La Vie douloureuse de Marceline Desbordes Valmore/Avant-propos

Éditions d’art et de littérature (p. vii-xiv).


AVANT-PROPOS




Marceline Valmore était depuis un mois en deuil de sa fille Ondine, lorsqu’elle reçut cette lettre déchirante du vieux Raspail, réintégré en prison à Doullens, après avoir lui-même assisté aux derniers moments d’une compagne regrettée.

« Mon excellente et infortunée amie, vous m’avez appris une cruelle mort, je vous en apprends une aussi cruelle ; en fait de malheur, nous sommes quittes ; vous avez perdu un ange, j’ai perdu un martyr. Mme Raspail vient d’expirer. On écrit beaucoup de vies de saintes ; si cette âme angélique avait eu la moindre superstition, elle serait un jour canonisée. »

À qui le disait-il ! À une autre âme angélique. Et comme celle-ci, au témoignage de Sainte-Beuve, offrait précisément « les douces superstitions légendaires et les crédulités qu’elle avait gardées du pays natal », j’ai été tenté d’accomplir à son égard le souhait de Raspail et de retracer la vie de la Bien malheureuse Valmore, amante, épouse et mère.

Mme de Launay et Anatole France ne l’ont-ils pas appelée déjà, l’une « son bon saint Marceline » et l’autre « une sainte femme » ?

C’en est une humainement parlant. C’est Notre-Dame-des-Pleurs, patronne des cœurs blessés d’amour, auxiliatrice des pauvres et des affligés. Et je ne suis, moi, que le nouveau desservant de la petite chapelle sous son invocation.

J’en présente mes excuses aux professeurs et aux critiques professionnels qui regardent Mme Valmore comme un talent de troisième ordre et ne lui pardonnent pas son ignorance avouée, ses obscurités, son insipide romance, ses lieux communs, ses fautes de syntaxe, ses impropriétés, sa réputation surfaite enfin par une dévotion aveugle.

C’est tellement vrai que tout le monde l’a revue et corrigée pour la rendre lisible et non plus risible : Latouche, Antoine de Latour, Sainte-Beuve, Lacaussade, son mari, son fils, les éditeurs, leurs commis…

La pauvre femme ! Comme ils l’ont arrangée ! Ils sont souvent parvenus à la réduire au silence, tel un Pître-Chevalier, qui ne portait bien que la moitié de son nom, lorsque ses observations faisaient dire à Marceline :

« Cette basse continue du maître éteindrait mon goût de chanter. » Je le crois bien !

Mais ce qui lui aliène surtout les sympathies des recteurs d’académie, ce sont les beaux vers qui déchirent comme des éclairs uniques, une prose nuageuse et mollement rythmée. Songez donc ! On ne peut pas reproduire de cette élégiaque une pièce complète, un modèle de confection. On renonce à compter les taches et les trous. Est-ce une tenue décente pour avoir accès dans les Anthologies ? On n’écrit pas des vers pour qu’ils soient cités isolément, mais pour qu’ils soient récités en foule et fassent valoir le lecteur, le récitateur, le conférencier, l’appariteur des recueils de morceaux choisis. Morceaux de pain pour cet huissier qui en vit et qu’un biscuit ne nourrirait pas. Donc, mort au vers orphelin, au vers qui se suffit et fait poème à lui tout seul ! Les Anthologies n’admettent les beaux vers qu’en nombre, en famille, cette famille fût-elle indigne d’eux !

Quant à la femme, elle n’est pas moins insupportable que le poète. Que l’on parle d’elle encore, et longuement, et tendrement, et pour la vénérer, cinquante ans après sa mort, ses détracteurs n’en reviennent pas ! Le joli mot qui louait, dans sa bouche, la générosité inlassable d’une vieille amie : « Votre cœur n’en finit pas », ce mot se retourne contre Mme Valmore. C’est cela : son cœur n’en finit pas, n’en finit jamais ! Il justifie la boutade d’un homme bien spirituel : Desbordes Valmore, non ! Valmore déborde, oui.

Il mérite surtout de nous remémorer les vers du beau sonnet de la Boétie :

Je dis ce que mon cœur, ce que mon mal me dit :
Que celui aime peu qui aime à la mesure !

Au résumé, elle n’a pas de goût, pas de retenue, pas d’instruction, pas d’esprit, pas d’élégance… alors, qu’est-ce qu’elle a ?

Elle a tout le reste.

Rien d’un bas bleu, certes. Convenons plutôt qu’elle n’a pas de bas du tout, qu’elle est, dans la littérature contemporaine, une va-nu-pieds. Il faut la prendre et l’aimer telle quelle. Il faut surtout l’aimer dans sa vie fiévreuse et malaisée.

C’est pourquoi, dût-on me reprocher de laïciser l’hagiographie — et quand cela serait ? — je me dispenserai premièrement de tout examen touchant le talent de Mme Valmore, d’accord en cela avec Shérer qui a tranché : « Son génie poétique ne se discute pas, il se sent. »

— Alors, m’a demandé quelqu’un, que direz-vous de nouveau ?

Ceci. Les recherches faites pour démasquer le séducteur de Marceline étant demeurées infructueuses, je ne vois pas, quant à moi, l’utilité de les poursuivre. Non pas que je réclame le bénéfice du doute pour une femme qui a écrit et signé ses aveux. Si je connaissais le nom dont on s’enquiert comme d’une nécessité, je le dirais… mais je ne le sais pas, nul ne le sait positivement et sa révélation, somme toute, est le moindre de mes soucis. Je ne comprends même pas que l’on tienne absolument à déchiffrer le mot d’une aussi piètre énigme. Mais prenons-en notre parti. Lorsque, par hasard, les amants se sont tus, c’est à qui maintenant parlera pour eux. Parents, amis, biographes, admirateurs ! parlent en chasse, fouillent, relèvent les pistes, les marques du linge… et publient leurs découvertes, pleins de cette allégresse que faisaient paraître, en dansant, les Iroquois dont le trophée s’enrichissait d’une chevelure. À plus forte raison quand ils peuvent brandir deux scalpes au lieu d’un.

On n’en est pas encore à mettre des plaques commémoratives sur les alcôves : Ici s’aimèrent… mais cela viendra.

Je ne me suis pas enrôlé dans le corps d’éclaireurs qui s’est donné la mission d’explorer, comme un bois, la jeunesse de Marceline. Les batteurs d’estrade, après avoir longtemps erré et même, dans l’obscurité, tiré les uns sur les autres, sont revenus bredouille. Je n’entrerai pas, après eux, dans les ténèbres pour les épaissir. En ne désignant pas le quidam dont elle eut à rougir, Marceline a demandé grâce pour lui. Qu’elle soit exaucée. Elle a sauvé de l’oubli le nom de Valmore ; elle n’est pas obligée de rendre le même service à l’autre.

On m’objectera que des témoignages sont acquis dont je dois compte au lecteur.

Soit. Je dirai donc tout net que je considère comme cancan de portière plutôt que comme parole d’évangile, le billet adressé à Sainte-Beuve, en 1838, par un dindon romantique, Ulric Guttinguer, billet sur lequel repose aujourd’hui tout un édifice de conjectures.

« Vous voilà donc, mon cher ami, dans les vers de Mme Valmore, bien jolis par doux éclairs, et, comme des éclairs, étincelants dans l’obscurité. Vous y rencontrerez le Loup de la Vallée[1] dont elle ne s’est pas encore réveillée, dit Mme Duchambge, et pour qui ont été exhalés tous ces beaux élans de passion désolée, qui la mettent tant au-dessus et au-dessous des autres femmes. »

J’appelle Guttinguer dindon, voici pourquoi :

Vers 1824, il avait demandé, pour des Mélanges poétiques qu’il allait faire paraître, une préface à Latouche. Celui-ci la lui donna, et en vers.

Elle se terminait ainsi :

Nos journaux vous font peur ? Eh ! qui va s’informer
Qu’un amateur de plus s’abandonne à rimer ?
… Plus de soins superflus,
Publiez-les, vos vers, et qu’on n’en parle plus !

Et l’autre, qui n’y entendait pas malice, inséra la préface que Latouche, cruel, recueillit, en 1833, dans ses Souvenirs et fantaisies de la Vallée aux loups.

Est-il inadmissible que Guttinguer se soit laissé mystifier une fois de plus relativement au loup de Mme Valmore ?

Il est étrange, en tout cas, familier de Sainte-Beuve depuis 1829, qu’il ait attendu neuf ans pour lui révéler un secret dont rien n’avait transpiré depuis trente ans !

Naturellement, Sainte-Beuve, au lieu d’être mis en garde contre ce genre d’information par le mot de Voltaire : Je n’en suis pas sûr, car on me l’a dit ; — Sainte-Beuve frôleur et flaireur incorrigible, s’empressa de prendre une note sur ses cahiers et de colporter la nouvelle, comme il avait colporté les lettres de Musset à lui confiées par George Sand.

De sorte qu’il a peut-être fait plus de mal à Mme Valmore avec un mot, qu’il ne lui a fait de bien avec un livre, fût-ce le meilleur qu’on ait écrit sur elle.

On verra pourquoi je dis cela.

Quoi qu’il en soit, j’ai borné mon dessein à cueillir une existence admirable et à la présenter comme un beau fruit qu’on puisse ouvrir sans voir s’en échapper des fourmis — ou une guêpe.

Je ne séparerai pas l’œuvre du poète de sa vie. Elles se raconteront mutuellement et suivront ensemble le fil de l’eau, afin que les cris semblent sortir de la bouche qui les a proférés et, autant que possible, dans le moment même où elle les a proférés.

Enfin, je ne me suis pas cru tenu d’imiter les auteurs qui indiquent, au fur et à mesure des citations, la provenance de leur butin. Comme j’ai fait le mien, en grande partie, sur l’œuvre poétique, les romans, les albums et la volumineuse correspondance de Mme Valmore (de même que mes devanciers, d’ailleurs), j’ai pensé qu’ils m’acquittaient envers eux du montant tout au moins de leur dette envers elle. Je paierai le restant en bloc et une fois pour toutes à la fin de ce livre. Mais il va sans dire que je guillemetterai scrupuleusement tous les emprunts que je ferai, soit à Mme Valmore, soit à d’autres.

  1. Allusion au titre : Vallée aux loups, d’un volume publié en 1833 par H. de Latouche, qui habitait, à Aulnay, l’ancienne maison d’André Chénier.