Les Éditions Rieder (p. 93-102).

LA MALADIE DU PÈRE BENOÎT


Le père Benoît avait soixante-cinq ans. À cet âge, quand le mal vous prend, c’est dans la tête, ou dans les reins, ou encore dans l’estomac. Chez lui, ce fut moins grave : un petit rien dans le pouce de la main droite.

Il constata la chose un matin. En voulant le plier, le père Benoît fut bien obligé de se dire que ce pouce, au contraire, demeurait tout raide. Quelque chose comme un petit os l’empêchait de bouger. Bast ! un doigt raidi ne vous gêne pas pour travailler. On était à la fin de la récolte. Pendant toute la semaine, il engrangea son blé. Seulement le dimanche, comme il se trouvait à la chasse, il épaula son fusil après un lièvre et pan ! Le père Benoît qui, de sa vie, n’avait raté sa bête, venait de tirer un coup pour rien.

— Ce sacré doigt !

Un peu plus tard, de la phalange où le mal s’était tapi, il remonta dans la main et se logea entre les os du poignet. Cette main n’était pas morte puisqu’elle ressentait constamment une espèce de brûlure. Mais elle n’en valait pas mieux, D’ailleurs elle ne gênait pas trop. La besogne qu’on ne réussit pas avec la main droite, on l’achève avec la gauche. Mais, après la moisson, ayant à guider la charrue pour labourer un champ, il eut besoin de ses deux mains en même temps. Oulla ! oulla ! il fit des efforts et, pour la première fois, le père Benoît qui dans sa vie n’avait tiré que des sillons bien droits, les avait tirés tout de travers.

— Ce sacré poignet !

L’été suivant, le mal qui pendant l’hiver n’avait pas quitté sa place, abandonna le poignet, descendit dans la main et sortit par le pouce. Parti ! Il ne laissa derrière lui qu’un peu de raideur.

Après cela, on aurait pu supposer qu’il ne reviendrait plus, ou reviendrait par où il était parti. Eh non ! Un matin, comme le père Benoît sortait du lit, cela se déclara par ailleurs. Ce fut dans la jambe et pas du côté droit comme pour la main, ce fut du côté gauche. Cette jambe devint un peu grosse, puis plus grosse, puis très grosse. Quand il l’étendait en restant assis, cela pouvait aller. Mais dès qu’il se levait, oulla ! oulla ! il n’avait pas assez de ses deux mains pour les porter à sa jambe, puis à ses reins, puis à ses côtes, tant ce mal était leste comme un mauvais chat à se transporter dans toutes les parties du corps à la fois.

Allait-il passer sa vie sur une chaise à pousser des oulla ? Pour le coup, il fallut savoir. Un jour, le vétérinaire vint pour examiner une vache. Cette bonne bête, grâce à Dieu, n’avait rien.

— Alors, dit le père Benoît, puisque vous êtes là, vous allez me regarder la jambe.

— Ça, fit le vétérinaire, ce sont des rhumatismes. Voyez un médecin.

Des rhumatismes ! Plus souvent que, pour des rhumatismes, le père Benoît irait porter ses sous à un médecin !

Pas loin habitait le berger Joseph. Le berger Joseph connaissait tout. Quand la fille du charron s’était trouvée enceinte, il lui avait préparé un jus d’herbe. Ce jus était si fortifiant que cette brave femme, qui n’était pourtant pas des plus solides, mit au monde deux jumeaux, un fils et une fille, lesquels moururent par malheur pendant les couches, ce qui, tout compte fait, fut un bonheur, car la mère expira aussitôt après. Il s’entendait aussi à retirer les épines que les moutons s’enfoncent en broutant les buissons. Ce serait bien le moins s’il ne réussissait pas à retirer le mal que le père Benoît s’était enfoncé dans la jambe.

Un matin, oulla ! oulla ! le père Benoît se traîna comme il put jusque là.

Le berger Joseph ne fut pas long à donner son avis. Il réclama vingt sous. Il dit :

— Les vétérinaires sont des ânes.

Il ajouta :

— Et les médecins aussi.

Ce qui vous tourmentait, Père Benoît, ce n’était pas des rhumatismes. Ce n’était pas non plus, comme on aurait pu le croire, un os. C’était un vent. Ce vent était entré par un trou que le Père Benoît devait s’être fait, sans le savoir, sous l’ongle. Cela arrivait de même quand les brebis s’empêtraient parmi les ronces. De l’ongle, le vent était remonté dans le bras, avait glissé dans le corps et maintenant il attendait son moment pour sortir par la jambe. Il aurait peut-être suffi d’une entaille qui lui eût ouvert le passage. Mais outre qu’une entaille peut empoisonner les sangs, il y avait mieux : donner un autre franc, après quoi le Père Benoît rentrerait chez lui, se choisirait une belle bouse de sa vache, s’en ferait un emplâtre, le collerait sur sa jambe, le garderait pendant huit jours sans y toucher. Au bout de ce temps, l’emplâtre aurait sucé le vent.

Les remèdes que l’on vous prescrit, ne sont vraiment des remèdes que si l’on supporte, en même temps que leur gêne, les souffrances qu’ils vous donnent. Le père Benoît rentra content. Il mit son emplâtre. Il eut bien mal. Il en eut, si l’on peut dire, pour ses deux francs. Voici comment les choses se passèrent. Le premier jour, en flairant l’air, il dut se répéter :

— Eh non ! je n’ai pas été à l’étable.

Mais à part l’incommodité de l’odeur, la douleur ne fut pas plus grande, ni moindre qu’auparavant. Le vent sans-doute, se tenait coi dans son coin. Le deuxième jour, l’odeur avait disparu, ou peut-être on ne la remarquait plus. La douleur resta la même. Le troisième jour, le vent commença à se remuer dans la jambe. En plus du mal ordinaire, il y eut des picotements du côté du mollet. Vers la soirée, il s’y ajouta de la brûlure. Le quatrième jour, le père Benoît dut se tenir à quatre pour ne pas lancer son emplâtre à tous les diables. Non seulement cela picotait et brûlait, mais on aurait dit que ce méchant vent, à l’étroit sous sa bouse, se tortillait pour sortir et que la jambe sous cette poussée enflait à éclater. À partir du cinquième jour le père Benoît se mit à geindre, ne sachant pas où il avait le plus mal : si c’était au mollet, ou dans le pied, ou dans le genou ou même, par moments, dans la tête où le vent était remonté et frappait de gros coups.

Le huitième jour finit par arriver quand même. On n’attendit pas le soir, on enleva l’emplâtre, on regarda. Comme le berger l’avait dit, le vent s’était ouvert un trou. Seulement la jambe était le double de ce qu’elle aurait dû être et de plus, oulla ! oulla ! quand on l’eut lavée à l’eau froide, elle n’était même plus rouge ; elle était bleue.

Cette fois, malgré l’argent que cela coûterait, qu’il le voulût ou non, sa femme fit venir le médecin. Les médecins disent ce qu’ils veulent, et les femmes sont toutes les mêmes. À peine la sienne lui eut-elle versé la première cuillerée de sa drogue, que le père Benoît qu’on avait mis au lit, perdit l’envie de manger, perdit l’envie de dormir, ne demanda qu’à boire et sa jambe devint si raide que la raideur en passa dans le corps qui ne put plus bouger. Oulla ! oulla ! le père Benoît crut bien qu’il finirait par mourir. Mais sa santé était plus forte que les pommades du docteur. Au bout de trois mois, elle en eut raison : il put marcher de nouveau.

Un matin de juillet cependant, comme il fendait du bois, il constata qu’un doigt refusait de plier. Tonnerre ! Os, rhumatisme, ou vent, il n’allait pas recommencer à s’empoisonner avec des drogues. Pendant sa maladie, bien que ne bougeant pas, il n’était pas resté sans écouter. Des voisins venaient. Les uns avaient dit :

— Des rhumatismes, faut de l’eau, ça se noie.

Les autres :

— Des rhumatismes c’est un froid, ça se cuit.

Il eut une bonne idée. Sa femme se trouvait aux champs. Avec le bois qu’il venait de fendre, il alluma le four à pain. Il fit un très gros feu. Le four à point, il en retira les braises, se glissa jusqu’au fond, puis referma sur lui la porte pour être sûr d’avoir bien chaud.

Nul n’a jamais dit ce qui se passe dans un four où l’on s’est enfermé pour cuire des rhumatismes. Sur le coup de midi, sa femme revint pour la soupe. Elle ne vit pas Benoît. Il n’était pas dans la cuisine ; il n’était pas au grenier, et pas davantage, bien qu’elle l’appelât, dans la cave. Elle chercha partout. Il fallut qu’en passant près du four, elle aperçût les braises qui fumaient et sentît sur la joue le chaud de la porte. Ce n’était pas le jour au pain. Elle regarda. Ah ! Seigneur de bon Dieu ! Son homme était là. Elle aperçut d’abord la tête. Les cheveux étaient grillés. Elle cria :

— Benoît ! Que fais-tu ? Sors de là !

Il ne voulut rien entendre. On dut se mettre trois. On le tira par les épaules ; on l’étala sur une table. La langue lui sortait très rouge. Il resta là sans plus bouger qu’un pain bien cuit.