La Vie de Nietzsche

(Redirigé depuis La Vie de Nietzche)
La Vie de Nietzsche
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 164-173).







Un des esprits les plus sérieux, les plus vigoureux et les plus droits de notre temps, qui porte dignement un nom illustre, M. Daniel Halévy, vient de consacrer à Frédéric Nietzsche un livre biographique sûr, solide, sobre, discret, où l’auteur s’efface, où le héros seul paraît, où les fastidieuses études « des milieux » n’occupent que la place, et strictement, qu’elles doivent occuper, où la péribiographie n’étouffe pas la biographie, enfin un livre qui est le modèle même des études biographiques.

Nous y suivons la vie de Nietzsche, — souvent difficile à démêler et à reconstruire, — depuis sa première enfance jusqu’à sa première mort, et vous savez trop ce que je veux dire ; et jusqu’au moment où il cessa de se survivre (25 août 1900),

Il était né le 15 octobre 1844 à Rœcken en Prusse, aux confins de la Prusse et de la Saxe. Il était fils d’un pasteur, pauvre homme débile et neurasthénique, intelligent, bon musicien. Sa famille se croyait d’origine polonaise, et Nietzsche ne manqua pas, dans ses momens, qui furent nombreux, de colère contre les Allemands, de se proclamer Polonais etstrictement Polonais. Au fait, sa tête n’est guère allemande ni par le front, ni par les yeux, ni par l’ovale du visage. Ses contemporains mêmes s’en aperçurent quelquefois. M. Schuré, qui vit Nietzsche, en 1876, écrivait : « En causant avec lui, je fus frappé de la supériorité de son esprit et de l’étrangeté de sa physionomie. Front large ; cheveux courts, repoussés en brosse, pommettes saillantes du Slave. La forte moustache pendante, la coupe hardie du visage lui auraient donné l’air d’un officier de cavalerie sans un je ne sais quoi de timide et de hautain à la fois dans l’abord [ce qui précisément est très fréquent chez les officiers]. La voix musicale, le parler lont, dénotaient son organisation d’artiste… L’œil étant à la fois d’un observateur, d’un fanatique ou d’un visionnaire… »

Il fit des études ordinaires au plus prochain collège. Il travaillait convenablement, surtout lisait. Il lisait principalement Schiller, Hölderlin, Byron. Un mot de Byron le frappa, et devait rester fiché éternellement dans son esprit comme une flèche. « Le savoir est deuil ; ceux qui savent le plus pleurent plus profondément la vérité fatale ; l’arbre de savoir n’est pas l’arbre de vie. » Cela devait devenir chez Nietzsche : « La vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance, » et autres apophtegmes analogues ou dérivés, qu’il n’est pas que vous ne sachiez.

Il avait dix-sept ans quand sa vocation philosophique et en même temps la terreur de la suivre se dressèrent en son esprit. Philosopher ? Ébranler des croyances religieuses, ne fût-ce qu’en pensant indépendamment d’elles, avec des idées dont on ne sera jamais sûr ? « Se jeter, sans guide et sans compas, sur l’Océan du doute, c’est perte et folie pour un jeune cerveau. De la philosophie le résultat, c’est un trouble infini jeté dans les pensées populaires, et ce résultat est désolant… L’existence de Dieu, l’immortalité, l’autorité de la Bible, la révélation, resteront à jamais des problèmes. J’ai essayé de tout nier. Oh ! Détruire est aisé ; mais reconstruire ! »

Il méditait sur la destinée d’Hœlderlin qu’il avait découvert quand personne ne s’occupait de lui. Cet Hœlderlin est comme une première épreuve de Nietzsche. Il figure Nietzsche comme le Premier Testament figure par avance le Nouveau. Fils de pasteur, il était étudiant en théologie à Tubingue vers 1780, avec Hegel. Il cessa de croire. Il s’enivra de Gœthe et de Rousseau. Il fut précepteur dans des maisons riches, renonça à ce métier triste, vécut solitaire et besogneux, écrivit des poèmes où est poursuivie la fusion de l’âme allemande et de l’âme grecque, d’autres où est rêvée une race d’hommes surhumains, d’autres où le poète-philosophe se retire loin des hommes et finit par se jeter dans la gueule de l’Etna. Il accepta, pour soulager les siens du soin de le nourrir, je ne sais quel emploi, — sans doute un préceptorat, — à Bordeaux. Six mois après il revint. Il était hâve, décharné, en haillons. Il avait traversé la France, à pied, sous le soleil d’août. Il était déjà égaré ; quelques jours après, il était fou. Il resta tel pendant quarante ans.

Nietzsche, en 1862, se rendit comme étudiant à l’Université de Bonn. Il s’y déplut. Les beuveries et mœurs rustiques de ses compagnons d’études n’étaient pas de son goût. Il passa à l’Université de Leipzig. Là il eut une révélation. Il lut Le Monde comme volonté et comme représentation, de Schopenhauer. Ce fut Malebranche lisant Descartes. Il fut ébloui, fasciné, brisé d’émotion. Il ne cessa jamais, quoique toujours en polémique avec lui, de vénérer Schopenhauer comme un héros de la connaissance.

Un peu plus tard, il fut chargé d’un cours de philologie à l’Université de Bâle. C’est là, ou tout à côté, qu’il connut Wagner. Ce fut sa seconde fascination, moins durable. Wagner le paralysa d’admiration, d’abord par son génie musical, ensuite par ses idées générales, qui du reste n’étaient que celles de Schopenhauer ; mais c’étaient les idées de Schopenhauer appliquées à la société politique. La nature trompe les créatures en vue de fins transcendantes et du reste pour leur bien. De même doit faire la société. Les masses sont imbéciles. Loin d’être capables d’introduire dans l’histoire un progrès de culture, elles sont incapables même de coopérer au maintien de la culture actuelle. Elles ne ressentent que des besoins élémentaires, grossiers et courts. La société doit entretenir dans les masses les illusions nécessaires, patriotisme, religion, etc. Nietzsche couvera ces idées et en tirera tout ce que vous savez. Aucune de ses idées générales, peut-être, n’est de lui. Mais ne vous y trompez pas ; ce n’est pas l’auteur de l’idée générale, s’il eh tire peu de chose, qui est grand. Il n’y a que dans les idées de détail qu’un auteur révèle son génie.

Nietzsche fit la campagne de 1870, en France. Il la fit comme infirmier. Il n’en rapporta pas un culte très fervent pour la Prusse. Il écrivait à son ami, longtemps le plus cher, Erwin Rohde : « J’ai le plus grand souci de l’avenir prochain. Je crois y pressentir un moyen âge déguisé. Prends garde à te libérer de cette Prusse fatale [songez qu’il se croyait Slave], contraire à la culture ! Les valets et les prêtres y poussent comme des champignons et vont de leur fumée enténébrer toute l’Allemagne. »

Par ailleurs, son aristocratisme s’accusait de plus en plus. Enthousiaste de la Grèce, il voyait très bien que toutes les cités grecques, et Athènes aussi bien que les autres, étaient des États ultra-aristocratiques puisqu’elles reposaient sur l’esclavage. Eh bien ! acceptons l’esclavage ! Auguste Wolf a démontré que l’esclavage est nécessaire à la culture. C’est effroyable ; mais c’est peut-être vrai, quoique effroyable : « Il se peut que cette révélation nous remplisse d’effroi ; mais un effroi, tel est l’effet presque nécessaire de toute connaissance qui cesse d’être superficielle. La nature demeure quelque chose d’effroyable, même quand elle se bande pour former ses formes les plus belles. Elle est faite de telle sorte que la culture, en sa marche triomphale, ne profite qu’à une minorité infime de mortels privilégiés et qu’il est nécessaire, si l’on veut atteindre au plein épanouissement de l’art, que les masses restent esclaves… Et s’il est vrai de dire que les Grecs périrent de l’esclavage, peut-être il est plus vrai encore de dire que faute d’esclavage nous périssons… » — C’est de ces idées qu’est sortie en 1871 l’Origine de la Tragédie.

Et il se demandait : « L’Ennoblissement est-il possible ? — Ist Veredlung möglich ?  » Et il répondait, dans une série de conférences qui fut interrompue par son état maladif : peut-être faudrait-il deux sortes d’écoles, les unes, simplement professionnelles pour tous ; les autres, vraiment classiques, vraiment supérieures, pour un nombre infime d’individus choisis en raison de leurs aptitudes et qui seraient continuées jusqu’à la trentième année. Son rêve aristocratique continuait.

Son rêve wagnérien ne continua pas. Il fut brusquement rompu en 1875. C’est Bayreuth qui brouilla Nietzsche et Wagner. Wagner y parut à Nietzsche entrepreneur, manager et un peu cabotin. Il mit du froid dans ses relations. Il s’abstint de répondre aux invitations, très cordiales vraiment, que lui adressait Wagner, à reprendre le convivium d’autrefois. Il publia une brochure sur la Maladie historique, où il n’était pas nécessaire, mais où il pouvait être assez naturel qu’il fût parlé de Wagner et où Wagner n’était pas nommé. Mme  Wagner, l’intelligente et fine Cosima Wagner, reprocha à Nietzsche ce péché d’omission et avec raison, trop avec raison, lui fit entendre qu’il devait beaucoup aux Wagner : « C’est la part qu’il vous a été donné de prendre aux souffrances du génie qui vous a rendu capable de prononcer sur notre culture un jugement d’ensemble, et c’est d’elle que vos travaux empruntent cette merveilleuse chaleur qui, j’en suis convaincue, continuera longtemps d’agir après que nos étoiles de gaz et de pétrole seront éteintes. Peut-être n’auriez-vous pas pénétré d’un regard si sûr le bariolage de l’Apparence si vous n’aviez pas été si profondément mêlé à nos vies. De cette même source a jailli sur vous l’ironie et l’humour, et cet arrière-fond de souffrances partagées leur donne une tout autre puissance que si elles étaient un simple jeu de l’intelligence. »

C’était vrai ; donc Nietzsche fut blessé. Il faut dire aussi que, si c’était vrai, on le traitait bien, aussi, un peu, en petit garçon. Enfin, après quelques marches et contremarches, on se sépara. Un peu de susceptibilité des deux côtés en fut la cause.

Peut-être autre chose ; mais ici il faut parler avec beaucoup de réserve et en doutant. Peut-être Nietzsche fut-il amoureux de Mme  Wagner. Vers la fin de sa vie consciente, quand il avait ce regard vers le passé qu’à un certain âge nous avons tous et qui, partie déforme le passé, partie le révèle aux autres et à nous, il écrivit un singulier petit poème mythologique où Ariane, abandonnée par Thésée qu’elle avait sauvée du Labyrinthe, est sauvée elle-même par Dionysos, qui l’aime. Quand Nietzsche dit Dionysos, il sous-entend toujours lui-même. Il n’est pas tout à fait permis, mais il n’est pas tout à fait défendu de croire que Thésée c’est Wagner, Dionysos Nietzsche, et Ariane Gosima. D’autant qu’un des derniers billets écrits par Nietzsche, déjà délirant, l’a été à Mme  Wagner et contenait ces mots : « Ariane, je t’aime. »

— Mais Nietzsche a pu aimer Mme  Wagner rétrospectivement, en 1888, et ne pas l’avoir aimée en 1875.

— C’est ce que je crois ; mais il se peut aussi qu’il l’eût aimée, plus ou moins consciemment, dès 1868 et qu’en 1875, ce sentiment ait été pour quelque chose dans ses discordes avec Wagner ; on ne reste pas très longtemps l’ami d’un homme dont on est jaloux et dont la femme, quelquefois, vous traite sans douceur.

C’est après la brouille avec Wagner que Nietzsche trouva une consolation dans cette délicieuse vieille femme, Mlle  de Meysenburg, qui ne comprit jamais rien à son génie, mais qui l’hébergea, à Sorrente, le câlina, le réconforta, le fit sourire, le guérit, pour un temps, physiquement et moralement ; et qu’elle soit bénie entre toutes les femmes ! Il avait quitté à cette époque, momentanément, mais il se trouva que ce fut pour ne les jamais reprendre, ses fonctions de professeur à Bâle. Il vivait modiquement d’une petite pension, de congé ou de retraite, de trois mille francs. Du reste, il ne lui fallait rien qu’une modeste table d’hôte et un piano. Il vécut ainsi pendant douze années, tantôt à Nice, tantôt près de Gênes, tantôt à Venise, tantôt dans l’Engadine.

Il aimait les marches à pied, sur les routes blanches et les plages, en plein soleil. Phoibos ne lui était pas moins cher que Dionysos. Il lisait modérément, pensait en marchant et, tout à fait comme un journaliste, écrivait quelques pages, résumé de ses pensées du jour. Quand il y en avait quatre cents, il les réunissait et les publiait sous un titre à peu près représentatif des idées principales qu’elles contenaient.

Ainsi furent faits Humain, trop humain ; — le Voyageur et son ombre, — Zarathoustra, — la Volonté de puissance, — Le gai savoir, etc. Vous n’ignorez pas que c’étaient des chefs-d’œuvre. Ils tombaient tous à plat. Ils ne trouvaient éditeur qu’à condition que l’auteur versât quelque somme. Nietzsche passait en Allemagne pour un simple excentrique inintelligible. Nous rougissons, — moi du moins, — quand nous songeons que nos livres nous rapportent quelques billets bleuâtres.

De ses amours on ne sait rien, ni s’il en eut, sauf l’épisode de Lou Salomé (1882, âge de Nietzsche trente-huit ans). Lou Salomé était la fille d’un général russe. Les opinions sur elle sont divergentes. À prendre une moyenne, elle semble avoir été très intelligente, très indépendante, un peu aventureuse et point mauvaise. Mlle  de Meysenburg, à qui Nietzsche avait dit : « Ce qu’il me faudrait, ce serait une bonne femme, » avait songé à Mlle  Salomé pour lui. On fit qu’ils se rencontrassent à Rome. Nietzsche fut très épris. Il semble n’avoir pas désiré un mariage réel, ou, si l’on veut que je m’explique mieux, les réalités du mariage ; mais il était très décidé à donner son nom à Mlle  Salomé, en considération des convenances. Mlle  Salomé semble l’avoir aimé. Du moins elle le lui dit ; mais comme elle le lui dit en vers, cela ne l’engageait à rien. Ils sont jolis, les vers de Lou Salomé, jolis en allemand. Je les traduis en français pour la commodité de quelques personnes. Par un détour ingénieux, ils sont intitulés : À la douleur.


Qui donc, saisi par toi, peut faire la retraite,
S’il a senti, tourné vers lui, ton œil songeur ?
Je ne m’enfuirai pas si ton regard m’arrête :
Je ne crois pas que tu ne sois qu’un destructeur.

Je sais : tu dois heurter tout ce qui vit sur terre ;
Rien ici-bas ne peut se soustraire à ta loi.
Vivre sans toi, ce serait beau ; je ne puis taire
Que tu vaux cependant que l’on vive avec toi.


Elle finit pourtant par déclarer qu’elle ne voulait pas se marier. — « Moi non plus, » aurait pu dire Nietzsche. Mais Mlle  Salomé ne voulait pas même d’un mariage spirituel, pour lequel, du reste, comme on sait, il faut plus d’amour que pour un autre.

Nietzsche n’avait jamais eu d’années de bonheur, mais ses dernières années de vie consciente furent désespérées et douloureuses. Il souffrait de toutes les douleurs névralgiques possibles. Il ne pouvait dormir qu’à coups de chloral. Il avait quelquefois un léger réconfort, ce jeune Lousky par exemple, qui s’éprit de lui, le visita lyriquement, le courtisa et lui donna l’illusion d’un Eckermann. Il lui dit : « Maître, » et le pauvre Nietzsche, reconnaissant pour si peu, fit cette remarque : « Vous êtes le premier qui m’appeliez ainsi. »

Et toujours pas de lecteur et, par conséquent, pas d’éditeur. Par delà le bien et le mal ne pouvait pas trouver dans toute l’Allemagne quelqu’un qui le publiât ! Nietzsche sombrait dans la tristesse. Il écrivait pour être mise dans Zarathoustra cette page qu’il retrancha avant la publication, par une sorte de pudeur de sa tristesse et de son attendrissement : « Mes enfans, ma race au sang pur ; ma belle race nouvelle, qu’est-ce qui retient mes enfans sur leurs îles ? N’est-il pas temps, grand temps qu’ils reviennent enfin vers leur père ? Ne savent-ils pas que ma chevelure grisonne et blanchit dans l’attente ? Va, va, esprit des tempêtes, indomptable et bon ! Quitte la gorge de tes montagnes, précipite-toi sur les mers et, dès avant ce soir, bénis mes enfans… Ils te demanderont : Vit-il encore, notre père Zarathoustra ? Quoi, est-il vrai, notre père Zarathoustra vit encore ? Notre vieux père Zarathoustra aime encore ses enfans ? Le vent souffle, le vent souffle ; la lune resplendit. Oh ! mes lointains enfans, si lointains, que n’êtes-vous ici auprès de votre père ? … »

À l’approche d’une Noël, il écrit à sa sœur : « Comme c’est bête que je n’aie personne ici qui puisse rire avec moi ! Si je me portais mieux et si j’étais plus riche, pour connaître un peu de gaîté, je voudrais m’établir au Japon. À Venise, je suis heureux, parce que l’on peut, sans trop de peine, y vivre à la japonaise. Tout le reste de l’Europe est pessimiste et triste ; l’horrible perversion de la musique de Wagner est un cas particulier de la perversion, du trouble universel. De nouveau, voici Noël, et c’est pitié de penser que je doive continuer à vivre, comme je fais depuis sept années, comme un proscrit ou comme un cynique contempteur des hommes. Personne n’a plus souci de mon existence ; le Lama a mieux à faire et, en tout cas, assez à faire. N’est-elle pas belle, ma lettre de Noël ? Vive le Lama ! »

Pauvre grand homme encore enfant ! Ah ! oui ! il lui aurait fallu « une bonne femme ! »

Il avait des déceptions atroces. À un moment donné (comme Heine), il voulut revoir l’Allemagne détestée, au fond, toujours chérie, — c’est toujours comme cela, — renouer avec ses vieux amis. Il quitte Venise, il va droit à Leipzig où son plus ancien ami, Erwin Rohde, était professeur à l’Université. Rohde le reçoit mal, occupé, préoccupé, gêné, effrayé. Oui ; car Rohde lui-même écrit plus tard : « Je vis Nietzsche. Toute sa personne était empreinte d’une indescriptible étrangeté et m’inquiétait. Il y avait en lui quelque chose que je n’avais jamais connu, et du Nietzsche que j’avais connu beaucoup de traits s’étaient effacés. Il semblait qu’il sortît d’un pays où personne n’habite. »

Sans s’en douter, le bon M. Rohde dit ici la vérité et est un peu sublime sans le savoir.

Nietzsche lui demanda de « l’entendre, » c’est-à-dire d’assister à son cours. M. Rohde l’emmena et le fit asseoir parmi ses étudians. Nietzsche écouta quelque temps, puis se retira et retourna au pays où personne n’habite. Le lendemain, il écrivait à sa sœur : « J’ai entendu Rohde à l’Université de Leipzig. Je ne peux plus communiquer avec personne. Leipzig n’est pas pour moi un lieu de refuge ou de repos ; c’est clair. »

En 1886, à quarante-deux ans, après vingt ans de travail et de génie, Nietzsche entrevoit enfin ces premiers rayons de la gloire, plus doux, disait Vauvenargues, que les premiers feux de l’aurore. C’est une de nos gloires à nous, que le premier qui ait découvert Nietzsche fut un Français. Ce fut notre vénérable Taine. Nietzsche avait envoyé son livre Au delà du bien et du mal à Taine et au Danois Brandès. M. Brandès ne répondit pas. M. Taine répondit par une longue lettre extrêmement juste, extrêmement judicieuse et intelligemment admirative. Nietzsche avait toujours aimé les Français ; il fut ravi. Quelque temps après, M. Rohde lui écrivit sur Taine, en bon Allemand qu’il était, une lettre que nous n’avons pas, mais qui devait être un peu lourde à en juger par ce que Nietzsche en dit. Nietzsche rompit avec Rohde par la lettre suivante : « Je te prie de juger M. Taine avec plus de raison. Des grossièretés, telles que tu en dis et penses sur lui, m’agacent. Je pardonne au prince Napoléon, pas à l’ami Rohde. Quiconque mésentend cette race, d’esprit sévère et de grand cœur, il m’est difficile de croire qu’il puisse rien entendre à ma tâche… » Toutes relations cessèrent.

Les philistins s’écartaient, les admirations venaient. Devancé par Taine, M. Brandès, qui soutient toujours que les Français sont invariablement les derniers à s’apercevoir de ce qui se passe dans l’Europe intellectuelle, M. Brandès arrivait cependant, à son tour. Il écrivait à Nietzsche une lettre, que je ne trouve pas, comme M. Halévy la trouve, « merveilleusement intelligente et vive » (quelles expressions M. Halévy trouvera-t-il pour Renan ?) mais que j’estime très sensée et très cordiale : « Je respire en vous un esprit nouveau, original. Je ne comprends pas toujours où vous voulez aller ; mais bien des traits s’accordent avec mes pensées et mes sympathies : comme vous, j’estime peu l’idéal ascétique ; comme à vous, la médiocrité démocratique m’inspire une répugnance profonde ; j’apprécie votre radicalisme aristocratique [bonne formule]. Le mépris où vous tenez la morale de la pitié est une chose qui n’est pas tout à fait claire pour moi… Sur vous je ne sais rien. Je vois avec étonnement que vous êtes professeur, docteur. En tout cas, je vous fais mes complimens de ce que vous soyez, intellectuellement, si peu professeur. » (Je ferai remarquer à M. Brandès que Renan et Taine étaient professeurs et docteurs, un nommé Kant aussi et un nommé Hegel. Mais remarquez la grandeur d’âme de M. Halévy, qui, professeur et docteur, cite ces gentillesses danoises en mettant en marge : « merveilleusement intelligent. »)

Donc la gloire venait. Qu’aurait dit Nietzsche, quelle eût été sa joie s’il avait su qu’à ce moment même, un jeune Français, qui n’avait jamais lu une ligne de lui, se rencontrait avec lui dans le mépris des « Barbares » et le « culte du moi ? »

La gloire venait trop tard. Nietzsche était atteint aux sources vives. Sa vie, qui avait été une continuelle maladie nerveuse, s’épuisait, se consommait elle-même. Pendant l’hiver de 1887-1888, qu’il passa à Turin, il se sentit malade de l’âme incurablement. Il écrivait : « Je suis dans un état d’irritabilité chronique sur lequel je m’accorde, dans les meilleurs instans, une sorte de revanche qui n’est pas des plus belles : cela prend la forme d’un excès de dureté… » — Il écrivait encore, un peu plus tard : « Je suis tendu, oppressé, nuit et jour, d’une manière insupportable par le devoir qui m’est imposé [continuer son œuvre, évidemment] et par les conditions de ma vie qui sont absolument contraires à l’accomplissement de ce devoir. C’est là, sans doute, qu’il faut chercher la cause de ma détresse… Ma santé, grâce à un hiver exceptionnellement beau, à une bonne nourriture, à de longues promenades, est restée suffisamment bonne. Rien n’est malade, que la pauvre âme. D’ailleurs, je ne tairai pas que mon hiver a été très riche en acquisitions spirituelles pour ma grande œuvre. Donc, l’esprit n’est pas malade ; rien n’est malade que la pauvre âme. »

Il passa l’été en Engadine, été pluvieux et maladif. On remarqua alors en lui des allures déjà un peu étranges. Il rentra à Turin en septembre et d’une part écrivit Ecce homo, petit livre où éclate un orgueil auprès duquel l’orgueil ordinaire de Nietzsche est de la modestie ; et, d’autre part, se sentit heureux, pour la première fois de sa vie, bien portant, allègre, en état paradisiaque. C’était la paralysie générale qui commençait. En janvier 1889, Nietzsche avait absolument perdu la raison.

Il survécut, sans la retrouver jamais, pendant neuf ans et sept mois. Pendant ce temps, ses ouvrages étaient traduits dans toutes les langues, lus partout avec enthousiasme ou admiration, même en Allemagne ; et la gloire de Nietzsche éclatait et se répandait comme un incendie. Schopenhauer a raison. Il y a certainement quelque part quelqu’un qui se moque de nous.

Émile Faguet.