La Vie et l’Œuvre de Maupassant/1.1

PREMIÈRE PARTIE

1850-1870
années d’enfance et de jeunesse

Origines lorraines et origines normandes. — Gustave de Maupassant ; Laure Le Poittevin. — Le mariage. — La séparation. — Guy de Maupassant et son père.

Éducation maternelle ; la villa des Verguies ; — premières lectures et premières promenades. — La nature normande. — G. de Maupassant et son frère Hervé. Le séminaire d’Yvetot. — La discipline ecclésiastique. — Les premiers vers : l’Épître à ma cousine.

Au lycée de Rouen, — Influence de Louis Bouilhet. — Poésie et théâtre. — Quelques farces normandes.

La guerre de 1870. — Souvenirs de l’invasion : Boule de Suif et Mlle  Fifi.

I

Henri-René-Albert-Guy de Maupassant naquît le 5 août 1850, au château de Miromesnil, commune de Tourville-sur-Arques, dans la Seine-Inférieure, à 8 kilomètres de Dieppe[1]. La date et le lieu de sa naissance ont donné lieu à plusieurs erreurs ou confusions dans certains dictionnaires de biographie. Peut-être ces erreurs proviennent-elles de l’acte de décès de Maupassant, tel qu’il figure à la mairie du xvie arrondissement, à Paris, et qui est ainsi rédigé :

L’an mil-huit-cent-quatre-vingt-treize, le sept juillet, à neuf heures du matin. Acte de décès de Henri-René-Albert-Guy de Maupassant, âgé de quarante-trois ans, homme de lettres, né à Sotteville près Yvetot (Seine-Inférieure)… etc.

Le château de Miromesnil n’appartenait pas à la famille de Maupassant, qui l’avait pris en location. C’était « un de ces châteaux battus des brises du large, dont le vent d’équinoxe emporte au loin les tuiles, pêle-mêle avec les feuilles des hêtraies[2]. » Après ses couches, Mme  de Maupassant revint s’installer à Étretat, et c’est dans ce village que Guy passa ses premières années.

Le père de Guy, M. Gustave de Maupassant, appartenait à une ancienne famille lorraine, qui fut anoblie par l’empereur François, époux de Marie-Thérèse. Un Maupassant s’était distingué au siège de Rhodes. Les Maupassant vinrent se fixer en Lorraine à la suite de Marie-Leczinçka ; plus tard, ils s’attachèrent à la maison de Condé, et Jean-Baptiste de Maupassant fut chef du conseil de tutelle des princes de Condé et de Conti. Une demoiselle de Maupassant était la maîtresse de Lauzun : elle l’accompagna à la guerre pendant la conquête de la Corse ; un jour qu’elle s’exposait imprudemment au feu de l’ennemi, elle répondit à Lauzun qui la pressait de s’éloigner : « Vous croyez donc que nous autres femmes nous ne savons risquer notre vie qu’en couches ? » Le mot est rapporté dans les Mémoires de Lauzun[3].

Les Maupassant portaient le titre de marquis, titre à brevet que leurs descendants abandonnèrent, en conservant cependant leurs armes surmontées d’une couronne[4].

Malgré la légende que les Goncourt ont charitablement recueillie dans leur Journal[5], il ne semble pas que Maupassant ait, à aucun moment de sa vie, tiré vanité de cette noblesse et de ce titre que sa famille avait laissé perdre. Tous les symptômes de la folie des grandeurs que l’on a prétendu trouver dans les dernières années de sa vie consciente sont vraisemblablement imaginaires.

La famille de Maupassant s’établit en Normandie vers le milieu du xviie siècle. Le grand-père de Guy dirigeait une exploitation agricole à La Neuville-Champ d’Oisel, entre Rouen et les Andelys ; il se signala par son opposition à l’Empire[6]. Son père, Gustave de Maupassant, était intéressé dans une charge d’agent de change, chez Stolz, à Paris.

Gustave de Maupassant épousa, le 9 novembre 1846, une jeune fille de la haute bourgeoisie normande, Mlle  Laure Le Poittevin. De ce mariage naquirent Guy de Maupassant et son frère plus jeune, Hervé[7].

Lorrain par son père, Normand par sa mère, Guy subit surtout l’hérédité maternelle. La Normandie, où il fut élevé, la première éducation, qu’il reçut tout entière de sa mère, devaient profondément influencer son caractère. Nous aurons à montrer comment la province et la race se retrouvent dans l’œuvre de l’écrivain. Mais c’est ici qu’il faut dire quelle mère admirable fut Laure Le Poittevin.

Elle était née en 1821, à Rouen, du mariage de Paul Le Poittevin et de Mlle  Turin. Son frère, Alfred Le Poittevin, et elle furent les compagnons de jeux et d’études de Gustave Flaubert et de sa sœur Caroline. Le docteur Flaubert était alors chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu à Rouen ; sa femme était une amie d’enfance de Mme  Le Poittevin[8]. Il n’y a donc rien de fondé dans la tradition qui fait de Guy de Maupassant le neveu et le filleul de Flaubert. Aucun lien de parenté n’unissait les deux écrivains : mais Flaubert reporta un jour sur celui qui devait être son disciple toute la tendresse qu’il avait eue pour ses premiers et ses meilleurs compagnons de jeunesse, Laure et Alfred Le Poittevin, mère et oncle de Guy.

Ce que fut la camaraderie entre ces quatre enfants, les lettres mêmes de Flaubert nous le disent. De quelques années plus âgé que Flaubert, doué d’un esprit brillant, plein de verve et d’excentricité, Alfred Le Poittevin exerça sur la formation intellectuelle de sa sœur et de ses amis une très grande influence[9]. De bonne heure, Laure reçut de son frère le goût des lettres : il la familiarisa avec les classiques, lui apprit l’anglais assez parfaitement pour qu’elle lût Shakespeare dans le texte[10]. Lorsque le jeune Gustave Flaubert, à peine âgé de dix ans, composait des tragédies qu’il jouait lui-même avec ses camarades dans la maison paternelle, Alfred et Laure Le Poittevin assistaient à ces représentations : ils étaient tour à tour acteurs, spectateurs et critiques. Gravement, passionnément, on discutait les œuvres et les théories dramatiques. Alfred et Gustave récitaient des vers, s’entretenaient l’un l’autre dans cette exaltation d’artiste, dans cette sorte d’extase poétique, dans cette recherche fiévreuse et implacable du beau, qui épuisa prématurément Le Poittevin et finit par consumer Flaubert. Dix ans après, écrivant à son ami, Flaubert rappelle ces heures enthousiastes de leur enfance[11] :

Il n’y a rien au monde de pareil aux conversations étranges qui se font au coin de cette cheminée où tu viens t’asseoir, n’est-ce pas, mon cher poète ? Sonde au fond de ta vie et tu avoueras comme moi que nous n’avons pas de meilleurs souvenirs, c’est-à-dire de choses plus intimes, plus profondes et plus tendres même, à force d’être

Et l’année suivante, l’invitant à venir le retrouver à Croisset :

Nous serons voisins cet hiver, pauvre vieux, nous pourrons nous voir tous les jours, nous ferons des scénarios. Nous causerons ensemble à ma cheminée, pendant que la pluie tombera ou que la neige couvrira les toits. Non, je ne me trouve pas à plaindre quand je songe que j’ai ton amitié, que nous avons bien des heures libres à passer ensemble. Si tu venais à me manquer, que me resterait-il ? Qu’aurais-je dans ma vie intérieure, c’est-à-dire la vraie[12] ?

Jeune encore, Alfred Le Poittevin mourut, le 3 avril 1848, ayant laissé pressentir le poète de génie qu’il eût été, tel enfin qu’il s’était révélé à Flaubert. Il fut emporté par une maladie de cœur, « tué par le travail »[13]. Ses essais poétiques, ses premières ébauches, comme ce chœur des Bacchantes auquel Flaubert fait allusion dans une de ses lettres[14], et qui sont, au dire de quelques intimes qui les avaient parcourus, d’une « belle intensité d’émotion »[15], demeureront sans doute toujours ignorés[16].

Pour sa sœur Laure, devenue Mme  Gustave de Maupassant, Flaubert conserva toute sa vie une affection profonde, à laquelle se mêlaient le souvenir et le regret de son premier ami. Il semble pourtant l’avoir perdue de vue quelque temps. Les circonstances les séparèrent l’un de l’autre. Mais un jour, faisant un retour mélancolique sur le passé, Flaubert rappelle à son amie les jours insouciants de leur enfance. Il lui écrit, en 1863 :

Ta lettre m’a apporté comme un souffle d’air frais, toute la senteur de ma jeunesse, où notre pauvre Alfred a tenu une si grande place ! Ce souvenir-là ne me quitte pas. Il n’est point de jour, et j’ose dire presque point d’heure où je ne songe à lui… Je n’ai ressenti auprès d’aucun homme l’éblouissement que ton frère me causait. Quels voyages il m’a fait faire dans le bleu, celui-là ! et comme je l’aimais ! Je crois même que je n’ai aimé personne (homme ou femme) comme lui. J’ai eu, lorsqu’il s’est marié, un chagrin de jalousie très profond ; ç’a été une rupture, un arrachement ! Pour moi, il est mort deux fois et je porte sa pensée constamment comme une amulette, comme une chose particulière et intime. Combien de fois, dans les lassitudes de mon travail, au théâtre, à Paris, pendant un entr’acte, ou seul à Croisset, au coin du feu, dans les longues soirées d’hiver, je me reporte vers lui, je le revois et je l’entends. Je me rappelle avec délices et mélancolie tout à la fois nos interminables conversations mêlées de bouffonneries et de métaphysique, nos lectures, nos rêves, et nos aspirations si hautes ! Si je vaux quelque chose, c’est sans doute à cause de cela. J’ai conservé pour ce passé un grand respect ; nous étions très beaux, je n’ai pas voulu déchoir. Je vous revois tous dans votre maison de la Grande Rue, quand vous vous promeniez en plein soleil sur la terrasse, à côté de la volière. J’arrivais, et le rire du garçon éclatait… J’ai suivi de loin ton existence, et participé intérieurement à des souffrances que j’ai devinées. Je t’ai comprise enfin. C’est un vieux mot, un mot de notre temps, de la bonne école romantique. Il exprime tout ce que je veux dire et je le garde[17].

Elle aussi, Laure Le Poittevin, restait fidèle à ce passé ; et son respect attendri pour les enthousiasmes et les rêves d’autrefois, l’influence profonde exercée sur elle par son frère et son ami, se retrouvent dans l’éducation qu’elle donnait à son fils Guy, jusque dans ces lectures de Shakespeare qu’elle lui faisait faire, dans cette passion pour les vers et particulièrement pour le théâtre qu’elle lui inspira, dans les premiers essais littéraires qu’elle tint à diriger elle-même.

Il est facile de deviner à quelles souffrances Flaubert fait allusion dans les dernières lignes de sa lettre à Mme  de Maupassant ; et nous savons aujourd’hui quelle fut cette existence qu’il avait suivie de loin et qu’il venait de comprendre.

À vingt-cinq ans, en 1846, Laure Le Poittevin avait épousé Gustave de Maupassant. Ce fut un mariage d’amour. Laure était d’une grande beauté et Gustave de Maupassant très séduisant : il tenait de sa grand’mère, une créole de l’île Bourbon, ces beaux yeux ensoleillés et voluptueux qu’il transmit à son fils Guy[18].

Le mariage ne fut pas longtemps heureux ; ces deux êtres n’étaient guère faits pour s’entendre, la jeune femme, d’âme grave et loyale, très intelligente, curieuse d’art et de littérature, le mari voilant sous des dehors charmants sa médiocrité intellectuelle et sa faiblesse de caractère qui l’entraînait d’aventures en aventures[19]. La naissance de ses deux fils consola Mme  de Maupassant de ses tristesses d’épouse : Guy naquit le 5 août 1850, Hervé six ans plus tard.

Cependant les dissentiments entre les deux époux s’aggravèrent. Avec une précocité d’observation alarmante, le jeune Guy, dès l’âge de neuf ans, comprenait et jugeait la situation. Mme  de Maupassant contait à ce sujet, dans les dernières années de sa vie, ces deux anecdotes amusantes :

Un jour, Guy écrivait à sa mère :

J’ai été premier en composition ; comme récompense, Mme  de X… m’a conduit au Cirque avec papa. Il paraît qu’elle récompense aussi papa, mais je ne sais pas de quoi.

Un autre jour, Guy et Hervé étaient invités à une matinée d’enfants chez Mme  de Z…, qui recevait à ce moment les hommages de M. de Maupassant. Hervé, malade, ne pouvait y aller ; sa mère restait auprès de lui. M. de Maupassant s’offrit avec empressement pour y conduire Guy. Mais, l’enfant, au moment de partir, comme s’il comprenait l’impatience de son père, s’amusait à lambiner en s’habillant, si bien que son père, exaspéré, le menaça de ne pas le conduire à cette fête. — « Ah ! — répondit Guy, — je suis bien tranquille, tu as encore plus envie que moi d’y aller, — Voyons ; noue les cordons de tes souliers, — dit le père. — Non, — répond Guy, — viens me les nouer. » Stupéfaction du père. — « Allons, — ajoute le gamin, — tu vas venir les nouer ; autant vaut te décider tout de suite. » — Et le père noua les cordons[20].

Mme  de Maupassant se décida à ne pas prolonger plus longtemps une situation douloureuse pour elle-même, funeste pour l’éducation de ses fils. Une séparation à l’amiable, par acte simple du juge de paix, eut lieu entre les deux époux. Mme  de Maupassant reprenait sa fortune, gardait ses enfants et recevait pour eux de son mari une pension annuelle de seize cents francs[21]. Elle se retira dans sa propriété d’Étretat, et c’est là que ses fils vécurent la plus grande partie de leur enfance. Avant leur séparation, M.  et Mme  de Maupassant faisaient chaque année un séjour de quelques mois à Paris, mais leur principale résidence était à Étretat.

Même après la séparation, M. de Maupassant continua à venir passer quelque temps aux vacances chez sa femme, mais comme invité, condition qui était nettement établie et acceptée[22]. Guy resta constamment en rapports avec son père et toute sa vie il entretint avec lui une correspondance très affectueuse, comme cela ressort de plusieurs lettres de M. de Maupassant récemment publiées[23]. Certaines personnes, qui connurent de très près G. de Maupassant, prétendent même que, dans ses conversations, il défendait toujours énergiquement la conduite de son père, malgré l’affection entière, absolue, qu’il avait pour sa mère[24].

  1. Souvenirs personnels de M. Robert Pinchon, ami de G. de Maupassant, publiés par A. Lumbroso, Souvenirs sur Maupassant. Rome, Bocca, 1905. Le livre de M. A. Lumbroso auquel nous ferons de très nombreux emprunts au cours de cette étude est un précieux recueil de souvenirs personnels et de documents inédits. Nous le signalons ici une fois pour toutes.
  2. Hugues Le Roux. Portraits de cire. Souvenirs sur G. de Maupassant.
  3. J’emprunte cette anecdote et les détails historiques qui précèdent aux souvenirs racontés par Mme  Laure de Maupassant au docteur Balestre et communiqués à M. A. Lumbroso, qui les publie dans son livre, pp. 289-290.
  4. Voir la description et la reproduction de ces armes, dans A. Lumbroso, p. 291.
  5. Tome VIII, 9 décembre 1891, et tome IX, 7 janv. 1892.
  6. Souvenirs intimes de M. Ch. Lapierre. (A. Lumbroso, p.606.)
  7. Hervé de Maupassant est né le 19 mai 1856 au Château-Blanc. commune de Grainville-Ymauville, près Goderville (Seine-Inférieure).
  8. Souvenirs de Mme  Renée d’Ulmès dans l’Éclaireur de Nice, du 12 décembre 1903.
  9. Cf. Souvenirs intimes de Caroline Commanville, en tête de la Correspondance de Flaubert, p. VI.
  10. Souvenirs de Mme  Renée d’Ulmès.
  11. Correspondance, tome I, pp. 74 et 103.
  12. Lettre de l’été 1846.
  13. G. de Maupassant. Étude sur Flaubert, p. V. La Tentation de Saint-Antoine est dédiée à la mémoire d’Alfred Le Poittevin.
  14. Lettre de l’été 1846. Correspondance, tome 1, p. 104.
  15. Souvenirs de Mme  de Maupassant. A. Lumbroso, p. 295.
  16. Il est inexact, comme l’affirme Mme  Caroline Commanville dans ses Souvenirs intimes sur Flaubert, p. VII que celui-ci ait parlé de son ami Alfred Le Poittevin dans la Préface aux Dernières Chansons de L. Bouilhet.
  17. Correspondance de Flaubert, tome III, p. 273.
  18. Souvenirs de Mme  de Maupassant, racontés à Mlle  Ray et au docteur Balestre. A. Lumbroso, p. 295.
  19. Souvenirs de Mme  Renée d’Ulmès. A. Lumbroso, p. 108.
  20. A. Lumbroso, pp. 301, 302.
  21. D’après une lettre de M. Gustave de Maupassant, publiée par A. Lumbroso, p. 476.
  22. Souvenirs intimes de Ch. Lapierre.
  23. A. Lumbroso, pp. 469 à 489.
  24. Ibid., p. 489. Nous n’aurons plus guère à nous occuper, dans la suite de celle étude, du père de Maupassant. M. Gustave de Maupassant est mort le 24 janvier 1899. Il passa les dernières années de sa vie à Sainte-Maxime-sur-Mer, dans le Var.