La Vie du Bouddha (Herold)/Partie I/Chapitre 11



XI


Siddhârtha ne pouvait plus trouver le calme. Tel un lion qu’a percé un dard empoisonné, il errait dans ses demeures, sans joie.

Un jour, il voulut voir la campagne ; il sortit du palais, et il alla par les champs, au hasard. Il méditait :

« Il est pitoyable vraiment que l’homme, privé qu’il est de toute force réelle, exposé à la maladie, promis à la vieillesse, dominé par la mort, méprise, en son orgueil et en son ignorance, le malade, le vieillard, le mort. Si je prenais en dégoût mon semblable, alors qu’il est malade, qu’il est vieux, qu’il est mort, je serais injuste ; je ne serais pas digne de comprendre la loi suprême. »

Il considérait ainsi les misères des créatures, et il perdit la vaniteuse illusion de la force, de la jeunesse et de la vie. Il ne connut plus la joie ni le chagrin, le doute ni la fatigue, le désir ni l’amour, la haine ni le mépris.

Et, tout à coup, il vit venir à lui un être invisible aux autres hommes, et qui avait l’aspect d’un mendiant.

Le prince l’interrogea :

« Dis, qui es-tu ?

— Héros, répondit le moine, par crainte de la naissance et de la mort je me suis fait moine errant ; je poursuis la délivrance. Le monde est soumis à la destruction ; je ne pense pas comme les autres hommes ; je fuis les plaisirs, j’ignore les passions ; je cherche la solitude. Parfois, j’habite au pied d’un arbre ; parfois, je vis sur la montagne déserte, ou, parfois, dans la forêt. Je vais. Je ne possède rien, je n’espère rien ; j’ai pour but le bien suprême. L’aumône me fait vivre. »

Il parla. Puis il s’envola vers le ciel. Un Dieu avait pris la figure d’un moine pour éveiller la pensée du prince.

Siddhârtha se sentait joyeux. Il comprenait son devoir ; il songeait à quitter le palais et à devenir moine.

Comme il rentrait dans la ville, sans plaisir, une jeune femme passa près de lui : « Quelle béatitude est celle de ton épouse, beau prince, » dit-elle en le saluant. Il entendit la voix, et un grand calme se fit en lui : la pensée lui venait de la béatitude absolue, du nirvâna.

Il alla trouver le roi, il s’inclina et dit :

« Roi, consens à la demande que je vais te faire, ne me résiste pas. Je veux quitter la maison, je veux marcher dans la voie de la délivrance. Le dessein en est pris : il faut nous séparer, mon père. »

Le roi chancela ; et, la voix sanglotante, il parla à son fils :

« Fils, renonce à ton projet. Le temps n’est pas venu pour toi de te réfugier dans la vie religieuse. La pensée, au printemps de l’âge, est mobile et inconstante. S’adonner aux pratiques austères, quand on est jeune, est une grave erreur. Les sens sont curieux de plaisirs ; les résolutions les plus fermes cèdent aux fatigues des observances ; le corps est dans la forêt, la pensée s’en échappe. La jeunesse manque d’expérience. C’est à moi de suivre le devoir religieux. Le temps est venu pour moi de quitter la maison. J’abandonne la royauté. Règne, ô mon fils. Sois fort et courageux. Ta famille a besoin de toi. Connais d’abord les joies de la jeunesse, comme celles de l’âge mûr, puis tu te feras ermite, au fond des bois. »

Le prince répondit :

— Fais-moi quatre promesses, ô père, et je ne quitterai pas ta maison pour les bois.

— Que faut-il te promettre ? demanda le roi.

— Pour moi, la mort ne sera pas le terme de la vie ; pour moi, la maladie n’altérera pas la santé ; pour moi, la vieillesse ne succédera pas à la jeunesse ; pour moi, l’adversité ne détruira pas la prospérité.

— Tu en demandes trop, répliqua le roi. Renonce à ton projet. Il est mauvais d’agir sous l’impulsion d’un désir absurde. »

Mais, grave comme le mont Mérou, le prince dit à son père :

« Si tu ne peux me faire les quatre promesses, ne me retiens pas, ô mon père. On ne doit pas arrêter celui qui veut sortir d’une maison en flammes. Un jour vient, fatalement, où l’on se sépare du monde ; mais quel mérite y a-t-il à une séparation involontaire ? Mieux vaut une séparation volontaire. La mort m’emporterait du monde, sans que j’eusse atteint mon but, sans que j’eusse satisfait mes ardeurs. Le monde est une prison : puissé-je délivrer les êtres qui gisent dans la prison du désir ! Le monde est une fosse où errent des ignorants et des aveugles : puissé-je allumer la lampe de la science, puissé-je faire tomber la taie qui cache la lumière de la sagesse ! Le monde a déployé le mauvais étendard, l’étendard de l’orgueil : puissé-je arracher, puissé-je déchirer l’étendard de l’orgueil ! Le monde est agité, le monde est troublé, le monde est une roue de feu : puissé-je, par la bonne loi, donner à tous le repos ! »

Les yeux en larmes, il regagna les salles où riaient et chantaient les compagnes de Gopâ. Il n’eut point de regards pour elles. La nuit tombait. Elles se turent.

Elles s’endormirent. Le prince les regarda.

Elles ne cherchaient plus les attitudes gracieuses. Les chevelures étaient en désordre, les yeux n’éclairaient plus les visages. Les bouches s’alourdissaient, les seins s’écrasaient, les bras se raidissaient, les jambes se repliaient durement. Et le prince s’écria :

« Des mortes ! des mortes ! Je suis dans un cimetière ! »

Il sortit, et il alla vers les écuries royales.