La Vie des abeilles/LIVRE II

Paris E. Fasquelle (p. 25-92).


LIVRE II

L’ESSAIM

I

Les abeilles de la ruche que nous avons choisie ont donc secoué la torpeur de l’hiver. La reine s’est remise à pondre dès les premiers jours de février. Les ouvrières ont visité les anémones, les pulmonaires, les ajoncs, les violettes, les saules, les noisetiers. Puis le printemps a envahi la terre ; les greniers et les caves débordent de miel et de pollen, des milliers d’abeilles naissent chaque jour. Les mâles, gros et lourds, sortent de leurs vastes cellules, parcourent les rayons, et l’encombrement de la cité trop prospère devient tel que, le soir, à leur retour des fleurs, des centaines de travailleuses attardées ne trouvent plus à se loger et sont obligées de passer la nuit sur le seuil, où le froid les décime.

Une inquiétude ébranle tout le peuple, et la vieille reine s’agite. Elle sent qu’un destin nouveau se prépare. Elle a fait religieusement son devoir de bonne créatrice, et maintenant, du devoir accompli sortent la tristesse et la tribulation. Une force invincible menace son repos ; il va falloir bientôt quitter la ville où elle règne. Et pourtant cette ville, c’est son œuvre, et c’est elle tout entière. — Elle n’en est pas la reine au sens où nous l’entendrions parmi les hommes. Elle n’y donne point d’ordres, et s’y trouve soumise, comme le dernier de ses sujets, à cette puissance masquée et souverainement sage que nous appellerons, en attendant que nous essayions de découvrir où elle réside, « l’esprit de la ruche ». Mais elle en est la mère et l’unique organe de l’amour. Elle l’a fondée dans l’incertitude et la pauvreté. Sans cesse elle l’a repeuplée de sa substance, et tous ceux qui l’animent, ouvrières, mâles, larves, nymphes, et les jeunes princesses dont la naissance prochaine va précipiter son départ et dont l’une lui succède déjà dans la pensée immortelle de l’Espèce, sont sortis de ses flancs.

II

« L’esprit de la ruche », où est-il, en qui s’incarne-t-il ? Il n’est pas semblable à l’instinct particulier de l’oiseau, qui sait bâtir son nid avec adresse et chercher d’autres cieux quand le jour de l’émigration reparaît. Il n’est pas davantage une sorte d’habitude machinale de l’espèce, qui ne demande aveuglément qu’à vivre et se heurte à tous les angles du hasard sitôt qu’une circonstance imprévue dérange la série des phénomènes accoutumés. Au contraire, il suit pas à pas les circonstances toutes-puissantes, comme un esclave intelligent et preste, qui sait tirer parti des ordres les plus dangereux de son maître.

Il dispose impitoyablement, mais avec discrétion, et comme soumis à quelque grand devoir, des richesses, du bonheur, de la liberté, de la vie de tout un peuple ailé. Il règle jour par jour le nombre des naissances et le met strictement en rapport avec celui des fleurs qui illuminent la campagne. Il annonce à la reine sa déchéance ou la nécessité de son départ, la force de mettre au monde ses rivales, élève royalement celles-ci, les protège contre la haine politique de leur mère, permet ou défend, selon la générosité des calices multicolores, l’âge du printemps et les dangers probables du vol nuptial, que la première née d’entre les princesses vierges aille tuer dans leur berceau ses jeunes sœurs qui chantent le chant des reines. D’autres fois, quand la saison s’avance, que les heures fleuries sont moins longues, pour clore l’ère des révolutions et hâter la reprise du travail, il ordonne aux ouvrières mêmes de mettre à mort toute la descendance impériale.

Cet esprit est prudent et économe, mais non pas avare. Il connaît, apparemment, les lois fastueuses et un peu folles de la nature en tout ce qui touche à l’amour. Aussi, durant les jours abondants de l’été, tolère-t-il — car c’est parmi eux que la reine qui va naître choisira son amant — la présence encombrante de trois ou quatre cents mâles étourdis, maladroits, inutilement affairés, prétentieux, totalement et scandaleusement oisifs, bruyants, gloutons, grossiers, malpropres, insatiables, énormes. Mais la reine fécondée, les fleurs s’ouvrant plus tard et se fermant plus tôt, un matin, froidement, il décrète leur massacre général et simultané.

Il règle le travail de chacune des ouvrières. Selon leur âge, il distribue leur besogne aux nourrices qui soignent les larves et les nymphes, aux dames d’honneur qui pourvoient à l’entretien de la reine et ne la perdent pas de vue, aux ventileuses qui du battement de leurs ailes aèrent, rafraîchissent ou réchauffent la ruche, et hâtent l’évaporation du miel trop chargé d’eau, aux architectes, aux maçons, aux cirières, aux sculpteuses qui font la chaîne et bâtissent les rayons, aux butineuses qui vont chercher dans la campagne le nectar des fleurs qui deviendra le miel, le pollen qui est la nourriture des larves et des nymphes, la propolis qui sert à calfeutrer et à consolider les édifices de la cité, l’eau et le sel nécessaires à la jeunesse de la nation. Il impose leur tâche aux chimistes, qui assurent la conservation du miel en y instillant à l’aide de leur dard une goutte d’acide formique, aux operculeuses qui scellent les alvéoles dont le trésor est mûr, aux balayeuses qui maintiennent la propreté méticuleuse des rues et des places publiques, aux nécrophores qui emportent au loin les cadavres, aux amazones du corps de garde qui veillent nuit et jour à la sécurité du seuil, interrogent les allants et venants, reconnaissent les adolescentes à leur première sortie, effarouchent les vagabonds, les rôdeurs, les pillards, expulsent les intrus, attaquent en masse les ennemis redoutables, et s’il le faut, barricadent l’entrée.

Enfin, c’est « l’esprit de la ruche » qui fixe l’heure du grand sacrifice annuel au génie de l’espèce, — je veux dire l’essaimage, — où un peuple entier, arrivé au faîte de sa prospérité et de sa puissance, abandonne soudain à la génération future toutes ses richesses, ses palais, ses demeures et le fruit de ses peines, pour aller chercher au loin l’incertitude et le dénuement d’une patrie nouvelle. Voilà un acte qui, conscient ou non, passe certainement la morale humaine. Il ruine parfois, il appauvrit toujours, il disperse à coup sûr la ville bienheureuse pour obéir à une loi plus haute que le bonheur de la cité. Où se formule-t-elle, cette loi, qui, nous le verrons tout à l’heure, est loin d’être fatale et aveugle comme on le croit ? Où, dans quelle assemblée, dans quel conseil, dans quelle sphère commune, siège-t-il, cet esprit auquel tous se soumettent, et qui est lui-même soumis à un devoir héroïque et à une raison toujours tournée vers l’avenir ?

Il en est de nos abeilles comme de la plupart des choses de ce monde ; nous observons quelques-unes de leurs habitudes, nous disons : elles font ceci, travaillent de cette façon, leurs reines naissent ainsi, leurs ouvrières restent vierges, elles essaiment à telle époque. Nous croyons les connaître et n’en demandons pas davantage. Nous les regardons se hâter de fleurs en fleurs ; nous observons le va-et-vient frémissant de la ruche ; cette existence nous semble bien simple, et bornée comme les autres aux soucis instinctifs de la nourriture et de la reproduction. Mais que l’œil s’approche et tâche de se rendre compte, et voilà la complexité effroyable des phénomènes les plus naturels, l’énigme de l’intelligence, de la volonté, des destinées, du but, des moyens et des causes, l’organisation incompréhensible du moindre acte de vie.

III

Donc, dans notre ruche, l’essaimage, la grande immolation aux dieux, exigeants de la race, se prépare. Obéissant à l’ordre de « l’esprit », qui nous semble assez peu explicable, attendu qu’il est exactement contraire à tous les instincts et à tous les sentiments de notre espèce, soixante à soixante-dix-mille abeilles sur les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix mille de la population totale, vont abandonner à l’heure prescrite la cité maternelle. Elles ne partiront point dans un moment d’angoisse, elles ne fuiront pas, dans une résolution subite et effarée, une patrie dévastée par la famine, la guerre ou la maladie. Non, l’exil est longuement médité et l’heure favorable patiemment attendue. Si la ruche est pauvre, éprouvée par les malheurs de la famille royale, les intempéries, le pillage, elles ne l’abandonnent point. Elles ne la quittent qu’à l’apogée de son bonheur, lorsque, après le travail forcené du printemps, l’immense palais de cire aux cent vingt mille cellules bien rangées regorge de miel nouveau et de cette farine d’arc-en-ciel qu’on appelle « le pain des abeilles » et qui sert à nourrir les larves et les nymphes.

Jamais la ruche n’est plus belle qu’à la veille de la renonciation héroïque. C’est pour elle l’heure sans égale, animée, un peu fébrile, et cependant sereine, de l’abondance et de l’allégresse plénières. Essayons de nous la représenter, non pas telle que la voient les abeilles, car nous ne pouvons nous imaginer de quelle façon magique se reflètent les phénomènes dans les six ou sept mille facettes de leurs yeux latéraux et dans le triple œil cyclopéen de leur front, mais telle que nous la verrions si nous avions leur taille.

Du haut d’un dôme plus colossal que celui de Saint-Pierre de Rome, descendent jusqu’au sol, verticales, multiples et parallèles, de gigantesques murailles de cire, constructions géométriques, suspendues dans les ténèbres et le vide, et qu’on ne saurait, toutes proportions gardées, pour la précision, la hardiesse et l’énormité, comparer à aucune construction humaine.

Chacune de ces murailles, dont la substance est encore toute fraîche, virginale, argentée, immaculée, odorante, est formée de milliers de cellules et contient des vivres suffisants pour nourrir le peuple entier durant plusieurs semaines. Ici, ce sont les taches éclatantes, rouges, jaunes, mauves et noires du pollen, ferments d’amour de toutes les fleurs du printemps, accumulés dans les alvéoles transparents. Tout autour, en longues et fastueuses draperies d’or aux plis rigides et immobiles, le miel d’avril, le plus limpide et le plus parfumé, repose déjà dans ses vingt mille réservoirs fermés d’un sceau qu’on ne violera qu’aux jours de suprême détresse. Plus haut, le miel de mai mûrit encore dans ses cuves grandes ouvertes au bord desquelles des cohortes vigilantes entretiennent un courant d’air incessant. Au centre, et loin de la lumière dont les jets de diamants pénètrent par l’unique ouverture, dans la partie la plus chaude de la ruche, sommeille et s’éveille l’avenir. C’est le domaine royal du « couvain » réservé à la reine et à ses acolytes : environ dix mille demeures où reposent les œufs, quinze ou seize mille chambres occupées par les larves ; quarante mille maisons habitées par des nymphes blanches que soignent des milliers de nourrices[1]. Enfin, au saint des saints de ces limbes, les trois, quatre, six ou douze palais clos, proportionnellement très vastes, des princesses adolescentes, qui attendent leur heure, enveloppées d’une sorte de suaire, immobiles et pâles, étant nourries dans les ténèbres.

IV

Or, au jour prescrit par « l’esprit de la ruche », une partie du peuple, strictement déterminée suivant des lois immuables et sûres, cède la place à ces espérances qui sont encore sans forme. On laisse dans la ville endormie les mâles parmi lesquels sera choisi l’amant royal, de très jeunes abeilles qui soignent le couvain et quelques milliers d’ouvrières qui continueront de butiner au loin, garderont le trésor accumulé, et maintiendront les traditions morales de la ruche. Car chaque ruche a sa morale particulière. On en rencontre de très vertueuses et de très perverties, et l’apiculteur imprudent peut corrompre tel peuple, lui faire perdre le respect de la propriété d’autrui, l’inciter au pillage, lui donner des habitudes de conquête et d’oisiveté qui le rendront redoutable à toutes les petites républiques d’alentour. Il suffit que l’abeille ait eu l’occasion d’éprouver que le travail, au loin, parmi les fleurs de la campagne dont il faut visiter des centaines pour former une goutte de miel, n’est pas le seul ni le plus prompt moyen de s’enrichir, et qu’il est plus facile de s’introduire en fraude dans les villes mal gardées, ou de force dans celles qui sont trop faibles pour se défendre. Elle perd bientôt la notion du devoir éblouissant mais impitoyable qui fait d’elle l’esclave ailée des corolles dans l’harmonie nuptiale de la nature, et il est souvent malaisé de ramener au bien une ruche ainsi dépravée.

V

Tout indique que ce n’est pas la reine, mais l’esprit de la ruche qui décide l’essaimage. Il en est de cette reine comme des chefs parmi les hommes ; ils ont l’air de commander, mais eux-mêmes obéissent à des ordres plus impérieux et plus inexplicables que ceux qu’ils donnent à qui leur est soumis. — Quand cet esprit a fixé le moment, il faut que dès l’aurore, peut-être dès la veille ou l’avant-veille, il ait fait connaître sa résolution, car, à peine le soleil a-t-il bu les premières gouttes de rosée, qu’on remarque tout autour de la ville bourdonnante une agitation inaccoutumée, à laquelle l’apiculteur se trompe rarement. Parfois même on dirait qu’il y a lutte, hésitation, recul. Il arrive en effet que plusieurs jours de suite l’émoi doré et transparent s’élève et s’apaise sans raison apparente. Un nuage, que nous ne voyons pas, se forme-t-il, à cet instant, dans le ciel que les abeilles voient, ou un regret dans leur intelligence ? Discute-t-on dans un conseil bruissant la nécessité du départ ? Nous n’en savons rien, pas plus que nous ne savons de quelle façon l’esprit de la ruche apprend sa résolution à la foule. S’il est certain que les abeilles communiquent entre elles, on ignore si elles le font à la manière des hommes. Ce bourdonnement parfumé de miel, ce frémissement enivré des belles journées d’été, qui est un des plus doux plaisirs de l’éleveur d’abeilles, ce chant de fête du travail qui monte et qui descend tout autour du rucher dans le cristal de l’heure, et qui semble le murmure d’allégresse des fleurs épanouies, l’hymne de leur bonheur, l’écho de leurs odeurs suaves, la voix des œillets blancs, du thym, des marjolaines, il n’est pas certain qu’elles l’entendent. Elles ont cependant toute une gamme de sons que nous-mêmes discernons et qui va de la félicité profonde à la menace, à la colère, à la détresse ; elles ont l’ode de la reine, les refrains de l’abondance, les psaumes de la douleur ; elles ont enfin les longs et mystérieux cris de guerre des princesses adolescentes dans les combats et les massacres qui précèdent le vol nuptial. Est-ce une musique de hasard qui n’effleure pas leur silence intérieur ? Toujours est-il qu’elles ne s’émeuvent pas des bruits que nous produisons autour de la ruche, mais elles jugent peut-être que ces bruits ne sont pas de leur monde et n’ont aucun intérêt pour elles. Il est vraisemblable que, de notre côté, nous n’entendons qu’une minime partie de ce qu’elles disent, et qu’elles émettent une foule d’harmonies que nos organes ne sont pas faits pour percevoir. En tout cas, nous verrons plus loin qu’elles savent s’entendre et se concerter avec une rapidité parfois prodigieuse, et quand, par exemple, le grand pilleur de miel, l’énorme Sphinx Atropos, le papillon sinistre qui porte sur le dos une tête de mort, pénètre dans la ruche au murmure d’une sorte d’incantation irrésistible qui lui est propre, de proche en proche la nouvelle circule et, des gardes de l’entrée aux dernières ouvrières qui travaillent, là-bas, sur les derniers rayons, tout le peuple tressaille.

VI

On a cru longtemps qu’en abandonnant les trésors de leur royaume, pour s’élancer ainsi dans la vie incertaine, les sages mouches à miel, si économes, si sobres, si prévoyantes d’habitude, obéissaient à une sorte de folie fatale, à une impulsion machinale, à une loi de l’espèce, à un décret de la nature, à cette force qui pour tous les êtres est cachée dans le temps qui s’écoule.

S’agit-il de l’abeille ou de nous-mêmes, nous appelons fatal tout ce que nous ne comprenons pas encore. Mais aujourd’hui, la ruche a livré deux ou trois de ses secrets matériels, et on a constaté que cet exode n’est ni instinctif, ni inévitable. Ce n’est pas une émigration aveugle, mais un sacrifice qui paraît raisonné, de la génération présente à la génération future. Il suffit que l’apiculteur détruise en leurs cellules les jeunes reines encore inertes, et qu’en même temps, si les larves et les nymphes sont nombreuses, il agrandisse les entrepôts et les dortoirs de la nation : sur l’heure, tout le tumulte improductif s’abat comme les gouttes d’or d’une pluie obéissante, le travail habituel se répand sur les fleurs, et, devenue indispensable, n’espérant ou ne redoutant plus de successeur, rassurée sur l’avenir de l’activité qui va naître, la vieille reine renonce à revoir cette année la lumière du soleil. Elle reprend paisiblement, dans les ténèbres, sa tâche maternelle qui consiste à pondre, en suivant une spirale méthodique, de cellule en cellule, sans en omettre une seule, sans s’arrêter jamais, deux ou trois mille œufs chaque jour.

Qu’y a-t-il de fatal en tout ceci que l’amour de la race d’aujourd’hui pour la race de demain ? Cette fatalité existe aussi dans l’espèce humaine, mais sa puissance et son étendue y sont moindres. Elle n’y produit jamais de ces grands sacrifices totaux et unanimes. À quelle fatalité prévoyante obéissons-nous qui remplace celle-ci ? Nous l’ignorons et ne connaissons point l’être qui nous regarde comme nous regardons les abeilles.

VII

Mais l’homme ne trouble point l’histoire de la ruche que nous avons choisie, et l’ardeur encore toute mouillée d’une belle journée qui s’avance à pas tranquilles et déjà rayonnants sous les arbres, hâte l’heure du départ. Du haut en bas des corridors dorés qui séparent les murailles parallèles, les ouvrières achèvent les préparatifs du voyage. Et d’abord, chacune d’elles se charge d’une provision de miel suffisante pour cinq ou six jours. De ce miel qu’elles emportent, elles tireront, par une chimie qu’on n’a pas encore clairement expliquée, la cire nécessaire pour commencer immédiatement la construction des édifices. Elles se munissent en outre d’une certaine quantité de propolis, qui est une sorte de résine destinée à mastiquer les fentes de la nouvelle demeure, à y fixer tout ce qui branle, à en vernir toutes les parois, à en exclure toute lumière, car elles aiment à travailler dans une obscurité presque complète, où elles se dirigent à l’aide de leurs yeux à facettes ou peut-être de leurs antennes, qu’on suppose le siège d’un sens inconnu qui palpe et mesure les ténèbres.

VIII

Elles savent donc prévoir les aventures de la journée la plus dangereuse de leur existence. Aujourd’hui, en effet, tout entières aux soucis et aux hasards peut-être prodigieux du grand acte, elles n’auront pas le temps de visiter les jardins et les prés, et demain, après-demain, il est possible qu’il vente, qu’il pleuve, que leurs ailes se glacent et que les fleurs ne s’ouvrent point. À défaut de cette prévoyance, ce serait la famine et la mort. Nul ne viendrait à leur secours et elles n’imploreraient le secours de personne. De cité à cité elles ne se connaissent point et ne s’aident jamais. Il arrive même que l’apiculteur installe la ruche où il a recueilli la vieille reine et la grappe d’abeilles qui l’entoure tout à côté de la demeure qu’elles viennent de quitter. Quel que soit le désastre qui les frappe, on dirait qu’elles en ont irrévocablement oublié la paix, la félicité laborieuse, les énormes richesses et la sécurité, et toutes, une à une, et jusqu’à la dernière, mourront de froid et de faim autour de leur malheureuse souveraine, plutôt que de rentrer dans la maison natale, dont la bonne odeur d’abondance, qui n’est que le parfum de leur travail passé, pénètre jusqu’à leur détresse.

IX

Voilà, dira-t-on, ce que ne feraient pas les hommes, un de ces faits qui prouvent que, malgré les merveilles de cette organisation, il n’y a là ni intelligence, ni conscience véritables. Qu’en savons-nous ? Outre qu’il est fort admissible qu’il y ait en d’autres êtres une intelligence d’une autre nature que la nôtre, et qui produise des effets très différents sans être inférieurs, sommes-nous, tout en ne sortant pas de notre petite paroisse humaine, si bons juges des choses de l’esprit ? Il suffit que nous voyions deux ou trois personnes causer et s’agiter derrière une fenêtre, sans entendre ce qu’elles disent, et déjà il nous est bien difficile de deviner la pensée qui les mène. Croyez-vous qu’un habitant de Mars ou de Vénus, qui, du haut d’une montagne, verrait aller et venir par les rues et les places publiques de nos villes, les petits points noirs que nous sommes dans l’espace, se formerait au spectacle de nos mouvements, de nos édifices, de nos canaux, de nos machines, une idée exacte de notre intelligence, de notre morale, de notre manière d’aimer, de penser, d’espérer, en un mot, de l’être intime et réel que nous sommes ? Il se bornerait à constater quelques faits assez surprenants, comme nous le faisons dans la ruche, et en tirerait probablement des conclusions aussi incertaines, aussi erronées que les nôtres.

En tout cas, il aurait bien du mal à découvrir dans « nos petits points noirs » la grande direction morale, l’admirable sentiment unanime qui éclate dans la ruche. « Où vont-ils ? se demanderait-il, après nous avoir observés durant des années ou des siècles ; que font-ils ? quel est le lieu central et le but de leur vie ? obéissent-ils à quelque dieu ? Je ne vois rien qui conduise leurs pas. Un jour ils semblent édifier et amasser de petites choses, et le lendemain les détruisent et les éparpillent. Ils s’en vont et reviennent, ils s’assemblent et se dispersent, mais on ne sait ce qu’ils désirent. Ils offrent une foule de spectacles inexplicables. On en voit, par exemple, qui ne font pour ainsi dire aucun mouvement. On les reconnaît à leur pelage plus lustré ; souvent aussi ils sont plus volumineux que les autres. Ils occupent des demeures dix ou vingt fois plus vastes, plus ingénieusement ordonnées et plus riches que les demeures ordinaires. Ils y font tous les jours des repas qui se prolongent durant des heures et parfois fort avant dans la nuit. Tous ceux qui les approchent paraissent les honorer, et des porteurs de vivres sortent des maisons voisines et viennent même du fond de la campagne pour leur faire des présents. Il faut croire qu’ils sont indispensables et rendent à l’espèce des services essentiels, bien que nos moyens d’investigation ne nous aient point encore permis de reconnaître avec exactitude la nature de ces services. On en voit d’autres, au contraire, qui dans de grandes cases encombrées de roues qui tourbillonnent, dans des réduits obscurs, autour des ports et sur de petits carrés de terre qu’ils fouillent de l’aurore au coucher du soleil, ne cessent de s’agiter péniblement. Tout nous fait supposer que cette agitation est punissable. On les loge, en effet, dans d’étroites huttes, malpropres et délabrées. Ils sont couverts d’une substance incolore. Telle parait être leur ardeur à leur œuvre nuisible, ou tout au moins inutile, qu’ils prennent à peine le temps de dormir et de manger. Leur nombre est aux premiers comme mille est à un. Il est remarquable que l’espèce ait pu se maintenir jusqu’à nos jours dans des conditions aussi défavorables à son développement. Du reste, il convient d’ajouter que, hormis cette obstination caractéristique à leurs agitations pénibles, ils ont l’air inoffensif et docile et s’accommodent des restes de ceux qui sont évidemment les gardiens et peut-être les sauveurs de la race. »

X

N’est-il pas étonnant que la ruche que nous voyons ainsi confusément, du haut d’un autre monde, nous fasse, au premier regard que nous y jetons, une réponse sûre et profonde ? N’est-il pas admirable que ses édifices pleins de certitude, ses usages, ses lois, son organisation économique et politique, ses vertus et ses cruautés mêmes, nous montrent immédiatement la pensée ou le dieu que les abeilles servent, et qui n’est pas le dieu le moins légitime ni le moins raisonnable qu’on puisse concevoir, bien que le seul peut-être que nous n’ayons pas encore sérieusement adoré, je veux dire l’avenir ? Nous cherchons parfois, dans notre histoire humaine, à évaluer la force et la grandeur morale d’un peuple ou d’une race, et nous ne trouvons pas d’autre mesure que la persistance et l’ampleur de l’idéal qu’ils poursuivent et l’abnégation avec laquelle ils s’y dévouent. Avons-nous rencontré fréquemment un idéal plus conforme aux désirs de l’Univers, plus ferme, plus auguste, plus désintéressé, plus manifeste, et une abnégation plus totale et plus héroïque ?

XI

Étrange petite république si logique et si grave, si positive, si minutieuse, si économe et cependant victime d’un rêve si vaste et si précaire ! Petit peuple si décidé et si profond, nourri de chaleur et de lumière et de ce qu’il y a de plus pur dans la nature, l’âme des fleurs, c’est-à-dire le sourire le plus évident de la matière et son effort le plus touchant vers le bonheur et la beauté, qui nous dira les problèmes que vous avez résolus et qui nous restent à résoudre, les certitudes que vous avez acquises et qui nous restent à acquérir ? Et s’il est vrai que vous ayez résolu ces problèmes, acquis ces certitudes, non pas à l’aide de l’intelligence, mais en vertu de quelque impulsion primitive et aveugle, à quelle énigme plus insoluble encore ne nous poussez-vous point ? Petite cité pleine de foi, d’espérances, de mystères, pourquoi vos cent mille vierges acceptent-elles une tâche qu’aucun esclave humain n’a jamais acceptée ? Ménagères de leurs forces, un peu moins oublieuses d’elles-mêmes, un peu moins ardentes à la peine, elles reverraient un autre printemps et un second été ; mais dans le moment magnifique où toutes les fleurs les appellent, elles semblent frappées de l’ivresse mortelle du travail, et, les ailes brisées, le corps réduit à rien et couvert de blessures, elles périssent presque toutes en moins de cinq semaines.

Tantus amor florum, et generandi gloria mellis,

s’écrie Virgile, qui nous a transmis dans le quatrième livre des Géorgiques, consacré aux abeilles, les erreurs charmantes des anciens, qui observaient la nature d’un œil encore tout ébloui de la présence de dieux imaginaires.

XII

Pourquoi renoncent-elles au sommeil, aux délices du miel, à l’amour, aux loisirs adorables que connaît, par exemple, leur frère ailé, le papillon ? Ne pourraient-elles pas vivre comme lui ? Ce n’est pas la faim qui les presse. Deux ou trois fleurs suffisent à les nourrir et elles en visitent deux ou trois cents par heure pour accumuler un trésor dont elles ne goûteront pas la douceur. À quoi bon se donner tant de mal, d’où vient tant d’assurance ? Il est donc bien certain que la génération pour laquelle vous mourez mérite ce sacrifice, qu’elle sera plus belle et plus heureuse, qu’elle fera quelque chose que vous n’ayez pas fait ? Nous voyons votre but, il est aussi clair que le nôtre : vous voulez vivre en votre descendance aussi longtemps que la terre elle-même ; mais quel est donc le but de ce grand but et la mission de cette existence éternellement renouvelée ?

Mais n’est-ce pas plutôt nous qui nous tourmentons dans l’hésitation et l’erreur, qui sommes des rêveurs puérils et qui vous posons des questions inutiles ? Vous seriez, d’évolutions en évolutions, devenues toutes-puissantes et bien heureuses, vous seriez arrivées aux dernières hauteurs d’où vous domineriez les lois de la nature, vous seriez enfin des déesses immortelles, que nous vous interrogerions encore et vous demanderions ce que vous espérez, où vous voulez aller, où vous comptez vous arrêter et vous déclarer sans désir. Nous sommes ainsi faits que rien ne nous contente, que rien ne nous semble avoir son but en dedans de soi, que rien ne nous paraît exister simplement, sans arrière-pensée. Avons-nous pu jusqu’à ce jour imaginer un seul de nos dieux, depuis le plus grossier jusqu’au plus raisonnable, sans le faire immédiatement s’agiter, sans l’obliger de créer une foule d’êtres et de choses, de chercher mille fins par delà lui-même, et nous résignerons-nous jamais à représenter tranquillement et durant quelques heures une forme intéressante de l’activité de la matière, pour reprendre bientôt, sans regrets et sans étonnement, l’autre forme qui est l’inconsciente, l’inconnue, l’endormie, l’éternelle ?

XIII

Mais n’oublions pas notre ruche où l’essaim perd patience, notre ruche qui bouillonne et déborde déjà de flots noirs et vibrants, tels qu’un vase sonore sous l’ardeur du soleil. Il est midi, et l’on dirait qu’autour de la chaleur qui règne, les arbres assemblés retiennent toutes leurs feuilles, comme on retient son souffle en présence d’une chose très douce, mais très grave. Les abeilles donnent le miel et la cire odorante à l’homme qui les soigne ; mais, ce qui vaut peut-être mieux que le miel et la cire, c’est qu’elles appellent son attention sur l’allégresse de juin, c’est qu’elles lui font goûter l’harmonie des beaux mois, c’est que tous les événements où elles se mêlent sont liés aux ciels purs, à la fête des fleurs, aux heures les plus heureuses de l’année. Elles sont l’âme de l’été, l’horloge des minutes d’abondance, l’aile diligente des parfums qui s’élancent, l’intelligence des rayons qui planent, le murmure des clartés qui tressaillent, le chant de l’atmosphère qui s’étire et se repose, et leur vol est le signe visible, la note convaincue et musicale des petites joies innombrables qui naissent de la chaleur et vivent dans la lumière. Elles font comprendre la voix la plus intime des bonnes heures naturelles. À qui les a connues, à qui les a aimées, un été sans abeilles semble aussi malheureux et aussi imparfait que s’il était sans oiseaux et sans fleurs.

XIV

Celui qui assiste pour la première fois à cet épisode assourdissant et désordonné qu’est l’essaimage d’une ruche bien peuplée est assez déconcerté et n’approche qu’avec crainte. Il ne reconnaît plus les sérieuses et paisibles abeilles des heures laborieuses. Il les avait vues quelques instants auparavant arriver de tous les coins de la campagne, préoccupées comme de petites bourgeoises que rien ne saurait distraire des affaires du ménage. Elles entraient presque inaperçues, épuisées, essoufflées, empressées, agitées, mais discrètes, saluées au passage d’un léger signe des antennes par les jeunes amazones du portail. Tout au plus, échangeaient-elles les trois ou quatre mots, probablement indispensables, en remettant en hâte leur récolte de miel à l’une des porteuses adolescentes qui stationnent toujours dans la cour intérieure de l’usine ; — ou bien elles allaient déposer elles-mêmes, dans les vastes greniers qui entourent le couvain, les deux lourdes corbeilles de pollen accrochées à leurs cuisses, pour repartir immédiatement après, sans s’inquiéter de ce qui se passait dans les ateliers, dans le dortoir des nymphes ou le palais royal, sans se mêler, ne fût-ce qu’un instant, au brouhaha de la place publique qui s’étend devant le seuil, et qu’encombrent, aux heures de grosse chaleur, les bavardages des ventileuses qui, suivant l’expression pittoresque des apiculteurs, « font la barbe ».

XV

Aujourd’hui, tout est changé. Il est vrai qu’un certain nombre d’ouvrières, paisiblement, comme si rien n’allait se passer, vont aux champs, en reviennent, nettoient la ruche, montent aux chambres du couvain, sans se laisser gagner par l’ivresse générale. Ce sont celles qui n’accompagneront pas la reine et resteront dans la vieille demeure pour la garder, pour soigner et nourrir les neuf ou dix mille œufs, les dix-huit mille larves, les trente-six mille nymphes et les sept ou huit princesses qu’on abandonne. Elles sont choisies pour ce devoir austère, sans qu’on sache en vertu de quelles règles, ni par qui, ni comment. Elles y sont tranquillement et inflexiblement fidèles, et bien que j’aie renouvelé maintes fois l’expérience, en poudrant d’une matière colorante quelques-unes de ces « cendrillons » résignées, qu’on reconnaît assez facilement à leur allure sérieuse et un peu lourde parmi le peuple en fête, il est bien rare que j’en aie retrouvé une dans la foule enivrée de l’essaim.

XVI

Et cependant, l’attrait paraît irrésistible. C’est le délire du sacrifice, peut-être inconscient, ordonné par le dieu, c’est la fête du miel, la victoire de la race et de l’avenir, c’est le seul jour de joie, d’oubli et de folie, c’est l’unique dimanche des abeilles. C’est aussi, croirait-on, le seul jour où elles mangent à leur faim et connaissent pleinement la douceur du trésor qu’elles amassent. Elles ont l’air de prisonnières délivrées et subitement transportées dans un pays d’exubérance et de délassements. Elles exultent, ne se possèdent plus. Elles qui ne font jamais un mouvement imprécis ou inutile, elles vont, elles viennent, sortent, rentrent, ressortent pour exciter leurs sœurs, voir si la reine est prête, étourdir leur attente. Elles volent beaucoup plus haut que de coutume et font vibrer tout autour du rucher les feuillages des grands arbres. Elles n’ont plus ni craintes ni soucis. Elles ne sont plus farouches, tatillonnes, soupçonneuses, irritables, agressives, indomptables. L’homme, le maître ignoré qu’elles ne reconnaissent jamais et qui ne parvient à les asservir qu’en se pliant à toutes leurs habitudes de travail, en respectant toutes leurs lois, en suivant pas à pas le sillon que trace dans la vie leur intelligence toujours dirigée vers le bien de demain et que rien ne déconcerte ni ne détourne de son but, l’homme peut les approcher, déchirer le rideau blond et tiède que forment autour de lui leurs tourbillons retentissants, les prendre dans la main, les cueillir, comme une grappe de fruits, elles sont aussi douces, aussi inoffensives qu’une nuée de libellules ou de phalènes et, ce jour-là, heureuses, ne possédant plus rien, confiantes en l’avenir, pourvu qu’on ne les sépare pas de leur reine qui porte en elle cet avenir, elles se soumettent à tout et ne blessent personne.

XVII

Mais le véritable signal n’est pas encore donné. Dans la ruche, c’est une agitation inconcevable et un désordre dont on ne peut découvrir la pensée. En temps ordinaire, rentrées chez elles, les abeilles oublient qu’elles ont des ailes, et chacune se tient à peu près immobile, mais non pas inactive, sur les rayons, à la place qui lui est assignée par son genre de travail. Maintenant, affolées, elles se meuvent en cercles compacts du haut en bas des parois verticales, comme une pâle vibrante remuée par une main invisible. La température intérieure s’élève rapidement, à tel point, parfois, que la cire des édifices s’amollit et se déforme. La reine, qui d’habitude ne quitte jamais les rayons du centre, parcourt éperdue, haletante, la surface de la foule véhémente qui tourne et retourne sur soi. Est-ce pour hâter le départ ou pour le retarder ? Ordonne-t-elle ou bien implore-t-elle ? Propage-t-elle l’émotion prodigieuse ou si elle la subit ? Il paraît assez évident, d’après ce que nous savons de la psychologie générale de l’abeille, que l’essaimage se fait toujours contre le gré de la vieille souveraine. Au fond, la reine est, aux yeux des ascétiques ouvrières que sont ses filles, l’organe de l’amour, indispensable et sacré, mais un peu inconscient et souvent puéril. Aussi la traitent-elles comme une mère en tutelle. Elles ont pour elle un respect, une tendresse héroïque et sans bornes. À elle est réservé le miel le plus pur, spécialement distillé et presque entièrement assimilable. Elle a une escorte de satellites ou de licteurs, selon l’expression de Pline, qui veille sur elle nuit et jour, facilite son travail maternel, prépare les cellules où elle doit pondre, la choie, la caresse, la nourrit, la nettoie, absorbe même ses excréments. Au moindre accident qui lui arrive, la nouvelle se répand de proche en proche, et le peuple se bouscule et se lamente. Si on l’enlève à la ruche, et que les abeilles ne puissent espérer de la remplacer, soit qu’elle n’ait pas laissé de descendance prédestinée, soit qu’il n’y ait pas de larves d’ouvrières âgées de moins de trois jours (car toute larve d’ouvrière qui a moins de trois jours peut, grâce à une nourriture particulière, être transformée en nymphe royale, c’est le grand principe démocratique de la ruche qui compense les prérogatives de la prédestination maternelle), si, dans ces circonstances, on la saisit, on l’emprisonne, et qu’on la porte loin de sa demeure, sa perte constatée, — il s’écoule parfois deux ou trois heures avant qu’elle soit connue de tout le monde, tant la cité est vaste, — le travail cesse à peu près partout. On abandonne les petits, une partie de la population erre çà et là en quête de sa mère, une autre sort à sa recherche, les guirlandes d’ouvrières occupées à bâtir les rayons se rompent et se désagrègent, les butineuses ne visitent plus les fleurs, les gardes de l’entrée désertent leur poste, et les pillardes étrangères, tous les parasites du miel, perpétuellement à l’affût d’une aubaine, entrent et sortent librement sans que personne songe à défendre le trésor âprement amassé. Peu à peu, la cité s’appauvrit et se dépeuple, et ses habitantes, découragées, ne tardent pas à mourir de tristesse et de misère, bien que toutes les fleurs de l’été éclatent devant elles.

Mais qu’on leur restitue leur souveraine avant que sa perte soit passée en force de chose accomplie et irrémédiable, avant que la démoralisation soit trop profonde (les abeilles sont comme les hommes, un malheur et un désespoir prolongé rompt leur intelligence et dégrade leur caractère), qu’on la leur restitue quelques heures après, et l’accueil qu’elles lui font est extraordinaire et touchant. Toutes s’empressent autour d’elle, s’attroupent, grimpent les unes sur les autres, la caressent, au passage, de leurs longues antennes qui contiennent tant d’organes encore inexpliqués, lui présentent du miel, l’escortent en tumulte jusqu’aux chambres royales. Aussitôt l’ordre se rétablit, le travail reprend, des rayons centraux du couvain jusqu’aux plus lointaines annexes où s’entasse le surplus de la récolte, les butineuses sortent en files noires et rentrent parfois moins de trois minutes après déjà chargées de nectar et de pollen, les pillards et les parasites sont expulsés ou massacrés, les rues sont balayées, et la ruche retentit doucement et monotonement de ce chant bienheureux et si particulier qui est le chant intime de la présence royale.

XVIII

On a mille exemples de cet attachement, de ce dévouement absolu des ouvrières à leur souveraine. Dans toutes les catastrophes de la petite république, la chute de la ruche ou des rayons, la brutalité ou l’ignorance de l’homme, le froid, la famine, la maladie même, si le peuple périt en foule, presque toujours la reine est sauve et on la retrouve vivante sous les cadavres de ses filles fidèles. C’est que toutes la protègent, facilitent sa fuite, lui font de leur corps un rempart et un abri, lui réservent la nourriture la plus saine et les dernières gouttes de miel. Et tant qu’elle est en vie, quel que soit le désastre, le découragement n’entre pas dans la cité des « chastes buveuses de rosée ». Brisez vingt fois de suite leurs rayons, enlevez-leur vingt fois leurs enfants et leurs vivres, vous n’arriverez pas à les faire douter de l’avenir ; et décimées, affamées, réduites à une petite troupe qui peut à peine dissimuler leur mère aux yeux de l’ennemi, elles réorganiseront les règlements de la colonie, pourvoiront au plus pressé, se partageront à nouveau la besogne selon les nécessités anormales du moment malheureux, et reprendront immédiatement le travail avec une patience, une ardeur, une intelligence, une ténacité qu’on ne retrouve pas souvent à ce degré dans la nature, bien que la plupart des êtres y montrent plus de courage et de confiance que l’homme.

Pour écarter le découragement et entretenir leur amour, il ne faut même pas que la reine soit présente, il suffit qu’elle ait laissé à l’heure de sa mort ou de son départ le plus fragile espoir de descendance. « Nous avons vu, dit le vénérable Langstroth, l’un des pères de l’apiculture moderne, nous avons vu une colonie qui n’avait pas assez d’abeilles pour couvrir un rayon de dix centimètres carrés essayer d’élever une reine. Pendant deux semaines entières elles en conservèrent l’espoir ; à la fin, lorsque leur nombre était réduit de moitié, leur reine naquit, mais ses ailes étaient si imparfaites qu’elle ne put voler. Quoiqu’elle fût impotente, ses abeilles ne la traitèrent pas avec moins de respect. Une semaine plus tard, il ne restait guère plus d’une douzaine d’abeilles ; enfin, quelques jours après, la reine avait disparu, laissant sur les rayons quelques malheureuses inconsolables. »

XIX

Voici, entre autres, une circonstance, née des épreuves inouïes que notre intervention récente et tyrannique fait subir aux infortunées mais inébranlables héroïnes, où l’on saisit au vif le dernier geste de l’amour filial et de l’abnégation. J’ai plus d’une fois, comme tout amateur d’abeilles, fait venir d’Italie des reines fécondées, car la race italienne est meilleure, plus robuste, plus prolifique, plus active et plus douce que la nôtre. Ces envois se font dans de petites boîtes percées de trous. On y met quelques vivres et on y renferme la reine accompagnée d’un certain nombre d’ouvrières, choisies autant que possible parmi les plus âgées (l’âge des abeilles se reconnaît assez facilement à leur corps plus poli, amaigri, presque chauve, et surtout à leurs ailes usées et déchirées par le travail), pour la nourrir, la soigner et veiller sur elle durant le voyage. Bien souvent, à l’arrivée, la plupart des ouvrières avaient succombé. Une fois même, toutes étaient mortes de faim ; mais, cette fois comme les autres, la reine était intacte et vigoureuse, et la dernière de ses compagnes avait probablement péri en offrant à sa souveraine, symbole d’une vie plus précieuse et plus vaste que la sienne, la dernière goutte de miel qu’elle tenait en réserve au fond de son jabot.

XX

L’homme ayant observé cette affection si constante a su tourner à son avantage l’admirable sens politique, l’ardeur au travail, la persévérance, la magnanimité, la passion de l’avenir qui en découlent ou s’y trouvent renfermés. C’est grâce à elle que depuis quelques années il est parvenu à domestiquer jusqu’à un certain point, et à leur insu, les farouches guerrières, car elles ne cèdent à aucune force étrangère, et dans leur inconsciente servitude elles ne servent encore que leurs propres lois asservies. Il peut croire qu’en tenant la reine, il tient dans sa main l’âme et les destinées de la ruche. Selon la manière dont il en use, dont il en joue, pour ainsi dire, il provoque, par exemple, et multiplie, il empêche ou restreint l’essaimage, il réunit ou divise les colonies, il dirige l’émigration des royaumes. Il n’en est pas moins vrai que la reine n’est au fond qu’une sorte de vivant symbole, qui, comme tous les symboles, représente un principe moins visible et plus vaste, dont il est bon que l’apiculteur tienne compte s’il ne veut pas s’exposer à plus d’une déconvenue. Au reste, les abeilles ne s’y trompent point et ne perdent pas de vue, à travers leur reine visible et éphémère, leur véritable souveraine immatérielle et permanente, qui est leur idée fixe. Que cette idée soit consciente ou non, cela n’importe que si nous voulons plus spécialement admirer les abeilles qui l’ont ou la nature qui l’a mise en elles. En quelque point qu’elle se trouve, dans ces petits corps si frêles, ou dans le grand corps inconnaissable, elle est digne de notre attention. Et, pour le dire en passant, si nous prenions garde à ne pas subordonner notre admiration à tant de circonstances de lieu ou d’origine, nous ne perdrions pas si souvent l’occasion d’ouvrir nos yeux avec étonnement, et rien n’est plus salutaire que de les ouvrir ainsi.

XXI

On se dira que ce sont là des conjectures bien hasardeuses et trop humaines, que les abeilles n’ont probablement aucune idée de ce genre, et que la notion de l’avenir, de l’amour de la race, et tant d’autres que nous leur attribuons, ne sont au fond que les formes que prennent pour elles la nécessité de vivre, la crainte de la souffrance et de la mort et l’attrait du plaisir. J’en conviens ; tout cela, si l’on veut, n’est qu’une manière de parler, aussi n’y attaché-je pas grande importance. La seule chose certaine ici, comme elle est la seule chose certaine dans tout ce que nous savons, c’est que l’on constate que dans telle et telle circonstance, les abeilles se conduisent envers leur reine de telle ou telle façon. Le reste est un mystère autour duquel on ne peut faire que des conjectures plus ou moins agréables, plus ou moins ingénieuses. Mais si nous parlions des hommes, comme il serait peut-être sage de parler des abeilles, aurions-nous le droit d’en dire beaucoup davantage ? Nous aussi nous n’obéissons qu’aux nécessités, à l’attrait du plaisir ou à l’horreur de la souffrance, et ce que nous appelons notre intelligence a la même origine et la même mission que ce que nous appelons instinct chez les animaux. Nous accomplissons certains actes, dont nous croyons connaître les effets, nous en subissons, dont nous nous flattons de pénétrer les causes mieux qu’ils ne font ; mais outre que cette supposition ne repose sur rien d’inébranlable, ces actes sont minimes et rares, comparés à la foule énorme des autres, et tous, les mieux connus et les plus ignorés, les plus petits et les plus grandioses, les plus proches et les plus éloignés, s’accomplissent dans une nuit profonde où il est probable que nous sommes à peu près aussi aveugles que nous supposons que le sont les abeilles.

XXII

« On conviendra, dit quelque part Buffon, qui a contre les abeilles une rancune assez plaisante, on conviendra qu’à prendre ces mouches une à une, elles ont moins de génie que le chien, le singe et la plupart des animaux ; on conviendra qu’elles ont moins de docilité, moins d’attachement, moins de sentiment, moins, en un mot, de qualités relatives aux nôtres ; dès lors on doit convenir que leur intelligence apparente ne vient que de leur multitude réunie ; cependant cette réunion même ne suppose aucune intelligence, car ce n’est point par des vues morales qu’elles se réunissent, c’est sans leur consentement qu’elles se trouvent ensemble. Cette société n’est donc qu’un assemblage physique, ordonné par la nature, et indépendant de toute connaissance, de tout raisonnement. La mère abeille produit dix mille individus tout à la fois, et dans le même lieu ; ces dix mille individus, fussent-ils encore mille fois plus stupides que je ne le suppose, seront obligés, pour continuer seulement d’exister, de s’arranger de quelque façon ; comme ils agissent tous les uns comme les autres avec des forces égales, eussent-ils commencé par se nuire, à force de se nuire ils arriveront bientôt à se nuire le moins possible, c’est-à-dire à s’aider ; ils auront donc l’air de s’entendre et de concourir au même but ; l’observateur leur prêtera bientôt des vues et tout l’esprit qui leur manque, il voudra rendre raison de chaque action, chaque mouvement aura bientôt son motif, et de là sortiront des merveilles ou des monstres de raisonnements sans nombre ; car ces dix mille individus qui ont tous été produits à la fois, qui ont habité ensemble, qui se sont tous métamorphosés à peu près dans le même temps, ne peuvent manquer de faire tous la même chose, et, pour peu qu’ils aient de sentiment, de prendre les habitudes communes, de s’arranger, de se trouver bien ensemble, de s’occuper de leur demeure, d’y revenir après s’en être éloignés, etc., et de là l’architecture, la géométrie, l’ordre, la prévoyance, l’amour de la patrie, la république en un mot, le tout fondé, comme l’on voit, sur l’admiration de l’observateur. »

Voilà une manière toute contraire d’expliquer nos abeilles. Elle peut sembler d’abord plus naturelle ; mais ne serait-ce pas, au fond, par la raison bien simple qu’elle n’explique presque rien ? Je passe sur les erreurs matérielles de cette page ; mais s’accommoder ainsi, en se nuisant le moins possible, des nécessités de la vie commune, cela ne suppose-t-il pas une certaine intelligence, qui paraîtra d’autant plus remarquable qu’on examinera de plus près de quelle façon ces « dix mille individus » évitent de se nuire et arrivent à s’aider ? Aussi bien n’est-ce pas notre propre histoire ; et que dit le vieux naturaliste irrité qui ne s’applique exactement à toutes nos sociétés humaines ? Notre sagesse, nos vertus, notre politique, âpres fruits de la nécessité que notre imagination a dorés, n’ont d’autre but que d’utiliser notre égoïsme et de tourner au bien commun l’activité naturellement nuisible de chaque individu. Et puis, encore une fois, si l’on veut que les abeilles n’aient aucune des idées, aucun des sentiments que nous leur attribuons, que nous importe le lieu de notre étonnement ? Si l’on croit qu’il est imprudent d’admirer les abeilles, nous admirerons la nature, il arrivera toujours un moment où l’on ne pourra plus nous arracher notre admiration et nous ne perdrons rien pour avoir reculé et attendu.


XXIII

Quoi qu’il en soit, et pour ne pas abandonner notre conjecture qui a du moins l’avantage de relier dans notre esprit certains actes qui sont évidemment liés dans la réalité, c’est beaucoup plus l’avenir infini de leur race que les abeilles adorent en leur reine que leur reine elle-même. Les abeilles ne sont guère sentimentales, et quand une des leurs revient du travail si grièvement blessée qu’elles estiment qu’elle ne pourra plus rendre aucun service, elles l’expulsent impitoyablement. Et cependant, on ne peut dire qu’elles soient tout à fait incapables d’une sorte d’attachement personnel pour leur mère. Elles la reconnaissent entre toutes. Alors même qu’elle est vieille, misérable, estropiée, les gardes de la porte ne permettront jamais à une reine inconnue, si jeune, si belle, si féconde qu’elle paraisse, de pénétrer dans la ruche. Il est vrai que c’est là un des principes fondamentaux de leur police, auquel on ne déroge parfois, aux époques de grande miellée, qu’en faveur de quelque ouvrière étrangère bien chargée de vivres.

Lorsque la reine est devenue complètement stérile elles la remplacent en élevant un certain nombre de princesses royales. Mais que font-elles de la vieille souveraine ? On ne le sait pas exactement, mais il est arrivé parfois aux éleveurs d’abeilles de trouver sur les rayons d’une ruche une reine magnifique et dans la fleur de l’âge, et, tout au fond, en un réduit obscur, l’ancienne « maîtresse », comme on l’appelle en Normandie, amaigrie et percluse. Il semble que dans ce cas elles aient dû prendre soin de la protéger jusqu’au bout contre la haine de sa vigoureuse rivale qui ne rêve que sa mort, car les reines ont entre elles une horreur invincible qui les fait se précipiter l’une sur l’autre dès qu’il s’en trouve deux sous le même toit. On croirait volontiers qu’elles assurent ainsi à la plus vieille une sorte de retraite humble et paisible pour y finir ses jours dans un coin reculé de la ville. Ici encore nous touchons à l’une des mille énigmes du royaume de cire, et nous avons l’occasion de constater, une fois de plus, que la politique et les habitudes des abeilles ne sont nullement fatales et étroites, et qu’elles obéissent à bien des mobiles plus compliqués que ceux que nous croyons connaître.

XXIV

Mais nous troublons à chaque instant les lois de la nature qui doivent leur sembler le plus inébranlables. Nous les mettons tous les jours dans la situation où nous nous trouverions nous-mêmes si quelqu’un supprimait brusquement autour de nous les lois de la pesanteur, de l’espace, de la lumière ou de la mort. Que feront-elles donc si on introduit de force ou frauduleusement une seconde reine dans la cité ? À l’état de nature, ce cas, grâce aux sentinelles de l’entrée, ne s’est peut-être jamais présenté depuis qu’elles habitent ce monde. Elles ne s’affolent point et savent concilier du mieux qu’il est possible, dans une conjoncture aussi prodigieuse, deux principes qu’elles respectent comme des ordres divins. Le premier est celui de la maternité unique qui ne fléchit jamais, hors le cas (et tout à fait exceptionnellement dans ce cas) de stérilité de la reine régnante. Le second est plus curieux encore, mais, s’il ne peut être outrepassé, du moins admet-il qu’on le tourne pour ainsi dire judaïquement. Ce principe est celui qui revêt d’une sorte d’inviolabilité la personne de toute reine, quelle qu’elle soit. Il serait facile aux abeilles de percer l’intruse de mille dards empoisonnés ; elle périrait sur l’heure et elles n’auraient plus qu’à traîner son cadavre hors de la ruche. Mais bien qu’elles aient l’aiguillon toujours prêt, qu’elles s’en servent à tout moment pour se combattre entre elles, pour mettre à mort les mâles, les ennemis ou les parasites, elles ne le tirent jamais contre une reine, de même qu’une reine ne tire jamais le sien contre l’homme, ni contre un animal, ni contre une abeille ordinaire ; et son arme royale, qui, au lieu d’être droite comme celle des ouvrières est recourbée en forme de cimeterre, elle ne la dégaine que lorsqu’elle combat une égale, c’est-à-dire une autre reine.

Aucune abeille n’osant, vraisemblablement, assumer l’horreur d’un régicide direct et sanglant, dans toutes les circonstances où il importe au bon ordre et à la prospérité de la république qu’une reine périsse, elles s’efforcent de donner à sa mort l’apparence de la mort naturelle ; elles subdivisent le crime à l’infini, de manière qu’il devienne anonyme.

« Elles emballent » alors la souveraine étrangère, pour me servir de l’expression technique des apiculteurs, ce qui signifie qu’elles l’enveloppent tout entière de leurs corps innombrables et entrelacés. Elles forment ainsi une espèce de prison vivante où la captive ne peut plus se mouvoir, et qu’elles maintiennent autour d’elle durant vingt-quatre heures s’il le faut, jusqu’à ce qu’elle y meure de faim ou étouffée.

Si la reine légitime s’approche à ce moment et que, flairant une rivale, elle paraisse disposée à l’attaquer, les parois mouvantes de la prison s’ouvriront aussitôt devant elle. Les abeilles feront cercle autour des deux ennemies, et sans y prendre part, attentives mais impartiales, elles assisteront au combat singulier, car seule une mère peut tirer l’aiguillon contre une mère, seule celle qui porte dans ses flancs près d’un million de vies, paraît avoir le droit de donner d’un seul coup près d’un million de morts.

Mais si le choc se prolonge sans résultat, si les deux aiguillons recourbés glissent inutilement sur les lourdes cuirasses de chitine, la reine qui fait mine de fuir, la légitime aussi bien que l’étrangère, sera saisie, arrêtée et recouverte de la prison frémissante, jusqu’à ce qu’elle manifeste l’intention de reprendre la lutte. Il convient d’ajouter que dans les nombreuses expériences qu’on a faites à ce sujet, on a vu presque invariablement la reine régnante remporter la victoire, soit que, se sentant chez elle, au milieu des siens, elle ait plus d’audace et d’ardeur que l’autre, soit que les abeilles, si elles sont impartiales au moment du combat, le soient moins dans la manière dont elles emprisonnent les deux rivales, car leur mère ne paraît guère souffrir de cet emprisonnement, au lieu que l’étrangère en sort presque toujours visiblement froissée et alanguie.

XXV

Une expérience facile montre mieux que toute autre que les abeilles reconnaissent leur reine et ont pour elle un véritable attachement. Enlevez la reine d’une ruche et vous verrez bientôt se produire tous les phénomènes d’angoisse et de détresse que j’ai décrits dans un chapitre précédent. Rendez-lui, quelques heures après, la même reine, toutes ses filles viendront à sa rencontre en lui offrant du miel. Les unes feront la haie sur son passage ; les autres, se mettant la tête en bas et l’abdomen en l’air, formeront devant elle de grands demi-cercles immobiles mais sonores, où elles chantent sans doute l’hymne du bon retour et qui marquent, dirait-on, dans leurs rites royaux, le respect solennel ou le bonheur suprême.

Mais n’espérez pas de les tromper en substituant à la reine légitime une mère étrangère. À peine aura-t-elle fait quelques pas dans la place, que les ouvrières indignées accourront de toutes parts. Elle sera immédiatement saisie, enveloppée et maintenue dans la terrible prison tumultueuse dont les murs obstinés se relayeront, si l’on peut dire, jusqu’à sa mort, car, dans ce cas particulier, il n’arrive presque jamais qu’elle en sorte vivante.

Aussi est-ce une des grandes difficultés de l’apiculture, que l’introduction et le remplacement des reines. Il est curieux de voir à quelle diplomatie, à quelles ruses compliquées, l’homme doit avoir recours pour imposer son désir et donner le change à ces petits insectes si perspicaces, mais toujours de bonne foi, qui acceptent avec un courage touchant les événements les plus inattendus, et n’y voient, apparemment, qu’un caprice nouveau, mais fatal de la nature. En somme, dans toute cette diplomatie et dans le désarroi désespérant qu’amènent assez souvent ces ruses hasardées, c’est toujours sur l’admirable sens pratique des abeilles que l’homme compte presque empiriquement, sur le trésor inépuisable de leurs lois et de leurs habitudes merveilleuses, sur leur amour de l’ordre, de la paix et du bien public, sur leur fidélité à l’avenir, sur la fermeté si habile et le désintéressement si sérieux de leur caractère, et surtout sur une constance à remplir leurs devoirs que rien ne parvient à lasser. Mais le détail de ces procédés appartient aux traités d’apiculture proprement dits et nous entraînerait trop loin[2].

XXVI

Quant à l’affection personnelle dont nous parlions, et pour en finir avec elle, s’il est probable qu’elle existe, il est certain aussi que sa mémoire est courte, et si vous prétendez rétablir dans son royaume une mère exilée quelques jours, elle y sera reçue de telle façon par ses filles outrées qu’il faudra vous hâter de l’arracher à l’incarcération mortelle qui est le châtiment des reines inconnues. C’est qu’elles ont eu le temps de transformer en cellules royales une dizaine d’habitations d’ouvrières et que l’avenir de la race ne court plus aucun danger. Leur attachement croît ou décroît selon la manière dont la reine représente cet avenir. Ainsi on voit fréquemment, lorsqu’une reine vierge accomplit la cérémonie périlleuse du « vol nuptial », ses sujettes à tel point inquiètes de la perdre que toutes l’accompagnent dans cette tragique et lointaine recherche de l’amour dont je parlerai tout à l’heure, ce qu’elles ne font jamais quand on a pris soin de leur donner un fragment de rayon contenant des cellules de jeune couvain, où elles trouvent l’espoir d’élever d’autres mères. L’attachement peut même se tourner en fureur et en haine si leur souveraine ne remplit pas tous ses devoirs envers la divinité abstraite que nous appellerions la société future et qu’elles conçoivent plus vivement que nous. Il est arrivé, par exemple, que des apiculteurs, pour diverses raisons, ont empêché la reine de se joindre à l’essaim en la retenant dans la ruche à l’aide d’un treillis au travers duquel les fines et agiles ouvrières passaient sans s’en douter, mais que la pauvre esclave de l’amour, notablement plus lourde et plus corpulente que ses filles, ne parvenait pas à franchir. À la première sortie, les abeilles, constatant qu’elle ne les avait pas suivies, revenaient à la ruche et gourmandaient, bousculaient et malmenaient très manifestement la malheureuse prisonnière, qu’elles accusaient sans doute de paresse, ou supposaient un peu faible d’esprit. À la deuxième sortie, sa mauvaise volonté paraissant évidente, la colère augmentait et les sévices devenaient plus sérieux. Enfin, à la troisième, la jugeant irrémédiablement infidèle à sa destinée et à l’avenir de la race, presque toujours elles la condamnaient et la mettaient à mort dans la prison royale.

XXVII

Comme on le voit, tout est subordonné à cet avenir avec une prévoyance, un concert, une inflexibilité, une habileté à interpréter les circonstances, à en tirer parti, qui confondent l’admiration quand on tient compte de tout l’imprévu, de tout le surnaturel que notre intervention récente répand sans cesse dans leurs demeures. On dira peut-être que, dans le dernier cas, elles interprètent bien mal l’impuissance de la reine à les suivre. Serions-nous beaucoup plus perspicaces, si une intelligence d’un ordre différent et servie par un corps si colossal que ses mouvements sont à peu près aussi insaisissables que ceux d’un phénomène naturel, s’amusait à nous tendre des pièges du même genre ? N’avons-nous pas mis quelques milliers d’années à inventer une interprétation de la foudre suffisamment plausible ? Toute intelligence est frappée de lenteur quand elle sort de sa sphère qui est toujours petite, et qu’elle se trouve en présence d’événements qu’elle n’a pas mis en branle. Il n’est pas certain, au surplus, si l’épreuve du treillis se généralisait et se prolongeait, que les abeilles ne finissent point par la comprendre et obvier à ses inconvénients. Elles ont déjà compris bien d’autres épreuves et en ont tiré le parti le plus ingénieux. L’épreuve des « rayons mobiles » ou celle des « sections », par exemple, où on les oblige d’emmagasiner leur miel de réserve dans de petites boîtes symétriquement empilées, ou bien encore l’épreuve extraordinaire de la « cire gaufrée », où les alvéoles ne sont esquissés que par un mince contour de cire, dont elles saisissent immédiatement l’utilité et qu’elles étirent avec soin, de manière à former, sans perte de substance ni de travail, des cellules parfaites. Ne découvrent-elles pas, dans toutes les circonstances qui ne se présentent pas sous la forme d’un piège tendu par une sorte de dieu malin et narquois, la meilleure et la seule solution humaine ? Pour citer une de ces circonstances naturelles, mais tout à fait anormales, qu’une limace ou une souris se glissent dans la ruche et y soient mises à mort, que feront-elles pour se débarrasser du cadavre qui bientôt empoisonnerait l’atmosphère ? S’il leur est impossible de l’expulser ou de le dépecer, elles l’enferment méthodiquement et hermétiquement dans un véritable sépulcre de cire et de propolis, qui se dresse bizarrement parmi les monuments ordinaires de la cité. J’ai rencontré, l’an dernier, dans une de mes ruches, une agglomération de trois de ces tombes, séparées comme les alvéoles des rayons par des parois mitoyennes, de façon à économiser le plus de cire possible. Les prudentes ensevelisseuses les avaient élevées sur les restes de trois petits escargots qu’un enfant avait introduits dans leur phalanstère. D’habitude, quand il s’agit d’escargots, elles se contentent de recouvrir de cire l’orifice de la coquille. Mais ici, les coquilles ayant été plus ou moins brisées ou lézardées, elles avaient jugé plus simple d’ensevelir le tout ; et pour ne pas gêner le va-et-vient de l’entrée, elles avaient ménagé dans cette masse encombrante un certain nombre de galeries exactement proportionnées, non pas à leur taille, mais à celle des mâles, qui sont environ deux fois plus gros qu’elles. Ceci, et le fait suivant, ne permettent-ils pas de croire qu’elles arriveraient un jour à démêler la raison pourquoi la reine ne peut les suivre à travers le treillis ? Elles ont un sens très sûr des proportions et de l’espace nécessaire à un corps pour se mouvoir. Dans les régions où pullule le hideux sphinx tête-de-mort, l’Acherontia Atropos, elles construisent à l’entrée de leurs ruches des colonnettes de cire entre lesquelles le pilleur nocturne ne peut introduire son énorme abdomen.

XXVIII

En voilà assez sur ce point ; je n’en finirais point s’il fallait épuiser tous les exemples. Pour résumer le rôle et la situation de la reine, on peut dire qu’elle est le cœur-esclave de la cité dont l’intelligence l’environne. Elle est la souveraine unique, mais aussi la servante royale, la dépositaire captive et la déléguée responsable de l’amour. Son peuple la sert et la vénère, tout en n’oubliant point que ce n’est pas à sa personne qu’il se soumet, mais à la mission qu’elle remplit et aux destinées qu’elle représente. On aurait bien du mal à trouver une république humaine dont le plan embrasse une portion aussi considérable des désirs de notre planète ; une démocratie où l’indépendance soit en même temps plus parfaite et plus raisonnable, et l’assujettissement plus total et mieux raisonné. Mais on n’en trouverait pas non plus où les sacrifices soient plus durs et plus absolus. N’allez pas croire que j’admire ces sacrifices autant que leurs résultats. Il serait évidemment souhaitable que ces résultats pussent s’obtenir avec moins de souffrance, moins de renoncements. Mais le principe accepté, — et peut-être est-il nécessaire dans la pensée de notre globe, — son organisation est admirable. Quelle que soit sur ce point la vérité humaine, dans la ruche, la vie n’est pas envisagée comme une série d’heures plus ou moins agréables dont il est sage de n’assombrir et de n’aigrir que les minutes indispensables à son maintien, mais comme un grand devoir commun et sévèrement divisé envers un avenir qui recule sans cesse depuis le commencement du monde. Chacun y renonce à plus de la moitié de son bonheur et de ses droits. La reine dit adieu à la lumière du jour, au calice des fleurs et à la liberté ; les ouvrières à l’amour, à quatre ou cinq années de vie et à la douceur d’être mères. La reine voit son cerveau réduit à rien au profit des organes de la reproduction, et les travailleuses, ces mêmes organes s’atrophier au bénéfice de leur intelligence. Il ne serait pas juste de soutenir que la volonté ne prenne aucune part à ces renoncements. Il est vrai que l’ouvrière ne peut changer sa propre destinée, mais elle dispose de celle de toutes les nymphes qui l’entourent et qui sont ses filles indirectes. Nous avons vu que chaque larve d’ouvrière, si elle était nourrie et logée selon le régime royal, pourrait devenir reine ; et pareillement, chaque larve royale, si l’on changeait sa nourriture et qu’on réduisît sa cellule, serait transformée en ouvrière. Ces prodigieuses élections s’opèrent tous les jours dans l’ombre dorée de la ruche. Elles ne s’effectuent pas au hasard, mais une sagesse dont l’homme seul peut abuser la loyauté, la gravité profondes, une sagesse toujours en éveil, les fait ou les défait, en tenant compte de tout ce qui se passe hors de la cité comme de tout ce qui a lieu dans ses murs. Si des fleurs imprévues abondent tout à coup, si la colline ou les bords de la rivière resplendissent d’une moisson nouvelle, si la reine est vieille ou moins féconde, si la population s’accumule et se sent à l’étroit, vous verrez s’élever des cellules royales. Ces mêmes cellules pourront être détruites si la récolte vient à manquer ou si la ruche est agrandie. Elles seront souvent maintenues tant que la jeune reine n’aura pas accompli ou réussi son vol nuptial, pour être anéanties lorsqu’elle rentrera dans la ruche en traînant derrière elle, comme un trophée, le signe irrécusable de sa fécondation. Où est-elle, cette sagesse qui pèse ainsi le présent et l’avenir et pour laquelle ce qui n’est pas encore visible a plus de poids que tout ce que l’on voit ? Où siège-t-elle, cette prudence anonyme qui renonce et choisit, qui élève et rabaisse, qui de tant d’ouvrières pourrait faire tant de reines et qui de tant de mères fait un peuple de vierges ? Nous avons dit ailleurs qu’elle se trouve dans « l’Esprit de la ruche » ; mais « l’Esprit de la ruche » où le chercher enfin, sinon dans l’assemblée des ouvrières ? Peut-être, pour se convaincre que c’est là qu’il réside, n’était-il pas nécessaire d’observer si attentivement les habitudes de la république royale. Il suffisait, comme l’ont fait Dujardin, Brandt, Girard, Vogel et d’autres entomologistes, de placer sous le microscope, à côté du crâne un peu vide de la reine et du chef magnifique des mâles où resplendissent vingt-six mille yeux, la petite tête ingrate et soucieuse de la vierge ouvrière. Nous aurions vu que dans cette petite tête se déroulent les circonvolutions du cerveau le plus vaste et le plus ingénieux de la ruche. Il est même le plus beau, le plus compliqué, le plus délicat, le plus parfait, dans un autre ordre et avec une organisation différente, qui soit dans la nature après celui de l’homme[3]. Ici encore, comme partout dans le régime du monde que nous connaissons, là où se trouve le cerveau, se trouve l’autorité, la force véritable, la sagesse et la victoire. Ici encore, c’est un atome presque invisible de cette substance mystérieuse qui asservit et organise la matière, et qui sait se créer une petite place triomphante et durable au milieu des puissances énormes et inertes du néant et de la mort.

XXIX

Maintenant, revenons à notre ruche qui essaime et où l’on n’a pas attendu la fin de ces réflexions pour donner le signal du départ. À l’instant que ce signal se donne, on dirait que toutes les portes de la ville s’ouvrent en même temps d’une poussée subite et insensée, et la foule noire s’en évade ou plutôt en jaillit, selon le nombre des ouvertures, en un double, triple ou quadruple jet direct, tendu, vibrant et ininterrompu qui fuse et s’évase aussitôt dans l’espace en un réseau sonore tissu de cent mille ailes exaspérées et transparentes. Pendant quelques minutes, le réseau flotte ainsi au-dessus du rucher dans un prodigieux murmure de soieries diaphanes que mille et mille doigts électrisés déchireraient et recoudraient sans cesse. Il ondule, il hésite, il palpite comme un voile d’allégresse que des mains invisibles soutiendraient dans le ciel où l’on dirait qu’elles le ploient et le déploient depuis les fleurs jusqu’à l’azur, en attendant une arrivée ou un départ auguste. Enfin, l’un des pans se rabat, un autre se relève, les quatre coins pleins de soleil du radieux manteau qui chante, se rejoignent, et, pareil à l’une de ces nappes intelligentes qui pour accomplir un souhait traversent l’horizon dans les contes de fées, il se dirige tout entier et déjà replié, afin de recouvrir la présence sacrée de l’avenir, vers le tilleul, le poirier ou le saule où la reine vient de se fixer comme un clou d’or auquel il accroche une à une ses ondes musicales, et autour duquel il enroule son étoffe de perles tout illuminée d’ailes.

Ensuite le silence renaît ; et ce vaste tumulte et ce voile redoutable qui paraissait ourdi d’innombrables menaces, d’innombrables colères, et cette assourdissante grêle d’or qui toujours en suspens retentissait sans répit sur tous les objets d’alentour, tout cela se réduit la minute d’après à une grosse grappe inoffensive et pacifique suspendue à une branche d’arbre et formée de milliers de petites baies vivantes, mais immobiles, qui attendent patiemment le retour des éclaireurs partis à la recherche d’un abri.

XXX

C’est la première étape de l’essaim qu’on appelle « l’essaim primaire », à la tête duquel se trouve toujours la vieille reine. Il se pose d’habitude sur l’arbre ou l’arbuste le plus proche du rucher, car la reine, alourdie de ses œufs et n’ayant pas revu la lumière depuis son vol nuptial ou depuis l’essaimage de l’année précédente, hésite encore à se lancer dans l’espace et paraît avoir oublié l’usage de ses ailes.

L’apiculteur attend que la masse se soit bien agglomérée, puis, la tête couverte d’un large chapeau de paille (car l’abeille la plus inoffensive tire inévitablement l’aiguillon lorsqu’elle s’égare dans les cheveux, où elle se croit prise au piège), mais sans masque et sans voile, s’il a de l’expérience, et après avoir plongé dans l’eau froide ses bras nus jusqu’au coude, il recueille l’essaim en secouant vigoureusement au-dessus d’une ruche renversée la branche qui le porte. La grappe y tombe lourdement comme un fruit mûr. Ou bien, si la branche est trop forte, il puise à même le tas, à l’aide d’une cuiller et répand ensuite où il veut les cuillerées vivantes, comme il ferait du blé. Il n’a pas à craindre les abeilles qui bourdonnent autour de lui et qui couvrent en foule ses mains et son visage. Il écoute leur chant d’ivresse qui ne ressemble pas à leur chant de colère. Il n’a pas à craindre que l’essaim se divise, s’irrite, se dissipe ou s’échappe. Je l’ai dit : ce jour-là, les mystérieuses ouvrières ont un esprit de fête et de confiance que rien ne saurait altérer. Elles se sont détachées des biens qu’elles avaient à défendre, et ne reconnaissent plus leurs ennemis. Elles sont inoffensives à force d’être heureuses, et elles sont heureuses sans qu’on sache pourquoi : elles accomplissent la loi. Tous les êtres ont ainsi un moment de bonheur aveugle que la nature leur ménage lorsqu’elle veut arriver à ses fins. Ne nous étonnons point que les abeilles en soient dupes ; nous-mêmes, depuis tant de siècles que nous l’observons avec l’aide d’un cerveau plus parfait que le leur, nous en sommes dupes aussi et ignorons encore si elle est bienveillante, indifférente ou bassement cruelle.

L’essaim demeurera où la reine est tombée, et fût-elle tombée seule dans la ruche, sa présence signalée toutes les abeilles, en longues files noires, dirigeront leurs pas vers la retraite maternelle ; et tandis que la plupart y pénètrent en hâte, une multitude d’autres, s’arrêtant un instant sur le seuil des portes inconnues, y formeront les cercles d’allégresse solennelle dont elles ont coutume de saluer les événements heureux. Elles « battent le rappel », disent les paysans. À l’instant même, l’abri inespéré est accepté et exploré dans ses moindres recoins ; sa position dans le rucher, sa forme, sa couleur sont reconnus et inscrits dans des milliers de petites mémoires prudentes et fidèles. Les points de repère des alentours sont soigneusement relevés, la cité nouvelle existe déjà tout entière au fond de leurs imaginations courageuses, et sa place est marquée dans l’esprit et le cœur de tous ses habitants ; on entend retentir en ses murs l’hymne d’amour de la présence royale, et le travail commence.

XXXI

Si l’homme ne le recueille point, l’histoire de l’essaim ne finit pas ici. Il reste suspendu à la branche jusqu’au retour des ouvrières qui font l’office d’éclaireurs ou de fourriers ailés et qui, dès les premières minutes de l’essaimage, se sont dispersées dans toutes les directions pour aller à la recherche d’un logis. Une à une elles reviennent et rendent compte de leur mission, et, puisqu’il nous est impossible de pénétrer la pensée des abeilles, il faut bien que nous interprétions humainement le spectacle auquel nous assistons. Il est donc probable qu’on écoute attentivement leurs rapports. L’une préconise apparemment un arbre creux, une autre vante les avantages d’une fente dans un vieux mur, d’une cavité dans une grotte ou d’un terrier abandonné. Il arrive souvent que l’assemblée hésite et délibère jusqu’au lendemain matin. Enfin le choix se fait et l’accord s’établit. À un moment donné, toute la grappe s’agite, fourmille, se désagrège, s’éparpille et, d’un vol impétueux et soutenu qui cette fois ne connaît plus d’obstacle, par-dessus les haies, les champs de blé, les champs de lin, les meules, les étangs, les villages et les fleuves, le nuage vibrant se dirige en droite ligne vers un but déterminé et toujours très lointain. Il est rare que l’homme le puisse suivre dans cette seconde étape. Il retourne à la nature, et nous perdons la trace de sa destinée.

  1. Les chiffres que nous donnons ici sont rigoureusement exacts. Ce sont ceux d’une forte ruche en pleine prospérité.
  2. On introduit d’ordinaire la reine étrangère en l’enfermant dans une petite cage de fils de fer que l’on suspend entre deux rayons. La cage est munie d’une porte de cire et de miel que rongent les ouvrières lorsque leur colère est passée, délivrant ainsi la prisonnière, qu’elles accueillent assez souvent sans malveillance. M. S. Simmins, directeur du grand rucher de Rottingdean, a trouvé récemment un autre mode d’introduction, extrêmement simple, qui réussit presque toujours et qui se généralise parmi les apiculteurs soucieux de leur art. Ce qui rend d’habitude l’introduction si difficile, c’est l’attitude de la reine. Elle s’affole, fuit, se cache, se conduit comme une intruse, éveille des soupçons que l’examen des ouvrières ne tarde pas à confirmer. M. Simmins isole d’abord complètement et fait jeûner pendant une demi-heure la reine à introduire. Il soulève ensuite un coin de la couverture intérieure de la ruche orpheline et dépose la reine étrangère au sommet de l’un des rayons. Désespérée par son isolement antérieur, elle est heureuse de se retrouver parmi des abeilles et, affamée, elle accepte avidement les aliments qu’on lui offre. Les ouvrières, trompées par cette assurance, ne font pas d’enquête, s’imaginent probablement que leur ancienne reine est revenue, et l’accueillent avec joie. Il semble résulter de cette expérience que, contrairement à l’opinion de Huber et de tous les observateurs, elles ne soient pas capables de reconnaître leur reine. Quoi qu’il en puisse être, les deux explications également plausibles — bien que la vérité se trouve peut-être dans une troisième qui ne nous est pas encore connue — montrent une fois de plus combien la psychologie de l’abeille est complexe et obscure. Et de ceci, comme de toutes les questions de la vie, il n’y a qu’une conclusion à tirer, c’est qu’il faut, en attendant mieux, que la curiosité règne dans notre cœur.
  3. Le cerveau de l’abeille, selon les calculs de Dujardin, forme la 174e partie du poids total de l’insecte ; celui de la fourmi la 296e. En revanche, les corps pédonculés qui paraissent se développer à proportion des triomphes que l’intelligence remporte sur l’instinct, sont un peu moins importants chez l’abeille que chez la fourmi. Ceci compensant cela, il semble résulter de ces estimations, en y respectant la part de l’hypothèse, et en tenant compte de l’obscurité de la matière, que la valeur intellectuelle de la fourmi et de l’abeille doive être à peu près égale.