La Vie et l’Œuvre de Maupassant/1.3

III

Quand son fils eut treize ans, Mme  de Maupassant jugea bon de l’arracher à cette oisiveté vagabonde. Des affaires de famille rappelaient fréquemment à Fécamp ; elle ne pouvait pas toujours surveiller d’aussi près qu’elle l’aurait souhaité une éducation qu’elle voulait complète, et sa tendresse maternelle commençait à s’alarmer des dangers ou des tentations possibles. Si délicats que fussent ses soins, si solide que fût sa propre culture, elle sentait que d’autres leçons étaient nécessaires à l’enfant.

Guy entra au séminaire d’Yvetot. Il se trouva très malheureux, n’étant en rien préparé à la réclusion et à la discipline qui succédèrent sans transition aux libres escapades d’Étretat. On a dit ce qu’était à cette époque le séminaire d’Yvetot, « cette citadelle de l’esprit normand[1] », où se rencontraient les fils des cultivateurs riches et ceux de l’aristocratie locale ; ils y venaient apprendre le latin, quelques-uns par vocation sincère du sacerdoce, les plus nombreux pour échapper au service militaire ; et tous y prenaient des manières spéciales et un accent particulier qu’ils gardaient, paraît-il, toute la vie et reconnaissaient après bien des années chez leurs anciens condisciples.

Guy de Maupassant échappa du moins à cette empreinte, et le séminaire, d’où il tenta maintes fois de s’évader et d’où l’on finit par le renvoyer, n’eut sur la formation de son caractère et de son esprit aucune influence décisive. Tout lui pesait, tout lui était hostile dans cette maison. Avant tout, l’internat répugnait à sa nature indépendante. Il regrettait ses courses en mer, ses amis les pêcheurs. Aussi s’ingéniait-il à tomber malade pour obtenir des congés supplémentaires ; à peine était-il revenu à Étretat qu’il retrouvait la santé[2]. Ses camarades, vulgaires pour la plupart, souvent ridicules, lui étaient antipathiques, et il se vengeait sur eux des ennuis du collège, en exerçant sa verve à leurs dépens[3]. Ses maîtres mêmes n’étaient guère épargnés : un jour, il s’amusa à parodier devant d’autres élèves le cours du professeur de théologie qui leur avait peint les tourments de l’enfer[4]. Enfin la discipline des prêtres, les mœurs ecclésiastiques déconcertèrent sa franchise brutale[5]. Il avait l’âme aussi peu religieuse que possible ; il serait facile de suivre plus tard, à travers son œuvre, et tout au moins jusqu’aux trois dernières années de sa vie, les progrès d’un rationalisme intransigeant que sa mère ne chercha jamais à combattre en lui. Elle-même, d’ailleurs, avait, sur ce point, les idées fort larges, et on lui prête certains propos que son fils n’aurait pas désavoués[6]. De lui, l’un de ses amis a rapporté cette confession :

Si loin que je me souvienne, je ne me rappelle pas avoir jamais été docile sur ce chapitre. Tout petit, les rites de la religion, la forme des cérémonies me blessaient. Je n’en voyais que le ridicule[7].

Cette déclaration semble pourtant en contradiction avec les souvenirs que Mme  de Maupassant racontait sur la première communion et la confirmation de Guy[8] ; il communia, disait-elle, avec ferveur, et tira quelque vanité enfantine de l’habileté et de l’à-propos de ses réponses à l’archevêque de Rouen, qui l’interrogeait sur le catéchisme.

Quoi qu’il en soit de cette crise juvénile de mysticisme, il paraît certain qu’une irréductible incompatibilité d’humeur entre l’enfant et ses maîtres ecclésiastiques hâta sa sortie du séminaire. Il n’avait pas encore achevé sa seconde qu’il en fut impitoyablement expulsé, pour sa plus grande joie, sans doute, et dans des circonstances qu’il n’est pas inutile de rapporter.

Pour se consoler de la vie claustrale à laquelle il était condamné, le jeune Guy s’était mis à composer des vers : il noircit plusieurs cahiers de pièces de circonstance que sa mère devait retrouver un jour et conserver pieusement. Certains de ces vers ont été publiés[9]. Quelques-uns ne sont pas dépourvus de grâce ; on cite volontiers la pièce qui commence ainsi :

La vie est le sillon du vaisseau qui s’éloigne…

et où plusieurs images exactes développent régulièrement une idée peu originale. Sans aucun doute, ces poésies d’écolier n’ajoutent rien à la gloire de l’écrivain, mais elles ne lui furent pas tout à fait inutiles, puisque c’est à l’une d’elles qu’il dut son affranchissement. Il avait composé une longue épître en strophes d’octosyllabes ; il la dédia à sa cousine, qui venait de se marier, et sut mêler à des félicitations non dépourvues de mélancolie une chaude protestation contre le cloître solitaire, les soutanes et les surplis[10]. Les vers furent saisis ; il est vrai que le jeune poète n’avait guère songé à les dissimuler. On ne peut dire si la sentimentalité précoce[11] de l’épître choqua plus que les boutades pourtant inoffensives contre le régime de la maison ; toujours est-il que le supérieur du séminaire saisit avec empressement ce prétexte de se défaire d’un élève insoumis et inquiétant. Il le fit reconduire chez lui.

L’enfant fut ravi et il est peu vraisemblable que la mère ait été contrariée. Elle laissa son fils retrouver ses chères habitudes, savourer l’indépendance reconquise, reprendre ses courses, ses rêveries et ses jeux ; mais, à la rentrée suivante, elle l’envoya comme pensionnaire au lycée de Rouen.

  1. Hugues Le Roux, Portraits de cire.
  2. Ad. Brisson, l’Enfance et la jeunesse de Maupassant, dans le Temps du 7 décembre 1897.
  3. Souvenirs de Mme  de Maupassant. A. Lumbroso, p. 304.
  4. A. Brisson, art. cit.
  5. Hugues Le Roux, art. cit.
  6. A. Albalat, Mme  de Maupassant, dans le Journal des Débats du 12 décembre 1903.
  7. Hugues Le Roux, art. cit.
  8. A. Lumbroso, pp. 300-301.
  9. Cf. surtout l’article déjà cité d’A. Brisson, dans le Temps.
  10. Cette pièce est citée in extenso dans l’étude d’A. Brisson.
  11. M. A. Brisson dit libertinage ; l’expression nous paraît quelque peu exagérée.