saavedra, dont le monde admire le génie, décédé en 1616. » Pour l’édification des étrangers « curieux inspectateurs, » comme dit M. Charitides, des inscriptions et des monumens, nous ajouterons qu’autrefois la porte de Cervantes ne s’ouvrait pas sur la rue de Francos, à laquelle on a donné son nom, mais sur la calle del Leon, où elle portait le no 20,
Ferdinand VII, qui voulait honorer la mémoire de Cervantes, avait commandé sa statue, pour être élevée sur la place de Santa-Catalina (aujourd’hui place des Cortès), au sculpteur don Antonio Sola, directeur de l’École espagnole à Rome. Ce ne fut que deux ans après la mort du roi que cette statue fut terminée et au beau milieu de la guerre civile. Elle est en bronze, plus grande que nature. Cervantes est debout, en habit de cavalier, maillot, culottes courtes et bouffantes, un manuscrit dans la main droite ; la gauche, appuyée sur le pommeau de l’épée, est cachée par les plis d’un manteau court, invention qui a trouvé des admirateurs, comme celle de peindre un lieutenant de profil, de façon à ne pas laisser voir la contre-épaulette. Le piédestal nous semble trop élevé et d’une proportion peu heureuse. On y lit :
Nous ne croyons pas que notre cher maître, M. Hase, eût approuvé
Hispaniœ scriptorum. Une traduction espagnole occupe la face
postérieure du piédestal. Sur les deux faces latérales, on voit deux
bas-reliefs médiocres, la première sortie de Don Quichotte, et l’aventure
des lions.
La veuve de Cervantes publia, en 1617, le roman inachevé de Persiles y Sigismunda, imitation de l’insipide Théagène et Chariclée d’Héliodore ; il a tous les défauts qu’on a reprochés à l’auteur du Don Quichotte, sans les admirables qualités qui les rachètent. Le style même n’a ni la facilité ni la grâce de ses autres productions. C’est une suite d’aventures invraisemblables, interrompues par de longs épisodes jetés comme au hasard au milieu de l’action principale. Peu de lecteurs auraient le courage d’aller jusqu’au bout du roman ; aucun, arrivé à la hn, ne se souviendrait du commencement.
Les commentaires, les recherches critiques, les observations de toute nature sur le Don Quichotte forment une masse de volumes assez inutiles pour apprécier un ouvrage que tout le monde lit, et sur lequel il n’existe qu’un jugement ratifié par trois siècles d’admiration. Nous nous bornerons à citer quelques-unes des opinions émises quant au but de l’auteur.
Ses contemporains et la plupart de ses successeurs immédiats ont cru qu’il avait voulu faire la satire d’un genre de littérature fort en vogue en son temps, les romans de chevalerie. Peut-être serait-il plus exact de dire que la critique des romans de chevalerie a été, non pas le but, mais l’occasion de son ouvrage ; de même que le conte populaire de Gargantua fut pour Rabelais le point de départ de son immortelle satire. Mais cette explication a paru trop simple à quelques commentateurs subtils qui prêtent souvent aux hommes des siècles passés les opinions qui prévalent aujourd’hui. Nous vivons à une époque où la littérature est regardée par plusieurs intéressés comme une sorte de sacerdoce. On n’écrit rien, un livre de philosophie ou un vaudeville, que pour le plus grand bien de l’humanité. Vitæ monstranda via est. Ces lettrés n’admettent pas que Cervantes n’ait fait un livre que pour s’amuser et amuser ses lecteurs. Supposer qu’il n’ait visé qu’à jeter le ridicule sur les romans de chevalerie, c’est le croire aussi fou que son héros, qui se bat contre des moulins à vent. Là-dessus on a fondé maintes hypothèses plus ingénieuses les unes que les autres, mais qui malheureusement pèchent toutes par leur base. Pour qu’elles fussent acceptées, il faudrait que Cervantes fût né deux siècles plus tard et qu’il eût eu autant d’esprit que ses commentateurs.
L’on a voulu que Cervantes fût un politique et un libéral. À ce point de vue, le Don Quichotte serait une satire très vive du règne de Charles-Quint. Le grand empereur y est représenté sous les traits du chevalier de la Triste-Figure ; l’aventure des moulins à vent, c’est la critique de ses prétentions à la monarchie universelle. Observez encore que Don Quichotte a le nez aquilin, Charles-Quint l’a de même forme. Charles a fait une expédition malheureuse en Afrique, et Don Quichotte a rencontré deux lions qui en venaient. D’autres, jugeant que Cervantes ne pouvait lancer ses traits si haut, ont pensé qu’il s’était borné à critiquer la déplorable administration du duc de Lerma, ministre absulu et favori sans rival, à l’époque où fut composé le Don Quichotte. Le duc de Lerma aussi avait le nez aquilin… Inutile de s’arrêter à ces ingénieux rapprochemens.
En 1826, lorsque j’écrivais une notice sur Cervantes d’après des matériaux fort incomplets, je m’étais élevé contre une hypothèse plus spécieuse. « L’invention fondamentale du Don Quichotte, selon un de nos écrivains modernes les plus distingués, serait le contraste entre l’esprit poétique et celui de la prose. Enthousiaste de la vertu et mal reçu par son siècle, Cervantes se serait peint luttant seul contre la société ; il a montré le plus vertueux et le seul sage, passant pour fou au milieu de la multitude vicieuse et insensée. L’explication est ingénieuse, mais l’esprit qu’elle suppose n’est pas celui de Cervantes. Si son intention avait été de faire une satire aussi amère de l’humanité, on conviendra qu’il a rempli son but assez mal en faisant de cette invective contre l’espèce humaine un des livres les plus gais et les plus amusans. Comparons nos impressions après avoir lu Candide et Don Quichotte. N’avons-nous pas trouvé dans le premier cette tristesse et ce mépris des hommes qu’inspire l’étude de leurs vices ? Et dans l’autre n’est-on pas frappé de cette bonne humeur constante d’un homme content de vivre avec la société telle qu’elle est ? En outre, est-ce le procédé du génie de passer d’une idée abstraite à un caractère aussi particulier, aussi original, que celui de Don Quichotte ? De semblables abstractions n’étaient pas encore de mode, et ce n’est pas dans les auteurs espagnols qu’il faut les chercher. »
En relisant aujourd’hui les œuvres de Cervantes, je ne trouve pas encore que mon impression ait sensiblement changé ; seulement je n’affirmerais pas que le contraste entre l’exaltation héroïque et la froide réalité ne se soit présenté plus d’une fois à l’esprit de l’auteur, qui en a tiré parti, non pour faire des moralités, mais pour amener des scènes comiques et très souvent pour traiter une espèce de païadoxe littéraire : rendre un fou intéressant. Sur ce dernier point, son succès a été incontestable, peut-être au-delà même de ses désirs, car il n’y a pas de lecteur qui ne lui ait su mauvais gré des horions et des coups de bâton prodigués à Don Quichotte, surtout dans la première partie, mais dans ce genre de comique il y a comme un reflet des mœurs dures de l’époque et du pays, un souvenir des contes arabes où la cruauté se mêle à la plaisanterie.
Un fou plein d’esprit, de bon sens même lorsqu’il est en dehors de son idée fixe, n’est pas un personnage hors de la nature, et chacun aurait des exemples à citer. Ce n’est pas seulement dans son principal ouvrage que Cervantes nous a montré cette figure singulière. Le Licencié Vidriera, dans les Nouvelles exemplaires, est une variété du Don Quichotte. Il s’imagine qu’il est de verre, et, de peur d’être cassé, il s’enveloppe dans du coton et dans des étoiles épaisses ; ainsi accoutré, il parle comme un livre, dit à chacun son fait avec la liberté et l’esprit de Ménippe. Il raille et confond les coquins et les sots et étonne tout le monde par ses apophthegmes où la malice s’unit aux plus nobles sentimens. Si cette nouvelle eût paru avant 1605, nous serions tenté d’y voir une ébauche de Don Quichotte : elle est de 1613, et on ne peut la regarder que comme une sorte de refonte faite avec les rognures d’un gros lingot.
Un ancien a dit que c’est un grand et magnifique spectacle que l’homme de bien luttant contre la fortune. Le roman de Cervantes nous fait assister en riant à un spectacle semblable. Nous plaignons Don Quichotte et nous l’admirons, car il éveille en nous bien des pensées qui nous sont communes avec lui. Malheur à qui n’a pas eu quelques-unes des idées de Don Quichotte, à qui n’a pas risqué d’attraper des coups de bâton ou d’encourir le ridicule pour redresser des torts ! Ajoutons que, si notre héros n’était pas fou, il serait un prédicateur peut-être incommode. Nous l’écoutons d’autant plus volontiers que nous sommes prévenus qu’il ne faut pas prendre exemple sur lui. On écoute avec plaisir un orateur qui célèbre la gloire militaire, surtout lorsqu’il ne s’agit pas de l’accompagner à l’attaque d’une batterie.
Les admirateurs passionnés de Cervantes ne conviendront pas facilement qu’il n’eût sur les choses et les hommes de son époque d’autres opinions que celles de ses contemporains de bon sens. On n’admet pas qu’il ait pu partager les superstitions de son temps ; on s’ingénie à trouver dans ses écrits des protestations contre l’Inquisition et le despotisme de Philippe II. Le chapitre LXIX de la seconde partie a paru à quelques gens d’esprit une parodie de la procédure du saint-office en matière d’hérésie. « Ni Cervantes, dit excellemment M. Valera dans un discours à l’Académie espagnole, ni Cervantes n’a pensé à faire une plaisanterie, ni l’Inquisition à s’en offenser. S’il avait cru faire une satire, il ne l’eût pas publiée ; si le saint-office avait cru trouver une satire, il ne l’aurait pas laissée passer. » À cette époque, et c’est encore une remarque très juste de M. Valera, la foi était si profonde et si sincère que personne ne s’avisait de chercher une intention satirique dans les expressions d’un écrivain qui n’avait que de la naïveté et de la candeur. Nous avons déjà remarqué avec quelle facilité l’église toléra pendant longtemps les plaisanteries les plus indécentes sur ses ministres et ses mystères ; le temps devait venir où elle tomberait dans l’excès contraire et crierait que l’auteur de Tartuffe attaque la religion.
En politique, les idées de Cervantes ne sont pas plus en avance de son siècle qu’en matière de religion. Faut-il voir dans le personnage du capitaine Roque Guinart le prototype du libéral et l’apologie de l’insurrection ? Nullement. L’auteur a exprimé les préjugés de ses compatriotes lorsqu’il entoure d’une sorte d’auréole certains personnages en rébellion contre les lois, et qui ont obtenu l’admiration du vulgaire, parce qu’à vingt actions criminelles s’ajoute chez eux un trait de générosité ou d’enthousiasme chevaleresque. De tout temps on a vu en Espagne des Roque Guinart détroussant poliment les voyageurs et donnant à de pauvres gens ce qu’ils ont volé à des riches. Dans le pays où les lois ont le plus d’empire, dans la sage Angleterre, est-ce que Robin Hood et les maraudeurs du Border ne passent pas pour des héros auxquels on s’intéresse avec d’autant moins de scrupule qu’on n’a plus aujourd’hui le risque de les trouver sur la grande route ?
Quelques mots de compassion sur les misères endurées par les Morisques, à propos de la rencontre de Sancho avec Ricote, ont été travestis en une censure contre l’absurde décret d’expulsion lancé contre ces infortunés en 1610. Mais Cervantes lui-même appelle cette mesure « une brave résolution » (gallarda resolucion), et, dans la Conversation de deux chiens, on trouve tout un acte d’accusation contre les Morisques, que ne désavouerait pas le plus avdent et le plus fanatique de leurs ennemis. « Ces misérables, dit-il, ne dépensent rien ; ils travaillent toujours, ils nous volent. »
Il est un point cependant sur lequel Cervantes nous paraît avoir devancé ses contemporains, c’est le fait de la sorcellerie. Remarquons d’abord qu’il écrivait en 1613, peu de temps après les abominables persécutions dirigées par P. de Lancre contre les paysans labourtains accusés d’aller au sabbat, et par le tribunal de l’Inquisition de Logroño contre les sorcières de la vallée de Baztan. Voici ce que Cervantes fait dire à une sorcière : « L’onguent dont nous faisons usage est composé de sucs d’herbes excessivement froids. Il faut se garder de croire avec le vulgaire qu’il est fait avec le sang des petits enfans que nous étranglons… Ces sucs sont si froids qu’ils nous font perdre tout sentiment quand nous nous en sommes frottées, et nous demeurons toutes nues étendues sur la terre. On dit que c’est alors en imagination, pour nous, que se passe tout ce qui nous semble une réalité. »
Voilà une idée juste assurément. Si on lit avec attention les procès de sorcellerie, ou verra que la plupart des accusés ont cru avoir des relations avec le diable, et qu’ils ont pris leurs rêves pour des actions réelles. En 1647, quelques paysannes du Tyrol affirmèrent, avant d’être appliquées à la question, qu’elles étaient allées au sabbat, et que plusieurs fois elles s’étaient changées en chattes, pour pénétrer dans les maisons où elles voulaient charmer de petits enfans. Il est probable que les frictions dont parle Cervantes étaient faites avec quelque puissant narcotique qui donnait des visions au prétendu sorcier. Gassendi, s’il nous en souvient, parle d’une pommade faite avec de la jusquiame et produisant de pareils effets, dont un berger fit usage devant lui pour aller, disait-il, à l’assemblée des sorciers.
Personne n’a moins mérité que Cervantes le renom de réformateur. S’il eut été pourvu d’un de ces talismans, comme on en trouve dans les contes arabes, et qui donnent la toute-puissance à qui les possède, il ne s’en serait pas servi pour changer les institutions et la société de son temps. Il ne s’y trouvait pas mal, et son seul grief était la difficulté qu’il éprouvait à faire vivre sa famille. Sa pauvreté d’ailleurs ne lui inspirait ni colère ni haine contre les grands et les riches. Toujours maltraité par la fortune, il ne fut jamais misanthrope, et plutôt que de se plaindre de l’ignorance et des vices du temps, il est tout prêt de se reconnaître lui-même coupable de maladresse, pour n’avoir pas profité des occasions offertes par la fortune. « Toi-même, dit-il, as forgé ta fortune, et quelquefois je l’ai vue entre tes mains. »
Tous les ouvrages de Cervantes témoignent de sa modestie, de sa candeur, de la noblesse de son caractère. Il est impossible de le lire sans l’aimer.
Il est évident qu’il travaille avec une rapidité extraordinaire. Nous sommes loin de lui en faire un mérite, car en fait de travail littéraire il ne faut considérer que le résultat. Si quelqu’un est excusable d’écrire avec précipitation, c’était Cervantes, qui n’avait que sa plume pour vivre et faire vivre sa famille. On a relevé dans le Don Quichotte, surtout dans la première partie, de nombreuses fautes d’attention. Il ne faut chercher dans le roman ni chronologie ni géographie. Don Quichotte sort de son village au milieu de l’automne ; au bout de quelques jours il se trouve en été. Ailleurs les mêmes personnages soupent deux fois le même jour, non pas seulement des gens de bon appétit comme Sancho Pança, mais des amoureux et des héroïnes sentimentales qui ne mangent jamais. Dans les premiers chapitres, la femme de Sancho s’appelle Juana Maria Gutierrez, et Avellaneda lui a conservé ce nom. Cervantes, qui l’avait inventé, la nomme un peu plus loin Juana Pança, ajoutant qu’elle n’était pas cependant cousine de Sancho. Enfin dans la seconde partie elle porte le nom de Thérèse. Toutes ces remarques, que j’emprunte à de graves commentateurs, et beaucoup d’autres, ne prouvent autre chose sinon que Cervantes relisait mal ses épreuves, et ses premières éditions en font foi ; il est impossible de rien voir de plus incorrect.
Et cependant son style est évidemment travaillé avec soin. Au dire des meilleurs connaisseurs, parmi lesquels je pourrais citer le docteur Seoane, M. don Juan Valera, et mon regrettable ami Serafin E. Calderon, tous membres de l’Académie espagnole, Cervantes est le meilleur des prosateurs espagnols. Ses phrases sont longues, mais savamment agencées. C’était alors dans toute l’Europe le règne de la période. On s’écrivait des lettres qui n’avaient qu’une phrase, et il fallait que dans cette phrase les formules de politesse finales s’encadrassent naturellement. Il nous a semblé qu’en Espagne les gens du peuple, qui, en tout pays, conservent mieux que les lettrés le génie d’une langue, s’expriment de la sorte, surtout lorsqu’ils font un récit. Un Français remarquerait encore chez eux l’accumulation des adjectifs, qui nous surprend un peu lorsque nous lisons Don Quichotte dans l’original, mais qui donne à la pensée une grande précision et permet au narrateur de commander et de diriger l’attention de celui qui l’écoute. Observons encore que, malgré la rapidité de sa composition, Cervantes recherche et trouve certains effets résultant de l’arrangement étudié des mots, en cela très ressemblant à notre Rabelais, qui s’est toujours complu à grouper ensemble les mots, de façon à surprendre et amuser son lecteur. Sans jamais cesser d’être naturelle, limpide et précise, la prose de Cervantes est toujours ornée.
Un mot en terminant sur la traduction nouvelle. Du temps de Cervantes, un auteur ne publiait pas un livre sans le faire précéder de sonnets ou de dizains à sa louange, que ses amis s’empressaient de lui adresser. Je regrette qu’on ait renoncé aujourd’hui à solliciter la faveur du public en lui présentant des témoignages autorisés. Pour ma part, je serais fort embarrassé pour composer un sonnet ; mais, si l’opinion d’un admirateur de Cervantes qui a lu souvent le Don Quichotte dans l’original était de quelque poids, j’aimerais à dire, en vile prose, que la traduction de M. Lucien Biart m’a plu et que je la recommande aux lecteurs français. Il sait parfaitement l’espagnol et parfaitement le français. Il a demeuré longtemps au Mexique, où l’on parle encore le vieux castillan de Cervantes, non le castillan francisé des journaux de Madrid, et bien des locutions obscures pour un Espagnol sont familières à un habitant du Mexique.
Il y a deux systèmes de traductions dont chacun a ses défauts.
Les unes, qu’on a nommées de belles infidèles, effacent tous les
traits originaux d’un auteur ; les autres, à force de vouloir conserver
son parfum étranger, sont difficilement intelligibles. Ce dernier
système était naguère fort à la mode, et je lisais il y a quelque
temps dans un journal « que le goum de Tlemcen, réuni au
maghzen, avait fait une razzia sur les Beni,… À la suite de quoi une
diffa avait été offerte au caïd… par… » Franchement, il faut être
un peu arabisant pour comprendre ce français-là. Entre ces deux
systèmes, il y a un juste milieu qui consiste à rendre la pensée de
l’auteur avant de s’attacher à l’interprétation exacte de chacune des
expressions dont il s’est servi. Sans jamais perdre de vue qu’il
écrit pour des Français, M. Lucien Biart me paraît avoir très heureusement
reproduit la pensée de son auteur et donné une idée
juste enfin du style de Cervantes.
- ↑ L’étude que nous publions a été écrite par M. Mérimée pour servir d’introduction au Don Quichotte de Cervantes, traduit par M. Lucien Biart, édité par la maison Hetzel, et qui paraîtra sous peu.
- ↑ Becerro, veau marin.
- ↑ Allusion à un des noms du prince, Dominico, qui s’applique aussi aux religieux de l’ordre de Saint-Dominique, chargé de la défense de la foi.
- ↑ Sophocle, Electra.