cimes desséchées, un ciel ardent ou pâle, des arbres au feuillage toujours brûlé, puis dépouillés avant l’hiver, le spectacle de cette métamorphose presque subite étonne et ravit en même temps ; il semble que l’on soit brusquement transporté dans une autre contrée ou que l’on découvre tout d’un coup, comme par miracle, quelque nouvelle terre promise.

Lassé du repos monotone de la ville, je choisis cette époque pour parcourir seul, presque toujours à pied, les sites les moins connus de la campagne d’Achaïe, et visiter successivement les monastères ou les villages des environs d’Aigion, réservant pour la fin du printemps une excursion plus lointaine au monastère de Mégaspiléon, et à la vallée légendaire des Chutes du Styx.

I

Les couvens sont très nombreux en Grèce, et si différens les uns des autres à tous les points de vue, qu’il serait difficile au voyageur d’en faire l’objet d’une observation commune ; ils apparaissent plutôt comme autant de petites cités isolées qui ont chacune leur population toute distincte, soumise à des règlemens, à des coutumes qui lui sont propres et qui n’ont plus d’existence en dehors des murs où ils ont pris naissance. Le plus grand couvent d’Achaïe, après le Mégaspiléon (grande grotte), est le monastère de Taxiarque, appartenant, comme toutes les corporations religieuses grecques, à l’ordre de saint Basile. Il est situé dans l’intérieur des terres, à quatre heures d’Aigion ; 200 moines environ l’habitent. Quelques misérables, les fous, y sont recueillis par charité ; on les emploie à de grossiers travaux. Pépélénitza, village assez proche de Taxiarque, est un couvent de femmes.

Prenant ces deux monastères comme but de ma première excursion, je partis seul, un matin, d’Aigion, avant le jour. Une grosse pluie était tombée pendant la nuit et cessait à peine ; la terre était toute mouillée. Traversant vers le sud la ville encore obscure, j’avais franchi les quelques milles qui la séparent des montagnes, et quand les premières lueurs de l’aurore jaunirent l’horizon, j’entrais dans les taillis épais et dans les bois du Mavrithioti. La matinée était fraîche ; mais le soleil en se levant attiédit l’atmosphère, la nature brilla bientôt verdoyante et gaie sous ses rayons d’or. Les senteurs puissantes des branches et des feuilles trempées d’eau me pénétraient tout entier ; les fleurs des arbres à fruits sauvages, s’entr’ouvrant au jour encore humides, exhalaient ces parfums légers qui montent au cerveau. Les gouttes de pluie ramassées en perles au bout des feuilles, scintillaient comme des diamans, et quand un souffle de vent balançait en passant la cime des arbres, elles tombaient toutes ensemble, colorées aux reflets du soleil doré, comme une pluie d’étincelles de mille couleurs, et, dégouttant sur le sable ou de feuille en feuille, faisaient, dans la solitude des grands bois, un petit bruit imperceptible, comme un frissonnement. Plus loin, la verdure pressée étalait sur la route déjà séchée ses larges ombrages : à peine cachée dans les châtaigniers ou volant d’arbre en arbre, les merles et les grives s’agitaient en sifflant joyeusement pour saluer le matin. Une foule d’insectes aux brillantes couleurs, aux ailes transparentes, bourdonnaient dans l’air, secouant la rosée, et mêlaient le bruissement léger de leur vol au chant babillard des oiseaux.

J’avais suivi je ne sais quel sentier, marchant au hasard devant moi, oublieux de l’heure et du monastère que je voulais gagner, quand je m’avisai que je ne connaissais pas ma route, et que je m’étais égaré. Un enfant que je rencontrai se mit à rire en me voyant, et répondait à toutes mes questions : « Je ne sais pas, je ne sais pas. » Comme tous les petits Grecs, qui sont par la finesse et la malice les vrais frères de nos gamins de Paris, l’enfant ne découvrait dans notre rencontre qu’une occasion pour lui de se moquer d’un étranger, et il m’aurait vu radieux prendre un chemin tout opposé à celui que je cherchais. Désespérant d’obtenir de lui la moindre indication, je dus prendre le parti de l’attacher solidement par la taille à l’aide de ma ceinture, dont je conservai l’extrémité dans la main, et de ne le délivrer que lorsqu’il m’aurait guidé. L’entêté se mit à crier, à me battre, puis à pleurer ; enfin il se lassa et céda. En moins d’une heure, nous pouvions apercevoir du haut d’une colline le chemin qui serpentait jusqu’au pont.

L’enfant jugea que c’était l’instant de la séparation et s’arrêta : je voulus lui donner quelque monnaie, je lui offris de partager mon repas ? — mais ni l’argent, ni l’occasion si rare pour un paysan de manger du caviar ne séduisirent ce digne descendant de Lycurgue, et, dès que je l’eus détaché, il détala comme un lièvre en se retournant par instans pour me jeter des pierres. — Les arbres me dérobèrent en descendant la vue du torrent ; le sentier s’encaissait peu à peu dans un ravin ou le soleil ne pénétrait plus. Un bruit sourd répété par l’écho sous la voûte des bois m’annonçait seul le voisin nage des eaux furieuses quand j’atteignis le pont de construction vénitienne, en pierre, il est jeté d’une seule arche, en dos d’âne, comme un toit ; ses assises sont formées de deux énormes rochers qui s’avancent l’un vers l’autre. Au-dessous, étranglé entre les blocs sombres de granit qui écrasent ses rives, le fleuve coule en grondant l’écume de ses eaux grossies par la fonte des neiges ; des roches détachées du bord surgissent noires au milieu des vagues qu’elles brisent, et le vent jette jusqu’à moi la poussière blanche de l’eau.

Une végétation abondante se presse au-dessus du torrent. Les chênes verts, les pins, des arbres à baies rouges, des merisiers sauvages se confondent enlacés dans des lianes, La solitude est complète, on n’entend plus les oiseaux chanter ; le soleil les appelle, et le grondement des flots qui heurtent les rives et qui roulent des pierres les effraie sans doute.

Plus loin, le sentier moins obscur est tout encombré de rosiers, de jasmins sauvages, d’églantiers, de clématites en fleurs. L’ombre reparaît de nouveau avec les grands arbres, le sentier est plein de mousse ; tout à coup, à un détour, une longue vallée profondément encaissée s’étend à mes pieds, inondée de soleil entre deux hautes montagnes boisées. Le fleuve, tout à l’heure étroit et furieux, coule ses eaux paisibles et transparentes sur un large lit de sable au milieu des lauriers-roses. Des orangers, des peupliers aux sommets touffus, des trembles, d’immenses platanes aux troncs argentés, le pied dans l’eau, poussent le long de ses rives. En face de moi, à droite du torrent, sur un plateau à mi-côte, le monastère, construction carrée aux lourdes murailles blanches, apparaît entouré de verdure dans un jardin planté de cyprès, de mûriers, de figuiers, de jasmins, de rosiers géans. ; vers lie sud, une terrasse naturelle s’avance plongeant sur le torrent : deux moines, en robe noire s’y promènent.

Je descendis, suivant le même ; chemin, devenu plus facile, et je me trouvai avant le soir au bord du Selinus, large en cet endroit comme un lac. La vallée que les montagnes protègent une partie du jour contre les rayons du soleil était fertile et en partie défrichée. De temps à autre, j’apercevais, occupés à tailler leurs vignes, des diacres et de jeunes moines. Quelques-uns suivaient, en sens inverse, la même route que moi ; ils m’adressaient en passant, sans me connaître, un signe amical et mettaient la main, sur leur cœur.

Un moinillon d’une douzaine d’années qui venait derrière moi me rejoignit. Il m’avait vu sans doute à Aigion, et me connaissait comme l’hôte d’une famille qui protégeait son couvent. — Vous allez à Taxiarque ? me demanda-t-il ; — il était posé devant moi, incertain, les yeux, baissés, retenant à son épaule un fagot et une faucille qui pendaient sur sa robe de lin bleue, pâlie par les lavages et le soleil ; sa figure dorée comme une pêche mûre était encadrée par de longs cheveux châtains bouclés sous son bonnet bleu ; il répéta deux ou trois fois : — C’est bien, c’est bien ;… mais je veux les prévenir, reprit-il tout à coup, — et il se mit à courir pour me devancer. Le monastère est construit entre quatre murs de pierre grossièrement crépis à la chaux, contre lesquels sont adossés tous les bâtimens intérieurs. Quelques fenêtres grillées, percées au nord, éclairent les chambres qui donnent sur la vallée. Un jardin bien cultivé, planté d’une infinité de rosiers et de jasmins rouges, s’étend devant la grande porte couronnée de pampres déjà verts et de vignes sauvages, et.se prolonge à l’ouest jusqu’à la terrasse, en face du couvent de femmes, Pépélénitza, dont on distingue sur le versant opposé, au milieu des arbres et des rochers, les différentes maisons. La porte à peine franchie, le spectacle change brusquement : l’horizon est fermé ; plus de verdure, à peine un coin du ciel au-dessus de nos têtes. Autour d’une cour, carré régulier dont le centre est une église, suspendues à des bâtimens élevés sans ordre, percés d’une infinité de petites portes et de fenêtres irrégulières, courent de longues galeries construites en bois blanc ou en vieux chêne finement sculpté ; les unes, au nord, n’ont qu’un étage et serpentent le long des murs en faisant une ligne presque droite, tandis que les autres, à l’est, en ont deux et jusqu’à trois, selon que les constructions sont plus ou moins élevées. Appliquées devant les portes de chacune des chambres, elles remplacent les escaliers qui font défaut à l’intérieur, et, suivant le caprice des architectes qui ont élevé chaque cellule sur un plan différent, elles montent, descendent, remontent, toujours reliées entre elles, pour permettre aux moines de sortir de chez eux et de communiquer les uns avec les autres. Ajoutez que toutes ces galeries ont été construites à différentes époques comme les logis dont elles dépendent, qu’il est à peine deux portes ou doux fenêtres qui se ressemblent, et que le rez-de-chaussée est formé d’énormes voûtes en pierre qui servent de greniers et de cave, vous vous représenterez à peine encore l’aspect du couvent de Taxiarque. Des robes noires ou bleues, des draps, des couvertures, des linges sales ou mouillés pendent aux balustrades des balcons et sèchent au soleil. Des moines ouvriers travaillent sur une galerie, tandis que d’autres se promènent gravement au-dessus d’eux sans rien faire. Devant un bâtiment neuf, au sud, un vieillard à la barbe blanche, couché dans un fauteuil d’osier, fume son chibouk et reçoit sur un plateau des confitures et du café. A chaque instant, une tête vieille ou jeune apparaît derrière une porte, regarde et se retire, ou bien des moinillons bleus regagnent sans rien dire leur chambre ou leur école et passent comme des ombres suivant en courant le labyrinthe des galeries.

Précédé des moines qui m’avaient fait à l’entrée les honneurs du couvent, je montai chez l’higoumène (supérieur). C’était le moine le plus riche de Taxiarque ; il venait de se faire bâtir au midi trois chambres planchéiées en sapin blanc ; je le trouvai qui m’attendait dans la première. Fort âgé, peu causeur, il m’exprima en quelques mots d’une voix chevrotante qu’il m’offrait de grand cœur l’hospitalité ; on m’apporta le café avec les fameuses confitures de roses que chaque moine fait au printemps et qui jouissent en Achaïe d’une réputation incontestée ; je vis l’higoumène donner des ordres pour qu’on eût soin de me préparer une chambre, et, après quelques complimens échangés de part et d’autre, je le quittai pour visiter ainsi successivement tous les personnages importans du monastère. Chacun me fit le même accueil ; les uns, plus curieux ou plus bavards, prolongeaient par mille questions notre conversation ; d’autres, plus graves, me parlaient de leur fortune, de leur bien-être, de l’état de Taxiarque ; quelques-uns, insoucians, ressemblaient à des gens qu’on éveille brusquement, et qui, l’esprit encore engourdi, maugréent de se voir dérangés et ne demandent qu’à se rendormir. Ce qui me frappa surtout, c’est la parfaite quiétude, la satisfaction placide qu’exprimaient les visages de tous ces êtres voués à un éternel repos. Pas une plainte, pas un regret. Chaque moine est gras, souriant ; sa vie s’écoule sans intérêt, mais sans secousse, dans une innocente torpeur : logé, nourri, vêtu, il n’a plus rien à désirer. Les révolutions du monde, les inventions nouvelles, les découvertes les plus inattendues, rien ne le trouble, rien ne l’émeut, il vit avec lui-même, occupé du seul souci d’augmenter sa fortune pour être assuré d’une existence toujours tranquille, et si quelque railleur s’avisait de vouloir faire entendre qu’il n’y a rien de beau, de grand dans la vie que l’action, il verrait chacun secouer la tête d’un air incrédule, et tous les yeux béatement entrouverts traduire pour toute réponse cette vieille maxime : « Le bonheur est le contentement de son état. »

Comme je sortais d’une chambre fort sale (où je venais de faire ma dixième visite), un beau moine noir, grand, mince, au regard clair, m’arrêta au passage et me demanda courtoisement en italien de venir chez lui. « Je suis le grammateus (secrétaire), me dit-il ; si vous voulez venir me voir, ma chambre est au-dessous de celle-ci ; je vous montrerai des livres, vous me ferez grand plaisir. » Celui-là ne ressemblait pas aux autres i d’une taille élégante, que sa longue robe dessinait à peine, il était soigné dans sa mise, son col et ses manches laissaient passer du linge blanc. Sa barbe noire, longue et soyeuse, était coquettement étalée en éventail sur la poitrine, les cheveux détachés couvraient de boucles brillantes ses épaules et son cou, et ses grands yeux franchement ouverts brillaient pleins d’intelligence, éclairant sa figure très pâle. « 

Je pourrai vous montrer le couvent, l’église, la bibliothèque, me disait-il pendant que nous descendions ; il y a des manuscrits anciens que vous déchiffrerez peut-être, car moi je ne suis pas très savant. » Il me fit entrer dans sa chambre sur ces mots, que je croyais avoir mal entendus : moi, je ne suis pas très savant ! Un Grec, un moine, un granimateus, dire un pareil mot, se montrer modeste ! Certes celui-ci ne ressemblait à personne, et je pouvais m’attendre avec lui à plus d’une surprise. Je remarquai que, soit en grec, soit en italien, il mettait une certaine élégance dans ses paroles et choisissait ses expressions ; il ne se servait pas d’images pour exprimer des idées nouvelles, et sa langue n’avait pas la simplicité enfantine, quelquefois poétique, plus souvent grotesque, que j’avais trouvée chez Les autres caloyers (bons moines). Il savait la valeur des termes qu’il employait et parlait de temps à autre de choses qui dénotaient des connaissances sérieuses. Sa chambre était très propre et plus ornée que celle des autres ; il avait collé des gravures, des cartes modernes à côté d’images religieuses ; devant la fenêtre, une table en bois blanc tachée d’encre était couverte de livres et de papiers ; c’était la demeure d’un homme qui tenait à s’entourer de. Tout ce qu’il ne connaissait pas et qui voulait voir, du moins par L’imagination, ce que sa réclusion lui interdisait d’aller chercher. Je lui ils compliment de son installation et je ne lui cachai pas ma surprise. Il en parut charmé.

« Vous êtes bien heureux, reprit-il, vous retournerez, à Paris ; moi je n’irai probablement jamais. Je ne me plains pas d’être ici, puisque j’y fais ce que je veux, mais je suis très seul, et bien souvent l’ennui me prend, Je voudrais pourtant connaître un peu le monde par moi-même, je voudrais voyager. Il y a près de dix ans que j’amasse de l’argent ; peut-être un jour en aurai-je assez pour partir, mais ce sera bien tard. »

Et il me faisait mille questions sur le prix du voyage de Patras en France, sur le temps qu’on pouvait demeurer, à Paris en vivant petitement avec 1,000, 1,500 drachmes. « vous voyez ce plan de Paris, disait-il en me montrant une carte faite en 1856, je le connais comme vous ; voici la rue de Rivoli, la place de la Concorde, le fleuve, les ponts, » et il récitait par cœur les noms de toutes les rues qui aboutissaient sur la rive gauche de la Seine. — C’est à Paris, disait-il, que vont tous les étrangers, c’est là que sont les savans ; c’est là que sont les universités où l’on entre sans rien payer. On peut y apprendre toutes les langues et les parler, car chaque nation y est représentée par des voyageurs ; on peut lire des livres de toute sorte. Paris, reprenait-il en s’animant, il me semble que c’est une montagne d’où on découvre le monde entier.

Il s’interrompit un instant considérant le plan d’un œil plein de regret ; puis, se tournant vers moi et me lançant un regard malin, il dit ces quelques mots, qui me rappelèrent à la réalité : — J’irais,… et je reviendrais évêque.

Cette saillie me fit rire en me révélant que dans ce monastère du sommeil un ambitieux intelligent veillait.

Pendant qu’il parlait, j’avais remarqué près du lit une caisse de fer soigneusement fermée, à peu près semblable à d’autres caisses sur lesquelles j’avais vu chaque moine s’asseoir de préférence aux chaises. — Que faites-vous de cette caisse, lui demandai-je ; est-ce un coffre-fort ?

— Oui, me répondit-il avec le plus grand sérieux, c’est mon coffre-fort !

— Mais vous avez chacun le vôtre alors, car j’en ai vu de pareils dans presque toutes les chambres ?

— Cela vous étonne ; il est vrai, reprit-il, vos monastères sont loin d’être organisés comme les nôtres. Chez vous, ce sont des communautés ; ici, c’est bien différent. Vous avez déjà pu voir que chacun de nous vit chez lui, séparé des autres, — ce n’est pas un règlement qui l’ordonne : — si vous aviez visité tout le couvent, vous sauriez que plusieurs des nôtres se sont associés et demeurent en commun ; mais c’est que par-dessus tout nous tenons à conserver notre indépendance, et que la plupart d’entre nous pensent qu’on n’en jouit réellement qu’en vivant seul. Chacun en venant lui apporte sa fortune, ses biens, qu’il garde en sa possession ; le plus souvent, il achète autour du couvent des vignes qu’il fait valoir et dont il vend la récolte comme il l’entend. Quelques-uns qui sont venus pauvres ont aujourd’hui assez d’argent pour se faire construire un appartement et vivent fort à leur aise ; d’autres, qui ont fait de mauvaises affaires, sont tombés dans une situation difficile. En fait, notre couvent est une ville, une commune, si Vous aimez mieux, mais d’où les femmes sont exclues. Nous avons notre gouvernement, nous choisissons notre président, nos représentans au conseil ; chacun de nous, par des contributions, paie sa part de la dépense générale, mais quant aux bénéfices, il n’en est pas de communs, chacun vit et travaille pour soi ; on prête, on emprunte à grosse usure, on vend, on achète, et vous n’ignorez pas qu’une grande partie des raisins secs qui sont exportés d’Aigion en Angleterre vient de Taxiarque. — Cela serait bien sans doute, continuait-il, et quand le coffre-fort est plein, chacun est ainsi maître de faire ce qu’il veut, mais à quoi leur sert tout ce travail et tant d’économie ? Ils meurent comme tout le monde ; leur richesse leur échappe sans qu’ils en aient profité pour autre chose que pour se construire une chambre plus ou moins belle et s’acheter des robes d’un grand prix. Au reste, ils n’en ont pas conscience, — et il prit plaisir à laisser percer toute la rancune et le mépris que lui inspirait la société où il était condamné à vivre, — ils n’en ont pas conscience, et chacun d’eux se croit content quand il peut reposer tranquille dans ce monastère comme s’il dormait déjà dans la tombe.

Il me parlait encore quand on vint me prévenir que l’higoumène m’invitait à partager avec lui le repas du soir. On me conduisit ensuite à ma chambre, qui était celle que j’avais remarquée à mon arrivée. Nouvellement bâtie, son plancher, ses murs, ses armoires, le lit, les portes, les fenêtres, tout était en sapin, blanc. Un balcon donnait à l’ouest sur la vallée en face du couvent de femmes. Le grammateus et deux ou trois jeunes diacres vinrent me tenir compagnie jusqu’à ce que je fusse couché et me quittèrent en me répétant que le lendemain, qui était un jour de fête, ils me feraient visiter complètement le couvent. J’aurais bien dormi dans mon nouveau lit, si un tremblement de terre comme on en ressent si souvent à Aigion n’était venu secouer le monastère. Au premier bruit des clés sautant dans les serrures, tout le monde s’était précipité dans la cour : deux cents spectres blancs couraient, gesticulaient en faisant de grandes ombres noires au clair de la lune ; c’est tout ce que j’aperçus : cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que chacun était rentré chez soi et s’était rendormi.

Je fus de nouveau réveillé, mais cette fois le matin, par un bourdonnement étrange dont je ne pus venir à bout de me rendre compte : on eût dit des roulemens d’un tambour couvert d’un crêpe ou le tintement lointain d’une cloche fêlée. Un petit moine qui m’apportait le café m’apprit que c’étaient les cymbales (cloches en bois), et que je les entendrais toute la journée. Je pris mon parti de me lever ; le moinillon revint avec deux serviettes sur le bras et me présenta une aiguière d’argent à long col et au bec finement ciselé, dont le pied reposait sur le double fond percé à jour d’un grand plat également en argent. Il versait lentement au-dessus du plat son eau parfumée d’essence de roses, et je n’avais pas achevé ma toilette, que le grammateus était déjà venu me rejoindre.

Je passai la journée avec lui ; il me montra la bibliothèque, que je trouvai pauvre et en piteux état ; puis, l’office du matin terminé, nous descendîmes à l’église. Elle est construite au milieu de la cour, bâtie en pierre tendre de la montagne, peu élevée, peu spacieuse, et ne produit aucun effet. Cinq piliers carrés soutiennent une voûte devant la porte ; sous, les deux cintrés latéraux sont suspendus deux croissants en bois sec et un tambourin en fer, analogue au gong des Chinois : ce sont les cymbales dont le son pénétrant et sourd m’avait éveillé et que les moines frappent à certaines heures, avec des baguettes ou une batte. A l’intérieur, l’église, richement ornée, mais sans goût, est couverte d’images et d’offrandes précieuses de toute sorte ; de petites niches où logent des saints de bois grossièrement sculptés sont percées le long des murs.

En sortant, le grammateus engagea conversation avec deux fous qui rentraient du bois dans les bûchers ; l’un était un ancien avocat, l’autre un paysan inoffensif qui payait pension pour être assez maltraité par les moines. L’avocat s’était pris à Taxiarque d’une passion pour l’horticulture ; il vint avec nous dans le jardin, où il se mit à couper de longues tiges de jasmin qu’il perça pour en faire des tuyaux de pipe et me faire honneur en me les offrant. Le grammateus, qui savait fort bien ce que faisait notre compagnon en récoltant sans façon dans la propriété d’autrui le produit le plus apprécié, se contenta de me dire avec un sourire de satisfaction mal dissimulée : — Ne les prenez pas au moins, les moines ne veulent pas qu’on coupe leurs jasmins. — Mais ils sont coupés, repris-je.

— Ce n’est pas nous, c’est celui-ci, et il me montrait le pauvre fou qui s’en allait tout triste de notre refus, emportant ses tuyaux. — Mais s’il rentre avec ses tuyaux dans le couvent, ils vont le battre !

— Je le crois, dit simplement le grammateus, — Je rappelai le malheureux et je pris les jasmins. — Nous ne pouvons pas nous montrer avec cela, s’écria-t-il quand le fou fut parti, on croirait que c’est moi qui les ai coupés ; ce serait une mauvaise affaire ;… mais, attendez, — et souriant à mes scrupules, il alla sans hésitation replanter au milieu des buissons le corps du délit. —Venez, maintenant, dit-il.

Mon grammateus perdait ainsi dans cette malheureuse promenade une partie de son prestige. La pensée de ma complicité involontaire me fit craindre de prolonger mon séjour à Taxiarque, et je partis le lendemain matin. Aucun moine ne voulut rien accepter en échange de l’hospitalité qu’on m’avait largement offerte ; chacun me fit ses adieux, et je m’éloignai dans la direction du couvent de femmes, Pépélénitza, que j’avais entrepris de visiter.

II

Je dus revenir sur mes pas et suivre d’abord sur la rive droite du torrent le chemin que l’on prend pour arriver à Taxiarque. Le pont une fois traversé, je changeai de route, remontant vers le sud-ouest, pour me diriger de mon mieux à travers des montagnes et des bois que je ne connaissais pas, cherchant un monastère que j’avais à peine vu de loin.

Tout en cheminant, je songeais au moyen de mener à bien mon expédition, et mes réflexions n’étaient pas de nature à me faire espérer que je réussirais. En Grèce, comme en France, il n’est pas bienséant qu’un homme visite seul un couvent de femmes, et je le savais assez pour n’avoir parlé de mon projet à personne en quittant Aigion. J’en avais dit quelques mots à Taxiarque au grammateus, que ma prétention avait fait rire, et qu’il avait refusé de prendre au sérieux. J’étais donc parti sans aucun renseignement, sans conseil, ne sachant rien, de ce que je voulais voir, sinon que c’était un couvent de femmes, et qu’il s’appelait Pépélénitza. On m’avait dit qu’il jouissait d’une assez mauvaise réputation ; quelques-unes des recluses avaient donné l’année précédente matière aux médisances en augmentant d’une façon inattendue la population du couvent. Les moines de Taxiarque, si voisins da Pépélénitza quand le torrent est à sec, avaient été quelque peu soupçonnés d’être les complices de cette fautes l’affaire s’était ébruitée, on en avait causé jusqu’à Athènes, le gouvernement s’en était ému, et il fut question de supprimer Pépélénitza. Les pénitentes perdaient ainsi leur établissement, leurs biens, et se voyaient rendues tout à coup à une société où elles couraient le risque d’être fort mal accueillies. Elles firent si bien qu’une des puissantes familles du pays, les X…, tout dévoués au clergé, prirent soin de leur cause et sauvèrent le couvent. C’étaient ces racontars qui m’avaient fait arrêter mon projet ; je comptais me présenter comme l’hôte des X… et prendre ainsi ma part de la reconnaissance qui leur était due. Ces réflexions en amenaient d’autres, toutes riantes, et je m’imaginais déjà, l’accueil de ces infortunées plus faibles que criminelles, heureuses de recevoir un étranger compatissant qui leur avait presque rendu la vie, car au milieu de toutes mes rêveries, je n’étais pas éloigné de croire que, puisque j’étais l’hôte des X.., j’étais leur sauveur moi-même.

J’avais marché toute la. journée sous bois ; avant, le soir, j’étais sur les crêtes arides que domine Pépélénitza. Une quinzaine de maisons, construites sur deux rochers séparés par un précipice que traversait un mauvais pont en planches, s’élevaient, adossées à un énorme roc d’où s’échappait une petite source. J’aperçus un chemin très raide qui montait vers le sud au village, et en quelques minutes je l’avais gravi.

Le soleil encore chaud éclairait la petite place où je me trouvais, — trois maisons à un étage, irrégulières, construites en pierre, percées de quelques fenêtres, se dressaient devant moi. — A mes pieds, de l’autre côté de la vallée, je voyais Taxiarque, dont les murailles blanches, dorées par le soleil couchant, brillaient au milieu des cyprès.

Je cherchai des yeux autour de mol un visage humain ; les maisons semblaient désertes, le village inhabité. Les portes et les fenêtres étaient hermétiquement fermées, aucun bruit ne troublait le silence du soir, et je me sentis rempli d’une impression de tristesse profonde à la vue de la misère et de la malpropreté qui régnaient partout. Des linges noirs, des hardes informes séchaient, suspendus d’une fenêtre à une autre ; la terre du chemin était semée de débris de toute sorte et d’ordures accumulées.

Le cœur plein de dégoût, incertain de ce que je devais faire, je me décidai à appeler. Personne ne répondît. Un instant, je crus que tout le couvent s’était barricadé à l’approche de l’étranger et qu’il me faudrait retourner de nuit à Aigion ou à Taxiarque. Je donnai de mon fusil quelques coups contre une porte ; deux têtes de femmes à la mine sauvage et renfrognée apparurent, pour se retirer aussitôt. J’avançai vers une autre maison, et comme j’allais appeler de nouveau, je vis sortir d’un jardin un être informe, hideux, que je pris d’abord pour je ne sais qu’elle bête fantastique : c’était une vieille femme complètement nue. Des cheveux ternes, d’un noir mat, tombaient en désordre sur son corps, si sale et si brûlé qu’il avait la couleur d’une orange ; sa figure, contractée par un sourire répugnant et coupée de mille rides, montrait des yeux presque fermés, malades, sans cils, aux paupières rouges. Sa bouche, pendante, cachait un menton fuyant et semblait tomber sur sa poitrine abattue ; elle poussait en remuant la tête une sorte de grognement inintelligible et se dandinait en plein soleil, sans me voir, tenant de chaque main des débris de vaisselle qu’elle frappait l’un contre l’autre. Mon premier mouvement fut de prendre la fuite, et j’eus peur ; mais deux femmes, qui avaient sur celle-ci l’avantage d’être vêtues, sortirent après elle, et, la poursuivant à coups de bâton, la firent rentrer au logis : c’était une folle.

J’avais compris d’après l’accueil que l’on m’avait fait qu’aucune femme ne consentirait à me parler, encore moins à me donner un abri ; je songeais que je m’étais embarqué dans une mauvaise affaire quand je pensai qu’il devait y avoir au moins un aumônier pour l’église de cet étrange couvent, et que lui seul pourrait me tenir en aide. Une des calogriai (religieuses, littéralement bonnes vieilles), plus traitable, voulut bien m’indiquer du doigt sa maison.

Le prêtre n’était pas rentré ; ses filles, deux enfans qui m’avaient ouvert la porte, allèrent le prévenir qu’un étranger l’attendait ; il accourut aussitôt, et je n’ai pas oublié l’accueil qu’il me fit. C’était un homme de trente ans, grand, très maigre ; sa figure, longue et osseuse, en partie couverte par une barbe et des cheveux roux, trahissait les fatigues et les privations d’une existence d’ascète. Ses yeux bruns, au regard timide comme celui d’un enfant, exprimaient à la fois la bonté, le calme, la résignation ; à peine vêtu sous sa grossière robe de lin, cet homme si misérable, qui s’avançait gauchement embarrassé de deux bras trop longs, et que le moindre mot rendait confus, inspirait cette admiration respectueuse que donne la foi absolue observée par un être qui se dévoue tout entier à sa croyance et qui poursuit jusqu’à la fin avec conséquence le but qu’il a donné à sa vie.

Dès les premières paroles, quand il se fut excusé de la froideur que m’avaient montrée les calogriai, il me témoigna la reconnaissance que Pépélénitza conservait à ses sauveurs. — J’espère que vous ne prendrez pas mauvaise opinion de notre couvent, me dit-il ensuite, nous allons sortir ensemble, et je vous montrerai ce que vous voudrez voir. Seulement nous sommes bien pauvres, et si vous passez une nuit ici, j’ai honte de l’hospitalité que je vous offrirai. — Je vis que ce scrupule l’affectait réellement, et, comprenant que sa misère était complète et que mon arrivée la lui faisait sentir davantage, je le rassurai de mon mieux en lui répétant que je ne demandais qu’un abri sous son toit jusqu’au lendemain matin et que je serais heureux de demeurer chez lui. Alors, plus confiant, avec un regard où se peignaient le contentement et ses regrets : — Nous allons d’abord nous occuper de votre dîner, me dit-il.

Il alla prendre au fond d’une petite armoire creusée dans le mur un plat d’olives noires, du fromage de chèvre et un flacon d’huile, qu’il plaça sur l’appui d’une des fenêtres, puis incertain, troublé, il vint dire à voix basse quelques mots à l’oreille de sa fille, qui sortit sans parler. Elle revint bientôt radieuse avec deux œufs qu’elle tendit à Panaïoti (c’était le nom de son père), et que celui-ci mit sous la cendre. Ces préparatifs me rendirent confus à mon tour, et je me faisais un scrupule d’être venu mettre à contribution la délicatesse de cet homme pauvre qui m’offrait ainsi tout ce qu’il possédait. Notre repas terminé, comme le soleil se couchait, Panaïoti me proposa de sortir pour visiter le couvent avant la nuit.

Mes impressions furent les mêmes que lors de mon arrivée ; même silence, même tristesse, même misère partout. Les maisons étaient à peu de chose près toutes semblables, mais à mesure que nous avancions dans l’intérieur du village elles paraissaient plus sales et plus pauvres que celles qui. m’avaient frappé en entrant. Seule une petite église creusée, dans le rocher, à droite du précipice, me parut très propre et religieusement entretenue : c’était la cure de Panaïoti. Il prit plaisir à me la présenter dans tous ses détails et me fit admirer un vieux crucifix de bois finement sculpté, le pied presque enfoui dans un buisson de myrte sauvage et d’aneth, qu’il avait placé au-dessus de l’autel, puis quelques vases modernes pleins de fleurs de la montagne ; deux petits tableaux, des icônes, tout cet humble trésor dont le soin lui prenait une partie de ses journées. Nous traversâmes en sortant la passerelle de bois vermoulu jetée sur le précipice, et qui relie entre elles les deux parties du couvent ; elle tremblait légèrement sous nos pieds et n’avait pas de parapet. Panaïoti, répondant à mon étonneraient, me dit que c’était la cause d’accidens qu’il serait facile d’éviter, et qu’il voudrait voir cesser ce danger de tous les jours ; deux folles, à six mois de distance, s’étaient ainsi laissées tomber et s’étaient tuées ; pareil sort devait arriver à celle que j’avais rencontrée.

De ce côté du précipice, les maisons plus grandes formaient de petits bâtimens carrés qui servent d’ateliers de tissage. Nous entrâmes dans le plus proche : une vingtaine de femmes en robes bleues étaient assises chacune devant un métier et tissaient, sans parler, sans lever la tête, des pièces de coton semblables à leurs vêtemens. Quelques-unes, les plus adroites, avaient en face d’elles des métiers plus compliqués, chargés de fil de coton ou de soie de différentes couleurs, et disposaient dans la trame de l’étoffe des dessins variés. Celles-ci travaillaient soit pour elles, soit pour d’autres calogriai plus riches qui leur fournissaient le fil ; le produit de leur travail, vendu aux marchands d’Aigion, constitue un petit revenu pour Pépélénitza.

Plus encore qu’à Taxiarque, chacun vit pour soi dans cette singulière communauté. Les règlemens qui astreignent à certains devoirs journaliers les calogriai laissent à celles-ci l’indépendance la plus complète pour tout ce qui touche à leur habitation, leur nourriture, leur travail et l’emploi de leur temps en dehors des offices qu’elles ont coutume d’entendre deux fois par jour. Une seule chose importe, c’est que chacune soit en état de subvenir à sa propre existence, et ne soit jamais exposée à devenir une charge pour ses compagnes. La plupart ont de quoi vivre, et demeurent oisives ; celles qui sont dénuées de ressources travaillent pour les autres qui les paient en conséquence. Rien ne ressemble plus à une petite ville dont les habitans auraient fait vœu de ne jamais sortir que ce couvent de femmes ; ce n’est qu’en le considérant à ce point de vue que l’on comprend son organisation. Une chose seulement étonne plus que les autres, dans un pays comme la Grèce, où les croyances sont fermes, mais calmes, et où le sentiment de la foi ne s’exalte jamais jusqu’au mysticisme, c’est qu’il est presque impossible de découvrir quel motif a pu pousser ces femmes à la retraite. D’autre part, si on se rappelle que. les femmes en Grèce vivent trop dépendantes, trop effacées pour songer jamais à prendre un parti aussi grave que celui de se dérober au monde, et qu’elles ont toutes, pour les détourner d’une résolution qui est antipathique aux mœurs grecques, une famille toujours nombreuse, on concevra avec peine comment se recrute Pépélénitza.

Quelques habitans d’Aigion m’en ont pourtant donné plus tard une explication plausible : la plupart des calogria sont des paysannes ; jeunes filles qui renoncent à s’établir ou veuves sans famille, toutes viennent des villages, aucune ne sort des villes. Ce qui les attire, c’est à la fois le repos et une sécurité qui leur fait défaut dans la société où leurs païens les abandonnent. Celles qui sont depuis longtemps dans le monastère et qui se sont amassé quelque argent par leur travail, ou encore celles qui y sont arrivées avec une petite fortune, celles-là ont vraiment atteint leur but. Chacune se fait élever à son gré, sans qu’aucun règlement y mette le moindre obstacle, une maison qu’elle habite seule ou avec une autre calogria, si elle a pris une associée. Cette maison est complètement distincte des autres ; un jardin, un mur même l’en séparent, et la propriétaire peut à son choix frayer avec ses voisines ou vivre à l’écart, le plus souvent elle a des champs près du couvent, des vignes ou du coton qu’elle surveille et qu’elle fait valoir ; c’est sur ce revenu que vivent les calogriai qui sont arrivées sans ressources. Toute idée de charité mise de côté, les riches qui ont besoin de bras pour défricher, planter ou ensemencer leurs terres, pour en faire travailler et vendre le produit, ne pouvant s’adresser aux ergotès, qui sont le plus souvent des hommes, et qu’on paie relativement fort cher, prennent le parti d’engager à leur service ces compagnes misérables. On sait qu’en Grèce les femmes travaillent autant et mieux à la terre que les hommes ; les calogriai ont donc ainsi sous la main de bons ouvriers tout trouvés qu’elles admettent en proportion de l’ouvrage qui est à faire. De la sorte, une partie du couvent fait vivre l’autre, jusqu’à ce que la nouvelle génération, enrichie à son tour par son travail ou par des legs, jouisse d’un repos bien mérité en se faisant servir par d’autres novices.

J’avais à plusieurs reprises aperçu, avant d’arriver à Pépélénitza, comme des points bleus piqués au milieu des champs qui s’étendaient sur le versant de la montagne ; c’étaient ces mêmes travailleuses que je rencontrai en revenant à la maison de Panaioti. Elles s’étaient réunies pour le retour au coucher du soleil, et nous les voyions venir au-dessous de nous, marchant de distance en distance, deux à deux ou par groupes, courbées sous les sacs qu’elles portaient sur leur dos ; les plus vieilles ou les plus faibles marchaient en arrière sans se parler, sans d’attendre, et les plus valides passaient déjà devant nous que les dernières s’apercevaient encore dispensées comme un chapelet dénoué le long du chemin, les unes avançant lentement, les autres s’arrêtant essoufflées au milieu d’une pente trop rude.

Les propriétaires assez riches pour se reposer se mirent à leurs portes pour les voir passer ou pour les recevoir, et je regardais successivement ces ouvrières dociles, prenant des chemins différens, se diriger par groupes de quatre ou cinq femmes vers les maisons où elles étaient attendues et où elles devaient rendre compte du travail de la journée. Chacune, en passant sous la porte, laissait glisser son sac et le rentrait devant la calogria jusqu’à ce que les retardataires, arrivées à leur tous, fussent rentrées. au logis. Alors tout se referma, le silence se rétablit, et le village offrait sous les teintes roses du crépuscule le même aspect triste qu’il présentait en plein midi.

Panaïoti m’apprit que ces malheureuses payaient ainsi par leur travail le droit de vivre sous un toit qui n’était pas le leur, et que chaque calogria aisée logeait d’ordinaire cinq de ses compagnes, qu’elle employait à la fois aux soins de son intérieur et à la culture de ses terres. C’est à cette coutume, plus encore qu’à ce besoin d’oppression et de vexations si naturel entre les femmes, qu’il faut attribuer le caractère aristocratique de la petite société de Pépélénitza. Avoir une maison, des terres, de l’argent à soi, n’étant là que le privilège d’un petit nombre, celles qui sont ainsi favorisées forment tacitement une classe distincte dans le couvent, un parti dont tous les membres se jalousent et se haïssent, mais qui, se sentant : fort et nécessaire, use et abuse de son autorité envers le parti le plus faible. C’est une oligarchie composée de despotes également puissans, qui ont toutefois l’esprit de s’entendre pour conserver entre leurs mains tout le pouvoir. Le gouvernement de Taxiarque était bien différent à ce point de vue : chacun y vit pour soi, mais respecte en même temps l’indépendance d’autrui.

Panaïoti m’avait donné son lit ; il voulut, malgré mes prières, passer la nuit par terre, couché à côté de ses filles. A peine éveillé, je parlai de partir pour ne pas lui rester plus longtemps à charge, mais il m’engagea à venir avec lui à la messe du matin, qu’il disait environ une heure avant le lever du soleil.

Nous sortîmes ensemble, traversant ce petit village où les maisons noires étaient encore confondues dans la brume. Une pluie d’été faisait entre les maisons de véritables lacs ; pas une lumière n’apparaissait aux fenêtres, pas une voix ne faisait deviner que les calogriai étaient éveillées. Nous trouvâmes l’église bien éclairée à la lueur de quelques lampes de cuivre à cinq becs, et des cierges de résine qui brûlaient autour du crucifix. Toutes les religieuses étaient là, silencieusement agenouillées devant leurs bancs de bois. J’allai me placer dans l’ombre, près de la porte, pendant que Panaïoti, tout ruisselant d’eau, entrait du côté de l’autel pour dire la messe. Elle ne dura qu’un quart d’heure ; le pappas entonna en terminant un étrange cantique que les assistans reprirent en chœur, et je me hâtai de sortir pour ne pas me trouver sur le passage des calogriai, qui se dispersèrent dans le village.

Panaïoti vint me rejoindre et voulut me faire partager un déjeuner que ses petites filles avaient préparé pendant notre courte absence. Je vis de nouveau défiler en troupe serrée, à la lueur pâle du matin, sous la pluie, ces mêmes travailleuses que j’avais vues revenir la veille, et je dus attendre pour me mettre en route qu’elles fussent rendues à leurs champs. J’arrivai moi-même à Aigion dans l’après-midi.

III.

Environ un mois après, au milieu d’avril, je me préparais à parcourir l’est de l’Achaïe et à pousser mon excursion jusqu’aux sources du Styx en Arcadie, quand j’appris que trois Français, dont deux élèves de l’école française d’Athènes, en quête de monumens anciens, viendraient au mois de mai explorer les environs d’Aigion. Je préférai les attendre, et c’est avec eux que je visitai d’abord les quelques ruines qui subsistent encore dans cette contrée naguère si riche en monumens de toute sorte, mais qui vit disparaître successivement sous les secousses des tremblemens de terre, depuis son antique capitale Hélicé, jusqu’à ses plus pauvres bourgades. Les habitans se servent, pour construire, des pierres des édifices renversés et dissimulent soigneusement sous une couche de plâtre les débris d’inscriptions qui se trouvent placés sur la façade de leur maison ; ils ont ainsi la double satisfaction de posséder un mur très net, qui paraît neuf, et de s’éviter en même temps les investigations des archéologues, et ces opérations de grattage et de lavage qui sont particulièrement désagréables aux propriétaires. On trouve cependant deux beaux morceaux de plafond en marbre, à caissons, étalés dans un champ au soleil, sur le bord de la route poudreuse de Théméni. Ce sont les restes d’un tombeau romain probablement enfoui, qu’on a respecté parce qu’il est assez éloigné de la ville ; — une dalle épaisse, qui se trouvait peut-être au seuil, sert aujourd’hui de garde-fou à un petit pont jeté sur un ruisseau à sec, et montre aux passans son inscription profonde et bien conservée.

M. Lebègue a publié un mémoire sur un temple plus important qu’on distingue vers l’ouest, à trois lieues d’Aigion, et dont on cherche aujourd’hui à reconstituer l’histoire. Les habitans l’appellent la Trapeza (table), parce qu’il est situé sur un plateau, au sommet d’une montagne élevée. On n’y trouve pas d’inscriptions, mais il subsiste un grand nombre de débris de marbre et une enceinte de murs de construction cyclopéenne. Un troupeau de chèvres paissait au milieu des ruines, quand nous le visitâmes un soir, au coucher du soleil ; le golfe de Corinthe, avec sa couronne de montagnes toutes colorées de teintes diverses, s’étendait à nos pieds, et ce merveilleux spectacle nous rappelait, pour la centième fois, quel soin religieux, quelle intelligente attention apportaient les Grecs à choisir la demeure de leurs dieux.

Ce n’est qu’après ces différentes promenades que nous résolûmes de faire tous ensemble l’excursion que j’avais projetée. Escortés de guides et d’agoyates, montés tant bien que mal sur les petits chevaux du pays, nous partîmes un matin en caravane, à la grande joie des habitans d’Aigion, tout émus de voir défiler à la fois tant d’étrangers dans leurs petites rues. Les femmes se mettent aux fenêtres ; les hommes, sortant de leurs maisons ou du café, nous saluent d’un « bon voyage » ironique ; les enfans courent autour de nous, les chiens aboient et mordent nos chevaux, qui se cabrent, jusqu’à ce que, sortis de la ville, nous atteignions, vers le sud-est, le village de Zevgalatio, que nous traversons, grâce à Dieu, sans éveiller une aussi vive curiosité. Ce petit bourg, à peine peuplé de 300 habitans, est un des plus riches d’Achaïe ; il rivalise avec Théméni, son voisin, pour la production des raisins de Corinthe, et il a sur celui-ci l’avantage d’offrir aux voyageurs fatigués par le soleil l’ombrage de ses vieux arbres, au pied desquels semblent enfouies de petites maisons. Zevgalatio est tout proche du torrent que j’avais si difficilement traversé pour aller à Taxiarque ; mais cette fois nous sommes plus près de la mer, et suivant notre route nous trouvons bientôt un pont sur lequel nous avons soin de nous engager en longue file, un à un, pour venir plus facilement à bout de nos chevaux, qui se défient des architectes de leur pays et font mine de rebrousser chemin. Les braves bêtes savent mieux que leurs conducteurs ce qu’est ce pont, étroit, long de 100 mètres environ, ondulé comme la lame d’une scie usée, sur lequel pareille cavalcade ne passe pas une fois l’an. C’était en effet le résultat d’un plan assez élémentaire ; une douzaine de piles, en galets du torrent, ont été élevées à la suite les unes des autres ; chaque pile est reliée à l’autre par un petit pont dont la voûte forme un angle obtus très prononcé. Le voyageur monte le premier versant de ce petit pont jusqu’au sommet, puis redescend pour gravir de nouveau la seconde arche, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait atteint l’autre rive, le premier cavalier était déjà passé que les autres, échelonnés de distance en distance, montant, descendant, remontant, se dessinaient encore sur la surface ondulée du pont, comme ces figures qu’on voit éternellement paraître et disparaître au fond de ces anciens tableaux à mécanique qui faisaient les délices de nos grands-pères.

Le fleuve traversé, nous quittâmes la route pour entrer dans la montagne vers le sud-est. Un petit chemin rempli de pierres se dessinait en lacet au milieu des genêts dorés et des hautes bruyères disparaissant par place sous des buissons de chênes verts ou d’arbousiers. C’est un sentier à peine praticable pour un piéton ; nos chevaux le gravissent sans broncher : au-dessus de nous, à mesure que nous avançons, se dressent d’énormes rochers aux formes fantastiques, dentelés, troués à jour, escarpés, parsemés çà et là d’arbustes sauvages. Peu à peu le chemin s’encaisse, les chevaux pénètrent dans un charmant fourré d’églantiers, d’aubépines roses ; les arbres de Judée déjà flétris ont secoué leurs longs bras fleuris et couvert la terre d’une épaisse couche violette ; nous nous croirions égarés dans le dédale de quelque bois enchanté, si, par un brusque détour, le sentier ne nous ramenait pas sur le flanc de la montagne. Toute la route que nous avons parcourue s’étend à nos pieds : le Sélinus coule paisible au milieu de son lit de pierres pendant que, descendant pêle-mêle de l’autre rive, un troupeau de moutons s’échelonne le long de l’eau pour boire.

Ce spectacle nous faisait envie ; le soleil devenait brûlant, la chaleur accablante, et nous appelions depuis longtemps l’instant de la première étape quand nous arrivâmes à Mamouscha. Quelques cabanes en bois, abritées sous d’immenses platanes, près d’une source vive, en font la halte habituelle des caravanes et des bergers. Pendant que nos chevaux à peine essoufflés broutaient autour de nous l’herbe protégée par une ombre toujours épaisse, on nous servit une grande jatte de lait que nous dûmes partager avec deux jeunes Grecs qui s’étaient arrêtés comme nous dans leur voyage et qui parurent trouver tout simple cet intelligent procédé de notre hôte, qui devant l’affluence inaccoutumée des cliens transformait son maigre repas en déjeuner de table d’hôte. L’un des deux voyageurs était un soldat en congé qui regagnait Calavryta, l’autre un jeune berger de seize à dix-sept ans, encore imberbe, le teint bronzé, qui suivait la même route que nous et proposa de nous accompagner à pied. Sa physionomie nous avait déjà frappés ; sous son vêtement pittoresque qui découvrait son col, ses bras et ses jambes aux formes grêles, mais pures, il présentait le type exact de ces gracieux adolescens que les anciens excellaient à modeler et dont la beauté semble toujours faite de la réunion de ces trois qualités : la souplesse, la force, la santé. Il avait de grands yeux noirs, doux et audacieux, de longs cheveux bouclés, et, pour donner plus de vraisemblance encore à cette vision de l’antique, sa démarche et son costume rappelaient d’une façon frappante ces vers de Théocrite :


« Lycidas était son nom, son état chevrier ; — tout l’indiquait : la dépouille d’un bouc aux poils jaunissans et portant encore l’odeur du lait épaissi couvrait ses épaules, une large ceinture serrait son vieux manteau autour de ses reins, et sa main s’appuyait sur une houlette d’olivier sauvage. »


Il fallut reprendre la route après une demi-heure de repos ; le petit berger voulait nous conduire à l’église de son village, Klapatzouna, que les Achaïens vont parfois visiter ; si elle n’est pas grande et si l’architecture laisse à désirer, elle a du moins le rare mérite d’être creusée tout entière dans un tronc d’arbre : c’est un platane gigantesque qui abrite ainsi dans son sein l’officiant, l’autel et les fidèles. La légende lui attribue un caractère sacré ; chacun le respecte et le vante dans la province, et confond sous une même dénomination l’arbre et la chapelle, qu’il appelle église de la vierge au platane. Nous avons eu l’occasion de parler ici même d’un autre platane non moins célèbre qui servit de prison après 1821[1]. Un détour et le moindre retard auraient compromis le succès de notre excursion en nous exposant à nous voir refuser l’entrée du couvent dans la nuit ; nous dûmes poursuivre et presser notre marche en ligne directe, sous un soleil de plomb, trouvant cependant une distraction et un plaisir dans la compagnie de notre petit chevrier, qui dissipait par ses réflexions inattendues et toujours originales l’accablement que la chaleur faisait peser sur la conversation générale.

Avant le soir, nous commencions à descendre, et notre charmant compagnon nous quittait comme nous prenions un sentier qui domine d’abord une vallée profonde au fond de laquelle coule un maigre torrent. Nos chevaux, pressentant le terme du voyage, firent mine de hâter leur pas toujours égal jusqu’au moment où, s’arrêtant au milieu de l’eau qui nous mouillait les jambes, nous dûmes attendre qu’ils eussent bu et soufflé. Cette halte forcée était la dernière. Bientôt nous pûmes voir au-dessus de nos têtes se dresser Mégaspiléon, l’édifice le plus singulier, la construction la plus étrange que j’aie rencontrée. L’impression que nous ressentîmes tout d’abord tenait de la surprise et de la frayeur que pourrait inspirer la vue d’un immense château de cartes de toutes couleurs collé contre une roche, habité par des êtres humains.

Dominant de vastes jardins pleins d’ombrage qui forment une colline en pente douce jusqu’au fond de la vallée, une série de petits étages irréguliers couverts de peintures criardes, sales et toutes différentes, s’élèvent les uns sur les autres dans le creux d’un énorme rocher. Tous ces étages ajoutés successivement, sans toit, au-dessus des premières constructions, ont formé peu à peu un haut bâtiment sans profondeur qui semble plaqué sur le granit et ne tenir que par un miracle d’équilibre. Le sommet, inégal par le fait des constructions élevées au gré de chaque propriétaire à diverses hauteurs, semble composé de mansardes superposées, les unes élancées et dépassant les autres comme des nids de vautours attachés au rocher, les autres plus basses et paraissant inachevées. Au lieu de s’agrandir en profondeur ou en largeur, cette étrange cité, que peuplent près de quatre cents moines, resserrée d’une part au nord contre la montagne, arrêtée de l’autre au sud par un vallon rapide, s’est développée en hauteur. C’est une ville dont les habitans, augmentant insensiblement, n’ont pour s’établir que les quelques mètres carrés occupés par les fondateurs et prennent le parti de bâtir leurs maisons les unes au-dessus des autres, jusqu’à ce que l’immense roche qui soutient tout l’édifice soit complètement couverte de cette nouvelle mosaïque. Une infinité de petites fenêtres de toutes les formes, larges ou étroites, percées au hasard et selon l’époque des constructions successives, apparaissent de loin comme des trous noirs sur cette haute façade que le temps, l’incurie et le mauvais goût des moines ont revêtue des teintes les plus sales. Nous nous étonnions en avançant que les tremblemens de terre, si fréquens et si terribles dans le nord du Péloponèse, ébranlant ce fragile entassement de cellules, ne l’eussent pas déjà fait rouler pêle-mêle dans un écoulement jusqu’au fond de la vallée.

Suivant en file indienne un petit chemin ombragé qui serpentait sur la colline, nous fûmes bientôt doucement surpris en nous trouvant au milieu des jardins que nous distinguions d’en bas, encore fleuris, tout embaumés de ces chauds parfums que ramène le soir. D’épais massifs d’églantiers, de rosiers, dominés par les cimes pleines de fruits mûrs des merisiers, des figuiers, des orangers, des néfliers du Japon, tendaient et enlaçaient leurs branches au-dessus de notre sentier ; des bandes d’oiseaux chanteurs frissonnaient dans les feuilles et se dispersaient sous le ciel à notre approche pour se reformer derrière nous. Mais nous n’avions pas fait cent pas que peu à peu des monceaux d’ordures, des débris de toute sorte, provenant des cuisines, des linges pourris, des ruisseaux de boue grise, souillant jusqu’à la terre de ce charmant jardin, vinrent nous rappeler à la réalité. Ce paradis servait d’égout, et la saveur des fruits que portaient ses arbres était due aux vertus des eaux sales et des immondices dont les moines se débarrassent en les jetant par les fenêtres.

Les têtes pâles de quelques caloyers avertis par le hennissement des chevaux apparaissent aux lucarnes ; ils regardent, insoucians, avec des yeux où perce pourtant une évidente malveillance, ces étrangers curieux qui viennent surprendre la comédie de leurs intrigues et troubler la monotonie de leur impassible repos. La chaleur est tombée, c’est l’heure de la promenade : nous trouvons en grand nombre les moines groupés sur une longue terrasse bordée de grands arbres qui s’avance en face du couvent vers l’est. Malgré tout le fracas de notre arrivée, c’est à peine si on semble nous avoir vus : les uns nous regardent sans rien dire, d’autres détournent la tête et reprennent en se promenant la conversation interrompue ; pas un ne s’avance, ils attendent. « Où est l’higoumène ? suis-je obligé de demander à celui qui se trouvait le plus près de mon cheval. — L’higoumène est malade, reprit-il ; est-ce que vous venez pour coucher ici ? — Sans doute ; nous venons d’Aigion, et nous avons marché la journée entière. — vous venez pour coucher, répétait-il avec un regard défiant ; mais vous êtes trop de monde, je ne sais pas si on pourra vous loger. Du reste voilà son frère, le prohigoumène, parlez-lui ; c’est lui qui sait ce qu’il pourra faire. » Et il me quitta.

Je transmis ce dialogue à mes compagnons, et, bien résolus à ne pas perdre le fruit de notre expédition, nous mîmes pied à terre, laissant nos chevaux aux hommes de l’escorte, pour nous diriger tous les quatre vers le prohigoumène, qui semblait de son côté venir à nous. « Ils veulent visiter le couvent ? me dit-il dès que nous fûmes réunis ; ce n’est pas le moment, nous sommes dans les élections, et vous êtes nombreux ; il fallait venir le matin. »

« Nous ne demandons qu’un abri, repris-je, une salle où nous puissions passer la nuit : laisse-nous seulement entrer, nous paierons.— Oui, vous paierez, un thaler chacun, sans compter ce que vous mangerez ; mais qui sont ces gens-là, demanda-t-il plus bas en désignant mes compatriotes, es-tu allé dans leur pays ? — Oui, une fois, repris-je, pensant qu’il était prudent qu’un de nous du moins passât pour être Grec ; mais ils savent parler le grec, » continuai-je pour prévenir de sa part toute réflexion inopportune.

La conversation devint alors générale ; quelques moines se rapprochèrent, et nous nous dirigions déjà vers la porte du monastère quand le prohigoumène, montrant nos fusils : « Oh ! il faut laisser vos armes, toutes vos armes, on ne peut pas entrer comme cela ici. » Cette injonction inattendue nous décontenança ; il est toujours sage en Orient de se tenir sur la défensive, et l’accueil que nous recevions ne nous encourageait pas à donner aux moines cette preuve d’excessive confiance ; cependant ils étaient chez eux, nous ne pouvions pas changer une règle aussi formelle : il fallut céder.

L’ancien portail, aux battans couverts de symboles religieux à demi effacés, s’ouvrit devant nous et, passant sous une voûte en maçonnerie, nous pénétrâmes dans une salle assez vaste, un peu sombre, dont le plafond cintré était supporté par de lourdes colonnes en granit. Une large porte ouverte au fond donnait accès à la chapelle, et nous apercevions, perçant dans l’obscurité, ses riches ornemens, qu’éclairait la lueur des veilleuses de cuivre. A gauche, une antique fenêtre à vitraux s’ouvrait sur la vallée. Nous étions dans la salle d’attente du couvent, également qualifiée d’oratoire par les caloyers. On nous montra l’église, ses murs et l’autel couverts d’images et d’offrandes du plus mauvais goût ; des reliques et le trésor modeste de ce monastère, où chacun ne professe à vrai dire de culte que pour soi-même.

En rentrant dans l’oratoire, les moines qui nous accompagnaient allumèrent des cierges et se placèrent devant nous. Pensant que c’était la coutume et qu’on traitait ainsi les étrangers qu’on voulait honorer, nous allions remercier le prohigoumène quand, se tournant vers nous : « C’est pour monter, dit-il, voici l’escalier, je vous suis. » Nous aperçûmes en effet une voûte noire qui donnait également sur la salle où nous étions, en face de la fenêtre. Les premières marches taillées dans le rocher nous apparurent bientôt, noires, inégales, humides, conservant après des siècles la crasse et la boue amoncelées sous chaque génération. Les parois de granit, auxquelles nous devions nous appuyer pour ne pas tomber, étaient devenues grasses sous les mains sales et sous le frôlement des robes de tous ceux qui passaient. En même temps, à mesure que nous montions, une odeur fade, écœurante, se dégageait des cellules sordides qui donnaient sur chaque palier et, mêlée aux émanations répugnantes que produit une ombre éternelle, remplissait l’étroite cage de cet escalier, qu’un rayon de soleil n’avait jamais pénétré.

La tête nous tournait quand nos conducteurs s’arrêtèrent ; le prohigoumène, ouvrant une porte, nous fit entrer dans une chambre qui nous parut lumineuse après notre ténébreuse ascension, et nous déclara que nous y pourrions demeurer jusqu’au lendemain matin. — C’était d’ailleurs la plus belle, ajoutait-il, celle qu’on réserve aux étrangers de distinction : mon frère l’higoumène l’habitait autrefois ; mais à présent qu’il est malade il ne l’a plus, continua-t-il avec un méchant sourire. — Nous ne faisions attention ni à ses paroles qui pourtant avaient un sens, ni à la chambre : le mur qui se trouvait sur la façade était pris tout entier par une large fenêtre vitrée ; chacun de nous, le corps penché en dehors, aspirait à pleins poumons le grand air, cette richesse du pauvre dont ne jouissaient même pas ces tristes moines. Quand il fut question de dîner, le dégoût que nous inspirait tout ce qui passait par la main des caloyers faillit nous faire attendre à jeun jusqu’au matin ; on nous apporta cependant des œufs durs et des cerises que nous hésitions à laver, tant l’eau qu’on nous présentait rappelait cette odeur fétide qui nous poursuivait partout.

Cependant il fallut descendre et passer de nouveau par l’escalier ; nous n’avions pas vu les caves ; c’est la partie du couvent dont les moines sont le plus fiers. Ils sont en effet les seuls habitans d’Achaïe qui tirent parti du vin qu’ils récoltent en le conservant sans y ajouter de résine ; quelques négocians de Patras ont imité cet exemple et s’en trouvent bien, mais la plupart des propriétaires restent encore attachés à l’ancien usage et diminuent des trois quarts la valeur de leurs vins pour ne pas vouloir construire de caves. Celles de Mégaspiléon sont spacieuses, profondes, bien aménagées ; le produit de chaque vendange est versé non plus dans des outres de peau de bouc, mais dans d’énormes tonneaux qui sont célèbres dans toute la Grèce, tant leur taille est invraisemblable : un seul de ces tonneaux, longs de 4 à 5 mètres, ne tiendrait dans aucune de nos caves. Le prohigoumène nous fit la gracieuseté de nous offrir de goûter son vin, qui était bon et très différent du breuvage noir qu’on sert dans la campagne grecque. Après quoi nous montâmes à la bibliothèque qui se trouvait près de la chapelle : les caloyers la croient pleine de trésors et de manuscrits inédits ; nous avions trop peu de temps à nous pour ne pas les croire sur parole.

Nous avions été frappés en visitant les souterrains où s’étendent les caves d’une inscription assez ancienne fixée sur la paroi d’un mur ; elle était très lisible et semblait rappeler une légende locale. Il y était surtout question d’une image de cire qui devait être conservée à jamais comme une sainte relique. Un des moines répondant à nos questions nous fit entrer de nouveau dans l’église et nous montra, soigneusement encadrée, une sorte de tablette tellement noircie, qu’on ne pouvait distinguer ni la composition ni le dessin qu’elle présentait à l’origine.

Vous avez pu voir dans les caves, nous dit notre compagnon, quand il nous eut ramenés à notre chambre, une source d’eau vive qui coule avec assez d’abondance. Nous l’appelons Vrysis tis koris, — source de la jeune fille. C’est la découverte de cette source qui a fait élever notre monastère ; l’inscription que vous avez remarquée tout à l’heure le rappelle chaque jour à notre souvenir, et nous apprenons tous ici cette histoire, parce qu’elle est très vraie et qu’elle explique bien l’origine de Mégaspiléon. Si vous ne la connaissez pas déjà, je vous la conterai :


« Il y a longtemps, très longtemps, alors que les montagnes et les vallées étaient désertes et couvertes de bois, une jeune fille qui conduisait un troupeau de chèvres devait faire chaque jour beaucoup de chemin pour les mener boire, car il n’y avait pas d’eau dans le pays avant ce torrent ombragé de platanes que vous avez traversé pour venir ici. — Un soir elle remarqua que, bien avant d’arriver à la rivière, le bélier conducteur avait déjà la barbe mouillée, et bientôt elle observa que chaque fois il en était ainsi. — Elle se promit de l’épier, et un jour elle le suivit sa quenouille à la main, jusqu’à ce qu’elle le vît arriver dans une grotte, au pied de ces rochers, boire à une source qui était cachée par de grands buissons, mais qui est bien celle que vous avez vue. Aussitôt la jeune fille voulut boire à son tour et se mit à genoux au bord de l’eau, mais, comme elle allait pencher la tête, la grotte s’éclaira tout à coup, et une voix s’éleva qui lui dit : « Il existe une image de moi cachée dans la forêt. Mettez le feu à cette forêt ; un serpent si grand qu’il a des os, s’y cache ; tuez-le, prenez l’image, et construisez une église. » La jeune fille s’écria : « Mais comment me croira-t-on ? » La voix lui répondit : « Frappe la terre de ta quenouille, il en sortira un cyprès, » et elle se tut. — La jeune fille retourna au village, elle fit ce que la vierge lui avait dit, et les hommes, mettant le feu au bois, se postèrent à l’en tour ; le plus adroit des paysans tua le serpent géant d’une flèche, on construisit une chapelle, et peu à peu le monastère s’éleva. — Nous conserverons toujours cette image, c’est l’œuvre de l’apôtre saint Lucas ; elle est en cire et en mastic, et ce n’est pas le temps qui l’a noircie, mais le feu : un miracle a fait qu’elle n’a pas été fondue, et c’est le signe que la vierge protégera toujours notre couvent. »


Le moine, terminant par un grand signe de croix, nous laissa seuls sous l’impression de cette poétique légende ; nous restions accoudés devant la fenêtre ouverte et nous écoutions encore silencieux dans l’ombre du soir les bruissemens indistincts de la vallée, quand le prohigoumène, qui s’habituait à notre société, fit de nouveau son entrée. Il était suivi de quelques moines et paraissait dans l’intention de passer la soirée avec nous. Nous n’avions encore échangé aucune impression à son sujet, mais cet homme nous déplaisait instinctivement à tous ; sans nous en rendre compte, nous ressentions en sa présence ce sentiment de dégoût et d’indéfinissable malaise qu’on éprouve en face d’une nature foncièrement basse, à la fois vicieuse et inintelligente, qui puise son unique ressort dans l’astuce et ne connaît d’autre but que la satisfaction de son intérêt. Il était d’une taille élevée et paraissait encore dans la force de l’âge, bien qu’un embonpoint malsain alourdit sa démarche ; sa figure, à demi cachée sous une barbe grisonnante et de longs cheveux plats, présentait un profil correct, mais la peau jaunie et gonflée sous la graisse détruisait la régularité de ses traits. Il n’aurait jamais paru qu’insignifiant avec son sourire obséquieux et sa parole qu’il avait rendue doucereuse, sans des yeux qui le trahissaient malgré lui : deux yeux de chat, verts, glauques, à la pupille dilatée. De gros sourcils gris leur faisaient parfois une ombre, et on ne distinguait plus sous la paupière qu’une lueur fauve ; mais quand ces yeux s’ouvraient, ils révélaient successivement et jusqu’au fond tout ce que cachait ce corps maladif.

La pensée de cet étrange personnage, nous l’apprîmes plus tard, par les conversations indiscrètes de quelques moines jaloux : il était ambitieux du pouvoir. Tout en lui s’agitait et rampait sans cesse à la poursuite de ce but, et il allait, couvrant d’un éternel voile d’hypocrisie ses moindres actes, jusqu’à ce qu’il pût se croire enfin arrivé au dénoûment de cette pitoyable comédie. Son frère était supérieur du monastère ; au moment où couvait le feu des élections, l’avant-veille de notre arrivée, quelques jours avant le voté ; il était tombé subitement malade. Le prohigoumène avait voulu prendre sur lui seul de le soigner, et sous ce prétexte le tenait enfermé, séparé du monde, tandis que, faisant pressentir sa mort, il travaillait sourdement à le renverser et à lui succéder. Nous ne sûmes jamais le dénoûment de ce vilain drame, mais quand nous insistâmes le lendemain matin pour saluer avant notre départ l’higoumène, que nous n’avions pas pu visiter, chacun des moines nous renvoyait à son frère, qui refusa toujours en disant : « Il souffre, il ne faut pas qu’il parle ; » et il agissait prudemment : la vue d’un être humain aurait été pour le malade un secours inespéré, et bien qu’étrangers au monastère, nous aurions pu nous faire l’écho de ses plaintes.

Le prohigoumène à peine entré, sans paraître se soucier de l’ennui marqué que nous éprouvions à le revoir, s’était assis et demandait des renseignement sur nos coutumes, qui, disait-il, l’intéressaient vivement. L’un de nous, impatienté, s’était levé et chantonnait en marchant de long en large : les moines se turent peu à peu, le silence se fit, mais nous n’étions pas maîtres de la place ; leur silence était de l’admiration. Notre compagnon avait commencé je ne sais quel refrain d’une chansonnette parisienne, et comme il s’interrompait, étonné de l’attitude recueillie que nos visiteurs avaient prise, le prohygoumène le supplia de continuer. Il n’avait jamais entendu de musique européenne, et l’harmonie de ces couplets vulgaires, qu’il prenait pour des cantiques pieux, le surprenait autant que s’il eût entendu parler une langue inconnue. La soirée se passa de la sorte ; il fut impossible de faire lâcher pied à aucun de nos visiteurs, et malgré l’épouvantable cacophonie que nous arrivâmes à produire en hurlant tous les quatre chacun un air différent, les moines restèrent toujours fervens, toujours attentifs, jusqu’à ce que époumonés, tombant de fatigue, nous renonçâmes à les lasser : ce fut notre silence qui les fit partir.

Cette chambre, où ils nous laissaient enfin libres de coucher, avait pour tout meuble une table ; autour des quatre murs courait un divan assez large où nous nous étendîmes tout habillés les uns à la suite des autres. En moins d’un quart d’heure, nous nous sentîmes envahis dans l’obscurité par une telle quantité de puces et de punaises, vermine éclose dans le divan, que nous nous retrouvâmes tous les quatre sur pied au milieu de la chambre. Après avoir secoué par la fenêtre nos vêtemens littéralement noirs d’insectes, nous tirâmes la table à la courte paille : le plus heureux coucha dessus, les autres installés tant bien que mal dessous. Dans le courant de la nuit, n’y pouvant plus tenir, je voulus sortir un peu, marcher, chercher de l’air ; les moines nous avaient enfermés. Ce n’est qu’à la pointe du jour qu’un moinillon, répondant à nos cris et au bruit que nous faisions, vint enfin nous ouvrir la porte.

Il est difficile de peindre l’aspect nouveau, plus répugnant encore, que présentait l’intérieur du couvent au matin : des têtes blafardes, les cheveux en désordre, les yeux à demi fermés et sans regard, apparaissaient glissant dans l’ombre de l’escalier, éclairé par leurs cierges : c’étaient le plus souvent des enfans en robe bleue, des jeunes gens que les moines emploient comme domestiques et qui commençaient leur insipide journée. Quand ils passaient devant notre chambre, les lueurs indécises de l’aube donnaient à leur visage une teinte livide : les lèvres pâles, les yeux rougis, les mains longues et maigres pendant le long du corps, ils allaient sans tourner la tête, présentant déjà dans leur regard, dans leur sourire, par leur démarche honteuse sous une enveloppe malpropre, les germes de tous ces vices que la Grèce flétrit du nom de coutumes turques.

Nous nous hâtâmes de descendre et de faire seller nos chevaux. Le prohigoumène vint nous rejoindre en courant : il avait peur que nous partissions sans payer. Nous nous plûmes à débattre avec lui le prix de son hospitalité ; le matin lui avait rendu toute sa présence d’esprit ; plus féroce qu’un aubergiste suisse, il n’écoutait rien et répétait toujours : « vous le devez, il faut payer. » Nous cédâmes pourtant, trop vite à notre gré, pour ne pas retarder davantage notre départ, et nous suivîmes un autre chemin longeant la terrasse vers l’est, sous le regard inquiet des moines, qui voyaient disparaître avec joie cette troupe d’étrangers.

Pour moi, qui avais conservé l’impression de l’accueil des moines de Taxiarque et du chapelain de Pépélénitza, cette visite au Mégaspiléon était le renversement de nombreuses illusions. Au lieu d’une société paresseuse, mais inoffensive, j’avais trouvé là des hommes sans intelligence, sans foi, sans caractère, mais non pas sans passions. La dépravation flagrante qui s’étale dans ce couvent a laissé au fond de tous ces cœurs deux sentimens profonds bien qu’exercés dans une sphère étroite : l’ambition et l’envie troublent sans cesse d’une agitation sourde, mais effrénée, le silence du cloître. Chacun hait et jalouse son voisin comme un rival, — tout ce qui n’est pas opprimé, anéanti, ne respire que dans la cabale et pour l’intrigue ; le plus humble travaille à ruiner le plus fort ; les meilleurs doivent demeurer sans cesse dans une éternelle défiance, et cet asile créé pour le repos n’est qu’un petit théâtre où de vilaines passions se dissimulent, mais agissent, où l’homme se fait l’ennemi de l’homme, et n’a d’autres jouissances que celles qu’il tire de l’abaissement d’autrui.

La cause de cette corruption si profonde, ou de ce retour à l’état primitif, est tout entière dans l’isolement des moines, quand on songe à ce que sont ces moines. Dénués pour la plupart de toute éducation, ne sachant même pas lire, parlant à peine leur propre langue, ce sont des paysans paresseux attirés là par l’espoir de vivre à leur aise. Ils sont loin des villes, — n’entretenant aucun commerce avec l’extérieur, livrés complètement à eux-mêmes par un gouvernement qui ne leur peut demander que la tranquillité au dehors, ils ne voient pas le monde au-delà de leur étroite vallée ; — sentant qu’ils échappent aux lois communes, trop inintelligens pour y suppléer par de bons règlemens ou une vie austère, il s’abandonnent à leur nature et nous donnent l’exemple d’une société vivant dans la société sans en faire aucunement partie. Un but, une distraction puissante, pourraient seuls les changer. Toutes ces volontés paresseuses, qui se laissent aller au mal faute de savoir trouver autre part une émotion, auraient besoin d’être dirigées : leur cours une fois changé, elles se tourneraient avec autant de facilité, peut-être avec moins d’insouciance, vers un passe-temps nouveau, et s’appliqueraient à bien agir. Ce que leur instinct appelle malgré eux, désir que l’oisiveté rend impuissant, mais plus ardent encore, c’est l’action : tous, sans y songer, ils se souviennent de leur nature créée pour le mouvement, leur esprit se révolte contre cette éternelle torpeur ; tout leur est un prétexte pour en sortir, le vice plutôt que la vertu, parce que le vice signifie action et excès, tandis que la vertu est le plus souvent faite de résistance et d’abstention. Qu’une circonstance imprévue se présente, offrant l’occasion de poursuivre un but noble, non plus d’une façon passive, mais efficace, ils saisiront tous cette occasion. C’est ainsi qu’en 1821 ce prodigieux élan de patriotisme et de courage que la soif de l’indépendance inspira aux Grecs fut aussi imprimé aux moines eux-mêmes, aux moines surtout, qui s’étaient faits avec enthousiasme les partisans de cette grande cause et qui furent les premiers à la servir. L’insurrection éclata dans cette partie même de l’Achaïe, à Calavryta ; c’est de là qu’elle s’étendit à toute la Grèce, enflammant l’Europe entière d’enthousiasme au récit des premiers exploits de ses héros. Les moines montrent encore au sommet du rocher qui abrite le monastère, dominant toute la vallée, un vieux canon qu’ils ont conservé ; c’est le seul débris qui rappelle, au milieu de cette société qui a perdu dans l’inertie jusqu’au dernier des sentimens généreux, le passé glorieux d’une génération disparue.

IV

L’impression pénible que nous avait laissée à tous ce court séjour au Mégaspiléon se dissipa vite, grâce à la nouveauté du chemin que nous suivions pour gagner les chutes du Styx. Nous étions partis avant quatre heures ; le soleil n’était pas encore levé. Rendus plus frileux après la nuit que nous avions passée, nous nous serrions d’abord sans rien dire, chacun dans notre manteau, grelottant sous la fraîcheur des bois que nous traversions. Peu à peu, le ciel gris s’éclaira ; chaque fois que la silhouette inégale des montagnes qui s’étendaient devant nous laissait voir l’Orient, nous découvrions l’horizon délicatement teinté, selon l’expression incomprise d’Homère, d’un voile de safran (krokopeplos) ; les buissons s’animaient du chant matinal des oiseaux. Bientôt le ciel, devenu pourpre, apparut lamé de lignes d’or, le soleil se leva.

Nous avions un long trajet à faire : il nous fallait gagner avant le soir le village de Solo, bâti dans la vallée du Crathis, au pied du Chelmos, immense rocher d’où se précipitent les eaux noires du Styx et dont nous espérions pouvoir faire l’ascension avant la nuit. Nos chevaux gravissaient avec peine une pente très raide, mais à mesure que le soleil monte et devient plus ardent, les bois se pressent, l’ombre s’épaissit, nous nous trouvons en pleine forêt. Plus loin le sentier s’adoucit, et son inclinaison devient insensible ; il serpente au fond d’un charmant vallon où le pin, le cèdre, le bouleau entremêlent leur feuillage ; un torrent d’eau claire coule au bord du chemin sur un lit de pierres. Au-dessus de nous, rien d’aride, rien de brûlé ; la vue, bornée par des collines, ne porte que sur des bois verts, vigoureux, aux cimes toutes fraîches, et il ne tenait qu’à nous de nous croire transportés en France, tant ce paysage différait de ce que nous voyions tous les jours en Grèce et ressemblait à nos belles vallées d’Auvergne.

Le soleil nous gagna comme nous atteignions le sommet d’un second vallon plus vaste, inondé de lumière. En face de nous, sur un petit plateau au bord du torrent devenu plus large, une troupe de Vlaques, que les Grecs appellent indistinctement Bohémiens, nous apparut au milieu de son campement. Ils étaient venus du nord, par la Roumélie, et, passant par l’isthme de Corinthe, continuaient leur immigration jusqu’à la mer. La Grèce est un pays du reste si pauvre en pâturages qu’il est rare de leur voir pousser leur marche jusque-là ; c’était la première fois que nous les rencontrions réunis en tribu, et, sortant du vallon tout ombragé pour surprendre cette scène qu’éclairait un soleil ardent, nous regardions curieusement à nos pieds : une infinité de moutons, quelques bœufs, une cinquantaine de chevaux broutaient l’herbe nouvelle, dispersés au fond de la vallée. Les femmes et les enfans au bord du torrent lavaient du linge, et, l’étendant sur des pierres, le faisaient sécher, tandis que les hommes, groupés en cercle sur un petit plateau, dansaient et chantaient autour d’un grand feu où rôtissait un agneau (le classique arni à la palikare). La bande nous reçut avec des cris de joie et des bravos, et nous dûmes suspendre un instant notre route pour répondre à la politesse de ces braves gens, qui nous firent boire à tour de rôle un grand verre de vin blanc.

Après cette halte, nous laissons la vallée, et, gravissant le coteau au sud-est, nous entrons dans la montagne, montant avec le soleil qui nous brûle et que nous aurons à supporter jusqu’à Solo. Autour de nous, tout était déjà desséché ; le sentier se perd au milieu de la poussière et des pierres, et quand nous atteignîmes le sommet, nos guides, craignant de se fier à un pareil chemin, nous firent suivre pendant plusieurs lieues, de l’ouest à l’est, la crête de la montagne. Un nouveau panorama se déroulait à notre gauche, au nord ; au-dessous de nous de hautes montagnes toutes dépouillées, sauf une qui est couverte de sapins, s’échelonnent jusqu’à la côte ; le golfe étend ses eaux dormantes et bleues jusqu’au rivage opposé, que nous distinguons avec ses mille découpures : un port plus grand, presqu’au pied du Parnasse, se creuse et découvre une tache blanche, c’est la ville de Galaxidi. A notre droite, au sud, ce sont des sommets, des pics, des arêtes à l’infini, toutes les cimes des monts d’Arcadie, couvertes çà et là de glaciers étincelans ; le fond du tableau est fermé par une montagne grise, régulière, unie comme un marbre, la tête couronnée de neiges éternelles, spectacle saisissant sous ce ciel de feu. Le Chelmos et les eaux du Styx nous étaient cachés par cette immense silhouette, nous étions encore loin de notre but.

Cependant la descente commença, rapide, dangereuse, tant les chevaux, entraînés eux-mêmes par la raideur de la pente, glissaient et roulaient à chaque pas sur les pierres. Bientôt nous fûmes obligés de mettre pied à terre ; poussant devant nous nos montures, nous nous laissions aller, tombant les uns sur les autres, nous relevant pour retomber de nouveau, quand nous découvrîmes enfin, étalée à nos pieds, la délicieuse vallée du Crathis. Le chemin devint plus difficile encore, mais nous savions que nous touchions à la fin, et dans les intervalles que nous pouvions mettre entre nos chutes ridicules, nous contemplions ce tableau que nous appelions depuis si longtemps de nos vœux.

Une triple ceinture de montagnes brûlées encaisse comme dans un cadre jaune la vallée la plus verdoyante qu’il soit possible de voir. Le Crathis d’un côté, le Styx (aujourd’hui l’Eau noire) de l’autre, roulent leurs flots relativement abondans au milieu d’un fouillis d’arbustes jusqu’à ce que, réunis en un seul fleuve, ils séparent ainsi la vallée en trois parties. Au milieu, entre le Crathis et les eaux bouillonnantes du Styx, le village de Solo s’élève. Des toits d’un beau rouge vif, tous séparés les uns des autres, surgissent irrégulièrement entre des massifs où se dressent de hauts châtaigniers à la tige droite, au front large et épais, des sycomores à l’ombre noire, des cerisiers, des mûriers et des figuiers couverts de fruits.

Seul le fond de la vallée est sombre ; l’esprit, frappé de ces contrastes successifs, obsédé de ces souvenirs banals et incomplets que nous conservons du collège, cherche là l’entrée des enfers ; notre imagination rappelle peu à peu la fable gracieuse qui, de l’union de Thétis à l’Océan, fait naître la nymphe Styx, dont le nom redouté devient le symbole de la foi jurée. Et pendant que nous reconstituons dans le passé cette contrée mystérieuse, berceau de tant de légendes, les yeux suivent au sud l’Eau noire, qui descend par saccades en faisant mille circuits ; on la voit se perdre au loin sous les rochers jusqu’au Chelmos, ancien Nonacris, dont le flanc escarpé, droit comme une falaise, semble se retirer devant la nappe d’eau qui tombe de son sommet inaccessible pour le disperser d’abord en pluie fine et se reformer dans la vallée. Ce sont les chutes du Styx. La poussière humide que le vent balaie noircit tous les rochers d’alentour, et l’eau qui se précipite en ligne droite semble de loin un mince filet d’argent brodé sur un fond noir ; aux deux côtés du Nonacris, de hautes cimes désolées, semées çà et là d’épaisses couches de neigen achèvent de fermer l’horizon.

Un petit pont jeté sur le Crathis nous permit d’atteindre le village après huit heures d’une marche pénible. Un enfant nous indiqua la maison d’un médecin auquel nous étions recommandés, et dont la cordialité nous fit oublier l’accueil, exceptionnel en Grèce, que nous avions reçu à Mégaspiléon. Ce médecin parlait français comme nous ; il était encore jeune et n’exerçait sa profession que depuis quatre ou cinq années. J’ai rencontré peu d’hommes qui eussent plus justement que lui raison de se dire malheureux.

L’esprit indépendant des Grecs les porte à faire donner à leurs fils, aussitôt qu’ils en ont les moyens, une éducation libérale, et les jeunes gens n’ont devant eux que deux carrières, la médecine ou le barreau ; les autres leur sont le plus souvent antipathiques, ils les considèrent comme des pis-aller. Notre hôte était le fils d’un cultivateur aisé, de ce petit village, qui trouva juste assez d’argent sur ses économies pour envoyer l’enfant au gymnase d’Athènes, puis à l’université, d’où il ne sortit que pour suivre les cours de la faculté de médecine. Son diplôme obtenu, il vint, comme fait chaque année le plus grand nombre des étudians grecs, parachever ses études par un séjour de deux ou trois ans à Paris, Son esprit s’est ouvert, son intelligence s’est faite, il a appris à vivre au sein même de la ville où l’on vit le plus vite et le mieux, il s’est créé mille besoins qu’il ignorait, après quoi, à la fleur de l’âge, trop tôt pour être las de rien, il revient se fixer pour jamais à Solo, village perdu dans les montagnes, que la Grèce même ne connaît pas, où rien ne pénètre du dehors, où l’existence s’éteint, où chacune de ces facultés qu’il est allé développer en courant le monde s’anéantit successivement faute d’aliment dans un milieu pire que la solitude, car il demeure constamment auprès de gens qu’il voit heureux par leur ignorance même.

L’infortuné sentait trop bien l’amertume et le vide de sa vie, et notre visite, qui survenait pour lui comme un rayon de soleil dans une cave, ne dura pas assez longtemps, à son gré ; après le déjeuner qu’il nous avait fait soigneusement servir, nous dûmes repartir pour aller visiter les chutes du Styx (ta hydata lis Stygos) et tenter, s’il était possible, l’ascension du mont Chelmos. Il eut soin de nous procurer un guide, et, sous l’ardent soleil de l’après-midi, nous partîmes, comptant revenir le soir à Solo et passer une partie de la nuit chez le médecin.

Après une heure de marche, nous dûmes abandonner nos chevaux, qui nous avaient permis de franchir impunément plus de vingt fois les eaux mortelles du Styx. Mes compagnons, fatigués de longues excursions dont je n’avais fait que la dernière partie, me laissèrent monter seul avec le guide, un jeune berger de dix-sept ans, qui n’avait jamais pensé faire cette ascension. Le versant que nous voulions gravir était formé de petites pierres accumulées et sèches qui faisaient sous le pied un terrain mobile sur lequel il était impossible de marcher. Nous roulions sans cesse en arrière, entraînés par notre propre poids, glissant pendant une dizaine de mètres, obligés de recommencer encore le même effort en nous servant des pieds et des mains pour avancer de quelques pas. Il nous fallut une heure pour atteindre le sommet de ce premier coteau, qui n’avait pas 100 pieds de haut. Le reste du chemin nous parut facile après un pareil début. Quelques touffes de thym et de plantes sauvages poussaient entre les pierres, nous nous en servions pour nous y accrocher ; à chaque instant, de petits serpens analogues à ceux que nous appelons en France aspics sortaient à notre approche, et mon guide, qui m’appelait déjà par mon petit nom, me criait de ne pas les frapper : « Ils te sauteront au cou, disait-il, si tu les manques ! »

Enfin nous atteignîmes les premières neiges, et, tout brûlé par le soleil, j’eus la surprise de pouvoir passer sous une grotte de glace. Nous montâmes encore, mais la nuit tombait, il était neuf heures ; nous étions arrivés le plus près possible de la chute ; le roc d’où tombait le torrent se dressait à pic au-dessus de nos têtes. « Il faut descendre, me cria mon guide, qui s’était assis pendant que, Pausanias à la main, je vérifiais l’exactitude de ce consciencieux géographe ; si nous tardons, nous nous perdrons, nous ne pouvons déjà plus revenir par le même chemin. » Nous résolûmes de nous laisser glisser le long des rochers si pittoresques qui s’échelonnent au pied du Chelmos et entre lesquels se précipite le Styx. Jamais ascension en Suisse ou en Écosse ne me coûta pareils efforts : en un quart d’heure, nous étions arrivés en bas de ce sommet, que nous avions mis quatre heures à atteindre. Dix fois nous nous crûmes perdus, mais quand nous nous retrouvâmes, tous les deux épuisés, assis au bord du Styx, je n’avais à déplorer que la perte de ma toque et de mon épieu ; mon guide regrettait davantage son fez et ses souliers, qu’il avait vus tomber et disparaître l’un après l’autre.

La nuit était venue, nous allions droit devant nous, traversant et retraversant le Styx, dont les eaux sombres frémissaient contre les rochers ; je m’expliquai seulement alors l’origine du nom de « Eau noire, » qui a remplacé celui de Styx. Le torrent coule durant tout son parcours sur un lit de rochers polis et veinés comme du marbre ; sèches, ces pierres ont une belle couleur verte, comme celle d’une turquoise mouillée ; mais, quand on les trempe dans l’eau, l’humidité leur donne une teinte si foncée qu’elles paraissent noires ; c’est ainsi qu’on voit le Styx roulant au milieu de roches claires colorer ses flots de la nuance de son lit, qui est sombre. Le nom de « fleuve noir » n’a donc rien d’imaginaire, il exprime un fait très réel et qui explique peut-être à lui seul cette superstition des anciens, qui faisaient du Styx le fleuve de la Mort.

Mes compagnons et le médecin, inquiets de notre retard, nous attendaient sur le chemin ; il était plus de dix heures. Nous arrivâmes enfin à la maison, où, sans avoir le courage de me sécher, je m’endormis aussitôt. — Au milieu de la nuit, le médecin nous éveilla. — Puisque vous voulez partir si vite, dit-il, il est temps ; les chevaux sont sellés, une heure a déjà sonné. — Notre excursion était terminée ; nous trouvâmes les chevaux et les agoyates rangés dans la cour, au clair de la lune, dessinant autour d’eux de grandes ombres, et pendant que notre hôte nous adressait encore de la main de tristes adieux, nous suivions tout engourdis la route bordée de saules et de grands châtaigniers que nous avions parcourue le matin ; elle s’étendait maintenant ombragée ou toute blanche à la clarté de la nuit, et le pas pressé de nos chevaux, les aboiemens des chiens de garde éveillés sur notre passage troublaient seuls le silence du petit village endormi.

Bientôt nous abandonnâmes la route pour nous diriger vers le nord, suivant le cours du Crathis, qui sert de chemin jusqu’à la mer. Je devais me séparer de mes compagnons ; ils allaient à Corinthe, je retournais à Aigion ; au point du jour, nous nous quittâmes. Un vieux Grec, notre guide, resta seul avec moi, prit à son tour un autre chemin pour gagner Phtéri, son village, au pied du Mavrithioti. Je m’arrêtai de mon côté, dans la matinée, à Diakophto, petit bourg assez riche, où je trouvai des gens que je connaissais et qui m’accueillirent bien. Après quoi, sans attendre le soir, je repris le sentier qui serpentait au bord du golfe, au milieu de rochers moussus au-dessous desquels je voyais la mer à mes pieds, toujours limpide et bleue. Dans l’après midi, sous un soleil de plomb, qui m’ôtait jusqu’à la faculté de penser, je traversais ces plaines fertiles qui s’étendent au sud de Théméni ; tout semblait engourdi dans une même torpeur. Seul un essaim de grosses mouches criardes s’agitait sans cesse autour de moi ; j’allais les yeux fermés, la tête basse. A cinq heures, j’entrais dans les rues de la tranquille Aigion, qui s’éveillait à peine du sommeil de la sieste.


PAUL D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1876.