LA
VIE DE PROVINCE EN GRÈCE

DIX MOIS DE SÉJOUR EN ACHAÏE.

Peu de pays sont autant visités aujourd’hui que l’Orient ; la Turquie, la Syrie, la Grèce surtout, sont d’ordinaire, après l’Italie, la première étape de l’Européen qui voyage, et les communications sont devenues si faciles, que nous trouvons presqu’à nos portes ces mystérieuses contrées qu’on appelait autrefois le berceau du monde, ces rivages anciens consacrés par le souvenir de tant de grands peuples disparus. Il ne faut pas cependant s’y tromper : si l’Orient est facile à voir et à connaître, il n’en est pas de même de ses habitans ; aucun peuple ne se dérobe davantage à l’attention de l’observateur et ne trompe plus facilement son étude. On voit au premier jour que les Orientaux sont mous, paresseux, lourds, mais tout leur caractère n’est pas résumé dans ces trois mots, et l’on ne connaît pas aussi vite ce qu’ils cachent soigneusement aux regards des curieux, — leur vie privée. Il faut s’initier peu à peu à leurs coutumes, s’assimiler, pour les comparer aux nôtres, toutes les pensées qui les dirigent, assister sans les troubler à tous les détails de leur existence, en un mot se faire Oriental soi-même. Pour cela, les villes ne suffisent pas, le contact de l’étranger a déjà modifié leurs usages ; c’est au sein même du pays, dans les provinces, qu’il faut aller chercher des traits encore intacts et caractéristiques.

Un long séjour dans une petite ville du Péloponèse, Aigion, et un isolement presque complet au milieu des Grecs m’ont permis de réunir des observations de toute sorte ; j’ai voulu, en écrivant ces lignes, sauver de l’oubli quelques coutumes originales et pittoresques qui vont se perdant de jour en jour, et présenter, comme on l’a fait tant de fois pour leurs ancêtres, les Grecs d’aujourd’hui avec leurs physionomies, leurs costumes, leurs mœurs, leur caractère et leurs institutions.

I.

Aigion ou Vostizza, — c’est le nom moderne, — est une petite ville située sur la côte nord du Péloponèse entre Patras et Corinthe, au bord du golfe de Lépante. Il en est peu qui aient conservé comme elle en Grèce ce caractère éminemment original que les touristes voient disparaître avec tant de regrets. Ce n’est plus, comme Athènes, une simple copie des cités européennes ; c’est une ville grecque, on le voit au premier coup d’œil. Bien que dans la nomenclature administrative du royaume des Hellènes, Aigion porte le titre pompeux d’éparchie, c’est cependant presque un village, et la civilisation n’y a rien apporté de ses innovations, le sous-préfet, le maire, le conseil municipal étant trop occupés de ce qu’ils appellent la politique pour songer à l’entretien et à l’embellissement de leur ville. La nature au reste se charge d’y pourvoir, et je ne connais pas de site à la fois plus beau et plus gracieux que cette falaise où brille gaîment sous le ciel bleu une couronne de coquettes maisons blanches.

De hautes montagnes, contre lesquelles Aigion semble adossée, limitent au sud l’horizon ; à droite et à gauche, la falaise s’abaisse peu à peu jusqu’à la plaine couverte de myrtes, d’oliviers et de vignes. Deux torrens, le Sélinus et le Méganitas, à sec pendant dix mois de l’année, coupent la riche végétation des champs par l’éclat mat de leur lit de pierres blanchâtres, semé çà et là de touffes de lauriers-roses, et serpentent jusqu’à la mer.

Le port est petit, mais profond et toujours calme ; quelques bateaux de pêcheurs, deux ou trois caïques de transport s’y balancent silencieusement, entourés de quelques petites barques. Un môle étroit, formé de roches amoncelées et souvent recouvert par les vagues, s’avance un peu dans la mer, tenant lieu de jetée et de quai. Entre le port et la falaise, à droite, quatre ou cinq magasins uniformes et nouvellement construits servent de docks aux riches propriétaires du pays ; à gauche, du côté où la falaise se dresse à pic, six ou huit cabanes aux tons sales, entassées les unes sur les autres dans un creux de rocher, sont en partie cachées à la vue par les sources fameuses dont parle Pausanias, et un immense platane que la guerre de l’indépendance a rendu célèbre. C’est dans le creux de cet arbre que les Grecs enfermaient leurs prisonniers après l’insurrection de 1821. On y avait fixé une porte, et ce fut pendant un temps la plus sûre prison de la ville ; il y tenait jusqu’à dix hommes. Les jours où passe le paquebot, quand les malheureux voyageurs, pressés dans les barques, tentent la descente sur la jetée, une animation relative règne dans le port ; les vociférations des bateliers, les cris des passagers et des marchands, ce va-et-vient des mendians, des faquins, des chercheurs de nouvelles, tout cela fait deux fois par semaine un événement à Aigion. En temps ordinaire, le silence du port n’est guère troublé que par les chants monotones des pêcheurs installés le soir dans ce fouillis de constructions qui servent d’asile aux matelots.

On monte à la ville, soit par un étroit sentier gravissant presqu’à pic la falaise et qu’on appelle le Trou, soit en tournant à gauche, par un chemin beaucoup plus long et plus praticable, qui mène à la partie nord-est de la ville. Si le hasard faisait aborder un touriste à Aigion, c’est ce dernier chemin qu’il devrait prendre ; un quart d’heure de marche suffit pour tourner la falaise et atteindre les premières maisons. C’est alors que s’ouvre la série des étonnemens et des déceptions.

Il est prudent, avant de descendre à Aigion, d’avoir acquis une certaine expérience de la vie orientale et de s’être appliqué à dédaigner le confortable et le bien-être matériel. Il faut s’attendre encore à plus d’une surprise. Le sort voulut que le jour de mon arrivée, au mois d’octobre, fût précisément un jour assez froid ; cette température est exceptionnelle en Grèce : les maisons n’ont pas de cheminées. Je me réchauffais de mon mieux à un brasero quand on vint m’annoncer qu’un déjeuner de gala m’attendait : je ne pus rien manger ni boire de ce qu’on me servit. Le pain est pétri sans levain, on ne le sale pas et on le cuit mal ; quant au vin, il est très sain et serait bon, si l’on n’y ajoutait pour le conserver une assez grande quantité de résine, ce qui en fait un breuvage noir, épais, très amer. Le reste est à l’avenant : on sert à chaque repas une soupe dite aux tomates et au poisson ; c’est un simple bouillon de poisson auquel on ajoute des tomates, plusieurs citrons et de l’huile. Puis viennent les poissons bouillis, le mouton bouilli et passé au four, du riz à l’huile, aux tomates et toujours au citron, une salade de légumes encore bouillis, appelés lakhana, enfin une sorte de fromage blanc dur, crayeux, au lait de chèvre et sentant à plein nez la peau de bouc dans laquelle il a été conservé. J’appris que ce menu se répéterait pour moi toujours le même, et que les jours maigres, c’est-à-dire plus de cent cinquante sur trois cent soixante-cinq, on n’aurait plus à manger que des olives et des lakhana. Les hérétiques, — et j’étais heureux d’en être, — ont seuls la faculté de manger du caviar en carême ; quanta la viande, il n’y fallait même pas songer. — Les lits méritent aussi d’être décrits. Le sommier est inconnu chez les Grecs ; une chai-pente en fer supporte un matelas de laine non cardée. Des moustiquaires en mousseline font le seul ornement de ces lits. J’y dormis bien cependant, et lorsque je m’éveillai, j’oubliai tous les désappointemens de la veille.

Le soleil se levait ; j’ouvris ma fenêtre et je restai ébloui devant le spectacle que présentait le golfe aux premières lueurs du matin. Ma chambre, faisant le coin de la maison, donnait par une fenêtre sur le nord, par l’autre à l’est. C’est là que se portèrent tout d’abord mes yeux, sur cet isthme étroit, derrière lequel le ciel tout en feu se déchirait en longues bandes rouge et or. Les hautes montagnes de l’Acro-Corinthe au sud-est, de l’Hélicon, du Cythéron au nord, découpaient de leur silhouette encore brune cet horizon resplendissant. Plus près de moi, en face, les montagnes desséchées de l’ancienne Phocide, le Parnasse, le Xéro-Vouni, se coloraient déjà des premières teintes roses de l’aurore ; le Parnasse surtout, vrai séjour des muses à ce moment, rougissait comme embrasé par ces rayons précurseurs qui percent à l’horizon avant l’apparition du soleil. Le golfe, cette eau si bleue hier, s’étendait mollement en longues nappes d’argent, et les contours capricieux de ses rives se dessinaient en noir. Peu à peu les montagnes, les collines, les plaines, s’éclairèrent : le soleil parut rouge comme un disque sanglant, et, dissipant en s’élevant les lueurs éclatantes qu’il avait apportées, brilla bientôt sur le bleu du ciel et de la mer dans toute sa sérénité. Je suivais encore les mille révolutions de l’horizon, et je songeais avec envie à cette existence des anciens Grecs qui passaient tout le jour en plein air, préférant la voûte du ciel aux étroites cellules de leurs maisons, quand ces preniiers bourdouuemens d’une ville qui s’éveille attirèrent mon attention. Bientôt j’entendis marcher, parler, crier dans les rues, et je sortis pour voir de près ces Grecs aux mâles visages et aux brillans costumes qui m’avaient déjà frappé à mon arrivée.

Le costume national se rencontre de jour en jour plus rarement à Athènes ; dans les petites villes, au contraire, une grande partie des habitans a conservé fidèlement les anciennes traditions. C’est un dimanche, le matin, qu’il faut se promener dans les rues d’Aiglon pour voir les Grecs parés dans tout leur éclat. On est frappé d’un luxe, d’une variété de costumes vraiment étonnans, quand on considère que c’est là parfois toute la richesse de ceux qui les portent. On connaît la foustanelle, sorte de jupon de coton blanc aux mille plis, serré à la taille, c’est la seule partie de l’habillement qui soit la même pour tous ; elle ne supporte aucun ornement, et il serait impossible de distinguer la foustanelle d’un palikare de celle d’un paysan. La ceinture seule, toujours en soie, est plus ou moins large ou longue, ou brodée d’or. Le gilet, droit ou croisé, est en velours noir ou en soie de différentes couleurs, orné de boutons ronds en rapport avec l’étoffe et brodé de toutes les variétés possibles de soutaches. Une veste fort courte, arrondie aux coins, découvre le devant du gilet, et tantôt, — dans les costumes de gala, — laisse le cou libre, tantôt s’attache par un double bouton. La veste est la plus riche partie du costume ; les côtés et le dos sont couverts de broderies de soie, d’argent ou d’or entremêlés. Quelques riches personnages en portent dont l’étoffe est absolument cachée sous les galons et les passementeries d’or ; un pareil costume coûte 2,000 drachmes (environ 1,800 francs). De longues manches ouvertes, également brodées, pendent le long du bras, laissant à découvert la soie de la chemise. Les guêtres tombant sur un brodequin verni, et montant un peu au-dessus du genou jusqu’au caleçon de soie, sont de la même étoffe que la veste, avec les mêmes broderies ; on les serre au-dessous du genou par des jarretières de soie qui sont presque toujours de petits chefs-d’œuvre de travail et de finesse. La coiffure est pour tous la même, c’est le fez ; elle ne varie que par îa richesse du gland, qui est en soie noire ou bleue, ou en or, attaché quelquefois par une agrafe de diamans.

Les paysans portent un costume différent, mais non moins original. La veste, le gilet, les guêtres ou scaltsès sont en flanelle blanche brodée de soie rouge et bleue. Au lieu de bottes vernies, ils portent la vraie chaussure grecque, les tsarouchia, sorte de souliers à la poulaine, en cuir de Russie, piqués de soies jaunes, rouges ou bleues, et terminés au bout et sur les côtés par trois touffes de soie aux couleurs de la piqûre. Ils ont toujours une ceinture (shilaki), également en cuir de Russie, très large sur le devant, et divisée en plusieurs poches dans lesquelles ils passent de longs poignards, des pistolets à pierre, et toutes les armes qu’ils possèdent ; ils y suspendent en outre des munitions et leur nécessaire de fumeur. Les bras sont nus sous les manches ouvertes de la chemise et de la veste, et souvent , au lieu du fez, ils adoptent pour coiffure un mouchoir de soie. En hiver, ils ont un gros manteau court en laine grise épaisse, à longs poils, et grossièrement brodé de passementeries de couleur.

Les costumes des femmes à la ville n’ont été conservés que par un petit nombre ; on les a sacrifiés aux modes de Paris, et ceux qu’on voit encore à Aigion sont fort laids. Ils se composent d’une jupe de soie claire, longue et large, comme celles qu’on portait en Europe il y a une quinzaine d’années, d’une veste analogue à celles dont se parent les hommes et d’un fez. Cet assemblage forme un contraste choquant et du plus mauvais effet. On trouve pourtant encore dans certains villages, particulièrement à Delphes, au pied du mont Parnasse ou chez quelques paysannes, des costumes qui ont gardé tout leur caractère. Plus riches encore que ceux des hommes, ils forment un trésor de famille et se transmettent de génération en génération. Les jeunes filles aux longues nattes noires tombant sur leurs épaules s’en parent les jours de grandes solennités. Aux noces, par exemple, elles portent une chemise de soie très longue qui forme robe, serrée à la taille par une agrafe d’argent ; un tablier aux vives couleurs, attaché sous la ceinture, descend jusqu’à la cheville ; un manteau long, ouvert sur le devant, tombant droit, sans manches, laisse dégagés la poitrine, l’agrafe et le tablier. La chemise, entr’ouverte sur la gorge, est fermée par des boucles de pierreries ou de métal ciselé et couverte de riches ornemens. Des colliers de médailles antiques ornent le cou, le front, les cheveux, et retiennent un voile merveilleusement brodé.

J’ai trouvé à Aigion même des costumes de femmes qui, bien que moins riches, n’étaient pas moins curieux. Je me souviens qu’un soir, quelques jours après mon arrivée, comme je me promenais en dehors de la ville, sur un plateau qui domine la campagne, je vis venir au loin une troupe assez nombreuse de travailleurs, dont le chant doux et tranquille arrivait jusqu’à moi, troublant à peine de son paresseux murmure le calme mystérieux du crépuscule. Ils montaient lentement, tous ensemble, par une route toute blanche dans la verdure noire des oliviers ; leur chant grandissait peu à peu, et je les vis bientôt qui passaient devant moi : les hommes marchaient en tête, répétant sans y prendre garde les mêmes mesures de leur rustique chanson, les femmes venaient après, courbées sous le poids des instrumens et des fagots qu’elles portaient sur le dos, et chantant, comme chantaient ceux qui les précédaient. Le costume pour toutes était à peu de chose près le même : au lieu de la chemise de soie, une chemise de cotonnade transparente et lamée de rayures écrues, ouverte au col et sans parure ; un tablier de gros drap rouge éclatant, serré à la taille, et un long manteau brun sans pli, sans ornement, tombant jusqu’aux genoux, découvrait le tablier et la poitrine et les longues manches traînantes de leur chemise blanche.

On parle beaucoup de la beauté des Grecs, et j’étais arrivé imbu de préjugés dont j’ai dû rabattre la meilleure partie. Les hommes sont beaux dans toute l’acception du mot, aussi beaux que devaient l’être autrefois les modèles des Praxitèle et des Phidias. Leurs yeux sont grands, noirs comme du jais, avec des reflets de velours ou de feu ; de longs cils soyeux adoucissent leur regard et donnent à leur physionomie quelque chose de rêveur et de mélancolique. Ils ont les dents blanches, petites, bien rangées, un profil fin et régulier, un teint mat, pâle et vigoureux, une taille droite, élégante et fière à la fois : ils savent marcher, et le moindre d’entre eux, vêtu de son brillant costume, réalise en lui un type accompli de beauté et de distinction. Quant aux femmes, elles semblent avoir laissé aux hommes ce privilège de la perfection physique, qui est chez eux incontestable. Elles ont de beaux yeux et de beaux cheveux, souvent de belles dents, mais elles sont généralement mal faites, et leur figure gâte presque toujours ce qu’elle peut avoir de bien par un défaut quelconque : une femme a-t-elle de beaux yeux, de longs cheveux noirs, des dents étincelantes, un malheureux hasard lui a donné un nez camus et une bouche mal faite ; — a-t-elle un profil correct, un nez droit, elle a de vilaines dents ou quelque autre chose qui la dépare. Ainsi faites, elles ne sont même pas jolies, la grâce leur manque ; celles qui sont supportables sont des beautés imparfaites.

Ce n’est pas l’opinion qu’on se fait d’ordinaire en Europe de la physionomie des femmes grecques, et, si l’on se trompe ainsi gravement à ce sujet, on les connaît mal quant au reste, et on laisse dans le silence tout ce qui touche à leur caractère et à leurs mœurs. C’est pourtant chez les femmes qu’on trouve le mieux conservées les anciennes coutumes d’Orient, et tandis que les hommes tendent de jour en jour à se rapprocher de notre civilisation, elles, au contraire, au point de vue moral, restent stationnaires, et sont à peu de chose près ce qu’elles étaient il y a cinquante ans.

On peut dire que partout en Grèce, sauf à Athènes, où le courant des idées françaises a déjà changé bien des choses, les femmes n’ont pas d’existence individuelle et ne comptent pour rien dans la société. Les hommes ont, en se partageant les rôles, réservé pour eux tous les privilèges, depuis l’indépendance absolue jusqu’au peu d’instruction qu’ils possèdent ; à la femme reviennent seuls et sans exception les soins de la maison, les charges de la famille. — Dans les campagnes, c’est la femme qui s’occupe des enfans, du ménage, du foyer, de la cuisine, et quand sa besogne est achevée, qu’on ne croie pas que c’est pour elle l’heure du repos ; elle va rejoindre aux champs son mari qui travaille, et maniant la herse ou la bêche fait en une heure autant d’ouvrage que lui. Au retour, tandis que les hommes fument, assis autour du feu, la femme allaite son dernier-né, prépare le repas et va chercher, souvent très loin, à la source ou au puits, une grande cruche d’eau qu’elle rapporte sur son épaule.

A la ville, c’est autre chose, et pour ces grossiers travaux on a les domestiques ; mais, si les hommes font moins encore, les femmes ne se reposent pas. Ayant pour la plupart sept ou huit enfans qui se suivent d’année en année, c’est déjà, pour les entretenir, les nourrir et veiller sur eux, une constante occupation. Ce n’est pourtant pas tout. Les domestiques sont nombreux, surtout à Aigion ; mais ce sont de pauvres paysans qu’on recueille et qu’on paie à peine. Il faut dès le matin assigner à chacun sa part de travail dans la maison, lui répéter cent fois les mêmes choses, gronder, crier, battre pour être comprise ; le soir, quand les enfants sont couchés et endormis, s’il lui reste un peu de temps, elle se met à coudre, à filer ou à tricoter, et si par hasard dans la journée quelques momens lui restent encore, elle s’assied à l'ergalion (métier) et tisse de la soie, ou bien, si c’est en été, surveille les cocons ou la lessive, — heureuse quand elle n’est pas forcée de faire elle-même ou de refaire l’ouvrage de ses domestiques incapables. De pareilles journées laissent peu de temps pour les plaisirs et pour l’éducation des enfants ; aussi n’y songent-elles guère. Un travail incessant est leur seule distraction, et les enfans courent dans les chambres, dans les escaliers, livrés complètement à eux-mêmes. Les plus jeunes, tout nus, se vautrent dans le jardin, sur les pierres ou dans l’eau, en plein soleil, et savent bien apprendre à marcher sans lisières ; quand ils atteignent six ou sept ans, on les envoie à l’école, et ce sont pour la mère quelques heures de tranquillité qu’elle gagne par jour. Enfin tout cela pousse et grandit sous le ciel clément de la Grèce, au gré de la nature, comme ces grains d’ivraie que le vent emporte et sème sur son passage, qu’un rayon de soleil fait éclore et que le hasard tue ou laisse vivre.

On pourrait croire que quelques femmes, en présence d’une pareille existence, se révoltent ou refusent de se marier. Pas une ne parait même en avoir la pensée ; elles ont toujours un air triste et résigné, leurs regards paraissent éternellement fixés vers un idéal qu’elles rêvaient et qu’elles pleurent ; mais toutes ces illusions s’envolent à leurs premières paroles, et l’on s’aperçoit vite que les sentimens de la femme sont morts et que tout s’est éteint peu à peu dans leur cœur sous l’influence insensible de l’habitude. Leur jeunesse se passe sans leur coûter une larme, et le peu qu’elles ont de fraîcheur et de beauté se flétrit en quelques années sans qu’elles pensent à donner à ce passé, qui ne fut rien pour elles, un soupir de regret.

Quant aux jeunes filles, leur idéale leur but unique, c’est le mariage. Aucune ne se trompe sur le sort qui l’attend ; elles ont chaque jour devant les yeux l’exemple de leur mère, — et pourtant, poussées par je ne sais quelle curiosité plus ardente que partout ailleurs, elles n’aspirent qu’à quitter cette famille où ne les retiennent du reste ni le bien-être, ni l’affection, ni rien qui ressemble au bonheur, comme si elles devaient trouver dans cet inconnu qu’elles rêvent un changement à leur triste situation. Aussi ne voit-on pas de vieilles filles en Grèce. La désillusion vient vite après le mariage, mais avec elle les soucis, les travaux, les fatigues du ménage, et la réalité exige trop de ces jeunes femmes pour laisser place, même au plus profond de leur âme, à des rêveries ou à des regrets. Elles font alors ce qu’avaient fait leurs mères, ce que font toutes les femmes là-bas, elles vivent pour les autres, pour leurs enfans, pour leur mari, pour la richesse de leur maison, et mènent jusqu’au bout leur monotone existence exempte de poésie, mais pure de toute tache.

Les grand’mères sont les seules femmes qui se reposent en Grèce. C’est attendre un peu tard ; mais du jour où elles vivent dans la maison de leur gendre ou de leur bru, passant d’un extrême à l’autre, elles ne s’occupent plus de rien : égrener une à une et lentement les boules parfumées de leur comboloi (sorte de chapelet que les Grecs et les Turcs portent toujours sur eux pour se distraire), bavarder, manger, assourdir leurs petits-enfans de menaces comiques et de remontrances, ce sont là leurs passe-temps quotidiens. Dire qu’elles sont choyées, gâtées par leurs enfans réunis autour d’elles, ce serait beaucoup exagérer ; en les recueillant auprès d’eux, c’est plutôt un devoir que ceux-ci remplissent avec assez d’indifférence. Le jour où elles s’éteignent est sans doute un jour de deuil, mais c’est toujours un événement que la nature faisait prévoir et auquel chacun s’attendait. La tranquille philosophie des Grecs fait prompte justice de ces fâcheux souvenirs et se console aisément.

Si modeste, si humble qu’elle soit, la vie des femmes à Aigion m’a paru propre à nous faire juger celle des musulmanes, que nos regards profanes ne sauraient pénétrer : comme celles-ci, elles ont non pas un mur, mais un rempart moral derrière lequel elles vivent à l’écart ; à vrai dire, elles n’ont dans la société d’autre rôle que celui d’épouses, leur existence est si bien éteinte, si abaissée, qu’elles perdent peu à peu la conscience de leur personnalité, et s’endorment insouciantes sous la domination de l’homme, comme ces oiseaux habitués à la cage qui finissent par préférer à la longue leur servitude à l’air et à la liberté.

II.

Les étrangers qui ne connaissent de la Grèce qu’Athènes ne retrouveront dans leurs souvenirs aucune de ces observations. Presque tous nos usages ont remplacé les vieilles coutumes orientales, et l’influence française se retrouve si bien dans tous ces changemens, que la langue elle-même emprunte à la nôtre de nombreuses locutions, des tournures de phrases et jusqu’aux plus audacieux gallicismes. La province au contraire a gardé son ancien parler comme elle a conservé ses mœurs originales, en sorte que la Grèce, comme tous les états renaissans, subit après la révolution politique une réforme littéraire qui met en opposition deux langages différens. Il est facile de prévoir que la langue nouvelle prévaudra peu à peu ; c’est déjà la seule qu’on emploie pour écrire.

L’antique poésie n’a pas échappé à cet entraînement, et la Grèce possède aujourd’hui sa poésie classique et sa poésie populaire, La première est encore trop directement inspirée des œuvres de nos poètes qui écrivaient au temps de la guerre de l’indépendance, Casimir Delavigne avant tous ; la rime est adoptée avec faveur. La poésie populaire au contraire comprend les chants qui se sont transmis d’années en années dans la mémoire des hommes, ou ceux qui sont composés dans le dialecte vulgaire. Dépourvue de science et d’apprêt, elle est l’expression naïve, quelquefois brutale, de sentimens toujours vrais et non empruntés. On devine, en entendant réciter par un vieux Grec ces chants jeunes, vigoureux, empreints d’une harmonie sauvage, quels hommes les ont composés et dans quelles circonstances terribles la seule inspiration les leur a dictés. Ce sont pour la plupart des chants de klephtes ou des cris de guerre des héros de l’indépendance, ou bien des tragoudia, chansons d’amour, sur un rhythme tendre et plaintif, gracieuses et touchantes comme une page de Daphnis et Chloé. Bien rarement le vin reçoit les honneurs de la poésie populaire en Grèce, et plus d’un voyageur s’en étonne ; c’est que, trop oublieux du délicat Anacréon, le peuple est devenu sobre et ne boit que de l’eau. On trouve encore des légendes sur les saints ou sur quelques personnages fabuleux de la mythologie, longues rhapsodies dont l’harmonieuse cadence rappelle les plus beaux passages de l’Odyssée ; mais déjà ces pièces, si précieuses aux philologues qui cherchent aujourd’hui à reconstituer l’histoire de la langue grecque au moyen âge, sont perdues. dans les provinces, et le seraient pour tous sans les infatigables recherches que les savans de toutes les nations ont faites et font encore dans les bibliothèques des anciens monastères. Il ne reste plus guère aujourd’hui dans la mémoire des paysans et des bergers que des fragmens sans cesse remaniés d’anciennes poésies, quelques tragoudia et des chants de klephtes.

Quelquefois le vulgaire voit juste, dit Horace, et l’enthousiasme du peuple grec le prouve une fois de plus. Les klephtica sont vraiment restés populaires comme ils méritaient de l’être ; les plus ignorans en savent de longs passages, et tant qu’on parlera de brigands en Grèce, les jeunes gens réciteront pleins de ferveur et d’émotion ces admirables chants. Je n’en citerai qu’un à titre de souvenir, et comme celui de tous qui m’avait le plus frappé. Je l’ai trouvé plus tard publié dans une édition allemande de Passow et dans l’Italien Tomasseo, mais avec des variantes considérables. C’est à mon sens un des meilleurs et des plus beaux que j’aie entendus. Voici dans quelles circonstances.

Un des derniers jours du printemps, j’étais parti seul le matin, avec mon chien, pour chasser les tourterelles de passage à cette époque. La chasse m’avait entraîné trop loin ; je vis sur le soir que je n’aurais ni le courage ni la possibilité de revenir à pied à Aigion et je me mis en quête d’une petite maison que je savais proche de la source où je m’étais arrêté. La nuit se faisait un peu sombre, et dans ce fouillis de plantes grimpantes et d’arbustes vifs qui couvrent les montagnes d’Achaïe j’avais peine à trouver mon chemin. J’en vins à bout pourtant, et il était nuit noire quand les aboiemens furieux des chiens de garde m’annoncèrent au propriétaire de la cabane. J’étais harassé, glacé par la fraîcheur du soir ; mon pauvre chien, baissant la tête, se serrait contre moi comme pour implorer mon secours. Une petite porte s’ouvrit, laissant briller au dehors un peu de la flamme tremblante qui éclairait la chambre. Un vieillard parut sur le seuil une lampe à la main, et d’une voix rude, profonde : — Sôpa moré, cria-t-il en appelant ses chiens, sôpa ! — Je le reconnus à sa voix, c’était le vieux Demitri. — Je savais que c’était vous, me dit-il ; je vous ai vu aujourd’hui dans la montagne, et je vous ai entendu tirer. Eh bien ! qu’apportez-vous ? — Pour toute réponse, je lui ouvris en riant mon carnier assez bien rempli ; il y plongea la main, et de ce demi-sourire particulier aux Grecs : — Allons, c’est une bonne chasse ; entrez, vous trouverez du feu.

Je le suivis dans l’unique pièce de sa maison ; le pauvre homme avait prévu que je m’éloignais trop et que je, viendrais le soir lui demander un gîte ; tout était préparé pour me recevoir. La salle basse et sombre s’éclairait à peine à la flamme de sa lampe de cuivre à trois becs qu’il avait posée à terre dans un coin ; mais par instans un feu de branches de sapin installé dans une sorte de cheminée pratiquée contre le mur réveillait de ses lueurs gaies et brillantes le triste aspect de ce réduit. Il n’y avait pour tout mobilier qu’un matelas dans un coin, un tapis et une couverture dans l’autre ; mais je vis mon hôte approcher du feu une petite table ronde en bois blanc aux pieds très courts, sur laquelle il posa deux plats vides, puis, fouillant sans façon dans mon carnier, il y prit deux tourterelles, et s’asseyant en face de moi se mit en devoir de les plumer. Je ne voulus pas le laisser travailler seul, et lui en abandonnant une, je pris l’autre : nous nous mîmes ainsi à préparer notre rustique repas. Pendant ce temps, il s’informait auprès de moi des habitans d’Aigion, des nouvelles que je pouvais lui apprendre, et nous causâmes ainsi jusqu’à ce que notre rôti fût plumé et cuit. Alors Demitri se leva, prit dans une armoire des olives et du fromage de chèvre, et nous commençâmes à dîner.

Je connaissais de longue date mon vieil amphytrion ; je l’avais vu trois mois auparavant à Aigion, au cimetière, où il venait d’enterrer son fils, que la fièvre avait emporté. Notre dîner était terminé, et nous restions tous deux près du foyer, silencieux. Je regardais ce triste vieillard qui n’avait plus rien à aimer sur la terre : perdu dans une rêverie dont je ne devinais que trop l’objet, il semblait ne plus se souvenir de ma présence, et son regard distrait suivait, sans y prendre garde, les flammes rougeâtres de notre feu à demi consumé. Enfin, comme s’il eût compris ma pensée, il se tourna vers moi, et, d’un ton simple, sans emphase ; — Voulez-vous que je vous chante un chant klephte ? me dit-il.

Je vis que notre silence lui pesait, et je lui répondis que rien ne pouvait me plaire davantage. Il commença sans accompagnement, d’une voix inégale, vibrante et basse à la fois, ce chant, qui me troubla profondément ;

LA MORT DU KLEPHTE.

« Quarante klephtes nous étions, quarante compagnons de joie, — et nous avions fait serment sur le sabre, trois fois serment sur le mousquet, — que, si jamais tombait malade un des nôtres, tous nous lui porterions secours, — comme l’exigerait son état et son sort. — Tomba malade le meilleur, le plus riche et le plus vaillant. — L’un regarde l’autre, et celui-ci dit : — Compagnons, qu’allons-nous faire de l’étranger au milieu d’un pays étranger ? — Et le malade reprit, l’amertume sur les lèvres :

« Enfans, prenez-moi dans vos bras, et de vos mains creusez la terre qui me rongera, — cette terre qui reçoit nos baisers et nos larmes[1]. — Placez-moi dans la tombe le visage retourné, que je ne voie pas où vous allez ; — et maintenant apportez-moi du vin doux de Varavada, — que je lave ma blessure puisque je suis frappé ; — apportez-moi les tambourins que j’en tire des sons aigus, — que je dise de tristes chansons, des chansons de pleurs… — Comme cette musique est amère, comme la balle est empoisonnée ! »

Il se tut, sa voix avait baissé peu à peu et s’arrêta un instant, haletante et comme brisée, sur les deux derniers vers ; puis il laissa retomber sa tête dans sa main. Quelques momens après, sans que j’aie pu trouver une parole à lui dire : — Allons, couchez-vous, mon enfant, me dit-il en m’indiquant le matelas où il venait de jeter une couverture ; il est tard, et vous devez être fatigué. — Il s’étendit lui-même sur le tapis et ne parla plus.

Le lendemain, nous étions debout comme le soleil se levait ; ses premiers rayons, glissant à travers les volets disjoints, pénétraient déjà tout roses et or jusqu’au milieu de notre chambre transformée par ce joyeux réveil. Nous sortîmes ensemble ; Demitri m’accompagna quelques pas sur mon chemin, et nous nous quittâmes. — Au revoir, dit-il en me serrant fortement la main, au revoir ; revenez quand vous voudrez, vous me ferez plaisir. — Puis, tout en marchant, il se retourna encore et ajouta d’une voix plus haute : — Allons, bonne chasse, et cette fois ne vous perdez pas !

Toute la poésie populaire est là, dans cette simple scène, sous le toit d’une cabane, dans la solitude de la montagne, en face d’un pauvre paysan. C’est là que sont nés tous ces beaux chants que nous admirons dans les recueils de MM. Fauriel, de Marcellus, Passow, E. Legrand. Des bergers, des palikares sont réunis, loin, très loin, de la ville, assis autour d’un grand feu ; las de la danse, ils aspirent à plein poumon l’air frais du soir et jouissent de leur repos. L’un d’eux chante, on l’écoute, et bientôt, si cette improvisation sait émouvoir, chacun l’apprend par cœur et la répète jusqu’à ce que, passant ainsi de l’un à l’autre, nous la retrouvions transcrite dans nos livres. Le spectacle d’une nature grandiose, joint aux souvenirs du passé, la brise de la mer, la clarté du ciel et la pureté des nuits, les murmures indistincts du vent soufflant comme une grande voix dans les montagnes, et le sentiment de ce bien si cher qui élève l’âme, l’indépendance, voilà quels sont les maîtres de ces robustes rhapsodes ; c’est sous de telles inspirations que peuvent naître les étranges poèmes qui nous étonnent tant parce que, dans nos villes, nous n’imaginons rien de semblable, et que les délicatesses de nos sociétés n’ont rien adouci de leurs brutales saveurs.

Comme il y a deux genres distincts de poésie, on trouve deux sortes de musique en Grèce. La première, imitée des mélodies italiennes et particulièrement de celles de Verdi, est seule en grande faveur à Athènes. La seconde, qu’on entend dans les villages perdus de la province, pourrait s’appeler la musique populaire. Le peuple seul en effet l’écoute et l’aime encore, et c’est pour lui l’accompagnement indispensable de la danse, la gaîté des noces, des festins et des promenades aux jours de fête. Le plus souvent ces romances ne sont pas écrites, et, comme les tragoudia, se transmettent de l’un à l’autre par la mémoire des hommes, mais les notes en sont très compliquées, l’harmonie très douteuse, et le musicien qui répète tant bien que mal l’air qu’il vient d’apprendre le transforme en grande partie. Passant ainsi successivement par plusieurs interprètes, la moindre complainte reçoit peu à peu tant de modifications qu’elle finit par ne plus ressembler à ce qu’elle était à l’origine, et on peut dire qu’en ce cas chaque musicien est bien plutôt compositeur qu’exécutant. N’écoutant que sa fantaisie, un jour, selon que la brise est plus fraîche ou plus lourde, selon que lui-même est triste ou joyeux, il trouve des accens dont l’harmonie orginale émeut et ravit son auditoire, tandis qu’une autre fois, s’il répète le même air une heure seulement après, et que son inspiration veuille y changer quelque chose, l’oreille ne distingue plus qu’un fracas de sons confus et criards, assourdissant et aussi désagréable à entendre que la première mélodie était charmante.

La musique de province ressemble beaucoup à la musique turque, et quand elle n’en est pas directement inspirée, lui est de beaucoup inférieure. C’est un chant plaintif, monotone, généralement triste, quelquefois joyeux et bruyant, impossible à noter dans notre musique. La mesure et le ton changent atout instant ; au début, c’est un rhythme traînant, paresseux, une sorte de long gémissement : de temps à autre, un choc de sons bizarres réveille l’attention de l’auditeur, la cadence se presse, se heurte, la note se précipite ; puis la même harmonie lente, uniforme, revient sur une phrase triste répétée dix fois de suite, et le chant finit brusquement sur un accord, ou en mourant sur un trille prolongé indéfiniment, ou par une note sensible.

Il est peu de petite ville qui n’ait son orchestre ; Aiglon en possédait trois il y a un an. L’un, qui venait d’Athènes, se composait d’un violon et d’une flûte : c’était l’orchestre savant, près duquel les jeunes gens venaient apprendre à écorcher quelques-unes des romances italiennes qui ont envahi le Péloponèse par les îles ioniennes. Le second, plus ancien, mais non moins recherché, était l’orchestre du pays. Un violon et une guitare en faisaient les frais. Étranger aux innovations de l’opéra italien, ce dernier ne jouait que de la musique grecque ou des amanès turcs ; c’est celui que préfèrent les Européens. — Les tavoulia (tambourins) forment un troisième orchestre, plus populaire que tous les autres. Trois bohémiens le composent : l’un joue d’une sorte de fifre en roseau mince et long, dont il tire par instans des sons aigus et prolongés qui semblent devoir percer le tympan ; les deux autres l’accompagnent à la fois de la voix en hurlant et de leurs tambourins couverts de clochettes. Cette association produit un charivari indescriptible et fait plus de bruit à elle seule que tout l’orchestre d’un régiment à Athènes. Aussi le peuple en raffole ; les jeunes gens ont une véritable adoration pour les tavoulia et ne conçoivent pas de plaisirs sans eux. Ce sont des vagabonds sales, sordides, avares et voleurs ; mais, quand on les entend, les enfans se pressent sur leur passage et les regardent avec des yeux pleins d’admiration. Les tavoulia ! quand le cri retentit dans la ville, tous les flâneurs se précipitent et les suivent : alors ce sont des cris, des gémissemens, des sifflets, au milieu du grondement sourd des tambourins et du carillon des grelots, un bruit tel enfin que la police, si tolérante pourtant, a dû interdire à cet orchestre barbare l’entrée de la ville pendant le jour. Les jeunes gens les commandent quand ils font ensemble quelque partie de campagne. Le premier lundi du carême par exemple, ils se réunissent une trentaine, choisissent dans la campagne une petite maison isolée qu’ils ont remplie littéralement de provisions maigres, de vin et de raki. On emmène les tavoulia, et les trois musiciens, assis à terre sur un tapis, en face de la table, commencent leur infernal concert. Les convives hurlent à l’envi, chacun chante et crie à la fois ; l’ivresse du bruit dans cette salle basse et étroite dégénère en véritable folie. On défonce les tonneaux, on crève les outres, on casse les plats et les verres, on se bat, on insulte les musiciens impassibles et en même temps sur leur fronts noirs, ruisselans de sueur, on s’amuse à appliquer des pièces d’argent les plus grosses possibles, qui restent collées et qu’on renouvelle à tout instant. On revient le soir lentement, tavoulia en tête ; des jeunes gens se joignent à la troupe et mêlent leurs cris à ceux des convives épuisés jusqu’à ce que la bande se disperse.

Si les Grecs ont une voix pour crier, cela n’implique pas qu’elle soit faite aussi pour chanter ; c’est le raisonnement qu’ils ont tort de ne pas se poser ; leur musique et nos oreilles gagneraient à leur silence. Toutes les voix en Orient sont les mêmes, et chacun sait que pour un Turc le plus doux effet d’harmonie consiste à chanter du nez : les Grecs sont essentiellement orientaux à ce point de vue, et je ne me rappelle que de fort rares instans où leur chant ne m’ait été particulièrement désagréable. Celui des paysans du moins s’accorde avec le rhythme de leur musique : à des chants traînans, cadencés, il faut une voix lente et plaintive ; si le voyageur n’y trouve pas le charme de l’oreille, au moins y découvret-il beaucoup d’originalité. Le soir, sur la montagne ou le long des routes, quand les ergatès (hommes et femmes de peine) reviennent en chantant, quand ce tranquille concert trouble seul le silence de l’atmosphère alourdie, ces voix grossières, cette musique même, s’harmonisent avec la nature sauvage ; il semble que le vieil écho des montagnes est fait pour répéter ces accens et les rend plus doux ; on n’en souhaiterait pas d’autres. Mais quand une heure plus tard, dans un salon éclairé de deux lampes au pétrole, le voyageur entend épeler d’une voix nasillarde des romances dont on était las à Paris il y a dix ans, et qu’il lui faut subir une pluie de notes de tête et de roulades qui semblent échappées au gosier d’un perroquet dévergondé, alors il est impossible qu’il ne se bouche pas les deux oreilles et qu’il n’applique à sa triste situation ce mot d’un antimélomane : « la musique est le plus désagréable des bruits. »

Ce n’est pas non plus dans les monastères qu’il faut aller chercher la tranquillité de l’âme et le repos de l’oreille. Le chant y est en grand honneur ; c’est une pieuse distraction dont chacun use d’une façon immodérée. Les moines élèvent auprès d’eux, à leur service, une pépinière d’enfans et de jeunes gens, auxquels ils apprennent en même temps l’harmonie : on leur fait un cours de chants religieux et de solfège , et quand l’heure de la leçon est sonnée, on croirait volontiers qu’une nuée de piverts ou de corbeaux vient de s’abattre sur le couvent pour donner un concert. C’est pourtant ainsi que se sont perpétués les rites de l’église et que se forment les diacres chevelus qu’on entend chanter à la messe dans les villes. Pendant longtemps les monastères sont restés seuls initiés au secret de conserver la musique en l’écrivant ; ils ont inventé des caractères spéciaux, avec lesquels il serait impossible de rendre aucun effet d’harmonie, mais qui suffisent bien à exprimer leurs récitatifs.

Une coutume, un culte plutôt, est resté vivant en Grèce, dans toute la province, et offre un grand attrait aux voyageurs. Je veux parler de la danse. Si le temps et le contact de l’Europe l’ont fait oublier dans les grandes villes, les paysans y sont restés fidèles, et pas un jour de fête, pas un mariage ne se passe sans ce divertissement. Tous les Grecs savent danser, et leur taille élégante et souple s’y prête à merveille. Quelques habitans des villages et même des villes sont renommés pour la légèreté de leurs pas et pour leur habileté à conduire les chœurs. C’est un exercice qui ne paraît pas compliqué, mais qui ne laisserait pas d’embarrasser pourtant beaucoup un étranger. Des jeunes gens se réunissent au nombre de trente ou quarante, le plus souvent en plein air ; ils se prennent tous par la main et forment une ligne marchant ou sautant en mesure. Il est difficile de s’imaginer quelque chose de plus gracieux ou de plus beau, quand les costumes sont riches, que cette longue chaîne humaine aux couleurs éclatantes et variées. qui s’avance, se plie, se déroule, s’étend et se resserre tour à tour, obéissant au rhythme cadencé d’un chant que tous répètent à la fois. La voix baisse et s’élève, douce ou vibrante, en même temps que le mouvement du pas se ralentit ou se précipite ; par instans, à un signal du palikare qui tient la tête de la chaîne, chacun des danseurs lâche la main de son voisin, qu’il tenait élevée au-dessus de sa tête, tourne sur lui-même et reprend en chantant plus haut la main du suivant, et toujours ainsi. Un spectateur remplace aussitôt l’acteur fatigué, qui se retire, et la danse continue animée, variée et cependant toujours égale, et cette longue file d’hommes semble bientôt ne faire qu’un seul être, tant leurs mouvemens réguliers sont les mêmes et s’accordent avec les accens de leurs voix.

Il existe encore d’autres danses en grand nombre ; mais la plupart diffèrent à peine de celle que j’ai décrite ou sont beaucoup moins populaires : aucune ne s’est transmise depuis des siècles avec autant de fidélité. C’est l’antique ormos ou chaîne dont nous parlent tous les auteurs anciens et qu’on retrouve aujourd’hui dans toutes les parties de la Grèce. Comme ils ont dénaturé la musique, les usages européens ont aussi modifié sur ce point les coutumes classiques. La haute société ne consent que rarement et à l’occasion de fêtes exceptionnelles à se mêler aux chœurs si chers à leurs ancêtres ; la valse et le quadrille ont maintenant toute la faveur de la bourgeoisie, et je dois constater que durant mon séjour on a donné à Aigion quatre ou cinq bals, de vrais bals. C’est une innovation qui désolera les voyageurs en quête d’originalité ; mais on ne peut pas exiger d’un peuple qu’il se rapproche de la civilisation de ses voisins, et qu’il garde à la fois intacts tous ses anciens usages.

En revanche, aucun pays ne tient en plus religieux honneur que la Grèce ses saints et ses saintes ; aucun peuple ne s’applique davantage à varier ses cérémonies et à donner à chacune de ses fêtes un caractère particulier. Le premier jour de l’an, Protochronia ou Aios-Vasilios, a la même importance que chez nous, et c’est dans chaque maison l’occasion de grandes réjouissances dont le programme est tout tracé et ne varie jamais ; pendant une semaine entière, depuis la Noël, la ville est toute aux préparatifs de la fête, et la même scène se passe dans toutes les familles, les plus riches comme les plus pauvres. On confectionne à l’avance des gâteaux de toute sorte et en particulier le Vasilo-pita (tarte de Basile) : c’est une sorte de galette plus ou moins grande, mais qui mesure souvent un mètre de largeur, abondamment arrosée d’huile et dans laquelle on glisse une petite pièce de monnaie. Le jour de l’an venu, on découpe ce volumineux gâteau, on tire les parts au sort, et celui qui a la bonne fortune de trouver la pièce est infailliblement heureux pendant toute l’année. Les « étrennes » n’ont encore été introduites que de nom à Aigion ; c’est un des usages que les Grecs se montrent le plus rebelles à emprunter à l’Europe. L’Epiphanie ou Théophanie s’appelle communément Phôta (lumière), parce que c’est, selon la légende, le jour où le baptême du Christ a éclairé le monde. C’est aussi la fête célèbre de la bénédiction des eaux, scrupuleusement conservée par tous les peuples de religion grecque dans les villes qui sont sur le bord de la mer : on jette en grande pompe une croix dans les flots, puis on bénit l’eau à l’église et les prêtres se rendent en procession dans toutes les maisons de la ville pour les bénir avec la nouvelle eau.

Le carnaval est fort long, il dure trois semaines ; mais ce délai n’a trait qu’à la permission donnée par l’église de faire gras pendant ce temps. À Athènes, on se déguise à certains jours de la semaine, principalement le jeudi, qu’on appelle Tzikno-pempti, « jeudi rôti, » à cause des nombreux festins qu’on donne ce jour-là ; mais à Aigion, l’usage ne le permet qu’aux trois ou quatre derniers jours qui précèdent le carême. Alors tous les jeunes gens et les jeunes filles prennent un costume quelconque et commencent ensemble ce qu’on appelle les visites : on se réunit en troupes nombreuses, masquées, et l’on se rend, avec ou sans musique, dans toutes les maisons qu’un des masques désigne à la bande. On entre en chantant : chacun, contrefaisant sa voix, essaie les grimaces et les contorsions les plus burlesques, et cherche à intriguer aussi plaisamment que possible les maîtres de maison. Quand un maladroit s’est fait reconnaître, la troupe tout entière se démasque et se retire gaîment pour aller, à la grande joie de tout le monde, recommencer la même scène dans une autre maison. Ce divertissement est d’autant plus goûté en Grèce qu’on en dit la coutume venue en droite ligne de Paris.

Le carnaval dure jusqu’au lundi seulement, et il serait difficile de calculer ce que pendant ces quelques jours chacun boit et mange pour se préparer au long jeûne à venir. Le carême commence avec son interminable série d’abstinences. Les Grecs font maigre tous les jours, c’est-à-dire qu’ils mangent du caviar, des olives, du riz et des légumes assaisonnés à l’huile. Les mercredis et vendredis cependant ils doivent accommoder tout à l’eau. Deux grandes fêtes permettent seules de servir à table du poisson : c’est le jour des Rameaux et le 25 mars, appelé Évangélismos parce qu’il correspond au jour où l’archange Gabriel annonça à la Vierge qu’elle aurait un fils. Cette fête religieuse est en même temps l’anniversaire de la délivrance de la Grèce, et, comme telle, on la célèbre avec la plus grande pompe. C’est en effet le 25 mars 1821 que l’archevêque Germanos leva le premier à Calavryta le drapeau de la liberté.

Le premier samedi du carême est la « fête des âmes, » Psychosabbalon. Chacun se rend ce jour-là au cimetière, à la dernière demeure des parens ou des amis qu’il a perdus. A Aigion, la coutume est dans chaque église de distribuer aux fidèles et aux enfans qui se pressent aux portes du temple les kollyra, mélange de blé bouilli, de raisins secs, d’amandes et de grains de grenade qu’on envoie aussi en guise de lettre de faire part à tous les amis d’un mort la veille de son enterrement. L’usage veut qu’on en offre au mort lui-même. C’est un rite funéraire très ancien et particulier aux populations situées entre l’Adriatique et la mer Egée. M. A. Dumont, dans un mémoire sur les bas-reliefs représentant le banquet funèbre, s’est attaché à découvrir sur quelles superstitions reposait cette coutume, et il en donne ainsi l’explication : « Le propre de ce banquet, c’est que la nourriture est offerte au défunt, qu’elle doit refaire ses forces, qu’elle lui est nécessaire, parce que dans le tombeau il garde encore les appétits et les exigences de la vie terrestre. Son ombre réelle et tangible perdrait le peu de consistance et de force qui lui restent, si ces alimens lui manquaient. Cette croyance très précise, et qui pour nous a peu de sens, est aussi ancienne que la race grecque. » S’il en est ainsi, il est à croire qu’on envoie les kollyra aux amis du défunt , comme pour les convier à partager son dernier repas.

Enfin arrive la grande semaine (la semaine sainte) ; le jeûne devient plus austère encore, et tous les soirs chacun se rend à l’église ; c’est un devoir sacré auquel le plus insouciant, le plus incrédule des Grecs, se ferait un scrupule de manquer. Le grand jeudi, on lit les douze évangiles , et la cérémonie se prolonge fort tard ; le lendemain, jour de l’Épitaphion, tous les habitans viennent baiser la croix : l’église, froide, silencieuse, à peine éclairée, pénètre le cœur de tristesse, tandis qu’au dehors les allées et venues des fidèles qui se promènent en causant dans la ville font du vendredi saint un des jours les plus animés de l’année. Le soir, on porte en procession l’arche sainte dans les rues : les jeunes gens des premières familles de la ville se postent dans l’église pour avoir l’honneur de supporter un des bras de l’arche, et, le moment venu, c’est une véritable lutte entre eux ; l’orgueil des castes et des factions politiques excite leur prétention, et je les ai vus près d’en venir aux mains et de tirer le revolver dans l’église même. Enfin les vainqueurs sortent triomphans et marchent en tête, tandis que les autres viennent ensuite humiliés, pleins de colère, et considérant cet échec comme une honteuse défaite ; mais la voix des prêtres et les chants des fidèles couvrent leurs dernières rumeurs, et le cortège s’avance éclairant tout à coup les rues sombres et irrégulières aux mille flammes des cierges que chacun tient à la main , et faisant retentir dans le silence de la nuit, au milieu des femmes et des vieillards agenouillés sur son passage, l’hymne solennel du Christ au tombeau. La procession revient ensuite à l’église où le silence se fait tout à coup : les fidèles sortent bientôt un à un, et la ville retombe peu à peu dans son sommeil paisible et sa tranquillité.

Le samedi, l’église est pleine avant minuit ; la voix monotone du prêtre à l’autel arrive à peine à la foule silencieuse et perdue dans l’ombre. Tout à coup un chant d’allégresse résonne sous les voûtes ; chacun le reprend à haute voix ; tous les cierges s’allument et viennent embraser l’église retentissante de flammes innombrables : c’est l’heure de la résurrection. Christos anesti ek nekrôn ! répète encore le prêtre, le Christ est ressuscité d’entre les morts ! On se presse, on s’embrasse ; ces deux mots sont sur toutes les lèvres : Christos anesli, Christos anesti ! Au dehors, la fusillade éclate, les cris, les bravos retentissent, et tout ce peuple, si calme tout à l’heure, sort en foule de l’église, ivre de joie et de gaîté.

C’est le signal des fêtes de Pâques ; elles vont durer trois jours pendant lesquels personne ne travaille. Déjà le samedi des bergers, descendus des montagnes et des villages, ont amené dans la ville leurs nombreux troupeaux. Chacun, même le plus pauvre, a choisi un mouton qu’il a déjà égorgé dans sa cour ; c’est un vieil usage et une superstition : cette sorte de sacrifice doit porter bonheur à la maison. Le dimanche matin, on allume un grand feu dans la cour, on coupe et on taille une longue branche d’arbre bien droite qui tient lieu de broche, et l’on rôtit ainsi sur le feu vif le mouton dépouillé. La ville à cette heure-là est déserte et silencieuse comme une ville morte ; chacun reste chez soi, tout est fermé, on ne rencontrerait pas un enfant dans les rues.

Le vendredi suivant, grande fête locale à Aigion, fête de Tripiti. Tripiti est le nom qu’on donne à une petite chapelle établie dans le creux d’une roche au bord de la mer, à l’ouest de la ville. Dès le matin, tous les habitans, hommes, femmes, enfans, s’y rendent en pèlerinage ; puis tous reviennent ensemble au milieu des fusillades et des détonations des varellota (petit baril). On s’arrête sur une promenade appelée Galaxidi ; les jeunes gens de la paroisse de la cathédrale, revêtus de leurs plus brillans costumes et parés de leurs plus belles armes, se réunissent en une bande nombreuse et parcourent la ville tambours, en tête et portant au premier rang l’étendard de la paroisse. Toute la semaine, on a fait des quêtes dans les maisons pour se préparer à cette fête, et l’on s’est occupé à confectionner dans les tribunes de l’église de petits caissons de 10 centimètres cubes environ, en carton très dur, et fortement serrés avec de la corde goudronnée ; un tuyau en roseau, préservant la mèche, y est adapté ; c’est là ce qu’on appelle les varellota.

La troupe, bien fournie de munitions, s’avance en chantant dans les rues jusqu’à ce qu’elle rencontre une seconde bande, celle de la paroisse de Saint-André. Alors le combat commence : deux camps se sont formés, et chacun, tirant de sa ceinture une varellota, l’allume à un tison embrasé et la lance sur les adversaires. Les varellota volent de tous côtés, se croisent en traçant dans l’air un léger cordon de fumée et viennent tomber comme une grêle d’obus dans chaque camp, où elles éclatent avec une détonation plus forte que celle d’un coup de fusil. C’est l’instant le plus animé de la fête. Comme on peut le croire, ce jeu barbare est la source de nombreux accidens presque toujours graves. Souvent en effet un des combattans, maladroit ou trop lent, laisse éclater la petite bomba dans la main, et c’est à peine si l’on compte à la fin de la journée les mains déchirées ou emportées et les malheureux aveuglés ou estropiés pour toute leur vie. Au reste de semblables exemples, répétés chaque année, ne corrigent personne, et je me rappelle avoir vu ce jour-là un jeune homme à qui l’on avait dû couper le bras droit à la suite d’un accident semblable, se consoler de cette disgrâce en se servant du bras qui lui restait avec plus d’ardeur qu’aucun de ses compagnons encore valides. Parfois aussi, et c’est ce qui se produisit en ma présence, la lutte dégénère en véritable bataille : les deux partis se passionnent pour leur église et leur drapeau ; les varellota viennent à manquer, on se bat corps à corps ; les plus violons tirent de leur ceinture les poignards et les pistolets, et le lendemain on apprend qu’au milieu de jeunes gens très grièvement blessés, un malheureux a été percé de vingt -deux coups de couteau. Ce sont des accidens qui se renouvellent tous les ans, et la police serait impuissante à les prévenir en face de l’enthousiasme et de la passion que tous les habitans d’Aigion apportent à ce divertissement.

Le 23 avril est encore une fête devenue nationale pour tous les Grecs. C’est la Saint-George, le patron de leur roi. Rien de particulier ne la signale à Aigion, si ce n’est que toute une partie de la ville rend visite à l’autre. C’est la coutume à Aigion, comme dans toutes les provinces grecques, d’aller saluer le jour de leur fête tous les amis qu’on peut avoir. Le prénom de George est avec ceux de Demitri et de Constantin le plus répandu en Grèce, et il est vraiment curieux d’assister ce jour-là, dans la maison d’un personnage connu, aux nombreuses visites qu’on vient lui faire. Dès le matin, tous les George de la ville font préparer sur de grands plateaux d’argent des confitures, des tasses de café et d’énormes cigarettes. Le salon, généralement planchéié en bois blanc, a été lavé la veille à grande eau, et des sièges nombreux y ont été symétriquement rangés le long des murs. Quand l’heure est venue, les amis arrivent en bande, entrent gravement dans la salle, et, passant devant le maître de maison ou sa femme, s’il est lui-même en visite, lui serrent la main en répétant ces seuls mots : eis eti polla, « vivez longtemps, » puis vont s’asseoir sans ajouter une parole, tous à côté les uns des autres. C’est alors qu’entrent les trois plateaux : sur le premier, chacun prend à son tour une cuillerée de confitures et un verre d’eau, une tasse de café sur le second, une cigarette sur le dernier. Cette cérémonie dure en moyenne trois minutes, après quoi toute la bande se lève en même temps, salue encore avec l’éternel eis eti polla, et sort pour aller recommencer ainsi dans toutes les maisons où il existe un George.

Le 1er mai, jour des fleurs, on se rend aux « jardins. » On appelle ainsi les enclos que possèdent tous les propriétaires de vignes au milieu de leurs champs, et où ils s’installent en été pour surveiller la récolte. On part de bon matin et l’on revient chargé de fleurs dont on orne la façade de sa maison. Ceux qui n’ont pas de propriétés partent la nuit avec les tavoulia, et, pénétrant dans les enclos, prennent les fleurs des autres ; c’est un cas où le vol est toléré comme un vieil usage.

L’Ascension, la Pentecôte, la fête du Saint-Esprit (Trinité) n’offrent pas d’intérêt spécial. Le 21 mai, jour de la Saint-Constantin et de sa mère sainte Hélène, est plus populaire et fêté en Grèce presqu’à l’égal de la Saint-George. Quinze jours de jeûne précèdent les fêtes des saints apôtres (saint Pierre et saint Paul) et de l’Assomption. Les mêmes cérémonies que celles dont nous avons déjà parlé se répètent ces jours-là tant à l’église qu’à la ville, mais on installe pourtant en outre sur une grande place des Panégyries, sorte de foires où règne la plus libre gaîté. La Toussaint n’est qu’une fête de l’église, et n’est importante que parce qu’elle est le précurseur du long jeûne qui précède Noël : un peu moins rigoureux que le carême, il est cependant une préparation suffisante aux festins et joyeuses débauches qu’amène cette grande fête. La Noël venue, on la célèbre pendant trois jours et souvent jusqu’au premier de l’an. La semaine se passe en longs repas et en divertissemens de toute sorte ; la pâtisserie et surtout le Christopsôma, pain de Noël, sont en grand honneur à cette époque, et toutes les maisons en sont amplement fournies.

Telles sont durant l’année les nombreuses fêtes qui distraient un peu les Grecs de leurs jeûnes et de la constante monotonie de leur existence. C’est à ces jours-là surtout qu’il est facile de les bien juger et de les connaître : le reste du temps se passe si tranquille qu’il semble plutôt un long sommeil où l’homme s’oublie lui-même et s’engourdit sans rien penser ; mais quand viennent tout d’un coup ces jours de vie et de réveil, c’est alors qu’apparaissent dans toute leur vérité les traits distinctifs de leur caractère, et que se révèlent à l’observateur étonné des instincts et des passions vraiment vivantes qu’il n’aurait jamais soupçonnées sous leur froide enveloppe.

III.

Ce n’est pas cependant aux seuls jours de fêtes qu’il est donné aux voyageurs de découvrir avec quelle vivacité les Grecs s’enthousiasment et s’enflamment. La Grèce renaît à peine, et déjà, perdue par l’exemple, elle se débat et s’épuise au milieu de troubles de toute sorte. Comme les nations puissantes et redoutées, ce pauvre peuple s’agite sous le fardeau des ambitions personnelles représentées par de nombreux partis ; mais chez lui le désordre est plus grave, parce que rien n’est encore organisé, parce qu’il n’a pas au moins cette force de résistance que trouve dans les lois la société contre l’individu, parce qu’enfin chez lui les passions naissent et se développent en plein chaos. On ne songe même pas à déguiser sous le nom de patriotisme les ambitions que chacun veut faire prévaloir ; on parle à cœur ouvert, et, comme la société n’a pas encore introduit en Grèce les euphémismes parlementaires qui servent à tromper avec politesse, personne ne rougit d’attribuer ses préférences politiques à son intérêt. C’est en province, au milieu des intrigues et des cabales de tous les partis, qu’il est facile de bien suivre le mécanisme électoral de la Grèce. Athènes s’est déjà polie au contact presque direct de l’Europe, et la surveillance y est d’ailleurs mieux exercée que dans les petites villes.

Le suffrage universel est admis en Grèce, direct, absolu. Une chambre des députés, formée à peu de chose près comme la nôtre, représente la nation ; un cabinet ministériel responsable est l’intermédiaire entre elle et le chef de l’état, en sorte que toutes les fois qu’un désaccord survient, et c’est un fait qui se produit en moyenne tous les trois mois, il y a chute du ministère ou dissolution de l’assemblée, selon que la volonté de l’un des deux pouvoirs a prévalu auprès du roi. Au premier cas, de nouveaux ministres sont choisis, nécessairement dans le sein de la chambre ; dans le second, on procède à des élections générales. C’est alors que le petit drame commence.

Deux partis, quelquefois trois, sont en présence, représentés par les plus riches propriétaires du pays. Autour de chaque groupe se pressent d’abord tous les parens, ce qui forme déjà une petite foule, puis les amis des parens et enfin les intéressés, c’est-à-dire les gens auxquels on a promis une place en cas de réussite, et qui sont encore en plus grand nombre. Les deux camps bien formés, on commence la propagande ; les maisons des chefs de caste s’ouvrent pour faire des prosélytes et tiennent pendant quinze jours table dressée et abondamment servie. Tous ceux qui demandent à être convaincus, les fainéans, les vagabonds, les mendians, viennent s’y asseoir, et je n’ai pas besoin de dire qu’ils restent hésitans entre les deux tables jusqu’au jour du vote. Pendant ce temps, les plus chauds partisans de chaque camp parcourent les campagnes et cherchent dans les villages des alliés à leur cause, ou bien revoient tous les débiteurs du futur député et leur promettent d’abaisser pour eux le taux de l’intérêt s’ils votent ou font voter comme ils veulent. Ce sont les heures bénies de ces malheureux qui ont été forcés d’emprunter de petites sommes pour ensemencer leurs champs ou améliorer leurs vignes. Ils croient à un peu de clémence de la part de leurs créanciers et espèrent ainsi gagner du temps ; mais tous ont le même sort : le grand propriétaire prête au plus pauvre, qui lui engage sa terre en garantie ou qui la lui vend à réméré ; le jour de l’échéance arrive, le débiteur ne peut pas payer et doit abandonner au prêteur, toujours impitoyable, son droit de propriété. C’est le moyen regardé comme le plus simple et le moins coûteux d’agrandir son domaine. Les monastères, les pappas font aussi de la propagande par les mêmes moyens ; leur influence sur les paysans est très grande, et leur appui est pour cette raison très recherché des deux partis.

Ces préliminaires durent environ quinze jours et suffisent à mettre toute la province en révolution. On attache une grande importance au succès de celui qu’on porte à la députation , et personne ne s’en étonnera. Quand la nouvelle chambre sera reconstituée, si la majorité se trouve déplacée, ce qui arrive toujours, l’ordre des choses est complètement changé dans la nation. Une réforme radicale s’opère dans toutes les branches administratives, et dans ce bouleversement général tous les fonctionnaires sont remplacés, depuis le préfet jusqu’au gratte-papier, depuis le juge de paix jusqu’au géomètre de la ville.

Enfin le jour du vote arrive ; la veille et l’avant-veille, les rues de la ville sont pleines de monde, les hommes parlent vivement entre eux, et leur attitude belliqueuse intimide la gendarmerie elle-même. Chacun est aux aguets, en quête de nouvelles ; on épie les ennemis, comme on appelle naïvement ses adversaires politiques, et des bandes nombreuses se promènent dans les rues, narguant tous ceux qui ne sont pas des leurs et insultant les partisans du camp opposé. Ou pérore, on crie, on gesticule, dans les cafés, au coin des rues ; les passions s’excitent par le bruit, les vieilles haines se réveillent, et il ne se fait pas d’élection que la fusillade et les coups de couteau ne troublent et qui ne laisse après elle le souvenir de quelques assassinats.

Toute famille qui a eu un jour pour un de ses membres des prétentions à la députation possède ce que nous appelons en France une urne électorale. Comme chez nous, c’est une boîte carrée en bois ou en fer ; mais la prudente défiance des Grecs y a ajouté un perfectionnement qui mérite d’être noté. L’urne est intérieurement divisée en deux parties par une planche verticale ; un tuyau de fer-blanc peint, évasé au sommet, est exactement placé sur le point d’intersection, en sorte qu’il communique également avec chaque côté de la boîte. Les bulletins sont remplacés par de petites boules de plomb : chaque parti fournit les siennes aux votans ; mais, et c’est un excellent moyen pour soustraire l’électeur à l’influence directe de ceux qui le font voter, quand celui-ci plonge le bras dans le tuyau, nul ne peut savoir s’il a jeté la boule d’un côté ou de l’autre, et s’il a été fort sollicité avant le vote, il est du moins resté absolument libre à l’instant décisif. Des parens de chaque candidat viennent se relayer auprès de l’urne jusqu’à ce que le scrutin soit fermé. De la sorte, on est à peu près certain de la validité des élections. Quand le résultat est connu, c’est le signal d’une joie sans bornes pour une partie des habitans, et d’une véritable consternation pour les autres. Il s’agissait en effet d’une partie importante, et les vainqueurs font retentir pendant plus d’un jour la ville de leurs cris et de leurs chants, tandis que les vaincus comptent tristement chez eux les milliers de drachmes qu’ils ont dépensées inutilement, et toutes les places et les beaux traitemens qu’ils perdent à la fois.

Les maires sont aussi élus au suffrage universel, et les mêmes cabales se forment pour faire triompher les élus de chaque camp. Ces élections ont autant d’intérêt que les élections générales, parce qu’elles en assurent d’avance le résultat. Le maire a en effet dans les villes une telle influence que lorsque deux partis sont en rivalité, il fait pencher la balance du côté qu’il veut. Aussi, quand l’époque de la réélection des maires se présente, chaque faction a bien soin de présenter son candidat afin d’avoir en lui un auxiliaire tout-puissant quand viendra la dissolution.

L’influence des partis si nettement divisés dans la province s’étend, comme on peut le penser, sur tout ce qui touche à l’administration ; la justice n’y est pas plus soustraite qu’un autre pouvoir, et chaque ville étant divisée en deux factions puissantes autour desquelles se rangent tous les habitans, il en résulte que tous les accusés sont toujours forcément jugés par des compères ou par des ennemis. Aussi le moindre procès civil ou criminel se trouve-t-il dès le début l’occasion d’intrigues de toute sorte ; comme on doit profiter et se réjouir de la fortune d’un ami, c’est également un devoir sacré de le soutenir dans le malheur. S’il s’agit d’argent à donner, le dévoûment est souvent inutile ; mais, quand il faut entraver ou favoriser l’action de la justice, l’amour-propre et l’esprit de parti animent tous les cœurs, et il n’est pas une demande qu’on épargne en faveur d’un ami ou contre un adversaire. La situation des juges est embarrassante : les chefs parlent haut et menacent, il est très imprudent de les mécontenter, et les malheureux savent bien que ce n’est pas en leur parlant de devoir, mot beaucoup trop vague pour des intelligences pratiques, qu’ils leur feront entendre raison. Invoquer l’autorité serait un enfantillage, puisqu’ils sont toujours certains d’être remplacés, quoi qu’ils fassent, après les nouvelles élections ; opposer des textes de lois indiscutables ? c’est un bien piètre argument pour les esprits les plus rusés d’Europe. Les meilleures raisons sont impuissantes contre un parti-pris, et quand on entend dire, à l’honneur de la magistrature grecque, qu’on a vu des juges placer leur conscience au-dessus de leurs intérêts et de leur rancune, on peut demander très sincèrement comment ils font.

Cependant on juge, on acquitte, on condamne. Les Grecs ont, à peu de chose près, les mêmes institutions pénales que les nôtres, depuis la prison préventive jusqu’à la peine de mort, comme ils ont la même organisation judiciaire ; mais chez eux la cour d’assises joue relativement un plus grand rôle qu’en toute autre nation, parce qu’il y a plus d’homicides que de vols en Grèce. C’est une anomalie qu’on s’explique en songeant au triste métier que ferait un voleur dans ce pauvre pays, et en se rappelant avec quelle facilité les plus honnêtes gens se laissent aller à cette extrémité de l’assassinat quand il s’agit d’une vieille haine ou d’une vengeance. Les Hellènes ont un petit bagne et quelques prisons plus souvent vides qu’encombrées. Quand un prévenu est condamné aux travaux forcés on l’envoie aux Castels : ce sont deux anciens fortins turcs convertis en maison d’arrêt et en pénitencier, bâtis en face l’un de l’autre sur deux presqu’îles étroites, Rhion et Anthirhion, qui s’avancent toutes deux également dans la mer et ferment l’entrée du golfe de Corinthe au-dessous de Patras. Quelquefois la peine capitale est prononcée. On raconte à ce sujet que pendant longtemps il fut impossible de trouver un bourreau dans tout le royaume, et qu’on dut renoncer à en chercher à l’étranger parce que la population les massacrait. En présence de cet obstacle, on songeait à réviser la loi quand un malheureux se présenta, c’était, je crois, vers 1850 ; depuis cette époque, les exécuteurs n’ont pas fait défaut. Ce personnage est logé comme les condamnés, dans un des castels. Il se passe quelquefois un long temps sans qu’il ait à exercer son métier, tandis qu’il lui est arrivé, quand l’armée avait fait une importante capture de klephtes, de trancher jusqu’à sept têtes par jour. On se rappelle le drame encore récent de Marathon, et l’exposition sur la place d’Athènes des têtes mutilées des brigands.

J’ai assisté à une exécution près d’Aigion, dans la campagne ; c’est un souvenir qui m’est resté présent. Un habitant d’un village des environs avait empoisonné sa femme pour épouser sa maîtresse. De pareils actes sont rares en Grèce et n’excitent nullement la pitié ; on avait fait l’autopsie de la victime, et quand on eut reconnu qu’elle avait absorbé de fortes doses de phosphore, le prévenu fut condamné à mort. Un empoisonneur n’est pas un homme intéressant en Orient ; les passions violentes du midi méprisent les moyens détournés ; le fusil, le couteau, font plus prompte et plus franche justice ; mais la guillotine passe rarement à Aigion, et le spectacle d’une exécution devait être pour la plupart des habitans une nouveauté, pour tous une distraction.

Quand le jour fixé fut venu, dès le matin de nombreux groupes se formèrent, inquiets de savoir quel emplacement l’autorité avait choisi, et peu à peu quand le bruit courut que la guillotine se dressait dans un champ au-dessous de la ville, le public empressé se dirigea vers la mer. Il était environ huit heures du matin, un matin d’avril ; la brise de la mer semblait chanter dans les branches des platanes et faisait trembler avec un frémissement joyeux leurs feuilles encore blanches ; la plaine s’étendait à l’est luxuriante et les vignes étalaient déjà leur jeune verdure au milieu des oliviers noirs ; le champ du supplice était planté de serpolet que le vent agitait par longues ondulations comme les vagues de la mer. Quand les spectateurs furent las de contempler l’échafaud vide, entouré de gardes, les regards se tournèrent peu à peu vers l’ouest près du port. Une petite frégate arrivée la veille au soir se balançait légère sur le bleu du golfe à un mille environ de la côte. C’était là qu’était le condamné : depuis plus de quinze heures, il attendait l’instant de son supplice, et pendant la nuit il avait entendu les manœuvres des matelots qui débarquaient la guillotine. Tout à coup un long murmure, un cri de joie à peine étouffé s’éleva de la foule : deux barques venaient de se détacher l’une après l’autre du navire. La dernière attendit en mer pour laisser aborder d’abord l’autre qui conduisait le bourreau et ses aides ; la plage était presque plate à l’endroit où le canot vint attérir, et l’exécuteur dut marcher dans l’eau pour débarquer. Une double haie d’armatoles et de soldats venus du Castel se forma pour le dérober aux injures et aux menaces qu’on proférait sur son passage ; il gagna ainsi le milieu du champ, et les curieux se mirent à le regarder essayer le couperet et la bascule. Il était vêtu d’un large pantalon fendu sur la guêtre noire et d’un gilet très long, à manches étroites, de couleur sombre. Quand il eut terminé ses préparatifs, il fit un signe de son bonnet et la seconde barque s’avança. De son banc le condamné pouvait apercevoir depuis longtemps la silhouette noire de la guillotine se détachant sur la pureté du ciel. Il portait un costume tout blanc, et il était facile de le distinguer de loin, assis au milieu du canot à côté d’un moine à robe noire, au milieu des soldats et des matelots qui ramaient. La barque plus grande que la première toucha le fond à 10 mètres environ du rivage, et comme elle dansait légèrement sur les longues vagues qui venaient se briser une à une dans le sable, les matelots sautèrent dans l’eau pour la maintenir. Quatre soldats descendirent d’abord, enjambant tant bien que mal les bancs de l’embarcation ; le condamné vint ensuite, qui les franchit d’un pas ferme, seul, malgré la chaîne qui entravait ses pieds, et, suivi du moine et des autres soldats, sauta aussi légèrement que l’avaient fait les matelots.

La foule devint silencieuse ; c’était un empoisonneur qu’on allait exécuter, et chacun s’attendait à voir paraître un lâche. Quand on le vit marcher sans faiblesse, tous les regards fixés sur lui changèrent d’expression, et, au lieu de se presser, on s’écarta sur son passage. Il avança sans regarder autour de lui et ne s’arrêta qu’un instant à 30 mètres de l’échafaud pour le contempler. On le laissa faire. C’était un homme de taille moyenne, très mince et admirablement proportionné ; il était extrêmement pâle, et sa pâleur était rendue plus frappante par une barbe noire épaisse et de fins cheveux bouclés qui lui encadraient le visage. De longs yeux noirs animaient ses traits corrects comme ceux d’un marbre antique et ses regards semblaient doux, plus tristes que désespérés. Dans une dernière pensée de coquetterie, il avait voulu sans doute se parer pour mourir, et on lui avait laissé garder sur la tête une élégante toque noire posée sur le côté, plissée derrière par un nœud de soie d’où s’échappaient quelques plumes de coq qui tombaient jusque sur son cou. Sa démarche en cet instant solennel, au milieu des spectateurs muets, avait quelque chose de majestueux, et, quand d’un pas lent et fier il monta les quatre marches de l’estrade, il avait l’air de commander à la multitude réunie au-dessous de lui. Le bourreau s’avança qui lui mit la main sur l’épaule pendant qu’un aide lui liait les mains ; le moine murmura quelques mots à son oreille, et le condamné, répétant sans doute une leçon apprise par cœur : « Mes frères bien-aimés, dit-il d’une voix claire, vous voyez où conduit le crime ; je vais vous quitter… À ce moment, je vous en conjure, que ma mort vous serve d’enseignement. Criez avec moi : Vive le roi ! » et il ajouta ces paroles, qu’on ne lui avait pas soufflées : « Défiez-vous à jamais des femmes ! »

Un tonnerre d’applaudissemens lui répondit, quelques voix s’élevèrent criant : Grâce ! grâce ! et au même instant les deux aides, le saisissant par les deux bras, bouclèrent sur lui assez lentement les courroies de la bascule. Le condamné ne baissa pas la tête : en face de lui s’étendaient les eaux tranquilles du golfe, sous le ciel transparent du matin, des champs de vigne, des prés où des chevreaux paissaient eu liberté, et, au milieu du silence solennel de toute l’assistance, à cet instant suprême il regardait cette nature si fraîche, si belle, si pleine de vie, qu’il devait comprendre, car elle semblait lui sourire. La planche retomba ; on put voir le malheureux rougir et fermer les yeux : il n’avait plus devant lui que le fond du panier plein de son, et sa tête se redressa comme pour y toucher de moins près. Le couperet allait s’abattre, et les plus cruels se détournaient émus de pitié, quand sur un ordre du bourreau un des aides s’approcha du patient. Les plumes de son béret ombrageaient légèrement son col et pouvaient arrêter le couteau ; le valet essaya de les écarter, mais elles se redressaient malgré lui. Alors il se pencha vers le condamné et lui dit à l’oreille ces mots, que la foule devina sans les entendre : a baisse la tête ; » le malheureux comprit encore et obéit. — Deux heures après, la jolie frégate quittait le port, emportant son funèbre chargement, et les troupeaux de chèvres broutaient de nouveau le long du champ de serpolet.

C’était à l’époque où tous les Grecs commencent leurs grands travaux de culture ; chacun retournait à son champ : je rejoignis de mon côté quelques propriétaires qui s’étaient fait amener leurs chevaux pour se rendre à leurs terres et diriger la taille de leurs vignes. Personne ne parla du drame de la matinée ; la route que nous suivions traversait de belles plaines plantées de vignes, exposées au plein soleil : chacun supputait d’un regard inquiet ce que promettait la récolte ; la conversation tomba bientôt, comme toujours, sur la culture ou le commerce des raisins, et j’entendis pour la centième fois déplorer que l’industrie nationale ne vînt pas en aide aux propriétaires producteurs.

Aigion n’a pas d’industrie spéciale ; la consommation y est trop faible et ne permet pas, en face de la concurrence de l’Europe et de la Turquie, l’importation des matières premières. La soie est, comme presque partout en Grèce, le seul objet de fabrication, et c’est à peine si le sol fournit assez de chanvre et de coton pour répondre aux besoins des habitans. On élève à Aigion une grande quantité de vers à soie, et la chaleur du climat, l’abondance des mûriers, en font un excellent rapport. La soie est très épaisse, d’une belle couleur et très également filée ; la plus grande partie en est expédiée aux commerçans grecs de Marseille, d’où on l’envoie à Lyon. Le reste est conservé par les propriétaires qui la font tisser dans leurs propres maisons. Chaque famille a son ergalion ou métier ; c’est un appareil en bois, très simple et peu coûteux, dont toutes les jeunes filles savent se servir. On ne trouve pas en France les étoffes qu’elles tissent ainsi ; la trame en est beaucoup plus large que celle de notre soie et se rapproche plutôt de celle de la gaze de Chambéry. Presque toujours blanches, quelquefois traversées de soies cerise, elles présentent généralement entre elles une grande variété de dessins selon que le tissu en est plus ou moins serré. C’est avec ces étoffes de soie, si légères qu’elles sont transparentes comme du tulle, qu’on fait les chemises de femmes, les rideaux et même les draps de lit. Plus souvent on tisse à cet usage, sur le même métier, des pièces de coton avec des dessins semblables, composés de longues rayures mates et écrues plus ou moins rapprochées, et qui ont un grand rapport avec ce que nous appelons à Paris les étoffes algériennes. Il y a aussi des teinturiers à Aigion qui apprêtent la soie brute et la livrent aux brodeurs. Ceux-ci s’en servent pour orner les costumes et pour tisser les jarretières et les ceintures dont nous avons parlé. On fabrique encore, mais avec du cuir importé de Turquie, — celui que nous appelons cuir de Russie, — les tsarouchia brodés de soie, les shylakia (ceintures) des palikares et les harnais des chevaux.

Le commerce a pris depuis la guerre de l’indépendance une assez grande extension à Aigion. De grands troupeaux de brebis et de moutons, qui trouvent de quoi se nourrir sur les montagnes les plus arides, suffisent amplement à la consommation de la ville, et sont l’objet de marchés importans. Leur laine et leurs peaux se vendent et s’achètent également très bien. C’est une des richesses des propriétaires campagnards, des palikares qui vivent loin des villes pour surveiller leur bétail dont on ne fait le compte que par mille têtes.

Quant à Aigion, il faut distinguer deux genres de commerce : l’un qui porte sur les différens objets de consommation quotidienne et qui est fort restreint, l’autre au contraire qui fait les frais d’exportations considérables ; ce sont les produits agricoles. Le premier a son importance, c’est lui qui constitue surtout la maigre richesse de l’état. Les Grecs paient peu d’impôts, la douane est le plus sûr moyen de perception qu’on ait adopté jusqu’à ce jour, et tous les produits importés sont frappés de droits d’entrée. L’impôt foncier existe bien en Grèce, mais l’assiette en est très difficile à fixer, et si loin d’être déterminée qu’il ne rend qu’une faible partie de ce qu’on pourrait en attendre. Pourtant, quinze siècles au moins avant le nôtre, des arpenteurs publics, relevant pas à pas le plan des immenses provinces romaines, rapportaient à Constantinople des cartes cadastrales où l’empire tout entier était divisé en des milliers de fractions qui formaient des catégories distinctes de terrains, d’après lesquelles on pouvait établir sur une base équitable la lourde répartition de l’impôt foncier. M. G. Perrot raconte qu’il a trouvé dans un village de l'Attique le souvenir très précis de l’ancien cadastre romain. Des paysans avaient entendu vanter de père en fils les merveilles de cette administration qui étonna tant la Grèce conquise, et croyaient encore fermement que les tables de marbre ou de bronze sur lesquelles avaient été dressés les plans parcellaires étaient soigneusement conservées à Constantinople. Ces tables n’ont jamais été retrouvées ; si on venait à les découvrir, la Grèce se verrait tout d’un coup dotée, sans l’avoir beaucoup désiré, d’un cadastre un peu vieilli sans doute depuis quinze cents ans, mais encore exact en somme, car au milieu de toutes les décrépitudes humaines, la terre seule ne change pas.

Toute la côte septentrionale du Péloponèse est aujourd’hui relativement riche ; aux environs d’Aigion, de Corinthe à Patras et à Gastouni, pas un coin de terre n’est perdu jusqu’aux montagnes, et tout ce qu’il a été possible de défricher, on en a tiré parti. Le sol est bon, et le climat presque toujours favorable seconde les efforts des agriculteurs. Au reste, on ne rencontre dans la campagne d’Aigion, comme sur tout le littoral du golfe, que trois cultures : celle des raisins staphidès qu’on nomme en France raisins de Corinthe, celle des vignes et des oliviers. On trouve en outre çà et là quelques champs de coton, d’avoine ou de froment, mais dans une proportion si minime que la production en passe inaperçue.

Les raisins de Corinthe forment la branche principale du commerce d’exportation. Un grand nombre d’habitans sont propriétaires de terrains bien cultivés, souvent très étendus, et c’est leur unique occupation que d’en faire valoir la récolte. Les plus riches ont au bord de la mer un magasin où ils font porter au mois de juillet d’énormes quantités de raisins qu’ils ont préalablement laissés sécher pendant dix ou douze jours au soleil, sur des terrains battus ou sur des nattes spécialement préparées à cet usage. S’il survient un jour, une heure de pluie durant ce temps, la récolte est perdue ; les grains déjà couverts de sucre se collent entre eux et ne forment plus qu’une pâte gluante qu’il est impossible d’utiliser. C’est du reste une catastrophe fort rare, et la constance du climat est telle qu’on peut compter sans imprudence sur trente jours consécutifs de temps sec. Un grand nombre de femmes venues des montagnes sont installées dans les magasins et commencent, au fur et à mesure qu’arrive le raisin, à en faire le triage. Elles passent au tamis tous les grains pour en séparer la poussière et les petites pierres qui s’y trouvent mêlées, puis elles procèdent à un second travail plus long encore et qui consiste à diviser le raisin en trois catégories. Les rebuts ne sont pas vendus, on les garde, et quoiqu’il soit facile d’en faire d’excellente eau-de-vie on les donne aux pourceaux. Pendant ces différens travaux, six ou huit grands bâtimens à vapeur anglais, d’un fort tonnage, ont jeté l’ancre dans le port ; ce nouveau voisinage est une grande distraction pour la ville et devient pour les propriétaires de staphidès et leurs familles l’occasion de véritables fêtes. Une fois entassés dans des myriades de caisses soigneusement marquées, on embarque les raisins, et les paquebots quittent Aigion, emportant à Londres la récolte de l’année. L’Angleterre seule en effet traite directement avec les grands propriétaires du pays : ceux-ci achètent à leurs voisins moins riches ou aux monastères tout ce qu’ils ont de raisin, afin d’en rassembler dans leurs magasins des quantités considérables, et l’expédient à leurs commissionnaires ou à des correspondans anglais qui les vendent là-bas. On a introduit depuis quelques années plusieurs perfectionnemens dans la manière de trier les grains de raisin, et c’est un point sur lequel les Grecs ne sont pas routiniers. Ainsi ils font venir des machines à bras qui ressemblent beaucoup à celles qu’on emploie en France pour passer le blé battu et qui facilitent et abrègent le travail si long qu’on laissait auparavant aux femmes.

La campagne d’Aigion produit aussi beaucoup de vin, et j’ai dit qu’il serait très bon, si on ne le gâtait pas en y ajoutant de la résine ; il ne faut donc pas songer à l’exporter et l’on se contente de le vendre pour rien (deux sous la mesure qui correspond au litre). Des propriétaires ou des entrepreneurs plus avisés ont su à Patras tirer meilleur parti des abondantes récoltes que fournissent les vignes des environs ; ils ne mettent pas de résine dans les tonneaux et conservent néanmoins les vins en les expédiant sur-le-champ. C’est aujourd’hui, avec l’exportation des raisins secs, une des plus riches ressources du commerce de Patras.

Les plaines et les routes d’Achaïe sont partout plantées d’oliviers, qui sont déjà et deviendront dans peu de temps d’un excellent rapport. Moins grands que nos oliviers de Provence, ceux de Grèce sont trapus, vigoureux, et en si grand nombre qu’ils pourraient à eux seuls faire la fortune d’une province. On n’avait pas songé jusqu’à présent à Aigion à tirer parti de l’huile excellente qu’ils produisent, autrement qu’en la vendant tant bien que mal dans le pays. On n’en avait ainsi qu’une seule qualité, qu’on employait à tous les usages, et j’ai vu pour mon compte, dans des maisons aisées, recourir alternativement au même broc pour assaisonner une salade et renouveler l’huile d’une lampe. Un des grands propriétaires du pays, M. S. Messinési, a eu l’idée depuis trois ans d’exporter à Londres, en même temps que ses raisins, les tonneaux d’huile d’olive qui encombraient ses caves. L’essai réussit, et il a trouvé dès lors de nombreux imitateurs.

Il y a pourtant sur ce point bien des innovations à faire. Les machines à presser, encore adoptées dans le pays, sont très simples, mais si imparfaites qu’elles ne tirent pas des olives la moitié de l’huile qu’elles devraient en exprimer. Elles se composent de deux pièces distinctes : la première consiste en un grand bassin rond en pierre, au milieu duquel est fixée une énorme poutre mobile et verticale, à laquelle sont adaptées deux lourdes meules en granit qui tournent avec la poutre. On verse les olives dans le bassin qui tient lieu de mortier, et un cheval, attelé à côté d’une des deux meules, tourne lentement les yeux bandés. C’est le travail préparatoire ; les olives sont écrasées. Le second appareil est plus simple encore : c’est la presse. Un long sac de paille et de joncs tressés en forme de cône est placé entre deux poutres ; une troisième poutre plus large, placée sur les deux autres, soutient une grosse vis de bois, qui la traverse et qui porte à son extrémité inférieure une solide plaque ronde qui vient s’appliquer sur le sommet du sac ; une barre de fer horizontale à poignée traverse son extrémité supérieure, et deux hommes montés sur la poutre transversale tournent alternativement la vis, qui descend avec la plaque et presse les olives écrasées ; le sac alors s’abaisse et l’huile coule de tous côtés, tombant d’abord dans un canal de bois circulaire et de là, par un long tuyau, dans une cuve placée en face de la machine. On renouvelle cette opération trois ou quatre fois par jour ; mais, quels que soient les efforts des ouvriers et la surveillance du propriétaire, un appareil mieux construit et perfectionné tirerait certainement des rebuts que l’on jette une quantité considérable encore d’huile, et il est à penser que, si l’exportation continue et prospère, on suivra l’exemple de Mme Panagiotopoulos, qui a compris les bénéfices de production que lui donnerait l’achat de quelques machines et qui a fait construire au milieu de ses champs d’oliviers un grand magasin, où elle fait presser les olives comme on le fait dans le midi de la France. Elle obtient ainsi un rendement double et plusieurs qualités d’huile, tandis que les autres presses n’en donnent au contraire qu’une seule, l’huile verte, qui est excellente, mais qui n’est jamais aussi claire que celle qu’on vend sur les marchés d’Europe, et dont les propriétaires doivent céder une grande quantité à vil prix.

Il est cependant facile de prévoir et d’assurer à Aigion comme à toutes les villes de la côte nord du Péloponèse un avenir commercial important. Elle possède par son sol trois élémens de prospérité dont un seul suffirait à lui donner un jour la richesse. Les raisins de Corinthe sont très bien exploités et ont fait la fortune de nombreuses familles. Les vins et l’huile restent encore presque sans produire ; mais le jour où les perfectionnemens nécessaires et de nouveaux modes d’exploitation seront adoptés par les propriétaires, il est hors de doute que Vostizza prendra, comme Patras, une extension considérable et contribuera aussi pour sa part à relever peu à peu la Grèce, dont le plus grand mal est la pauvreté.

Plus d’un voyageur s’est refusé à faire pressentir cette résurrection, et il est permis de sourire quand on voit combien, malgré son activité turbulente, ses aspirations au progrès et aux réformes, une société relativement nouvelle est demeurée attachée à de vieilles coutumes, à des institutions surannées, à un mode d’existence banni de toutes parts en Europe ; mais, si l’on tient à bien juger et à connaître les Grecs, il ne faut pas, comme l’ont fait tant d’hommes d’esprit et de talent, se contenter de mettre en parallèle leurs mœurs rudes et primitives avec la civilisation française et la marche des idées européennes ; le contraste à coup sûr est piquant, mais il mène à une conclusion injuste. Si l’on jette les yeux cinquante ans en arrière, si l’on se reporte à cette époque où la Grèce n’existait plus que de nom, asservie, anéantie plutôt sous le joug écrasant de la Turquie, si on se rappelle par quelle période sanglante ce peuple est passé pour arriver à reconquérir son indépendance, c’est là qu’il faut chercher un point de comparaison, c’est en face de cette grande date de 1821 qu’il faut placer l’état actuel de la Grèce, et ce rapprochement donnera sûrement lieu à moins de sévérité.

Considérons ce que les Grecs ont fait depuis cinquante ans et ne comptons leur existence que depuis ce temps. Ils n’avaient pour tout bien que la liberté ; ils existaient en fait ; — on leur avait donné un roi, un semblant de gouvernement. Ce n’était pas tout ; il fallait consolider un royaume, faire renaître une société, et cela sur des ruines, presque dans un désert, dans un pays où la nature même du sol est un obstacle à toute espèce de progrès. Il fallait une administration, une capitale avant tout, une armée, des routes, des écoles, et ce n’est qu’après ces réformes successives, ces créations, qu’il était permis d’espérer la moralisation et l’instruction d’un peuple quasi sauvage, disséminé dans des bourgades perdues, sur les montagnes ou dans les îles. Cinquante années à peine sont peu de temps pour une pareille œuvre, et l’on doit convenir en bonne foi que ce qu’on a fait est beaucoup. La Grèce n’avait rien que le désordre et l’épuisement de la lutte après la servitude ; aujourd’hui, empruntant aux principaux états ses voisins, et surtout à la France, qui l’avait délivrée, leurs meilleures institutions, elle a une capitale, un port, des villes de commerce déjà florissantes, telles que Syra, Patras, Corfou. Elle a des tribunaux, un recueil de lois civiles et commerciales, des facultés, des écoles, des églises, une banque nationale, une section de chemin de fer d’Athènes à la mer et une ligne importante en construction du Pirée à Lamia. Un service de paquebots fait communiquer régulièrement entre elles toutes les villes du littoral ; la poste fonctionne tant bien que mal, mais elle fonctionne, ce qui est beaucoup. Les routes, si elles sont à peine meilleures qu’autrefois, sont du moins sûres aujourd’hui, et le voyageur peut les suivre tranquille en Attique et dans tout le Péloponèse sans être attaqué par les klephtes. L’armée est régularisée ; plusieurs régimens de soldats montagnards ont été spécialement formés en vue de la répression du brigandage. Des compagnies d’armatoles ou de clytires sont détachées dans les provinces. Chaque ville a son école, une succursale de la banque, un bureau télégraphique, une préfecture ou une sous-préfecture, un maire et un conseil municipal. En un mot, il ne s’agit plus maintenant de créations, il s’agit de perfectionnemens, d’améliorations, ce qui est bien différent. Sur ce point sans doute, et les Grecs sont les premiers à en convenir, il y a beaucoup à faire ; mais le premier pas, le plus difficile, est fait, et quand l’instruction se sera répandue peu à peu avec les nombreuses innovations qu’on apporte chaque jour, le moral et l’intelligence de la classe moyenne s’élèveront insensiblement, et c’est alors qu’on sentira bien le fruit de ces réformes encore stériles sous certains rapports, mais non pas aussi inefficaces qu’on s’est plu à le déclarer.

Paul d’Estournelles de Constant. 
  1. Variante : « Jetez une poignée de terre avec un baiser, une poignée avec une larme. »