La Vie en fleur/Chapitre VI

Calmann-Lévy (p. 75-90).

VI

LA BIFURCATION

Cette année-là, huit jours avant la rentrée des classes, je vis Fontanet, qui revenait d’Étretat, le visage bruni par les embruns et la voix plus grave qu’il ne l’avait auparavant. Il restait petit de corps et remédiait à la brièveté de sa taille par la hauteur de sa pensée. M’ayant conté ses jeux, ses bains, ses navigations, ses périls, il fronça le sourcil et me dit d’un ton sévère :

— Nozière, nous allons entrer dans les classes supérieures ; c’est l’année de la bifurcation. Tu as une grande détermination à prendre ; y as-tu pensé ?

Je lui répondis que non, mais que je choisirais certainement les lettres.

— Et toi ? lui demandai-je.

À cette question, il assembla des nuages sur son front et répondit que c’était grave, qu’on ne pouvait se décider à la légère.

Et il me laissa troublé, humilié et jaloux de sa sagesse.

Pour comprendre les paroles échangées par Fontanet et moi, il faut savoir qu’en ce temps-là, les élèves de l’Université de France, mis en demeure, au sortir des classes de grammaire, d’opter, sur le seuil de la classe de troisième, pour les lettres ou les sciences, et obligés, à quatorze ou quinze ans, de bifurquer, comme on disait, se décidaient, d’après leurs lumières et celles de leurs parents, pour l’une ou l’autre branche de la fourche pédagogique, sans trop s’émouvoir de l’obligation où on les mettait de choisir entre l’éloquence et l’algèbre, et de ne plus suivre le chœur entier des Muses, que M. Fortoul avait désuni.

Cependant, quelque parti que nous prissions, notre esprit en devait souffrir un grand dommage ; car les sciences, séparées des lettres, demeurent machinales et brutes, et les lettres, privées des sciences, sont creuses, car la science est la substance des lettres. Ces considérations, je dois le dire, n’entraient pas dans ma mince cervelle.

Ce qui peut surprendre, c’est que mes parents ne touchassent jamais ce point en causant avec moi. S’il faut trouver des raisons à leur silence, j’en distingue quelques-unes, telles que la timidité de mon père, qui n’osait jamais mettre ses idées en avant, et l’agitation de ma mère, qui ne laissait pas les siennes se former. Mais leur principal motif de s’abstenir était que ma mère ne doutait pas que, quelque voie que je prisse, je ne fisse éclater mon génie, parfois obscurci, mais toujours ardent, tandis que mon père estimait qu’en lettres comme en sciences, je ne ferais jamais rien de bon. Mon père avait, pour sa part, un motif encore de se taire, devant moi, sur cette mesure qui, sortie, après le coup d’État, d’un décret de M. Hippolyte Fortoul, grand maître de l’Université en 1852, touchait aux questions les plus brûlantes de la politique. Zélé catholique, mon père approuvait une réforme qui semblait favoriser l’Église aux dépens de l’Université, mais, opposé à l’Empire, il regardait avec défiance les présents d’un ennemi, et ne savait plus que penser. Sa réserve m’empêchait de former mon idée par le moyen ordinaire, qui était de prendre le contre-pied de la sienne. Mais j’étais pour les lettres qui me semblaient faciles, élégantes et amies, et je ne feignais d’avoir à résoudre une grande difficulté que pour me donner de l’importance et ne pas paraître moins sérieux que Fontanet. Je dormis fort paisiblement. Le lendemain matin, trouvant Justine qui balayait la salle à manger, j’affectai un air sombre et lui dis d’une voix grave :

— Justine, cette année, j’entre dans les classes supérieures. C’est l’année de la bifurcation. J’ai une grande résolution à prendre qui décidera de toute mon existence. Pense donc, Justine : la bifurcation.

En entendant ces mots, la fille des Troglodytes s’appuya sur son balai comme la Minerve au Décret sur sa lance, demeura pensive et, jetant sur moi un regard consterné, elle s’écria :

— C’est-il, Dieu, vrai ?

Elle entendait pour la première fois ce mot de bifurcation, qu’elle ne pouvait pas comprendre ; et pourtant elle ne demandait pas ce qu’il voulait dire, y ayant d’elle-même tout d’abord attaché un sens, et c’était assurément un sens funeste. Je conjecture qu’elle croyait reconnaître dans la bifurcation un de ces fléaux envoyés par le gouvernement, comme la conscription, les prestations, les contributions, et, bien que peu sensible d’ordinaire, elle me plaignait d’en être frappé.

Le soleil du matin illuminait les yeux bleus et les joues roses de la fille des Troglodytes ; elle avait retroussé ses manches, et ses bras blancs, rayés d’égratignures vermeilles, me parurent beaux pour la première fois. Par une réminiscence de mes lectures poétiques, je faisais d’elle une prêtresse d’Apollon radieuse de jeunesse et de majesté et me transformais en un jeune pâtre d’Orchomène qui venait à Delphes demander au dieu quelle voie de la Connaissance il fallait choisir. La salle à manger du docteur représentait mal la sainte Pytho ; mais le poêle de faïence, que surmontait le buste de Jupiter Trophonius, me figurait suffisamment un autel vénéré, et mon imagination, qui en ce temps-là suppléait à tout, m’offrait un paysage du Poussin.

— Il faut bifurquer, dis-je avec gravité, et choisir entre les lettres et les sciences.

La prêtresse d’Apollon secoua trois fois la tête et dit :

— Mon frère Symphorien est fort dans les sciences : il a mérité le prix de calcul et le prix de catéchisme.

Puis, s’éloignant en poussant son balai :

— Il faut que je fasse mon travail.

Je la pressai de me dire si je devais choisir les sciences.

— Pour sûr que non, mon petit maître, me répondit-elle dans toute la sincérité de son cœur, vous n’êtes pas assez intelligent.

Et elle ajouta pour ma consolation :

— L’intelligence n’est pas donnée à tout le monde. C’est un don de Dieu.

Je ne tenais pas pour absolument incroyable que je fusse aussi bête que le pensait la fille des Troglodytes, mais n’en étais pas assuré et, sur ce point, comme sur tant d’autres, je demeurais dans l’incertitude. Je ne songeais point à nourrir mon esprit et à former mon intelligence. Dans cette affaire de bifurcation, je ne cherchais que mon repos et mon agrément et préférais, je l’ai déjà dit, suivre les lettres comme plus flottantes et légères. La vue d’une figure de géométrie, loin d’éveiller ma curiosité, m’engourdissait de tristesse et offensait ma sensualité puérile. Un cercle, passe encore ; mais un angle, mais un cône ! Fréquenter ce monde triste, sec, anguleux, hérissé, tandis qu’il y a du moins, dans les classes de lettres, des formes et des couleurs, et qu’on y devine, par moment, des faunes, des nymphes, des bergers, qu’on y entrevoit les arbres chers aux poètes et l’ombre qui, le soir, tombe des montagnes, comment montrer un si farouche courage ?

Aujourd’hui, ce stupide mépris de la géométrie, je l’abjure humblement à vos pieds, vieux Thalès, Pythagore, roi fabuleux des nombres, Hipparque, vous qui le premier tentâtes de mesurer les mondes, Viète, Galilée, vous qui, trop sage pour aimer la souffrance, avez néanmoins souffert pour la vérité, Fermat, Huyghens, curieux Leibnitz, Euler, Monge, et vous, Henri Poincaré, dont j’ai contemplé le visage muet, lourd de génie, ô les plus grands des hommes, héros, demi-dieux, devant vos autels j’apporte mes vaines louanges à Vénus Uranie qui vous combla de ses dons les plus précieux.

Mais en ces heures lointaines, pauvre petit ânon que j’étais, j’avais hâte de crier sans discernement ni connaissance : « J’opte pour les lettres. »

Je crois même que je brayais des blasphèmes contre la géométrie et l’algèbre, quand mon parrain Danquin s’apparut à moi, rose et fleuri. Il venait me chercher pour me faire partager un de ses divertissements favoris.

— Pierrot, me dit-il, tu dois t’ennuyer depuis six semaines que tu traînes tes vacances : viens entendre avec moi la conférence de Monsieur Vernier sur la direction des ballons.

Encore dans la fleur de la jeunesse, M. Joseph Vernier s’était signalé par plusieurs ascensions audacieuses. Son zèle et son intrépidité enflammaient le cœur de mon parrain, qui s’intéressait passionnément aux progrès de l’aérostation.

En chemin, sur l’impériale de l’omnibus, mon excellent parrain m’exposa avec enthousiasme les destinées de la navigation aérienne. Ne doutant pas que le problème du ballon dirigeable ne fût bientôt résolu, il me prédit que je verrais le jour où les routes de l’air seraient fréquentées par d’innombrables voyageurs.

— Alors, disait-il, il n’y aura plus de frontières. Tous les peuples ne formeront qu’un peuple. La paix régnera sur le monde.

M. Joseph Vernier devait faire sa conférence dans une des salles d’une vaste usine de Grenelle. On y pénétrait par un hangar où l’on voyait le ballon qu’avait monté le jeune aéronaute, en une ascension terrible. Il gisait là, dégonflé, semblable au corps sans vie d’un monstre fabuleux, et la grande blessure, dont il était déchiré, attirait les regards. Près du ballon, on remarquait l’hélice qui avait, disait-on, pendant quelques instants, imprimé une direction à l’aérostat. Introduits dans la salle voisine, nous vîmes plusieurs rangées de chaises déjà occupées par une assistance où brillaient des chapeaux de femmes et d’où montait un bourdonnement de voix. À une extrémité de la salle, s’élevait une estrade portant une table et des fauteuils vides qui faisaient face aux chaises. Je regardais avidement. Après une attente d’une dizaine de minutes, nous vîmes le jeune aéronaute monter les trois degrés de l’estrade, au bruit des applaudissements, dans un cortège illustre. Le teint mat, imberbe, maigre, pâle, grave comme Bonaparte, son visage affectait l’immobilité d’un masque historique. Deux vieux membres de l’Institut prirent place à ses côtés, tous deux d’une laideur surnaturelle et pareils à ces deux cynocéphales que les anciens Égyptiens, dans leurs rituels, mettaient à la droite et à la gauche du mort, pendant son jugement. Derrière l’orateur se rangèrent quelques personnes considérables, sur lesquelles se détachait une dame très belle, grande, en robe verte, ressemblant à la femme qui figure l’art chrétien sur la fresque peinte par Paul Delaroche dans l’hémicycle des Beaux-Arts. Mon cœur battait. Joseph Vernier parla d’une voix sourde et monotone qui s’accordait avec l’immobilité de son visage. Il énonça immédiatement son principe.

— Il faut, dit-il, pour naviguer dans l’air, une machine à vapeur mettant en mouvement une hélice motrice, établie sur des calculs mathématiques, analogues à ceux qui ont permis de faire les vannes de la turbine et les ventilateurs de l’hélice maritime.

Il s’étendit ensuite très longuement sur la forme du ballon qui devait être aussi allongé que possible dans le sens de la direction.

L’un des cynocéphales approuvait et donnait le signal des applaudissements, l’autre demeurait impassible.

L’orateur fit ensuite le récit de ses ascensions périlleuses et conta un atterrissage pendant lequel, l’ancre s’étant rompue, le ballon, animé d’une vitesse extrême, rasant la terre, brisait les arbres, les haies, les barrières sur son passage, et faisait bondir, parmi les débris, la nacelle avec l’équipage. Il nous fit frémir en nous disant avec simplicité qu’une autre fois, la soupape n’ayant pas fonctionné, le ballon s’éleva à des hauteurs où l’on ne respire plus, si gonflé qu’il allait éclater quand Vernier fendit l’étoffe. Mais, la déchirure s’étant étendue jusqu’au sommet, la chute devint d’une effroyable rapidité et les aéronautes se fussent broyés sur le sol si la nacelle ne fût tombée dans un étang. En manière de conclusion, il annonça qu’il ouvrait une souscription afin de construire des appareils nécessaires à la navigation aérienne.

Il fut très applaudi. Les deux cynocéphales lui serrèrent la main. La dame verte lui offrit une gerbe de fleurs. Et moi, le cœur battant, les yeux gros de larmes généreuses, je m’écriai au dedans de moi :

— Moi aussi, je serai aéronaute !

Je ne pus dormir de la nuit, agité par les exploits de Joseph Vernier et ressentant une fierté anticipée des navigations aériennes auxquelles je me destinais. Il m’apparaissait que, pour construire, conduire, diriger des ballons, il fallait acquérir de fortes connaissances techniques. Je résolus d’opter pour les sciences.

Dès le matin, je fis part à Justine de ma résolution et des raisons qui l’inspiraient. Elle me dit que son frère Symphorien fabriquait des ballons de papier et qu’il les faisait partir en l’air après les avoir tenus sur un brasier. Mais ce n’était qu’un jeu. Elle n’approuvait pas qu’on montât tout vif au ciel, et condamnait les voyages à la lune, parce que Caïn y était prisonnier. Par une nuit claire, on le lui avait montré, portant sur son dos un fagot d’épines.

Je demeurai trois jours ferme dans mon propos. Mais, dès la quatrième journée, les myrtes de Virgile et les secrets sentiers de la forêt des ombres me tentèrent de nouveau. Je renonçai à la gloire de conquérir les airs et suivis nonchalamment la branche de la fourche qui conduisait à la classe de M. Lerond. J’en conçus quelque orgueil et dédaignai mes camarades qui avaient pris l’autre branche. Tel était l’effet ordinaire de la bifurcation. Comme il devait arriver, comme le voulait l’esprit de corps si répandu, et qui est l’esprit de ceux qui n’en ont pas, les élèves de lettres et les élèves de sciences se méprisaient réciproquement. Élève de lettres, j’épousai le préjugé de ma classe et me plus à railler l’esprit lourd et mal orné des scientifiques. Peut-être manquaient-ils d’élégance et d’humanités. Mais quelles figures de sots nous faisions, nous les littéraires !

Je ne puis juger par ma propre expérience des effets de la bifurcation, étant de mon naturel incapable de tirer profit d’un enseignement donné en commun. Dans les classes de sciences, comme dans les classes de lettres, j’aurais apporté une intelligence fermée et un esprit rebelle. Le peu que j’ai appris, je l’ai appris seul.

Je crois que la bifurcation précipita le déclin des études classiques, qui ne répondaient plus aux besoins d’une société bourgeoise tout entière entraînée vers l’industrie et la finance. On a dit que le ministre de l’Instruction publique de 1852 mettait son étude et ses soins à dénaturer l’enseignement universitaire, tenu en haut lieu pour un danger public. Il en retranchait les parties les plus nobles et il osait dire : « les discussions historiques et philosophiques conviennent peu à des enfants et ces recherches intempestives ne produisent que vanité et que doute. » Certes, ce n’est pas là comme parle un éducateur jaloux d’éveiller les jeunes intelligences. Fortoul se flattait de former des générations paisibles et se proposait de donner aux fils des bourgeois grandis sous la royauté libérale une instruction convenable à la vie d’affaires à laquelle ils étaient destinés. À cette époque, un universitaire d’esprit bourgeois et resté fidèle à la monarchie de juillet a suffisamment exprimé ces intentions dans les lignes que voici : « Nos fils ne sont pas destinés à être des savants. Nous ne voulons pas en faire des poètes, des hommes de lettres ; la poésie et la littérature sont des métiers trop chanceux ; nous ne voulons pas qu’ils soient avocats, il y en a assez ; nous voulons qu’ils soient bons commerçants, bons agriculteurs. Or, pour ces états, qui forment le corps de la société, à quoi servent à nos fils le grec et le latin que vous leur enseignez et qu’ils oublient vite ? Tout le monde ne peut pas écrire, plaider, enseigner. Le plus grand nombre est hors du cercle des professions savantes. Que font vos collèges pour ce grand nombre ? Rien ou rien de bien. »


Il n’est pas de cœur un peu fier que ces paroles basses et grossières ne soulèvent de dégoût. Je les rappelle parce que l’état d’esprit qui les a inspirées subsiste encore. L’enseignement secondaire n’a fait que déchoir depuis un demi-siècle. Il est condamné. Il ne convient plus à notre société que l’enfant du peuple aille à l’école primaire et qu’à l’enfant riche soit réservé le lycée où d’ailleurs il n’apprend rien. Après cette guerre monstrueuse, qui en cinq ans a rendu caduques toutes les institutions, il faut reconstruire l’édifice de l’instruction publique sur un plan nouveau, d’une majestueuse simplicité. Même enseignement pour les enfants riches et pauvres. Tous iront à l’école primaire. Ceux d’entre eux qui y montreront le plus d’aptitude aux études seront admis à recevoir l’enseignement secondaire qui, gratuitement donné, réunira sur les mêmes bancs l’élite de la jeunesse bourgeoise et l’élite de la jeunesse prolétarienne. Et cette élite versera son élite dans les grandes écoles de science et d’art. Ainsi la démocratie sera administrée par les meilleurs.

Pour revenir aux âges fabuleux de mon enfance, disons que l’instinct qui me portait aux études littéraires ne me trompait pas tout à fait. Dans ces salles sordides, la Grèce et Rome m’apparurent, la Grèce qui enseigna aux hommes la science et la beauté, Rome qui pacifia le monde.