La Vie en fleur/Chapitre XVIII

Calmann-Lévy (p. 221-226).

XVIII

IL N’EST SI BELLE ROSE…

Je parlai de M. Dubois, de Gérard, de Psyché et l’Amour, dans le jardin du Luxembourg à Fontanet et à Mouron qui y furent indifférents. Fontanet, qui avait pris ses inscriptions à l’École de droit, ne pensait qu’à Berryer finissant qui devait revivre en lui. Mouron ne détournait plus son beau regard humide de l’alphabet phénicien qu’il venait de découvrir. Je contai la beauté de Céline à Velléda. Elle s’élevait alors blanche et pensive dans le labyrinthe où les abeilles bourdonnaient autour des cytises en fleurs. Dans le beau jardin, les platanes faisaient entendre un long et doux murmure, l’odeur perfide des jasmins embaumait l’air et tout parlait de la fuite des heures et de la fragilité des choses.

À quelque temps de là, j’allai voir Céline au Louvre dans la salle impériale où tout, les femmes en châle rouge, les cuirassiers blessés, les pestiférés à l’hôpital, et les armées en bataille, l’exilé rentré dans ses foyers détruits, la justice divine poursuivant le crime, Léonidas et les Sabines, les Héros et les Dieux, tout célèbre Napoléon et son siècle. Dans cette foule, dans cette gloire, je la trouvai bien jolie encore, mais ses prunelles avaient perdu leur teinte mystérieuse et n’étaient plus de divines fleurs ; l’ovale du visage, plus allongé, plaisait moins ; le cou, moins flexible, n’imitait plus à la fois Vénus et ses colombes. Et je me dis que la première Céline, la vraie Céline, était plus adorable. En quittant cette autre Céline, j’allai dans le salon carré où, devant chaque peinture célèbre, un artiste était juché sur son tabouret. Beaucoup de ces artistes étaient des femmes. L’une d’elles avait des boucles blondes, un teint éblouissant et une vilaine bouche devant laquelle elle mettait, à l’approche d’un visiteur, une main dans l’attitude de la méditation. À demi caché dans l’ombre de cette muse, je reconnus mon voisin et ami, M. Ménage, qui copiait pour la vingtième fois la Belle jardinière de Raphaël.

Je doute qu’il eût jamais bu, comme le disait mon parrain, du punch enflammé dans une tête de mort. Mais, à ses débuts, il avait rêvé de fortune et de gloire. Il avait cru que son Edwige au col de cygne attirerait les foules charmées. Il était truculent alors, il était romantique. Il l’était bien plus par cet esprit d’imitation commun à la plupart des hommes que par son propre génie qui était raisonnable.

Il ne pouvait souffrir David et son école. Le seul nom de Girodet le transportait de fureur. Raphaël et Ingres étaient ses deux bêtes noires. À cela près, il avait le goût large et l’esprit ouvert.

— Il ne faut pas croire, disait-il, qu’il n’y ait qu’une seule bonne manière de dessiner et de peindre ; toutes les manières sont bonnes quand elles produisent l’effet désiré.

Il disait aussi :

— Avant de juger une peinture, cherchez ce que le peintre a voulu, et ne le condamnez pas sur les sacrifices qu’il a dû faire pour mieux rendre sa pensée. Le génie consiste surtout à oser les sacrifices nécessaires, si grands qu’ils soient.

De ses truculences, il ne lui restait plus que son feutre à la Rubens et ses pantalons à la hussarde. Maintenant, au déclin de la jeunesse, ayant perdu ses illusions, il souffrait d’une vie étroite et s’affligeait d’en être réduit, pour vivre, à faire de mauvaises copies mal payées. Pourtant, on lui trouvait encore ce je ne sais quoi de riant que la pratique de l’art donne aux moins heureux.

Il m’adressa son petit sourire amer et me dit :

— Et ta mère, mon petit Nozière, elle ne veut donc pas que je lui fasse son portrait ? Tâche de la décider.

Il demeura quelques instants à peindre en silence. Puis montrant du bout de sa brosse le panneau qu’il copiait :

— Ce crapaud-là (c’est Raphaël qu’il désignait ainsi) se donne un mal inouï pour cacher son travail. On ne voit nulle part la touche, on ne sent nulle part la main. Ce n’est pas de la peinture. C’est laqué, c’est gommé, c’est émaillé, ce n’est pas peint. On peut peindre lisse. Titien et Rubens lui-même très souvent peignent lisse, mais ils ont de l’accent. Là, rien ne révèle la volonté, l’intention. Chinois, va !… Ingres aussi est un Chinois. Et ils trouvent cela beau ! Tas de crétins !

Dès que j’en trouvai l’occasion, je confiai à M. Ménage sur un ton de connaisseur, qui le fit sourire, que j’étais venu voir, au Louvre, la Psyché de Gérard, pour comparer la peinture avec l’esquisse qu’on m’avait montrée.

Et j’ajoutai non sans désinvolture :

— C’est un modèle connu, Céline, qui posa pour Psyché.

— C’est possible, murmura M. Ménage indifférent.

— Elle était très belle ?

— On le dit… Moi, je ne l’ai pas connue jeune.

— Elle a posé pour Guérin, pour Girodet, et en dernier lieu pour Hersent.

— Pour tous les pompiers, quoi ? la malheureuse !…

— Est-ce qu’elle vit encore ?

— Mais tu la connais ! Elle loge dans ta maison, tout au fond du corridor où j’ai mon atelier.

— Céline ?…

— Oui, Céline, Céline Cochelet…

— Que dites-vous ?… Elle si jolie… ses cheveux d’or, ses yeux de violette !…

— Ah ! dame… il n’est si belle rose…