La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 12

La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 539-584).


DOUZIÈME PARTIE.


Voici, madame, la dernière partie de ma vie. Quel effort, direz-vous, après quatre années de silence ! Oh ! tant qu’il vous plaira ; il s’agit de la conclusion de mon histoire et de celle de cette aimable religieuse dont les malheurs m’avaient si vivement touchée. Est-ce donc si peu de chose, et pouviez-vous de bonne foi me donner moins de temps pour terminer son histoire et la mienne ? Faites attention, s’il vous plaît, que j’ai ma réputation d’auteur à soutenir, et que j’aurai peut-être encore trop tôt détrompé le public sur mon compte. Un petit génie comme le mien voit toujours quelque imperfection dans son ouvrage ; il le corrige et le retouche sans cesse ; encore après tout cela ne se hasarde-t-il à le faire paraître qu’après avoir bien prévenu ses lecteurs par sa modestie.

Je vous avouerai, madame, qu’après l’histoire de l’aimable Tervire, je n’eus plus de goût pour le cloître ; une idée bien différente me captiva pour le moment. Vous souvient-il de cet homme de condition qui m’avait proposé de m’épouser ? Oui, sans doute ; cela est trop intéressant pour l’oublier ; si sa manière aisée n’était pas des plus galantes, du moins elle était franche et naïve ; et celle-là vaut bien l’autre, disais-je en mon petit moi-même. Il a du monde, un grand savoir-vivre, une conversation aisée et très agréable ; car il ne m’était rien échappé pendant tout le temps que nous restâmes avec lui chez madame Dorsin. Oh ! çà Marianne que feras-tu ? (C’est toujours moi qui parle.) Consentiras-tu à épouser ce galant homme ? En vérité, je le crois, si ma chère mère le veut ; mais que lui donnerai-je ? Oh ! je m’égare, je me trouble ; car je n’ai rien, je ne possède rien ; mon cœur même n’est plus à moi, il est absolument à M. de Valville ; oui, je dis absolument ; il m’est impossible de l’oublier, tout ingrat et tout infidèle qu’il est ; je serai donc malheureuse, et ce brave homme aussi, puisqu’il me sera impossible de l’aimer.

J’en étais là, madame, quand une sœur converse vint me dire : On vous attend au parloir ; c’est madame de Miran et madame Dorsin. Bon, dis-je, cela va bien ; j’aurai deux conseillères au lieu d’une.

Ah ! ma chère mère, que je suis ravie de vous voir ! Et aussitôt je saisis sa main, que je baisai avec les plus vifs sentiments de tendresse. Ne soyez pas fâchée, dis-je à madame Dorsin, si mes transports m’empêchent de vous témoigner la plus sincère reconnaissance. Point de compliments avec moi, ma chère Marianne, répondit-elle ; je suis charmée de vos attentions pour cette mère qui vous aime tant.

Eh bien ! dit alors madame de Miran, comment te trouves-tu aujourd’hui, chère fille ? Ta tristesse continue-t-elle toujours ? N’es-tu pas bien en colère contre mon fils ? Pour ma tristesse, ma chère mère, repris-je, elle est extrême ; je suis dans un abandon total de moi-même. Je croyais devenir véritablement votre fille ; cette idée-là m’avait ravie ; mais elle s’évanouit et cause tout mon malheur.

Ma chère fille, répondit madame de Miran, les chagrins me feront mourir. Je n’ai aucune nouvelle de mon fils ; je le crois encore à Versailles ; on dit qu’il est très languissant ; il ne voit personne ; j’ignore comme cette affaire-ci tournera. Mais qu’elle aille comme elle pourra, tu seras toujours ma chère fille, je ne t’oublierai jamais ; non, c’est une chose assurée. Je t’aime plus que mon fils ; entends-tu, Marianne ? Cela est vrai, très vrai.

Ah ! ma chère mère, dis-je, vous me ravissez ; je ne puis soutenir l’excès de ma tendresse pour vous. Et c’était la pure vérité, madame ; mon amour pour madame de Miran était monté au dernier période, l’infidélité du fils avait réuni toutes les facultés de mon âme en faveur de la mère.

Après un moment de silence et après avoir essuyé nos larmes (je dis nos larmes, car nous pleurions toutes trois avec profusion), je racontai à ma mère et à madame Dorsin la déclaration singulière que l’officier m’avait faite. Vous le connaissez sans doute, ajoutai-je, et même m’a-t-il dit, très particulièrement. Alors ces deux dames se regardèrent en souriant.

Eh bien ! ma fille, dit madame de Miran, que penses-tu de cette proposition-là ? Est-elle de ton goût ? Oui certainement, nous le connaissons ; c’est un parfaitement honnête homme, d’une famille distinguée, gentilhomme d’honneur, qui a un mérite infini. Je crois que tu serais heureuse avec une personne de ce caractère. Je le crois aussi, dit madame Dorsin ; il n’y a pas à balancer un moment. Oui mais, madame, répondit ma mère, que deviendra Valville ? Après tout, continua-t-elle, rien ne presse ; je te dirai ma pensée avant que les huit jours qu’il t’a donnés pour te consulter soient écoulés ; mais dis-nous un peu ce que tu en penses toi-même. Te plaît-il ? L’aimes-tu déjà, ma fille ? Oh ! que non, ma chère mère ; il s’en faut bien ; mon cœur n’est pas si sujet à l’inconstance : je raisonne d’une certaine façon, et cette façon de raisonner ne me permet pas de m’engager à présent ; car, ajoutai-je, ma chère mère, que puis-je donner à ce généreux officier pour la récompense de son excessive bonté pour moi ? La fortune ne m’a laissé qu’un cœur, il est à votre fils ; apporterai-je à un mari, pour toute dot, une âme préoccupée et un cœur enflammé pour un autre ? Voilà un beau présent à faire à ce galant homme ! Non, ma chère mère, je ne puis m’y résoudre ; une pareille ingratitude m’attirerait le mépris des hommes et la colère de Dieu. Du moins, en n’épousant personne, je ne tromperai personne ; je me livrerai entièrement à ma chère mère ; et en disant cela, j’arrosai sa main de mes larmes.

Cette fille me charme, disait-elle à madame Dorsin ; plus je la connais, plus je me sens d’attachement pour elle. Eh ! qui ne l’aimerait pas avec de pareils sentiments ? Non, je n’ai connu de ma vie une si aimable enfant.

Nous on étions là, lorsque nous fûmes interrompus par une voix qui demandait mademoiselle Varthon. Cette voix n’échappa point à madame Dorsin ; elle crut reconnaître un laquais de M. de Valville. Taisons-nous un moment, dit-elle ; il me vient une pensée. Madame Dorsin, intriguée, prêta l’oreille avec une grande attention, et comprit d’abord la fin de l’aventure. Le laquais donna une lettre à mademoiselle Varthon, qui lui dit d’une voix basse, après un instant de silence : Mon ami, informez votre maître que je ne manquerai pas d’aller chez madame de Kilnare. Eh ! comment se porte-t-il depuis hier ? A-t-il vu madame sa mère ? Non, répondit le laquais, il n’ose encore se présenter devant elle, mais je crois qu’il doit lui parler ce soir… Bonjour, faites-lui bien mes compliments.

Le laquais étant descendu dans la cour, madame Dorsin le vit par la fenêtre, et reconnut le factotum de M. de Valville. Voilà, dit-elle, des preuves bien évidentes de leur intelligence. Eh bien ! dit-elle à ma mère, que pensez-vous de tout ceci, madame ? Que dites-vous de l’hypocrisie de cette demoiselle Varthon ? N’a-t-elle pas voulu en imposer par son étalage de fierté et de grandeur d’âme ?

Ce que je pense, répond madame de Miran, c’est que mon fils est très malheureux d’être tombé dans les filets de cette petite personne-là ; qu’il s’en repentira, mais peut-être trop tard. Pour moi, je vous proteste qu’il ne l’épousera jamais de mon consentement ; et tout de suite s’adressant à madame Dorsin : Faites-moi un plaisir ; vous êtes en liaison avec madame de Kilnare, c’est une femme de mérite qui entend raison ; trouvez moyen de lui rendre une visite imprévue ; vous y trouverez mon fils : la Varthon ne pourra contester ce rendez-vous ; examinez bien leur contenance ; ensuite informez madame de Kilnare de mes desseins, de l’inconstance de mon fils, et du manège de cette jeune fille. Madame Dorsin promit d’exécuter ce projet. C’est une dangereuse petite créature que votre demoiselle Varthon ! s’écria madame de Miran ; croirait-on qu’à son âge on pût être capable d’une si parfaite dissimulation ? Tranquillise-toi, ma fille, voyant que mes soupirs me suffoquaient ; cette aventure tournera à ton avantage ; je prendrai de fortes mesures là-dessus.

Ah ! ma chère mère, lui dis-je, de grâce, ne chagrinez point M. de Valville à cause de moi : je ne le mérite pas ; son inconstance n’est point blâmable ; ce n’est qu’une suite des malheurs qu’entraîne l’obscurité de ma naissance. Je me trouvai mal en disant cela ; mon cœur venait de faire un effort qui l’avait épuisé ; il fallut me remporter dans ma chambre. Courage ! ma chère fille, s’écria ma bonne mère lorsqu’on me conduisait ; demain je viendrai te voir ; console-toi, mon enfant. Mais je ne pus répondre ; on me mit sur mon lit, où je restai une heure sans connaissance.

Après cette crise de chagrin, je me trouvai assez tranquille ; je dis tranquille, cela est vrai : car j’étais incapable de goûter ni joie ni tristesse. Je raisonnais cependant en moi-même ; mais ce raisonnement-là ne me paraissait ni agréable ni douloureux : mon état ressemblait fort à celui d’un imbécile qui fait des discours où il ne conçoit rien. M’étant levée, je me laissai aller négligemment dans un fauteuil. On m’apporte à manger, je mange ; on me présente à boire, je bois ; on me parle, j’ouvre de grands yeux et ne réponds rien.

La sœur converse qui me servait, me voyant dans cet abattement, s’écriait de temps en temps : Bon Dieu ! Sainte Vierge ! qu’est-ce que tout ceci ? Je crois que cette enfant se meurt. Eh ! mademoiselle, en me prenant les mains, vous trouvez-vous mal ? Point de réponse.

La religieuse mon amie arrive aussi ; elle m’approche, je ne la vois pas. Bonsoir, ma fille. Je ne réponds rien. Eh ! mais, me dit-elle, parlez donc ; vous est-il encore survenu quelque nouveau sujet de chagrin ? Eh oui ! m’écriai-je alors ; et je me tus. Mais, de grâce, ma chère enfant, continua-t-elle, dites-moi donc quelque chose ! Enfin, à force de me tourmenter, elle réveille un peu mes esprits ; la circulation du sang commence à agir ; en un mot, mon anéantissement se dissipe peu à peu.

Je lui raconte l’aventure de mademoiselle Varthon. Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? répond ma religieuse ; rien du tout… Quoi ! ma révérende mère, ce rendez-vous, cette intelligence ne veulent rien dire ?… Non, rien. Au contraire, reprit-elle, j’en conclus un grand avantage pour vous.

M. de Valville cherche à voir et à connaître votre rivale ; tant mieux, c’est là le seul moyen de s’en rebuter. Vous pensez bien, ma fille, qu’étant épris de ses charmes, ses charmes captiveront toujours son cœur s’il ne découvre pas ses défauts. Eh ! comment voulez-vous qu’il les connaisse, à moins qu’il ne la fréquente ? Les premières impressions subsisteront ; que dis-je ? ce n’est pas assez, elles s’augmenteront par les difficultés, s’il ne connaît que médiocrement la personne aimée. Il n’y a donc que les fréquentes conversations qui puissent diminuer sa tendresse pour elle ; car je suis presque certaine qu’il n’est qu’ébloui des grâces de la Varthon ; de sorte que ce sera un bonheur pour vous, puisque vous vous figurez que c’est un bonheur de ramener un infidèle amant. Oui, je le répète, c’est un avantage qu’il la voie et qu’il la pratique souvent. Cette fille est simple, fière et coquette tout ensemble, naturellement brouillonne. M. de Valville ne manque point de pénétration ; il connaîtra bientôt tout ce que vaut sa nouvelle conquête, et cette connaissance-là le fera rougir de vous avoir abandonnée pour un sujet qui vous est inférieur à tous égards.

Ainsi, ma fille, que ces visites furtives n’altèrent point votre repos ; vous devez bien plutôt vous en réjouir : c’est un courrier qui annonce votre triomphe ; car vous concevez aisément qu’une fille, quelques charmes qu’elles ait, perd beaucoup de ses appas quand elle est assez imprudente pour accorder des rendez-vous. Ces rendez-vous plaisent d’abord à un amant, cela est vrai : mais lorsqu’il y fait réflexion, il en voit toute la conséquence ; cette trop grande facilité dans une maîtresse lui cause toujours des soupçons ; ces soupçons-là s’augmentent de plus en plus, parce qu’ordinairement on ne se borne pas à ces minuties. Un amant qui a de l’esprit juge par ce premier rendez-vous qu’il en est aimée ; cette idée le porte à d’autres tentatives. Une fille qui commence à s’oublier passe sur mille petites bagatelles qu’elle ne croit pas tirer à conséquence ; ces bagatelles, toutes frivoles qu’elles lui paraissent, la mènent plus loin encore : cette aisance rebute bien vite un amant délicat, et le rend toujours infidèle.

M. de Valville va tracasser de cette manière avec la Varthon pendant quelques jours, peut-être quelques mois ; après quoi il fera des réflexions ; il comparera votre mérite et votre façon d’agir avec les manières et l’esprit de cette nouvelle maîtresse. L’examen fait, adieu mademoiselle Varthon ; son cœur reviendra à Marianne plus amoureux que jamais.

J’avoue, madame, que cette bonne religieuse me ravissait en parlant de la sorte ; il me paraissait qu’elle raisonnait assez juste ; du moins ce raisonnement-là flattait mon faible cœur par l’endroit le plus sensible. Son discours séduisant me ramena tout à fait dans mon bon sens ; de sorte que je dormis cette nuit d’un profond sommeil, et que je n’eus presque plus d’inquiétude sur les visites de mademoiselle Varthon.

Le matin, dès que mon amie entra dans ma chambre, je courus l’embrasser avec des démonstrations de joie qui la ravirent : Ah ! Dieu soit béni, ma chère fille ! Vous voilà à merveille, et telle que je vous veux : allons, tout tournera bien ; n’est-il pas vrai, Marianne ?

Je l’espère, répondis-je ; je me sens extrêmement soulagée ; la tranquillité commence à s’emparer de mon âme, ce qui me fait bien augurer pour la suite.

J’en suis charmée, ma fille, me dit-elle en collant son visage sur le mien. Eh bien ! puisque vous êtes mieux (et en effet je vous trouve très fraîche ce matin), racontez-moi un peu ce que vous avez conclu avec madame de Miran touchant la proposition de l’officier.

Rien, chère amie, dis-je ; elle ne s’est point encore déterminée sur ce point, ni moi non plus. D’ailleurs nous fûmes interrompues par le laquais de M. de Valville, qui apporta la lettre à mademoiselle Varthon ; cette triste catastrophe m’obligea de quitter ma mère. Eh bien ! reprit-elle, voulez-vous savoir ma pensée là-dessus ? De tout mon cœur, répondis-je ; je me trouve si bien de vos conseils, que je serai charmée d’être instruite par vous de ce que je dois faire dans cette occasion.

Voici donc, Marianne, ce que je pense à ce sujet. Savez-vous, ma chère fille, qu’un homme de ce caractère mérite votre attention ? Vous me direz, il est vrai, que votre cœur est prévenu, que vous ne l’aimerez jamais ; cela sera faux, Marianne ; c’est là votre pensée aujourd’hui, je le crois ; mais vous changerez de sentiment, ma fille : c’est moi qui vous le prédis. Vous oublierez M. de Valville quand vous aurez mûrement réfléchi sur le mérite de cet homme ; la conduite qu’il tiendra pour s’attirer votre estime fera impression sur votre âme ; sa déférence, ses manières, sa tendresse, tout cela, dis-je, captivera peu à peu votre attention. Cette attention-là produira l’estime : or, Marianne, il n’y a plus qu’un pas à faire de l’estime à l’amour ; je suppose ici un hymen, et que votre infidèle ne revienne plus vers vous.

Oui, chère fille, je soutiens qu’un homme poli et aimable de cœur et de sentiments, quelque âgé qu’il soit, touche toujours notre âme ; c’est d’abord par reconnaissance, ensuite par estime ; de l’estime on passe à l’amitié, et de l’amitié à la tendresse. Tel est, ma chère fille, tel est le cercle qui enchaîne insensiblement un cœur comme malgré lui. Vous n’aimez pas à cette heure cet officier, cependant vous avouez que sa manière de s’expliquer vous a plu ; vous êtes outre cela convaincue qu’il a du mérite et une âme noble, en un mot, de très belles qualités ; vous voilà déjà à la première démarche qui vous portera à l’aimer ; bientôt son respect (je dis son respect, car sa façon d’agir prouve qu’il en aura toujours pour vous) touchera votre cœur ; ajoutez ensuite un amour tendre et constant, des manières prévenantes, et jugez si vous pourrez y résister. Non, Marianne, je vous connais trop pour me tromper ; oui, je vous le répète, vous serez heureuse, Marianne, et même très heureuse avec un homme de ce caractère.

Vos raisons, ma chère amie, lui dis-je, sont convaincantes ; elles me plaisent infiniment ; j’avoue même que l’espérance dont vous me flattez, d’oublier un jour de M. de Valville, pourrait m’obliger à cette démarche ; cependant je vous accorde que ce galant homme pourrait me rendre heureuse ; mais où trouverai-je une mère semblable à madame de Miran ? et que ferai-je de la tendresse excessive que j’ai pour elle ? Je l’entretiendrais, me direz-vous ; oh ! qu’il y aura de différence ! Son amitié me tient lieu de tout aujourd’hui ; peu à peu elle m’oubliera ; je n’aurai plus besoin de son secours, je ne la verrai que rarement ; cette idée seule, oui, cette idée seule, ma chère amie, me retiendrait, quand mon cœur ne serait pas aussi attaché à M. de Valville ; cependant elle est la maîtresse de mon sort, je terminerai cet hymen dès qu’elle me l’ordonnera ; mais laissons cette matière. Faites-moi le plaisir de finir vos aventures, et soyez persuadée que vos discours adouciront l’amertume des miennes.

Eh bien ! dit-elle, j’y consens ; mais promettez-moi que vous ferez vos efforts pour vous tranquilliser, et que vous serez toujours de mes amies, malgré l’élévation où je prévois que vous arriverez. À peine lui eus-je promis une amitié éternelle, qu’elle continua ainsi son histoire :

Ma chère fille, dit-elle, vos sentiments ont fait de vives impressions sur mon cœur ; je vous suis attachée pour toute ma vie par les liens d’une parfaite amitié ; et cette amitié ferait tout le bonheur de ma vie, si je pouvais espérer de vivre toujours avec vous ; vos aimables qualités me sont trop connues pour douter d’un parfait retour. Si je ne consultais donc que ma satisfaction, je louerais votre dessein, et je vous engagerais par mille façons à embrasser la vie religieuse ; mais ma tendresse m’oblige à vous prier de ne rien faire sans vous être longtemps consultée.

Vous avez de l’esprit, une pénétration vive ; écoutez avec attention ce qu’il me reste à vous dire ; profitez de mon exemple, et ne soyez pas comme moi la dupe de votre cœur.

J’ai été jeune, j’ai eu des grâces, j’ai aimé et j’ai cru être aimée. Dursan, cet amant chéri, après avoir obtenu un régiment, eut encore une succession considérable à laquelle il ne s’attendait pas ; il devait m’élever à un état brillant ; cependant mes soupçons jaloux firent son infortune et la mienne ; sa prétendue inconstance (car je le croyais infidèle) a causé mon entrée dans le cloître. Je me persuadais que cette démarche réduirait mon volage au désespoir ; trompée par ces fausses images, j’ébauchai et je consommai tout de suite mon sacrifice.

Il vous souvient, sans doute, Marianne, de la visite et du discours que je fis à ma belle-sœur. Satisfaite d’avoir un peu mortifié cette duchesse, je revenais triomphante : rien ne flatte plus notre amour-propre que d’humilier l’orgueil de ceux qui nous méprisent ; mais, hélas chère amie, que je payai cher ces mouvements de satisfaction ! À peine fus-je de retour à l’auberge où était ma mère, qu’elle expira entre mes bras, et ne put proférer que ces paroles : Venez, ma chère fille ; embrassez votre mère ; oubliez mon peu de tendresse pour vous ; ah ! que ne puis-je réparer ma faute ! J’expire, ma fille ; et elle mourut. Vous devez croire, Marianne, que mon désespoir fut aussi grand qu’il était juste. Madame Darcire, pénétrée de mon état, me fit transporter dans notre appartement, où je restai fort longtemps comme immobile ; il est même certain que j’aurais fini ma triste vie sans le secours de cette dame et de M. Dursan, qui arriva peu de temps après ce funeste accident. Dursan, plein d’une respectueuse tendresse, trouva cependant le moyen de me consoler ; il me disait sans cesse que notre prochaine union devait ramener mon courage, s’il était vrai que j’eusse pour lui quelques sentiments de compassion.

Pendant que je fixais toutes mes pensées sur cette flatteuse espérance, j’appris que mon frère et sa femme, bien loin d’avoir marqué quelque sentiment de compassion pour ma chère mère, étaient retournés tout à coup à la campagne, sans avoir laissé aucun ordre pour ses funérailles ; je n’appris même aucune de leurs nouvelles ; mais je m’en consolai. L’agréable idée que je me formais de m’unir à Dursan me tint lieu de tout ; et je compris par là que ce qui n’est point amour n’occupe pas longtemps un cœur amoureux.

Environ un mois après ce triste événement, madame Darcire retourna en province ; me trouvant seule, je me déterminai à entrer dans un monastère, afin de n’être pas exposée aux traits de la médisance. L’amour ne laissait pas de s’opposer à ma résolution ; il me faisait envisager les funestes suites du parti que je voulais prendre, et il cherchait à m’effrayer par les rigueurs de l’absence ; mais toujours en garde contre ses mouvements, il eut beau se faire sentir, mon devoir en triompha. Sûre du cœur de Dursan, je pris donc le parti de venir ici pour six mois ; la tendresse pour mon infortunée mère ne put obtenir un terme moins long ; j’imposai encore silence aux amoureux mouvements de mon âme, et j’obligeai mon amant de souffrir ce délai ; c’est cependant ce qui a été la source de mes plus cuisants chagrins.

Dursan était d’une figure trop aimable pour ne pas blesser un cœur, quelque indifférent qu’il pût être. Mademoiselle de L…, très susceptible d’impressions, le voyait souvent ; il occupait avec sa mère un quartier de leur hôtel. Cette demoiselle, qui possédait des biens immenses, touchée du mérite de ce jeune et aimable cavalier, s’était laissé surprendre à un amour violent ; cet amour impétueux la poussa à nous trahir ; elle m’inspira de la jalousie, elle lui insinua des soupçons.

Une fille éperdument amoureuse ne ménage rien pour parvenir à ses fins : elle crut qu’en nous désunissant elle le rendrait sensible à ses charmes ; elle s’abusa et nous trompa tous deux. Il fut outré de mes froideurs, et moi de sa prétendue inconstance ; il va comme un désespéré joindre son régiment, et je prends le voile ; il ignorait ma résolution, je ne savais rien de sa fuite. Cette perfide amie (car elle avait gagné mon estime et ma confiance par des manières flatteuses et infiniment prévenantes), cette perfide, dis-je, profita adroitement de cette séparation. Elle informa Dursan, par des lettres pleines d’artifice, qu’un autre me captivait, et qu’un hymen allait bientôt nous unir à jamais ; la rage s’empare de son esprit, il se marie sans amour ; je me fais religieuse sans vocation ; pendant qu’il forme ces liens, j’en formai d’autres pour m’asservir à un dur esclavage. À peine eus-je prononcé mes vœux, que les nuages qui m’avaient environnée jusque-là s’éclipsèrent. Je connus, mais trop tard, qu’abusée par des sentiments équivoques, mes démarches avaient été trop précipitées. Marianne, écoutez bien ceci.

Dursan, de retour à Paris, apprend avec surprise mes engagements ; il ne sait que penser de ma conduite ; cette idée l’inquiète, le trouble ; il veut s’en éclaircir.

Une dame de ses amies, avec laquelle je n’avais aucune habitude, vient au parloir, me demande, et m’instruit du désordre de Dursan ; j’apprends les motifs qui l’avaient engagé à me quitter brusquement. Frappée de ce dénoûment, mes larmes furent les seuls interprètes des sentiments de mon âme ; cette dame lui en fait un récit touchant.

Mon amant trouve le moyen de me parler, il se justifie ; je m’explique ; il connaît la malice de sa pernicieuse confidente, et la trame qu’elle avait ourdie pour nous désunir. Ses soupirs, ses sanglots, ne me prouvent que trop son innocence. Alors je sens vivement tout le prix de la perte que j’ai faite : mon malheur est sans remède ; son infortune est sans ressource.

Figurez-vous, belle Marianne, quelle fut notre situation ; pour moi, l’état où je me trouvai réduite serait impossible à exprimer. Mon âme alors est agitée des plus cruels transports ; la clarté s’éclipse tout à coup de mes yeux ; je tombe pâmée au milieu du parloir.

La tourière, qui entendit le bruit de ma chute, accourt en diligence. Mon amant, assuré qu’il me venait du secours, se retire pour épargner ma réputation et cacher son désordre ; il ne pouvait me soulager à cause des grilles qui nous séparaient. Revenue de ma faiblesse, je me trouve dans mon lit attaquée d’une fièvre ardente. Que vous dirai-je, chère fille ? Je restai six mois malade et languissante, pendant lesquels je reçus nombre de lettres du malheureux Dursan. Ces lettres, bien loin de me calmer, aigrissaient ma douleur ; plus je réfléchissais, plus ces réflexions-là devenaient cruelles. Ah ! disais-je, perdre ce que l’on aime et ce qui peut rendre heureuse, c’est un malheur ; mais le perdre par sa faute, c’est un sujet de s’affliger d’autant plus grand, qu’on ne peut se plaindre que de soi-même.

Ces plaintes irritèrent mes désirs ; mes désirs augmentèrent mes peines. La situation de mon amant était à peu près égale à la mienne. C’est une espèce de soulagement, cela est vrai, Marianne ; cependant, pensais-je en moi-même, la diversité des objets pourra calmer sa tristesse ; les plaisirs où sa naissance l’engage adouciront peu à peu ses amertumes ; il m’oubliera, je ne l’oublierai jamais. Je le croyais alors comme vous, ma fille ; oui, répétais-je sans cesse, il sera toujours gravé dans mon cœur ; mon esprit en est tout rempli, je n’ai rien pour me distraire. Cependant ma flamme, qui n’était qu’assoupie, reprit toute son activité ; mon esclavage m’effraya ; la dévotion me parut fade et insipide ; j’envisageai les austérités de ma règle comme un joug pesant et insupportable. Ah ciel ! que vais-je devenir ? Envoyez-moi une grâce supérieure à mon amour, m’écriais-je à chaque moment. Mais, pensais-je, l’ai-je méritée cette grâce ? Mon faible cœur, plus susceptible de tendresse humaine que d’impressions divines, est-il capable de la goûter ? Ah ! chère amie, comment vous peindre ma détresse ? Que de plaintes amères ! Que de sanglots cuisants ! Que de soupirs échappés !

La discipline religieuse n’avait presque pas encore fait d’impression sur mon esprit ; je n’avais point ces dehors imposants si nécessaires à ma profession. Ici l’amie dont je vous ai rapporté les discours dans la huitième partie de ma vie[1], informés de la cause de mon mal, entreprit de me consoler ; elle y réussit peu à peu ; son langage paraissait tendre et pathétique. Elle avait essuyé la même disgrâce ; j’écoutai donc ses consolations, et ses consolations me firent impression. Elle engagea même l’abbesse, qui avait dans ce temps quelque bienveillance pour moi, à me donner une charge, afin d’étourdir mes chagrins par l’occupation. On me fit seconde maîtresse des pensionnaires ; il fallut obéir ; mais cet emploi, convoité par plusieurs de nos sœurs, me coûta bien cher. Soyez attentive, Marianne, à ce qu’il me reste à vous dire ; après cela décidez si vous êtes appelée pour le cloître, et si un volage amant, qui reviendra bientôt à vous, peut vous obliger à faire un pareil sacrifice. Tout volage qu’il est, soyez assurée qu’il fera réflexion à votre généreux procédé, à cette façon d’agir et de penser qui n’est connue que des grandes âmes, à ces charmes séduisants qui vous captivent tous les cœurs, à cet esprit orné des plus aimables qualités. Oui, ma fille, cela est certain ; il est plus à plaindre que vous ; il connaît déjà sa faute, et sent plus le poids de son inconstance que vous ne sentez celui de son infidélité. Il vous a trop aimée pour ne plus penser à vos charmes.

Ah ! ma révérende mère, lui répondis-je, épargnez mon faible cœur ; ne flattez ni ma vanité ni mon amour. Si M. de Valville ressent de la mortification, c’est à cause de madame sa mère qui m’aime et avec laquelle il doit garder des mesures. Son cœur a encore toute sa tendresse, elle n’a changé que d’objet. Mademoiselle Varthon a des grâces et ses grâces me l’ont enlevé ; cette espérance me paraît vaine, je n’ose m’en flatter. C’est donc nourrir ma passion de vouloir me repaître de cette chimère, je ne vois aucune apparence de retour ; oui, j’aime mieux croire que je l’ai perdu pour toujours, quoique cette pensée-là me désole. Mais je vous ai interrompue, chère amie ; achevez, de grâce, vos aventures. La religieuse reprit ainsi la suite de son discours :

Rien, dit-elle, ma fille, n’est plus méprisable que l’envie ; rien cependant de plus en vogue dans le siècle où nous vivons : vous devez croire qu’elle règne quelquefois dans les monastères ; et le malheur est, quand une fois cette passion s’est emparée d’une âme dévote, qu’elle y cause de grands ravages. Un cœur qui s’en laisse gouverner ne connaît, si j’ose le dire, ni probité ni religion. Une amie vous sacrifie, une parente vous abandonne, une inconnue vous hait, une ennemie vous calomnie : une dévote, ou, pour mieux dire, une bigote jalouse de votre bonheur est plus à craindre qu’une lionne en furie : elle fait jouer les plus artificieux ressorts pour vous trahir et vous perdre, et ces ressorts-là ne manquent presque jamais. De là les cabales, les intrigues dans une communauté, les espionneries pour découvrir vos démarches et empoisonner vos actions. Les moindres fautes sont divulguées comme d’énormes scandales, on obscurcit vos plus droites intentions ; un cœur gâté par ce fatal venin ne se ressent plus de l’humanité ; oui, cette passion inspire toujours les moyens de nuire. Tantôt c’est une parole indiscrète qu’on traite de scandaleuse, une faible irrévérence qu’on nomme impiété. Est-on au parloir ? On a entendu, publiera-t-on, des conversations tendres et équivoques ; on fait voler ces discours de bouche en bouche ; c’est un secret qu’on vous confie, très persuadée que vous ne le garderez pas. En effet, celle-ci le dit à une autre, une troisième à une quatrième ; on augmente toujours la narration ; insensiblement les supérieures en sont informées, elles se préviennent et s’indisposent contre vous. Vous l’ignorez pendant un certain temps ; leurs soupçons, qui ne sont encore que de faibles indices, se fortifient peu à peu ; ensuite on vous tourmente, la plus légère faute est punie avec la dernière rigueur ; alors votre amour-propre s’irrite, le cœur se révolte ; vous criez à l’injustice ; en un mot, vous devenez le martyr de votre tempérament et la victime des faux préjugés.

L’esprit outragé par mille corrections s’afflige et devient tiède dans la pratique de la vertu ; la piété semble incommode, les devoirs s’observent avec une excessive nonchalance ; vous n’y trouvez ni goût ni plaisir, parce que vous ne jouissez pas de la tranquillité nécessaire. La ferveur de votre état étant attiédie par les mortifications qu’on vous fait essuyer, le ressentiment triomphe ; et ce ressentiment vous dévore, parce qu’il s’irrite de l’impuissance même où vous êtes de vous venger ; alors tout vous déplaît ; rien ne vous console ; adieu la paix, le cœur n’est plus capable de la savourer.

Ces tracasseries, Marianne, vous semblent peut-être en ce moment de puériles minuties ; elles deviendraient très pesantes, si vous y étiez exposée. Une âme qui a des sentiments, et qui pense d’une certaine façon, ne peut digérer ces chagrins-là. Quelque frivoles qu’ils vous paraissent, ils vous troublent, vous inquiètent, vous affligent, et produisent la nonchalance, la froideur : or, il est rare que la tiédeur n’enfante pas l’indévotion. En bonne foi, dites-moi, Marianne, vous qui avez un cœur noble et sincère, si vous pourriez vous accommoder de cette manière de vivre ? Vous sentez-vous assez de force pour vous élever au-dessus de tout ressentiment ? Je n’en crois rien, chère fille.

Non, chère amie, lui répondis-je ; ma piété, à ce que je vois, n’est pas assez forte ; j’ai besoin de faire bien des réflexions, afin de distinguer qui de la vertu ou de l’amour-propre me guide.

Vos idées sont sages, Marianne ; je pense que vous me connaissez, que votre pénétration m’a comprise. Élevée d’une certaine manière, j’ai toujours chéri la vertu, et une noble élévation d’âme m’a constamment, grâces au ciel, préservée du désordre. Cependant j’ai été la victime de la calomnie la plus terrible. Hélas ! déjà j’avais éprouvé son noir venin : ce scélérat d’abbé, neveu du baron de Sercour, comme je vous l’ai raconté, m’avait fait vivement sentir de quoi la calomnie est capable ; cependant je n’éprouvai dans cette occasion qu’un faible essai de sa malignité ; vous allez en juger.

Presque consolée d’avoir perdu mon amant pour jamais, je commençais à en faire un sacrifice à Dieu, lorsque de cuisants chagrins me replongèrent dans un tel anéantissement que le courage m’abandonna entièrement.

Une de nos sœurs, qui avait conçu de la jalousie contre moi à cause de ma charge de sous-maîtresse des pensionnaires, informée de mon histoire, de la cause de ma maladie, et de cette langueur qui ne me quittait point, exagéra tellement ma situation, qu’à peine y paraissait-il de la vraisemblance. On est un peu fière quand on n’a rien à se reprocher : je méprisai ses contes, et mes mépris achevèrent de la révolter.

Mon amant séjourna à Paris environ deux ans ; il m’écrivait tous les jours des lettres, et venait me voir une fois chaque semaine. Je jouissais alors d’une assez grande liberté, mais cette liberté ne me faisait point oublier mon devoir, ni ce que je me devais à moi-même. Ma passion était encore forte, je l’avoue ; celle de Dursan ne paraissait point ralentie ; cependant les conseils de mon amie m’avaient fortifiée contre les sentiments de ma tendresse. Je n’étais point tout à fait tranquille, mais je ne sentais point ce feu ardent qui n’est jamais plus à craindre que lorsqu’il est concentré. Il est vrai que je regrettais quelquefois sa perte et la précipitation avec laquelle je m’étais séparée du monde ; ma langueur en était une preuve ; je ne lui en faisais point un mystère. Les soupirs et les larmes de cet aimable cavalier me pénétraient ; il m’attendrissait, il est vrai : mais son respect était grand, et ma modestie ne se dérangeait point. Cependant, le croirez-vous, Marianne ? on empoisonna tellement le sujet de ses visites, que je me vis tout à coup précipitée dans la plus triste de toutes les infortunes.

Cette sœur jalouse surprit quelques lettres de mon amant, qui n’étaient assurément que tendres. Il est vrai qu’une religieuse ne doit jamais entretenir de pareil commerce, et je sais que c’était une imprudence et une démarche peu convenable ; mais je n’ai jamais cru que cette imprudence et cette fausse démarche méritassent le châtiment qu’on m’infligea.

L’abbesse, déjà prévenue contre moi, regarde ces lettres comme une preuve d’un affreux dérèglement, et, sans nulle autre information, me fait enfermer dans une étroite prison, où je restai une année sans pouvoir me justifier. Ma nourriture était un peu de pain et d’eau.

Vous devez penser, chère fille, que ce désastre me terrassa ; j’ignorais les raisons de ma captivité, et cette incertitude causait mon plus grand supplice ; ma conscience ne me reprochait point de faute capitale, ni contre mon devoir ni contre mon honneur ; je ne pensais donc pas mériter une pénitence si sévère.

Personne ne m’approchait, j’étais en opprobre à toute la communauté ; une sœur converse, qui m’apportait ma nourriture, me regardait avec mépris ; jamais elle ne répondait à mes questions que par d’amers reproches. Jugez, chère amie, de mon état ; une dure et rude captivité, ma réputation flétrie, un amour encore mal éteint qui me rongeait l’âme, des vœux qui m’asservissaient à vivre toujours dans l’oppression et dans la gêne, ne sont-ce pas là de cuisants déplaisirs ? Où trouverez-vous un cœur assez noble, une âme assez dégagée des sens, qui soutienne avec une ferme constance de tels revers ? Ah ! Marianne, vos chagrins approchent-ils de ces malheurs-là ? Non, ma chère fille, il s’en faut de beaucoup. Qu’en pensez-vous, Marianne ? Mais je finis : vous me paraissez trop attendrie, mon récit vous touche ; eh bien, il me reste peu de chose à vous dire.

Heureusement pour moi, l’abbesse, qui ne m’aimait pas, mourut le onzième mois de ma captivité. La religieuse jalouse, qui m’avait rendu de si mauvais services auprès d’elle, tomba aussi malade, et fut sur le point de mourir. Touchée de repentir, elle avoua qu’elle m’avait trop noircie, et demanda pardon à toute la communauté de son indigne procédé à mon égard. La nouvelle abbesse, moins prévenue que la précédente, me fit sortir de prison ; elle me trouva dans un état qui lui arracha des larmes ; de sorte qu’elle ne négligea rien pour me consoler et pour réparer mon honneur flétri.

Quoiqu’il y ait plus de quinze ans que ce désastre me soit arrivé, j’en ai toujours l’idée remplie. Une certaine horreur s’est emparée de mon âme, et c’est la raison qui m’a portée à être presque toujours seule. Vous avez su, belle Marianne, trouver le secret de m’attacher : mais ce n’est qu’après bien des réflexions que je me suis livrée au plaisir de vous aimer.

Si mes malheurs vous touchent, chère amie, profitez-en pour sonder votre cœur ; ne vous engagez à la vie religieuse qu’après un sérieux examen, puisque c’est d’une bonne vocation que dépend la félicité de cette vie et de l’autre. Tâchez d’abord de calmer votre chagrin. La vie est sujette à tant de contre-temps, que vous devez regarder la perte d’un amant comme la moindre de toutes les afflictions. C’est ainsi qu’elle finit son histoire.

Je vous dirai, madame, que je me trouvai vivement frappée des infortunes de cette aimable religieuse ; je dis aimable, ce n’est pas encore lui rendre justice ; car, outre mille qualités respectables, elle avait beaucoup de piété et de religion. Dès ce moment (je pense vous l’avoir déjà dit) le cloître me parut un asile mal assuré pour mon repos ; mes pensées sur une semblable retraite changèrent tout à fait, et j’entrevis assez que c’était moins la piété qu’un amour-propre blessé qui avait produit dans mon cœur le goût de la vie religieuse. Or, dis-je en moi-même, une vocation de cette espèce est plus propre à m’attirer la colère de Dieu que son amour ; aussi n’y pensai-je plus dans la suite.

À peine la religieuse mon amie eut-elle fini ses aventures, qu’on vint m’avertir que madame de Miran m’attendait au parloir. Je m’y transportai avec vitesse, et criai de toutes mes forces, avant d’avoir tiré le rideau des grilles : Ah ! bonjour, ma chère mère ; eh ! comment vous portez-vous ? Bonjour, ma chère fille. Cela va-t-il mieux qu’hier ? Sais-tu bien que j’ai pensé mourir cette nuit du chagrin que tu m’as causé ? Alors me voyant à découvert : Eh mais ! ton visage me paraît tout à fait bien. Eh, bon Dieu ! tu ris ; qu’est-ce que cela signifie, petite fille ? Vraiment, tu me combles de joie. S’est-il donc passé quelque chose de nouveau ? Il le faut bien ; car je te trouve gaie, et presque sans aucune marque de tristesse. As-tu appris, par mademoiselle Varthon, des nouvelles de mon fils ? Est-il venu te voir ? Sais-tu ce qui se passa hier chez madame de Kilnare ? Pendant ce récit, je raisonnais en moi-même : Mon fils, répétais-je tout bas, est-il venu te voir ? Sais-tu ce qui s’est passé hier chez madame de Kilnare ? Il y a ici assurément quelque bonne nouvelle. Mais il fallut cesser mon petit dialogue intérieur pour répondre.

Eh ! non, ma chère mère, répondis-je avec vivacité, je ne sais rien ; je ne vois plus cette demoiselle. Tu fais sagement, Marianne ; je loue ta fierté. Eh bien ! tu en apprendras tantôt des nouvelles chez madame Dorsin ; elle veut absolument que tu viennes avec moi dîner chez elle. Va t’habiller promptement ; en attendant, je dirai un mot à l’abbesse, avec laquelle j’ai quelque affaire à régler. Cette affaire, madame, me regardait ; mais elle ne m’en parla que lorsque nous fûmes en carrosse. Vous devez penser que je ne restai pas longtemps à ma toilette, pour ne pas faire attendre ma mère ; ce fut moi qui l’attendis, cela était dans l’ordre.

Me voilà partie, non pas sans soupirer. Je n’avais trouvé personne avec ma mère, et son fils, qui s’y trouvait ordinairement, me fuyait au lieu de m’attendre. En un mot, M. de Valville ne paraissait plus, cette pensée-là me fit rêver.

Ma fille, tu es bien sombre, me dit ma chère mère ; j’en devine la raison ; tranquillise-toi, ajouta-t-elle, la patience vient à bout de tout. Sais-tu, petite fille, que je viens de m’entretenir de toi avec l’abbesse ? Non, ma chère mère. Eh bien ! c’était pour te retirer du couvent. Tu n’y retourneras plus ; tu demeureras avec moi, c’est une chose résolue ; tout est terminé avec cette dame, qui a beaucoup de chagrin de te perdre.

Dès que ma mère eut prononcé ces dernières paroles, je me jetai à son cou malgré le mouvement de sa voiture. Ah ! m’écriai-je en fondant en larmes, est-il possible, ma chère mère ? Quel ravissement pour moi ! comment puis-je reconnaître tant de bontés ? Vous allez me faire mourir de joie. Silence, petite fille ; calme tes transports, n’en dis rien à personne ; mais raconte-moi ce qui a diminué ta tristesse depuis hier, car je te trouve bien tranquille. Je lui fis alors un détail succinct de l’histoire de la religieuse que j’aimais. En vérité, voilà une aimable personne, dit madame de Miran ; je lui ai beaucoup d’obligation d’avoir su trouver le moyen de te consoler.

En achevant ces mots, nous arrivâmes chez madame Dorsin, où il y avait une nombreuse compagnie, dans laquelle je distinguai l’officier dont je vous ai parlé, et qui joua auprès de moi le personnage le plus galant pendant tout le temps que nous fûmes chez cette dame.

Dès que madame Dorsin m’eut aperçue, elle vint m’embrasser. Bonjour, Marianne, me dit-elle. Eh ! comment avez-vous passé la nuit ? Assez mal, madame, répondis-je ; mais je suis beaucoup mieux présentement. Il me le paraît ainsi ; tant mieux, j’en suis ravie. Alors me tirant dans l’embrasure d’une croisée : Votre mère, me dit-elle, ne vous a-t-elle rien appris ? Non, madame, non. Eh bien ! ce soir nous souperons ensemble chez elle ; nous serons seules, et nous parlerons de vos affaires.

On vint avertir que le dîner était servi. Ma mélancolie se dissipa pendant le repas ; la conversation fut relevée par des discours si nobles, que je fis trêve avec tous mes déplaisirs. Je parlai peu ; mais le peu que je dis fut écouté et applaudi. Le gentilhomme, je veux dire l’officier en question, qui s’était placé à ma gauche, eut pour moi des attentions infinies ; j’avouerai même que ces attentions-là ne me déplurent point. Il brilla infiniment dans les entretiens que l’on eut sur divers sujets. Je sentais que mon petit cœur s’applaudissait et lui disait : Oh ! monsieur, vous avez bien de l’esprit. Ma vanité, eh ! oui, madame, ma vanité en fut flattée ; mon amour-propre y prit garde, et s’en félicita. Quoi ! Marianne, pensais-je, cette petite fille si méprisable, avoir captivé un homme si rempli de mérite ! un homme de qualité, riche, bien fait ! Oui. Posséder toute l’estime et la bienveillance de cet homme-là, n’est-ce pas une victoire bien complète, un triomphe tout à fait glorieux ? Que dois-je donc espérer dans la suite ? Mes chagrins, oh ! oui, mes chagrins se dissiperont ; j’envisage un bonheur parfait.

Ce faible raisonnement, tout puéril qu’il était, me fit impression ; que dis-je, impression ? ce n’est pas assez ; il me mena fort loin, et je me trouvai dans un moment si favorable pour lui, que si madame de Miran, ma mère, m’avait dit alors : Optez, ma fille, entre mon fils et ce galant homme, je crois en bonne foi, oui, je suis presque certaine que j’aurais imité M. de Valville en devenant infidèle. Jugez après cela, madame, si on peut compter sur soi, et assurer que son cœur sera toujours attaché au même objet. Il est vrai que ma bonne volonté intérieure s’en tint là, de sorte que, mon admiration pour l’officier s’étant aussi évanouie, mes idées se renouvelèrent tout à coup pour M. de Valville ; et ces idées-là me causèrent encore bien des chagrins.

Le soir nous allâmes chez ma mère, qui, en présence de madame Dorsin, me mit en possession du riche appartement qu’elle m’avait montré, et dont je vous ai parlé ; jugez de mon excessive joie. Son portrait y était encore, autre redoublement de plaisir. Mais finissons tous mes transports, parlons de M. de Valville et de sa nouvelle maîtresse. C’est madame Dorsin que vous allez entendre ; écoutez-la, s’il vous plaît, elle me vaut bien ; oui, assurément ; elle ne vous ennuiera pas, je vous le promets ; eh bien ! elle va parler.

Marianne, me dit-elle amicalement, il vous souvient sans doute de la commission que madame de Miran me donna hier, après que le laquais eut apporté la lettre de mademoiselle Varthon. Eh ! oui, madame, répondis-je ; cette aventure-là n’échappera pas sitôt à ma mémoire ; elle a pensé me donner la mort. Je me trouvai, après que vous m’eûtes quittée, dans un anéantissement si cruel, que toutes les facultés de mon âme en furent suspendues pendant un espace de temps assez considérable ; et, sans les consolations de la religieuse mon amie, je ne sais comment ma défaillance aurait tourné ; cela est bien vrai, madame ; jamais personne n’a été si triste.

On le serait à moins, reprit-elle, chère Marianne ; vous me fîtes compassion, oui, grande pitié ; j’en fus émue jusqu’aux sanglots. Eh bien ! continua-t-elle, je me rendis chez madame de Kiinare à l’heure que je crus la plus favorable pour y rencontrer ce couple amoureux. J’entrai sans me faire annoncer, et je fus introduite dans le salon, où je trouvai M. de Valville aux pieds de votre rivale. Ma présence imprévue les déconcerta et leur causa un dérangement extrême. À peine M. de Valville eut-il la force de se lever de sa posture galante ; il me salua avec une physionomie si renversée, que je fus touchée moi-même de son état. Ah ! monsieur, lui dis-je, vraiment je suis mortifiée de vous distraire ; votre attitude auprès de mademoiselle était trop modeste pour vous déranger ; mon Dieu ! que je suis fâchée ! mais oui, fâchée. Que de douceurs votre maîtresse va perdre par ce contre-temps ! Oh ! je m’imagine bien qu’elle ne me le pardonnera jamais.

Eh ! madame, répondit la petite personne en colère, que signifient toutes ces railleries ? Qu’avez-vous donc tant vu qui vous scandalise ? Je crois que, si vous étiez en ma place, vous en auriez souffert bien davantage. Mon honneur est-il offensé, parce que vous avez vu monsieur à mes genoux ?

Tout beau, mademoiselle, repartis-je ; que votre dépit ne vous fasse pas oublier la bienséance et le respect que vous me devez. Je dis respect, mademoiselle ; ce n’est point exagérer ; ma naissance, mon rang et mon âge l’exigent assurément de vous. Aveuglée par votre amour, vous vous persuadez que tout vous est permis, et cette persuasion-là vous fait mal juger des autres.

Je ne m’étonne aucunement de votre insolente apostrophe, poursuivis-je. Quand une personne se sent coupable de dissimulation et d’hypocrisie, outre qu’elle donne de furieux soupçons contre sa sagesse et sa vertu, c’est qu’elle croit que tout le monde lui ressemble.

Eh ! que voulez-vous dire, madame ? s’écria-t-elle comme une furie. Est-ce que j’en ai imposé à quelqu’un ? M. de Valville m’aime, il dit qu’il veut m’épouser ; je le crois, et puis voilà tout. Est-ce être hypocrite que de supplanter une petite fille inconnue, qui n’a ni bien ni naissance ?

Tout doux, dis-je, ma belle demoiselle ; vous vous oubliez excessivement. Cette petite fille, que vous dites être sans bien et sans naissance, vous vaut bien à tous égards. Que lui avez-vous promis à cette petite fille (puisqu’il vous plaît de la traiter ainsi) ? Votre conscience ne vous reproche-t-elle rien à son sujet ? Ah ! que dis-je ? je me trompe. Eh bien ! mademoiselle, vous êtes la plus sincère du monde ; l’étalage de fierté et de noblesse d’âme que vous avez fait à madame de Miran en sa présence est bien fondé ; non, ce n’est point une fourberie ni un jeu pour duper cette vertueuse dame. Il est vrai, je me souviens que vous la priâtes seulement de défendre à son fils d’aller vous voir au couvent ; mais vous ne promîtes pas de ne point lui donner de rendez-vous chez madame de Kilnare. Qu’appelez-vous donc rendez-vous ? répondit-elle avec un désespoir qui était peint sur son visage, et cela sans ajouter le nom de madame. Suis-je capable de pareilles démarches ? Une fille de ma façon agit-elle de cette manière-là ? N’est-ce pas vouloir, de gaîté de cœur, empoisonner mes actions, que de me supposer une pareille conduite ?

Eh mais ! répondis-je, ma fille, j’empoisonne votre conduite ? je crois que vous rêvez. Une lettre que vous avez reçue hier matin de monsieur ne vous a-t-elle pas inspiré de venir dîner ici ? ne saviez-vous pas que monsieur s’y trouverait ? J’étais alors au parloir avec madame de Miran et mademoiselle Marianne ; nous entendîmes tout ; oseriez-vous nier ce fait ? Cependant vous vous oubliez assez pour me traiter de calomniatrice ; en vérité, vous n’y songez pas. Alors, voyant que les larmes la suffoquaient, je crus qu’il était de la prudence de ne pas pousser la conversation plus loin ; je la voyais rendue, et mortifiée au possible. Valville était dans un désordre inconcevable ; il ouvrait à chaque moment la bouche, et ne disait rien. À la fin il articula quelques paroles sans ordre : Mais, mon Dieu ! madame, cela n’est pas ; et puis après, quel mal y a-t-il ? Ensuite : Non, jamais cela n’a été, et autres semblables propos.

Madame de Kilnare entra dans ce moment ; la défaite de ces deux personnes la jeta dans une grande surprise. Eh ! mon Dieu, madame, qu’est-ce que tout ceci ? Il me semble que votre présence cause à monsieur et à mademoiselle un furieux embarras. Eh ! pourquoi donc ? Dites-m’en, je vous supplie, la raison ? Ce n’est rien, madame, lui dis-je ; ce petit contre-temps ne gâtera point les affaires. M. de Valville est devenu amoureux de cette jeune demoiselle contre la volonté de sa mère, qui, par pure complaisance pour lui, après bien des persécutions, avait consenti à son mariage avec une très aimable personne, que madame de Miran chérit actuellement avec l’affection la plus tendre à cause de sa vertu et de son mérite. L’hymen se devait conclure dans fort peu de temps ; tout était arrêté et terminé ; mais ce violent amour s’est éteint tout à coup depuis environ huit jours, ou, pour mieux dire, s’est transplanté chez mademoiselle, qui, quoique très amie de cette fille, la trompe et la trahit. Pendant qu’elle promet et jure devant elle et madame de Miran qu’elle ne verra plus monsieur, qu’elle prie cette dame de défendre à son fils de ne lui plus rendre de visite, elle donne dès le lendemain à cet amant un rendez-vous dans votre maison. En un mot, Marianne, je la mis au fait des intrigues et du procédé de cette petite personne.

Madame de Kilnare, qui a du mérite et de la vertu, parut outrée qu’on lui manquât ainsi ; son visage s’enflamma, tout à coup. ; ses yeux parurent dans un instant tout en feu. Mademoiselle Varthon, dit-elle, vous en agissez bien mal avec moi, et encore plus mal avec vous-même. Non, assurément, je ne me serais jamais attendue à un pareil écart ; je vous croyais sage, prudente et remplie de bons sentiments ; vous m’avez furieusement trompée. Ainsi, mademoiselle, je vous prie, une fois pour toutes, de ne plus choisir ma maison pour cacher vos intrigues, pour y jouer des personnes d’honneur et de la première distinction. Je veux bien croire que vous ètes plus imprudente que vous n’êtes maligne ; mais comme vos démarches sont tout à fait indignes d’une fille bien née, je me crois obligée d’en avertir madame votre mère. Qu’on mette, s’écria-t-elle tout de suite, les chevaux au carrosse, pour conduire mademoiselle dans son couvent. Ensuite s’adressant à M. de Valville, qui gardait un morne silence et paraissait enseveli dans une noire tristesse : Monsieur, je n’ai rien à vous dire, sinon que je m’étonne qu’un jeune homme aussi rangé qu’on dit que vous êtes, qui avez le bonheur de posséder la plus estimable de toutes les mères, ayez si peu de reconnaissance pour elle, et que vous puissiez lui causer de tels chagrins. Je vous supplie de ne plus l’outrager par vos furtives amours : j’ai de la considération pour vous, mais infiniment plus pour madame de Miran ; elle aurait lieu de me vouloir du mal, et je pense qu’elle aurait raison, si je tolérais votre désobéissance, en fournissant ma maison pour entretenir une passion qui n’est point de son goût.

M. de Valville nous salua aussitôt assez froidement, et sortit comme un homme tout à fait anéanti. J’ai appris, une heure après, qu’il était retourné à Versailles, d’où il ne reviendra de longtemps ; il y a du moins toute apparence. Madame de Miran, que j’informai hier au soir du détail de ma visite, se détermina à vous tirer du couvent pour vous prendre chez elle. Vous devez croire, Marianne, que je fus ravie de cette généreuse résolution, et que je l’appuyai de tout mon pouvoir. Ainsi vous resterez ici présentement, nous nous verrons souvent, et j’espère que ceci tournera en bien ; oui, j’en suis presque certaine ; consolez-vous donc entièrement. Si votre rivale vous causa hier une excessive douleur, elle l’a payée chèrement ; vous êtes bien vengée.

Que trop, madame, répondis-je en pleurant. Eh ! petite fille, dit madame de Miran comme en colère, que signifient encore ces larmes ? Ah ! ma chère mère, m’écriai-je en me laissant tomber à ses genoux, je ressens tout le contre-coup des chagrins que cette aventure a causés à M. de Valville ; c’est à cause de moi qu’il a essuyé ces chagrins-là ; oui, à cause de moi qui n’en vaux pas la peine. Qui suis-je, ma mère ? Eh ! oui, qui suis-je, pour lui attirer tous ces déplaisirs ? Il sait que madame Dorsin a de la bonté pour moi ; en un mot, qu’elle m’aime ; il concevra aisément que sa visite chez madame de Kilnare n’a été préméditée que pour me venger. Il sera outré contre moi de ce que je suis le mobile de pareilles avanies. C’est pour cette fille, dira-t-il, pour cette inconnue qui n’a ni biens ni parents, et qui ne subsiste que par les bienfaits de ma famille ! Qu’arrivera-t-il de là, ma chère mère ? Le voici : l’amour violent qu’il a eu pour moi se changera dans une haine implacable ; car, ma chère mère, quand une fois un cœur passe de la tendresse à l’indifférence, il est rare que cette indifférence-là n’aille pas au mépris, et du mépris à la haine, surtout si l’objet autrefois aimé fait paraître du ressentiment et travaille à se venger. Mais ce n’est pas là tout, ma mère ; il y a encore autre chose que je prévois qui me perce le cœur ; ayez la bonté de m’écouter.

M. de Valville est votre fils : la nature ne perd jamais rien de ses droits ; elle parlera toujours en sa faveur, lorsque votre ressentiment sera passé. Je ne suis qu’une infortunée qui ne vous tient à rien, qui ne subsiste que par votre charité ; je dis bien vrai, ma mère. Quand donc M. de Valville reviendra vers vous, que votre colère à son égard sera ralentie, pourrez-vous, ma mère, lui refuser un pardon qu’il viendra implorer à vos genoux ? C’est mon fils, direz-vous ; je ne puis sans cruauté le traiter autrement. Je vous connais, ma chère mère ; vous avez le cœur trop tendre et trop bon pour n’être pas attendrie par ses soumissions. Oui, ces soumissions-là lui rendront votre affection, j’en suis assurée. Alors, que deviendrai-je ? Ah ! je perdrai ma chère mère pour toujours ; car monsieur votre fils se vengera assurément de Marianne ; et cette vengeance, à quoi se réduira-t-elle ? Ah ! ma chère mère, je ne puis y penser sans frémir ; moi perdre votre amitié ! Vous ne pourrez résister à ses prières, et ses prières tendront toutes à vous obliger à m’abandonner. Il m’est infidèle, je l’avoue ; mais croira-t-il que cette infidélité doive me faire révolter contre lui ? Non, ma mère ; il se persuade que je ne dois point sortir des bornes que la raison me prescrit, et que cette raison m’obligeait à ne point élever mes vues jusqu’à un hymen si supérieur à mon état ; que je devais enfin tolérer sa tendresse, et ne point me plaindre de son inconstance. Je l’ai aimée, il est vrai, dira-t-il, c’était un honneur infini pour elle ; je ne l’aime plus, elle doit se rabaisser à sa première condition, et ne point murmurer de mon changement.

Ah ! ma chère fille, répondit madame de Miran en s’essuyant les yeux qu’elle avait tout mouillés de larmes, peux-tu avoir de pareilles idées de ta mère ? Non, non, ma fille, ne crains point sur cette article-là. Je te promets, oui, je te jure que tu seras toujours ma fille pendant toute ma vie.

J’avoue, dit alors madame Dorsin, que cette enfant me charme et m’afflige ; je ne puis la blâmer ; il y a beaucoup de raison et de jugement dans ces idées-là. Je vous crois, madame, ajouta-t-elle en s’adressant à ma mère, incapable d’une telle faiblesse ; votre vertu, votre sincérité ne me permettent point d’en douter ; cependant je ne répondrais point de tout autre en pareil cas. Oui, consolez-vous, Marianne : vous avez une mère à l’épreuve de cette inconstance ; en tout cas vous serez alors ma fille, je vous l’ai promis, et je vous tiendrai parole. Mais je crains bien que vous ne soyez jamais ma fille pendant la vie de madame ; elle vous aime trop pour vous céder à une autre.

Il se fait tard, madame, dit-elle enfin. Adieu, nous nous verrons demain ; vous m’avez priée de vous accompagner pour aller au couvent chercher les hardes de Marianne ; sera-ce le matin ? Oui, répond ma mère ; nous dînerons ici toutes trois.

Madame Dorsin étant partie, ma mère eut la bonté de me conduire dans l’appartement qu’elle m’avait donné ; je lui sautai au cou de ravissement en lui souhaitant le bonsoir. Elle ne voulut jamais permettre que je l’accompagnasse dans le sien. Je dormis peu cette nuit ; je n’étais ni triste ni gaie ; le chagrin qu’avait essuyé Valville ne m’inquiéta point du tout. J’avais donné des preuves de ma générosité à son égard ; cette seule idée me fit quelque plaisir : je crois même que sa petite catastrophe me causa un moment de joie ; car j’étais fille, et une fille se réjouit volontiers quand on venge son cœur méprisé.

Environ vers les dix heures du matin, madame Dorsin arriva, et nous partîmes aussitôt pour le couvent.

Je laissai ma mère et cette dame avec l’abbesse, pour aller dans ma chambre arranger mes petits effets. À peine y entrais-je, que la religieuse mon amie vint m’y trouver. Eh ! bonjour, chère fille ; est-il donc vrai, me dit-elle les larmes aux yeux, que vous nous quittez ? Mon Dieu ! que j’en suis triste ! Que vais-je devenir ? Vous étiez toute ma consolation ; rien ne me plaisait ici que votre compagnie, et j’en serai privée pour toujours.

Non, ma révérende mère, lui répondis-je en l’embrassant avec tendresse, non, je n’oublierai de ma vie les marques sincères que vous m’avez données de votre amitié ; je viendrai vous voir souvent ; je tâcherai de soulager vos ennuis par des soins assidus, et qui ne finiront qu’avec mes jours. Mais, ma chère amie, je n’ai qu’une heure à rester ici ; ma mère et madame Dorsin m’attendent. Eh bien ! dit-elle avec vivacité, vos promesses me consolent ; je vais vous aider. Fermons votre porte, et ne répondez à personne ; j’ai quelque chose à vous communiquer pendant que nous nous occuperons à plier vos hardes, et ce quelque chose-là vous fera peut-être plaisir.

Savez-vous, continua-t-elle, où la Varthon alla avant-hier ? Eh oui, je le sais, répondis-je ; pourquoi me faites-vous cette question ? C’est, reprit-elle, que je suis instruite que dans quatre jours elle doit partir pour l’Angleterre avec un jeune cavalier qui lui a promis de l’épouser. Une de nos mères, qui est sa confidente, l’a assuré à la sœur converse qui vous servait. Frappée de cette nouvelle, j’avais d’abord pensé que c’était M. de Valville : mais après les plus mûres réflexions, j’ai jugé que, ne l’ayant point vu depuis la scène qui s’était passée chez madame de Miran, il n’était point ce cavalier-là ; d’autant plus qu’elle protesta hier qu’elle n’avait aucun penchant pour lui, que son infidélité à votre égard l’avait trop touchée pour pouvoir la résoudre à s’unir à lui par l’hymen.

Ah ! chère amie, elle vous trompe, m’écriai-je en me laissant tomber sur une chaise ; c’est une hypocrite. Ici mes larmes me coupèrent la voix ; je fus si saisie, qu’à peine pouvais-je respirer. Cette bonne amie m’ayant secourue, je me sentis un peu soulagée. C’est lui-même, continuai-je ; cela n’est que trop vrai : me voilà enfin au comble de l’infortune ; et tout de suite je lui racontai ce qui s’était passé chez madame de Kilnare.

Ma chère fille, me dit-elle, ne perdez point courage ; c’est ici qu’on doit frapper le dernier coup ; mais il faut vous posséder. Ne faites rien paraître de ce que je viens de vous dire, dans la crainte que cette fille rusée n’en ait quelque soupçon. Avertissez au plus tôt madame de Miran du dessein de son fils ; elle a du crédit à la cour, elle peut aisément rompre ce projet.

Ah ! mon Dieu ! répondis-je, je me trouve aux abois, je ne puis plus me tenir. Enfin, que dirai-je, madame ? cette tendre amie, à force de remontrances, ranima mon courage et mon amour. Dès que mon bagage fut préparé, j’allai prendre congé de l’abbesse, qui était avec ma mère et madame Dorsin ; j’étais accompagnée de la religieuse, qui ne voulut point me quitter, de crainte d’accident. Mon visage parut si dérangé à ces dames, qu’elles se doutèrent que j’avais encore reçu quelque nouveau chagrin.

Qu’as-tu, ma fille ? dit madame de Miran avec une espèce d’inquiétude qui témoignait sa-tendresse pour moi. Rien, ma mère, répondis-je ; mais ce rien, ma mère, fut prononcé si tristement, qu’elle se douta presque de l’aventure : je dis presque, parce qu’elle ne se serait jamais imaginé que son fils eût osé passer en Angleterre sans une permission du roi ; je dis encore presque, car elle devina que M. de Valville avait formé le dessein d’enlever cette personne.

Je pris donc congé des religieuses, et cet adieu-là fut très triste. C’était ma situation ; vous vous en doutez sûrement, madame ; votre doute est très fondé. Nous montons en carrosse ; alors mes soupirs et mes pleurs, qui avaient été contraints, prirent un libre cours ; il n’y eut plus moyen de dissimuler, il fallut décharger mon cœur dans le sein de ma chère mère.

Mon récit ne la troubla pas d’abord ; cependant je m’aperçus, un moment après, qu’il avait fait une triste impression sur elle. Arrivées à l’hôtel, ses larmes me firent juger que l’égarement de son fils lui tenait fort au cœur ; mais, revenue un peu à elle-même par mes caresses et par les conseils de madame Dorsin, elle se détermina à prier cette dame de partir le même jour pour Versailles, afin d’avertir le roi du dessein de M. de Valville ; de sorte que, vingt-quatre heures après, il fut arrêté et conduit à la Bastille.

Comme cette affaire fut tenue fort secrète, elle ne transpira point jusqu’à mademoiselle Varthon. Enfin, le jour marqué pour son départ, elle plia bagage et sortit du couvent, dans le dessein de n’y plus revenir, croyant passer à Londres avec M. de Valville : mais elle se trompa ; il fallut revenir au monastère, très triste et très confuse, n’ayant eu aucune nouvelle de son amant. Le silence de ce cavalier l’inquiéta si fort, qu’elle tomba dans une espèce de délire qui pensa lui coûter la vie ; c’est ce que j’appris par une lettre de ma bonne religieuse, qui me priait très fort d’aller la voir ; mais d’autres soins m’occupaient trop. M. de Valville en prison, ensuite dangereusement malade, voilà des afflictions trop amères pour avoir la liberté de penser à autre chose. En effet, à peine eut-il été trois jours à la Bastille, que sa maladie commença ; ses forces, déjà épuisées par plusieurs contre-temps fâcheux, ne purent résister à ce dernier malheur. Nous apprîmes qu’il était en danger, presque aussitôt que nous sûmes son incommodité.

Je crois, madame, que vous serez bien aise de savoir ce qui m’occupa pendant ces trois jours ; car ces trois jours-là sont remarquables, vous allez en convenir.

Deux affaires importantes, oui, deux grandes affaires remplirent tout mon cœur : premièrement, la prison de M. de Valville, et c’était là la plus essentielle, ou plutôt la seule qui dirigeât tous mes mouvements ; secondement, la visite de l’officier qui m’avait proposé de l’épouser ; les huit jours étaient écoulés ; il désirait une réponse décisive, et il ne l’eut point cependant, cette réponse. La première affaire m’affligeait infiniment ; la seconde ne me fit aucun plaisir, parce que j’étais incapable d’en prendre.

Quand madame Dorsin, à son retour de Versailles, vint apprendre à ma mère et à moi que M. de Valville avait été conduit à la Bastille par ordre du roi, je fus si saisie que je tombai de ma chaise sur le parquet. Après un évanouissement de six heures, je ne sentis plus rien, ni bien ni mal, ni joie ni douleur, quoiqu’en tombant je me fusse fait une contusion à la tête assez considérable. Pour ne pas vous ennuyer, je vous dirai que je me trouvai dans le même état que je vous ai dépeint, après la lettre que le laquais de M. de Valville apporta à mademoiselle Varthon (vous en souvient-il ? je pense que oui) ; avec cette différence que l’anéantissement dont je parle ici fut plus long, car il fut de deux fois vingt-quatre heures. Les larmes de ma chère mère, celles de madame Dorsin ne me touchèrent point, ni leurs consolations non plus ; j’étais insensible à tout ; il m’en est resté une langueur pendant plus de cinq ans.

Après ces deux jours et ces deux nuits-là, je commençai à me lever et à prendre des forces ; ma chère mère ne me quitta pas un instant ; madame Dorsin restait tout le jour avec nous. Pendant que j’étais dans le plus fort de cette crise, l’officier, qui avait été au couvent me chercher, arrive chez madame de Miran ; c’était prendre mal son temps, mais il ignorait absolument tout ce qui s’était passé. Il fut touché de mon état, et même très touché ; ses larmes me le disaient. Vous devez penser qu’il était trop poli pour parler du sujet qui l’amenait, et vous penserez comme il faut de ce galant homme ; au contraire, dès qu’il apprit la prison de M. de Valville, et les raisons qui l’avaient occasionnée, il prit fortement son parti, sans néanmoins blâmer la conduite de ma chère mère ; il raisonna en homme sage et prudent ; il fit convenir madame de Miran qu’il n’était point à propos de laisser son fils dans cet endroit ; il s’offrit encore d’aller lui parler, afin de lui adoucir la dureté de cette aventure et de lui faire entendre raison.

Si mon anéantissement eût été moins fort, j’aurais été extasiée de cette manière d’agir si noble et si cordiale ; mais je n’y fis aucune attention, et ce manque d’attention le surprit infiniment. Ils crut, comme il me l’a avoué par la suite, que je ne prenais plus part à ce qui touchait M. de Valville ; il avait tort, et très grand tort, de me soupçonner d’une semblable indifférence ; il ne me développait pas ; mais quelques jours après il changea bien de pensées, ou, pour mieux dire, je réparai bien cette faute, en lui faisant en même temps sentir toute l’estime que sa façon d’agir m’avait inspirée.

Comme cet aimable ami… oh oui, ami ; il n’en fut jamais de pareil ; cela est très vrai, madame ; aussi ne lui donnerai-je plus d’autre nom. Je dis donc que cet aimable ami s’étant offert de rendre une visite à M. de Valville, il ne la différa pas d’un instant. Il court à la Bastille dès que madame de Miran lui eut témoigné que cela lui ferait plaisir ; il voit son cher fils, qu’il trouva incommodé et très raisonnable ; il me dit même qu’il avait demandé de mes nouvelles avec assez de vivacité ; ce qui m’aurait fait un plaisir infini, si j’eusse été susceptible de quelque sentiment. Cependant une heure après j’y fis réflexion, car je commençais à revenir à moi-même ; mais cette réflexion-là diminua ma joie ; la nouvelle de son incommodité m’inquiéta. Comme je réfléchissais encore à cela, mon ami l’officier entre, et, me trouvant beaucoup mieux, il me dit : Ah ! je vois bien, mademoiselle, que je n’ai rien à espérer ; M. de Valville reconnaît déjà sa faute, je m’en suis aperçu ; oui, je vous perds, belle Marianne, et je perds un trésor inestimable.

Vous vous trompez, monsieur, répondis-je ; ce n’est plus la tendresse qui a fait parler M. de Valville lorsqu’il a demandé de mes nouvelles, c’est la haine : car il doit se persuader que je suis la cause de tous ses chagrins ; cela n’est pas vrai, du moins de mon consentement ; mais il le croit, et il a quelque raison, car toutes les apparences sont contre moi. Cette haine-là est juste, je ne puis la blâmer ; je suis très disposée à me soumettre à tout son ressentiment ; je le mérite parce que j’ai été assez téméraire pour toucher son cœur ; il ne m’appartenait pas de le captiver à ce point-là.

Pour vous, monsieur, vous me faites un honneur infini ; votre généreux procédé à mon égard m’a pénétrée de la plus vive reconnaissance, et cette reconnaissance durera autant que ma vie ; elle pourra même faire bien des progrès sur mon âme. La situation où je me trouve ne me permet pas de pousser plus loin mes idées. L’accablement extrême où vous me voyez, la maladie de M. de Valville, la tristesse de ma chère mère, voilà bien des contre-temps à digérer ; mes forces sont épuisées. Que deviendrai-je ? je n’en sais rien. Vous m’aviez donné huit jours pour me déterminer, mais ces huit jours-là ont été remplis de tant de fâcheux incidents, qu’il m’a été tout à fait impossible de réfléchir. Je dis vrai, monsieur ; ainsi ayez la bonté d’attendre que je sois plus tranquille, et en état d’opter sur ce que vous m’avez fait la grâce de me proposer.

Vous me ravissez, mademoiselle, reprit-il ; plus je vous connais, plus je vous respecte : je pourrais même me servir ici de termes plus énergiques, pour vous exprimer la situation où vous avez mis mon âme ; mais cela serait ridicule dans la bouche d’un homme de mon âge. Vous serez toujours la maîtresse d’accepter mes offres, quand vous le jugerez à propos. Ces offres-là sont si peu de chose pour vous, que j’attendrai autant de temps qu’il vous plaira. Et tout de suite : Je vous demande seulement une grâce, mademoiselle, et cette grâce est de m’accorder quelquefois l’honneur de vous voir et de jouir du plaisir de votre conversation.

Ah ! monsieur, répondis-je tout émue, vous me ferez toujours un honneur et un plaisir infinis ; je ne puis que profiter, oui, je le répète, et beaucoup profiter dans la compagnie d’une personne de votre mérite. Mais, monsieur, il se fait tard, je vous retiens ; ayez la bonté de venir nous informer promptement de la maladie de M. de Valville, car cette maladie m’inquiète furieusement.

Ce galant homme prit aussitôt congé de moi : il revint le lendemain tout effrayé nous dire que M. de Valville était grièvement malade. Autre redoublement de douleur pour moi.

Ah ! ma chère mère, dis-je alors en me jetant aux pieds de madame de Miran, laisserez-vous mourir votre fils dans ce funeste lieu ? De grâce, faites cesser au plus tôt sa captivité. Monsieur, m’écriai-je comme une personne qui va expirer, aidez-moi à fléchir ma mère. Mais il ne fallut pas faire de grands efforts ; madame de Miran était trop attendrie pour résister davantage à mes prières ; elle se disposa presque aussitôt à aller le secourir. Madame Dorsin arriva dans ce moment ; notre ami n’eut garde de nous quitter ; de sorte que nous partîmes tous les quatre pour la Bastille.

Pendant le chemin, je vous dirai, madame, que mon cœur palpitait si extraordinairement, que j’avais de la peine à respirer ; la crainte, le plaisir, la douleur l’agitaient tour à tour violemment. Ah ! disais-je en moi-même, M. de Valville pourra-t-il supporter ma présence sans colère ? Quelle posture tiendrai-je devant lui ? Je suis le sujet de toutes ses peines ; pourra-t-il m’envisager sans effroi ? Mon Dieu, que je suis à plaindre ! Ensuite de plus doux mouvements succédaient à ceux-là. Peut-être aussi, continuai-je, me rendra-t-il plus de justice ; il connaît la bonté de mon cœur, je lui en ai donné des preuves un nombre de fois ; ces preuves-là pourront le calmer. Mais quelle attitude dois-je prendre en sa présence ? Il me sera impossible de contraindre ma douleur, de ne pas lui laisser entrevoir le feu violent qui me dévore malgré son infidélité. Que sais-je enfin ce qui va arriver ?

Ces pensées-là me tourmentaient cruellement ; j’eus tout le temps de les faire, personne ne m’interrompait ; nous gardions tous le plus triste silence ; je pleurais, ma chère mère sanglotait, madame Dorsin rêvait, l’officier était triste.

Enfin nous voici, madame, arrivés à la Bastille, et introduits dans l’appartement du prisonnier. Représentez-vous ici M. de Valville, pâle, abattu, agité de mille idées importunes, plus cruelles les unes que les autres. C’est ce qu’il me raconta dans la suite, et que ces idées-là l’avaient jeté dans une espèce de frénésie qui le rendait incapable de nous voir et de nous connaître. En vain ma chère mère mouillait-elle son visage de ses larmes ; l’officier, qui lui tenait la main, ne put lui arracher aucune parole sensée ; toutes se sentaient du dérangement total de son esprit. Madame de Miran paraissait inconsolable, madame Dorsin prête à s’évanouir ; l’officier soupirait amèrement ; et moi, madame, j’étais sans sentiment étendue dans un fauteuil.

Il ne sera pas difficile, madame, de vous persuader qu’un aussi parfaitement honnête homme que l’officier mon ami (car vous savez qu’il possédait toutes les qualités d’un cœur noble et généreux) ne s’arrêta pas longtemps à donner à M. de Valville des marques infructueuses de compassion : il nous quitte brusquement, vole chez deux habiles médecins qu’il amène avec lui, et qui par de prompts secours rendent la connaissance et la tranquillité à cet aimable cavalier.

Pendant cet intervalle, revenue un peu à moi-même, je poussai d’amères plaintes ; je m’accusais sans ménagement d’être la cause, en quelque sorte, de cette funeste maladie. Ces reproches furent entendus de ce cher amant ; il me tend la main, je m’approche ; il saisit la mienne qu’il arrose de ses larmes. Ah ! chère et aimable Marianne, me dit-il d’une voix faible, il semble que le ciel n’ait permis que j’aie été privé quelque temps de ma raison que pour m’en rendre un usage plus parfait ; pendant l’égarement de mes sens, cent images aussi distinctes que diverses m’ont fait connaître clairement toute l’injustice de mon infidélité et tout l’éclat de votre vertu. Mon aveuglement est infini ; et depuis que mes yeux se sont ouverts, je vois qu’il n’est point de punition que ne mérite un homme aussi coupable que moi.

Ne parlons plus du passé, lui répondis-je pénétrée de cette déclaration ; il suffit que vous me rendiez votre estime et votre bienveillance. N’allez pas vous livrer à des souvenirs qui ne feraient que troubler votre repos et retarder votre guérison : songez à votre santé et à vous rendre heureux. Toujours docile à vos volontés, je serai charmée de posséder votre amitié sans gêner vos inclinations ; je me connais trop pour vouloir régner dans votre cœur ; je vous tiens quitte de vos promesses, et me contente de votre estime.

Ah ! Marianne, je sais que je ne mérite plus votre tendresse ; je vois à présent toute la noirceur de mon procédé envers vous ; je sens que, quand j’aurais un siècle de vie, et que j’emploierais tous les moments à réparer, par mes caresses, par mes respects et par mes services, les chagrins que je vous ai causés, je serais encore bien éloigné d’en mériter le pardon.

Ah ! monsieur, m’écriai-je noyée de larmes, cessez donc de vous dire coupable, puisque vous reconnaissez votre faute ; c’est moi seule qui le suis ; oui, c’est moi qui suis la seule cause de tous vos chagrins ; si vous n’aviez point reconnu dans mon caractère et dans mes manières mille défauts rebutants, vous m’auriez toujours aimée : la connaissance de ces défauts a fait que vous m’avez ôté votre cœur ; et quoique je n’aie contribué en rien à m’attirer cette disgrâce, c’est être assez coupable que d’avoir osé vous aimer.

Que vous dirai-je, madame ? Cette tendre conversation causa un si grand dérangement dans mes sens, oui, madame, je fus saisie et agitée de tant de mouvements de tendresse et de chagrin, que je tombai dans un évanouissement si terrible, qu’on me crut morte, je dis absolument morte. On me transporta aussitôt chez madame de Miran, où je restai encore plus de vingt-quatre heures sans donner aucun signe de vie.

Ce funeste accident fut suivi d’une fièvre violente et d’un épuisement extrême ; je fus pendant plus de quinze jours sans connaissance. Mes yeux fermés, ma voix éteinte, mon sang glacé pour ainsi dire dans mes veines, ne laissèrent aucune espérance de guérison ; cependant une crise heureuse me rappela encore à la vie. Le premier objet qui me frappa fut M. de Valville ; oui, je remarquai d’abord que ce cher amant tenait une de mes mains qu’il arrosait de ses larmes. Ah ! ciel, m’écriai-je, quelles actions de grâces n’ai-je pas à vous rendre d’avoir conservé M. de Valville ! Mais ne serait-ce point un songe, ou plutôt l’effet des cruelles vapeurs qui me travaillent depuis si longtemps ? Hélas ! ne fût-ce que son ombre, il faut que je l’adore. Je lui serre la main ; je lui parle, il me répond, ou, pour mieux dire, nous parlions tous deux à la fois ; et cette confusion avait quelque chose de si touchant, qu’il n’est pas possible de l’exprimer. Les témoins de cette tendre scène fondaient en larmes, sans ménagement et sans précaution ; de sorte que, ne pouvant se contenir, ils poussèrent des cris perçants qui furent entendus de toute la maison, et qui attirèrent madame Dorsin, occupée à consoler madame de Miran, que la douleur de me perdre tenait alitée. Madame Dorsin, croyant que j’avais rendu le dernier soupir, venait imposer silence aux assistants, dans la crainte d’exposer les jours de ma chère mère ; sa joie ne put se modérer en me voyant recevoir les caresses de mon amant avec un sourire et une tranquillité qui ne sont propres qu’à ceux qui aiment véritablement. Une nouvelle si peu espérée lui arracha des larmes ; mais c’étaient des larmes agréables et paisibles, produites par l’amitié ; aussi madame de Miran, en la voyant rentrer dans sa chambre, soupçonna-t-elle ce qui les avait causées. Ah ! madame, lui dit-elle, je vois que Marianne est hors de danger ; Dieu soit loué ! je jouirai donc encore du doux plaisir de ma fille ! Cependant cette espèce d’alarme l’avait tellement émue, qu’elle fut quelques jours sans pouvoir sortir de son appartement.

Il me semble, madame, vous entendre dire : Eh ! bon Dieu, Marianne, finissez ces tristes récits ; cela m’ennuie, me fatigue, et jette mon esprit dans une mélancolie qui me rend sauvage. Eh bien ! j’y consens, quoique, à vous dire vrai, j’aime à me rappeler sans cesse ce moment critique de ma maladie, puisqu’il a été le commencement de mon bonheur, et que depuis ce temps je n’ai que des éloges à faire de M. de Valville.

Je passe donc légèrement sur cet endroit ; je me persuade que vous le voulez : encore deux ou trois petites phrases, et j’ai fini ; car vous n’ignorez pas qu’une fille, quelque modeste qu’elle soit, ne se tait pas volontiers sur l’amitié et la tendresse qu’elle a su inspirer ; il en coûte trop à son amour-propre. Nous aimons, nous autres femmes, à nous applaudir des grâces que nous avons ; il n’y a point de preuves plus convaincantes qu’on a infiniment de ces grâces, que quand les personnes même les plus aimables nous assurent que nous en sommes bien pourvues. Tenez-moi donc compte, madame, de l’effort que je fais pour imposer silence à mon amour-propre, en passant légèrement sur deux articles aussi importants. Je dirai donc simplement que la vue et la santé de Valville, quoique encore convalescent, ranimèrent presque tout à coup mes esprits ; que mon transport amoureux produisit dans le cœur de ce tendre amant tant de joie et d’amour, qu’il fut en état de prendre possession de sa charge quatre jours après, afin de m’offrir sa main quand je serais guérie ; qu’enfin la tristesse de madame de Miran s’éclipsa comme un songe.

Eh bien ! ne me féliciterez-vous pas d’avoir su faire de pareils prodiges en si peu de temps ? Oh ! oui, Marianne, dites-vous ; je veux bien convenir que vous êtes une sainte à miracles ; mais finissez, une fois pour toutes, vos langueurs, car je ne peux plus y tenir.

Volontiers, madame ; cela est fait pour le coup, je n’y reviendrai plus ; tous mes chagrins sont finis. Ma santé se fortifia peu à peu, si bien qu’au bout d’un mois je me vis au comble de mes vœux. Vous pensez, sans doute, que je veux parler de mon mariage avec M. de Valville ; vous pensez juste, madame ; il se célébra, cet heureux hymen, avec une pompe et une magnificence sans égale, trente jours après cette époque ; car j’ai bien retenu le nombre de ces jours-là, et c’est une chose que je n’oublierai de ma vie.

Nous voilà donc enfin, direz-vous, parvenues à la fin de votre roman ? Oui, c’est par là qu’ils finissent tous ; il est juste que le vôtre ait la même conclusion.

Pas tout à fait, madame ; j’ai encore quelque chose d’assez intéressant à vous dire, avant de terminer mes aventures. Ne les traitez pas de romanesques, s’il vous plaît ; il n’en fut jamais de plus vraies ; celles qui me restent à vous raconter ne le sont pas moins, quoique aussi extraordinaires. Ce n’est plus de Marianne, cette petite orpheline, sans père, sans mère, sans parents, inconnue à tout le monde, et qui n’appartient à personne, que je vais vous parler ; c’est de Marianne, petite-fille du duc de Kilnare, seigneur très distingué d’Écosse, issu d’une des plus illustres et des plus anciennes familles du royaume, allié à cette madame de Kilnare dont je vous ai parlé, et oncle de madame Varthon, mère de ma rivale. C’est à cette terrible rivale que j’ai obligation de la découverte de ma naissance. Voilà ce que j’ai encore à vous raconter, madame, et ce n’est pas le moins frappant de l’histoire de ma vie. Oui, soyez assurée que vous prendrez plaisir à lire ce grand dénoûment, si avantageux pour moi, et si glorieux pour mon amant, aujourd’hui mon époux.

Souvenez-vous, madame, que j’ai laissé à la Bastille M. de Valville. Je vais encore vous rappeler des idées fâcheuses en vous rappelant le triste état où nous nous trouvâmes tous.

J’ai dit que, pendant mon évanouissement, on me transporta chez madame de Miran. Valville, malgré son mal et sa faiblesse, voulut me suivre ; il était si touché, m’a-t-on raconté, de mes nobles sentiments et de la force de ma tendresse, qu’il résolut dès cet instant de m’accompagner au tombeau, ou de réparer les maux et les chagrins qu’il m’avait causés. Sa jeunesse et la bonté de son tempérament le tirèrent d’affaire en moins de six jours ; mais la douleur amère que lui causait ma maladie retardait son parfait rétablissement : ma convalescence fit encore chez lui un miracle ; elle opéra plus que toute la pharmacie. Enfin, madame, touchée de son repentir, entraînée par mon tendre amour, je lui donnai la main, comme je vous l’ai déjà dit, un mois après notre entrevue à la Bastille. Ici le mystère de ma naissance se dévoila ; le duc de Kilnare s’était transporté à Paris, et me reconnut pour la fille de son fils. Voici ce qui donna lieu à cet heureux événement.

Rappelez-vous, madame, cet endroit où la Varthon avait quitté le couvent pour passer en Angleterre avec M. de Valville. Cette fille, au désespoir de n’avoir point trouvé son amant au rendez-vous, le crut infidèle ; et, cette idée se fortifiant par le silence de M. de Valville, elle se détermina à prendre le voile.

Madame de Kilnare, instruite des écarts de ma rivale et de sa résolution, fit partir un exprès pour Londres. La lettre qu’elle écrivait à sa mère renfermait un détail circonstancié de mon histoire et de ses amours avec mon amant. Madame Varthon communiqua la lettre au duc de Kilnare. Ce seigneur trouva tant de connexité, comme il me le raconta ensuite, entre la catastrophe qui avait causé la mort d’un fils unique qu’il aimait tendrement et la mort de mon père, et se sentit tellement touché de mes infortunes, qu’il se détermina tout à coup à accompagner sa nièce en France.

Depuis plus de dix-huit ans, il pleurait son cher fils, et n’avait pu en avoir de nouvelles certaines. Ce qu’il savait, et qu’il avait souvent raconté à madame Varthon, c’est que ce fils s’était marié à Venise, sans son consentement et malgré sa volonté, à une demoiselle nommée Julie Morosini ; qu’il était venu à Paris avec elle, où il demeura quatre ou cinq ans ; que, peu satisfait de son mariage, il avait refusé de lui envoyer de l’argent ; qu’enfin, réduit à une fortune très médiocre, il était parti pour Bordeaux dans le carrosse de voiture, avec le dessein de trouver des amis qui lui facilitassent le moyen de passer en Angleterre, ainsi que son épouse, une petite fille de deux ans et demi, une femme de chambre et un laquais ; que le carrosse avait été attaqué par des voleurs à un quart de lieue de Nouan, village situé sur la rivière de Loire, entre Orléans et Blois, et que plusieurs personnes avaient perdu la vie dans cette occasion. Il était encore informé du jour, de l’année et du mois auquel cette triste aventure était arrivée. Il se doutait bien que son fils avait été tué ; mais il ne pouvait se persuader que son épouse et sa fille eussent eu le même sort ; cependant il n’en avait aucune nouvelle, et c’est ce qui lui causait d’amers déplaisirs. Il m’a dit qu’il relut plus de cent fois la lettre de madame de Kilnare à madame Varthon ; de sorte que, ne doutant presque plus que je ne fusse le triste reste de sa malheureuse famille, il passa en France pour s’en éclaircir.

Il s’embarqua pour Nantes ; ensuite, ayant côtoyé la rivière de Loire, il arriva à Nouan, environ trois semaines avant l’événement de la Bastille.

Vous vous souviendrez, s’il vous plaît, madame, que j’ai dit, dans la première partie de ma vie, qu’il y avait dans le carrosse de voiture où je fus trouvée un chanoine de Sens, qui s’enfuit ; que cinq ou six officiers, qui couraient la poste, passèrent quelques moments après que le carrosse eut été attaqué, et qu’ils me transportèrent dans un petit village ; qu’il y eut un procès-verbal de fait par une espèce de procureur fiscal du lieu. Vous pensez que le duc, mon grand-père, n’oublia pas de se faire donner une copie de cet acte. Ayant aussi appris que quelques dames des environs, qui m’avaient estimée et caressée jusqu’à mon départ pour Paris avec la sœur du curé, pourraient parfaitement lui faire mon portrait, il leur rendit visite. Elles l’informèrent qu’ayant fait consulter les registres du nom des voyageurs, elles avaient appris que le monsieur et la dame inconnue y étaient inscrits sous le nom du chevalier de Flacour, et de Julie M… ; qu’ils avaient pris cinq places, trois pour eux et pour une petite fille, et deux autres pour un laquais et une femme de chambre. À peine le duc eut-il entendu prononcer le nom de Flacour, qu’il s’écria : Ah ! c’est mon fils, j’en suis très persuadé. Cependant, pour n’avoir aucun doute sur cet article, il résolut d’aller à Sens chercher le chanoine, qui seul s’était sauvé de la fureur des voleurs. Cet ecclésiastique avait encore si présente l’idée de cette funeste aventure, qu’il fit un portrait très ressemblant du chevalier de Flacour, de son épouse et de moi ; il ajouta que, malgré la jeunesse où j’étais alors, il me reconnaîtrait aisément, ayant remarqué que j’avais, aussi bien que mon père, une marque à côté de l’œil droit, c’est-à-dire une fraise imperceptible, mais si parfaitement formée, que rien n’était plus facile que de me reconnaître à ce signe.

Vous l’avez remarquée mille fois, madame, cette jolie fraise, en m’assurant que c’était un agrément de plus pour mon visage. En un mot, le duc fit tant de perquisitions, et prit de si justes mesures, qu’il fut absolument persuadé que j’étais sa petite-fille. Impatient de me voir, il se transporte à Paris, et se rend avec madame Varthon au monastère où elle avait laissé sa fille, et où ils croyaient me trouver. On ne peut nier, madame, que ma rivale ne possédât de très bonnes qualités. Non, elle n’était point méchante ; elle n’était qu’imprudente et amoureuse. On doit même dire que sa tendresse pour M. de Valville était très pardonnable ; vous l’avez connu en ce temps-là, madame ; c’était le cavalier le plus accompli qu’il y eût à Paris. La Varthon, surprise au possible de voir sa mère et de la savoir instruite de ses amours, ne put lui refuser l’aveu de ses intrigues avec Valville ; or, cela ne pouvait se faire sans raconter jusqu’aux moindres particularités de mon histoire ; et comme elle rendait intérieurement justice à ma droiture, à mon bon cœur et à mes grâces, elle attendrit de nouveau le duc son oncle, qui, ayant appris que je n’étais plus dans ce couvent, voulut aller sur l’heure chez madame de Miran, accompagné du chanoine, de sa nièce et de ma rivale, persuadé qu’il apprendrait de mes nouvelles. Arrivés ensemble chez madame de Miran, on leur apprit mon mariage avec Valville, et on ajouta qu’on le bénissait dans une salle où se trouvait une compagnie nombreuse et choisie. Ce vénérable vieillard, ayant percé la foule pour être témoin de la cérémonie de mon mariage, sauta à mon cou en arrosant mon visage de ses larmes. Ah ! ma chère fille, s’écrie-t-il, reste malheureux d’un fils unique chéri, je vous retrouve enfin ! Que vous m’avez coûté de douleurs et de soupirs ! Là les sanglots lui coupèrent la parole. Jugez, madame, de mon étonnement ; vous pensez bien qu’il fut extrême. Tous les convives, attentifs à un événement si extraordinaire, ne purent refuser leur attention au récit que fit le duc. Le chanoine ayant confirmé que j’étais certainement la petite fille qui était dans le carrosse de voiture, il serait impossible d’exprimer la joie et les applaudissements de toute la compagnie ; celle du duc surtout fut inexprimable ; oui, j’entreprendrais en vain de peindre au naturel les transports de ce digne seigneur. Tendres embrassements, ravissante joie, expressions touchantes, tout fut employé pour me donner des marques de sa tendresse. Je sentis aussi de mon côté certaines émotions de cœur si douces, que je me prêtai volontiers à ses excessives caresses. Je passe légèrement sur cette heureuse entrevue ; les termes m’échappent pour en faire sentir toute la douceur.

La haute naissance et les grands biens que le duc de Kilnare possédait, et qui devaient me revenir après sa mort, me donnèrent de nouvelles grâces : tout le monde avouait que je méritais un tel père ; mais tous n’étaient pas contents de cette étrange métamorphose. Ceux qui m’avaient méprisée et persécutée avaient trop de confusion pour voir avec un œil indifférent une élévation aussi imprévue ; je sentais parfaitement que leur orgueil en souffrait ; mais, bien loin de me prévaloir de cette mortification, je tâchais d’effacer par mes caresses le reproche intérieur qu’ils se faisaient à eux-mêmes. Enfin, je puis dire sans vanité que Marianne petite-fille d’un duc ne fut pas plus fière que Marianne inconnue et sans parents.

Cependant, madame, croirez-vous que, malgré ma conduite simple et telle qu’elle avait été jusqu’ici, M. de Valville me parut fâché, mais je dis très fâché de la découverte de ma naissance ? Il se persuada que la tendresse pourrait faire place à l’ambition ; que mon grand-père, informé de son inconstance et des vifs chagrins qu’il m’avait fait essuyer, refuserait d’approuver notre hymen. Rempli de ces funestes pensées, une extrême tristesse s’empara de son esprit. Ce changement ne m’échappa point ; je voulus en savoir la cause ; il m’obéit, et me communiqua ses soupçons d’un ton si douloureux et avec un désespoir si marqué, que je m’écriai en pleurant amèrement : Ah ! cher époux, quelle injustice horrible me faites-vous ! Est-il possible que vous ne connaissiez point encore mon cœur ? Ne vous ai-je pas répété cent fois que ce n’est ni votre fortune ni votre naissance qui m’ont portée à vous aimer avec la dernière tendresse, mais uniquement votre personne et votre mérite ? Soyez donc persuadé, je vous prie, que la plus brillante couronne de l’univers ne serait pas capable de me faire manquer à la foi que je vous ai jurée. Si je ne pouvais être à vous, je ne serais jamais à personne. Et, sans attendre sa réponse, je courus avec vitesse trouver le duc de Kilnare, mon grand-père, qui était dans l’appartement de madame de Miran. Je me jetai à ses pieds, et lui fis un portrait si expressif de ma tendresse pour M. de Valville, et des obligations que j’avais à madame sa mère, que le duc en fut attendri, et qu’il convint sur l’heure avec madame de Miran de me reconnaître pour sa fille et son unique héritière.

Je puis vous dire, madame, que jamais union n’a paru faite sous de meilleurs auspices ; oui, je me flatte que l’amour a allumé le flambeau de l’hymen d’un feu qui ne s’éteindra jamais. Depuis cet heureux jour, nous avons vécu comme deux amants qui ne connaissent d’autre plaisir que de s’aimer, de se dire qu’ils s’aiment, et de se le répéter sans cesse. L’officier dont je vous ai parlé, qui m’avait fait des propositions de mariage, est presque toujours dans notre compagnie. Madame de Miran ne me perd pour ainsi dire jamais de vue, tant sa tendresse est extrême. Madame Dorsin ne saurait être deux jours sans nous, ni nous sans elle. En un mot, nous passons la vie la plus délicieuse qu’il soit possible d’espérer dans ce monde.

Telles sont, madame, les aventures de ma vie : c’est une chose que vous avez exigée de mon amitié ; soyez satisfaite, j’ai rempli fidèlement le plan que vous m’avez prescrit. Enfin, mon ouvrage est fini ; voilà, sans doute, un livre de plus dans le monde. Les jugements que l’on en fera seront divers ; il choquera les uns, il satisfera les autres ; tout cela, selon la qualité de l’ouvrage.

Quand un livre serait mauvais, il risque, au moins pour un temps, de passer pour bon, si l’auteur a un parti formé dans la république des lettres ; de même il risque de passer pour mauvais, quand même il serait bon, si l’auteur est inconnu. Quoi qu’il en soit, je vous ai donné mon histoire pour ce qu’elle vaut : soit qu’elle plaise au public, soit qu’elle ne plaise pas, je serai très contente si elle vous a amusée. Adieu, madame, et tenez-moi compte de ma complaisance.



FIN
  1. Ici l’amie dont je vous ai rapporté les discours dans la huitième partie de ma vie. Voilà une distraction inexplicable. C’est mademoiselle de Tervire dont Marianne rapporte les paroles, et c’est mademoiselle de Tervire qui dit : La huitième partie de ma vie, comme pourrait faire Marianne, si c’était elle qui parlât. Il fallait, pour tomber dans une inconséquence si palpable, que madame Riccoboni eût l’esprit bien préoccupé par les difficultés de la tâche qu’elle s’était imposée. Mais comment cette inadvertance, qui n’aurait pu être commise par Marivaux, échappa-t-elle aux regards de Saint-Foix et de tous ceux qui eurent communication du manuscrit ? Comment ne servit-elle pas à leur faire découvrir la fraude et l’erreur ?