La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 05

La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 190-239).


CINQUIÈME PARTIE


Voici, madame, la cinquième partie de ma vie. Il n’y a pas longtemps que vous avez reçu la quatrième ; et j’aurais, ce me semble, assez bonne grâce à me vanter que je suis diligente ; mais ce serait me donner des airs que je ne soutiendrais peut-être pas, et j’aime mieux tout d’un coup entrer modestement en matière. Vous croyez que je suis paresseuse, et vous avez raison ; c’est le plus sûr, et pour vous, et pour moi. De diligence, n’en attendez point ; j’en aurai peut-être quelquefois, mais ce sera par hasard et sans conséquence ; et vous m’en louerez si vous voulez, sans que vos éloges m’engagent à les mériter dans la suite.

Vous savez que nous dînions, madame de Miran, Valville, et moi, chez madame Dorsin, dont je vous faisais le portrait, que j’ai laissé à moitié fait, à cause que je m’endormais. Achevons-le.

Je vous ai dit combien elle avait d’esprit, nous en sommes maintenant aux qualités de son cœur. Celui de madame de Miran vous a paru extrêmement aimable ; je vous ai promis que celui de madame Dorsin le vaudrait bien. Je vous ai en même temps annoncé que vous verriez un caractère de bonté différent ; et, de peur que cette différence ne nuise à l’idée que je veux vous donner de cette dame, vous me permettrez de commencer par une petite réflexion.

Vous vous souvenez que dans madame de Miran je vous ai peint une femme d’un esprit ordinaire, de ces esprits qu’on ne loue ni qu’on ne méprise, et qui ont une raisonnable médiocrité de bon sens et de lumière ; au lieu que je vais parler d’une femme qui avait toute la finesse d’esprit possible. Ne perdez point cela de vue. Voici à présent ma réflexion.

Supposons la plus généreuse et la meilleure personne du monde, et avec cela la plus spirituelle, et de l’esprit le plus délié. Je soutiens que cette bonne personne ne paraîtra jamais si bonne (car il faut que je répète les mots) que le paraîtra une autre personne qui, avec un même degré de bonté, n’aura qu’un esprit médiocre.

Je dis qu’elle paraîtra moins bonne ; pourvu encore qu’on lui accorde de la bonté, qu’on n’attribue pas à son esprit ce qui ne paraîtra que dans son cœur, qu’on ne dise pas que cette bonté n’est qu’un tour d’adresse de son esprit. Et voulez-vous savoir la cause de cette injustice qu’on lui fera, de la croire moins bonne ? La voici en partie, si je ne me trompe.

C’est que la plupart des hommes, quand on les oblige, voudraient qu’on ne sentît presque pas et le prix du service qu’on leur rend, et l’étendue de l’obligation qu’ils en ont ; ils voudraient qu’on fût bon sans être éclairé ; cela conviendrait mieux à leur ingrate délicatesse, et c’est ce qu’ils ne trouvent pas dans quiconque a beaucoup plus d’esprit. Plus il en a, plus il les humilie ; il voit trop clair dans ce qu’il fait pour eux. Cet esprit qu’il a en est un témoin trop exact, et peut-être trop superbe : d’ailleurs, ils ne sauraient plus manquer de reconnaissance sans en être honteux ; ce qui les fâche au point qu’ils en manquent d’avance, précisément à cause qu’on sait trop toute celle qu’ils doivent. S’ils avaient affaire à quelqu’un qui le sût moins, ils en auraient davantage.

Avec cette personne qui a tant d’esprit, il faudra, se disent-ils, qu’ils prennent garde de ne pas paraître ingrats ; au lieu qu’avec cette personne qui en aurait moins, leur reconnaissance leur ferait presque autant d’honneur que s’ils étaient eux-mêmes généreux.

Voilà pourquoi ils aiment tant la bonté de l’une, et pourquoi ils jugent avec tant de rancune de la bonté de l’autre.

L’une sait bien en gros qu’elle leur rend service, mais elle ne le sait pas finement ; la moitié de ce qui en est lui échappe faute de lumière, et c’est autant de rabattu sur leur reconnaissance, autant de confusion d’épargnée. Ils sont servis à meilleur marché, et ils lui en savent si bon gré, qu’ils la croient mille fois plus obligeante que l’autre, quoique le seul mérite qu’elle ait de plus soit d’avoir une qualité de moins, c’est-à-dire d’avoir moins d’esprit.

Or, madame de Miran était une de ces bonnes personnes à qui les hommes, en pareil cas, sont si obligés de ce qu’elles ont l’esprit médiocre ; et madame Dorsin, de ces bonnes personnes dont les hommes regardent les lumières involontaires comme une injure, et le tout de bonne foi, sans connaître leur injustice ; car ils ne se débrouillent pas jusque là.

Me voilà au bout de ma réflexion. J’aurais pourtant grande envie d’y ajouter encore quelques mots, pour la rendre complète : le voulez-vous bien ? Oui, je vous en prie. Heureusement que mon défaut là-dessus n’a rien de nouveau pour vous. Je suis insupportable avec mes réflexions, vous le savez bien. Souffrez donc encore celle-ci, qui n’est qu’une petite suite de l’autre ; après quoi je vous assure que je n’en ferai plus ; ou, si par hasard il m’en échappe quelqu’une, je vous promets qu’elle n’aura pas plus de trois lignes, et j’aurai soin de les compter. Voici donc ce que je voulais vous dire.

D’où vient que les hommes ont cette injuste délicatesse, dont nous parlions tout à l’heure ? N’aurait-elle pas sa source dans la grandeur réelle de notre âme ? Est-ce que l’âme, si on peut le dire ainsi, serait d’une trop haute condition pour devoir quelque chose à une autre âme ? Le titre de bienfaiteur ne sied-il bien qu’à Dieu seul ? Est-il déplacé partout ailleurs ?

Il y a apparence : mais qu’y faire ? Nous avons tous besoin les uns des autres ; nous naissons dans cette dépendance, et nous ne changerons rien à cela.

Conformons-nous donc à l’état où nous sommes et, s’il est vrai que nous soyons si grands, tirons de cet état le parti le plus digne de nous.

Vous dites que celui qui vous oblige a de l’avantage sur vous. Eh bien ! voulez-vous lui conserver cet avantage, n’être qu’un atome auprès de lui ? vous n’avez qu’à être ingrat. Voulez-vous redevenir son égal, vous n’avez qu’à être reconnaissant ; il n’y a que cela qui puisse vous donner votre revanche. S’enorgueillit-il du service qu’il vous a rendu, humiliez-le à son tour et mettez-vous modestement au-dessus de lui par votre reconnaissance. Je dis modestement ; car si vous êtes reconnaissant avec faste, avec hauteur ; si l’orgueil de vous venger s’en mêle, vous manquez votre coup : vous ne vous vengez plus, et vous n’êtes plus tous deux que de petits hommes, qui disputez à qui sera le plus petit.

Ah ! j’ai fini. Pardon, madame ; en voilà pour longtemps, peut-être pour toujours. Revenons à madame Dorsin, et à son esprit.

J’ignore si jamais le sien a été cause qu’on ait moins estimé son cœur qu’on ne le devait ; mais, comme vous avez été frappée du portrait que je vous ai fait de la meilleure personne du monde, qui, du côté de l’esprit, n’était que médiocre, j’ai été bien aise de vous disposer à voir sans prévention un autre portrait de la meilleure personne du monde aussi, mais qui avait un esprit supérieur, ce qui fait d’abord un peu contre elle, sans compter que cet esprit va nécessairement mettre des différences dans sa manière d’être bonne, comme dans tout le reste du caractère.

Par exemple, madame de Miran, avec tout le bon cœur qu’elle avait, ne faisait pour vous que ce que vous la priiez de faire, ou ne vous rendait précisément que le service que vous osiez lui demander : je dis que vous osiez ; car on a rarement le courage de dire tout le service dont on a besoin ; n’est-il pas vrai ? on y va d’ordinaire avec une discrétion qui fait qu’on ne s’explique qu’imparfaitement.

Et, avec madame de Miran, vous y perdiez ; elle n’en voyait pas plus que vous lui en disiez, et vous servait littéralement.

Voilà ce que produisait la médiocrité de ses lumières : son esprit bornait la bonté de son cœur.

Avec madame Dorsin, ce n’était pas de même ; tout ce que vous n’osiez lui dire, son esprit le pénétrait ; il en instruisait son cœur, il réchauffait de ses lumières, et lui donnait pour vous tous les degrés de bonté qui vous étaient nécessaires.

Et ce nécessaire allait toujours plus loin que vous ne l’aviez imaginé vous-même. Vous n’auriez pas songé à demander tout ce que madame Dorsin faisait.

Aussi pouviez-vous manquer d’attention, d’esprit, d’industrie ; elle avait de tout cela pour vous.

Ce n’était pas elle que vous fatiguiez du soin de ce qui vous regardait, c’était elle qui vous en fatiguait ; c’était vous qu’on pressait, qu’on avertissait, qu’on faisait ressouvenir de telle ou telle chose, qu’on grondait de l’avoir oubliée ; en un mot, votre affaire devenait réellement la sienne. L’intérêt qu’elle y prenait n’avait plus l’air généreux à force d’être personnel ; il ne tenait qu’à vous de trouver cet intérêt commode.

Au lieu d’une obligation que vous comptiez avoir à madame Dorsin, vous étiez tout surpris de lui en avoir plusieurs que vous n’aviez pas prévues ; vous étiez servi pour le présent, vous l’étiez pour l’avenir dans la même affaire. Madame Dorsin voyait tout, songeait à tout, devenant toujours plus serviable, et se croyant obligée de le devenir à mesure qu’elle vous obligeait.

Il y a des gens qui, tout bons cœurs qu’ils sont, estiment ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils font pour vous, l’évaluent, en sont glorieux, et se disent : Je le sers bien, il doit être bien reconnaissant.

Madame Dorsin disait : Je l’ai servi plusieurs fois, je l’ai donc accoutumé à croire que je dois le servir toujours : il ne faut donc pas tromper cette opinion qu’il a, et qui m’est si chère ; il faut donc que je continue de la mériter.

De sorte qu’à la manière dont elle envisageait cela, ce n’était pas elle qui méritait votre reconnaissance, c’était vous qui méritiez la sienne ; à cause que vous comptiez qu’elle vous servirait, elle concluait qu’elle devait vous servir, et le concluait avec un plaisir qui la payait de tout ce qu’elle avait fait pour vous.

Votre hardiesse à redemander d’être servi faisait sa récompense ; son sublime amour-propre n’en connaissait point de plus touchante ; et plus là-dessus vous en agissiez sans façon avec elle, plus vous la charmiez, plus vous la traitiez selon son cœur ; et cela est admirable.

Une âme qui ne vous demande rien pour les services qu’elle vous a rendus, sinon que vous en preniez droit d’en exiger d’autres, qui ne veut rien que le plaisir de vous voir abuser de la coutume qu’elle a de vous obliger, en vérité, une âme de ce caractère a bien de la dignité.

Peut-être l’élévation de pareils sentiments est-elle trop délicieuse ; peut-être Dieu défend-il qu’on s’y complaise ; mais, moralement parlant, elle est bien respectable aux yeux des hommes. Venons au reste.

La plupart des gens d’esprit ne peuvent s’accommoder de ceux qui n’en ont guère, ils ne savent que leur dire dans une conversation ; et madame Dorsin, qui avait bien plus d’esprit que ceux qui en ont beaucoup, ne s’avisait point d’observer si vous en manquiez avec elle ; elle n’en désirait jamais plus que vous n’en aviez ; et c’est qu’en effet elle n’en avait elle-même alors pas plus qu’il ne vous en fallait.

Non pas qu’elle vous fît la grâce de régler son esprit sur le vôtre ; il se trouvait d’abord tout réglé ; et elle n’avait d’autre mérite à cela que celui d’être née avec un esprit naturellement raisonnable et philosophe, qui ne s’amusait pas à dédaigner ridiculement l’esprit de personne, et qui ne sentait rapidement le vôtre que pour s’y conformer sans s’en apercevoir.

Madame Dorsin ne faisait pas réflexion qu’elle descendait jusqu’à vous ; vous ne vous en doutiez pas non plus ; vous lui trouviez pourtant beaucoup d’esprit ; et c’est que celui qu’elle gardait avec vous ne servait qu’à vous en donner plus que vous n’en aviez d’ordinaire : et l’on en trouve toujours beaucoup à qui nous en donne.

D’un autre côté, ceux qui en avaient tâchaient d’en montrer le plus qu’ils pouvaient avec elle, non qu’ils crussent qu’il fallait en avoir, ni qu’elle examinerait s’ils en avaient ; mais afin qu’elle leur fît l’honneur de leur en trouver ; c’était la seule force de l’estime qu’ils avaient pour le sien qui les mettait sur ce ton-là.

Les femmes surtout s’efforçaient de faire preuve d’esprit devant elle, sans exiger qu’elle en fît autant. Ses preuves étaient toujours faites à elle. Ainsi elles ne venaient pas pour voir combien elle avait d’esprit, elles venaient seulement lui montrer combien elles en avaient.

Aussi les laissait-elle étaler le leur tout à leur aise, et ne les interrompait-elle le plus souvent que pour approuver, que pour louer, que pour les remettre en haleine.

Il me semblait lui entendre dire : allons, brillez, mesdames, courage ! et effectivement elles brillaient, ce qui demande beaucoup d’esprit ; et madame Dorsin se contentait de les y aider ; sorte d’inaction ou de désintéressement qui en demande bien davantage, et d’un esprit bien plus mâle.

Vous auriez dit de jolis enfants, qui, pour avoir un juge de leur adresse, venaient jouer devant un homme fait.

Voici encore un effet singulier du caractère de madame Dorsin.

Allez dans quelque maison du monde que ce soit ; voyez-y des personnes de différentes conditions, ou de différents états ; supposez-y un militaire, un financier, un homme de robe, un ecclésiastique, un habile homme dans les arts qui n’a que son talent pour toute distinction, un savant qui n’a que sa science ; ils ont beau être ensemble ; tout réunis qu’ils sont, ils ne se mêlent point, jamais ils ne se confondent ; ce sont toujours des étrangers les uns pour les autres, et comme gens de différentes nations ; toujours des gens mal assortis, qui se servent mutuellement de spectacle.

Vous y verrez aussi une subordination sotte et gênante, que l’orgueil cavalier ou le maintien imposant des uns, et la crainte de s’émanciper dans les autres, conservent entre eux.

L’un interroge hardiment, l’autre avec poids et gravité ; l’autre attend pour parler qu’on lui parle.

Celui-ci décide, et ne sait ce qu’il dit : celui-là a raison et n’ose le dire ; aucun d’entre eux ne perd de vue ce qu’il est, et y ajuste ses discours et sa contenance ; quelle misère !

Oh ! je vous assure qu’on était bien au-dessus de cette puérilité-là chez madame Dorsin ; elle avait le secret d’en guérir ceux qui la voyaient souvent.

Il n’était point question de rangs ni d’états chez elle ; personne ne s’y souvenait du plus ou du moins d’importance qu’il avait ; c’étaient des hommes qui parlaient à des hommes, entre qui seulement les meilleures raisons l’emportaient sur les plus faibles ; rien que cela.

Ou si vous voulez que je vous dise un grand mot, c’étaient comme des intelligences d’une égale dignité, sinon d’une force égale, qui avaient tout uniment commerce ensemble ; des intelligences entre lesquelles il ne s’agissait plus des titres que le hasard leur avait donnés ici-bas, et qui ne croyaient pas que leurs fonctions fortuites dussent plus humilier les unes qu’enorgueillir les autres. Voilà comme on l’entendait chez madame Dorsin ; voilà ce qu’on devenait avec elle, par l’impression qu’on recevait de cette façon de penser raisonnable et philosophe que je vous ai dit qu’elle avait, et qui faisait que tout le monde était philosophe aussi.

Ce n’est pas, d’un autre côté, que, pour entretenir la considération qu’il lui convenait d’avoir, étant née ce qu’elle était, elle ne se conformât aux préjugés vulgaires, et qu’elle ne se prêtât volontiers aux choses que la vanité des hommes estime ; comme, par exemple, d’avoir des liaisons d’amitié avec des gens puissants qui ont du crédit ou des dignités, et qui composent ce qu’on appelle le grand monde ; ce sont des attentions qu’il ne serait pas sage de négliger, elles contribuent à vous soutenir dans l’imagination des hommes.

Et c’était dans ce sens-là que madame Dorsin les avait. Les autres les ont par vanité, et elle ne les avait qu’à cause de la vanité des autres.

Je vous ai dit que je serais longue sur son compte, et, comme vous voyez, je vous tiens parole.

Encore un petit article, et je finis ; car je renonce à je ne sais combien de choses que je voudrais dire, et qui tiendraient trop de place.

On peut ébaucher un portrait en peu de mots ; mais le détailler exactement comme je vous ai promis de le faire, c’est un ouvrage sans fin. Venons à l’article qui sera le dernier.

Madame Dorsin, à cet excellent cœur que je lui ai donné, à cet esprit si distingué qu’elle avait, joignait une âme forte, courageuse et résolue ; de ces âmes supérieures à tout événement, dont la hauteur et la dignité ne plient sous aucun accident humain ; qui retrouvent toutes leurs ressources où les autres les perdent ; qui peuvent être affligées, jamais abattues ni troublées ; qu’on admire plus dans leurs afflictions qu’on ne songe à les plaindre ; qui ont une tristesse froide et muette dans les plus grands chagrins, une gaîté toujours décente dans les plus grands sujets de joie.

Je l’ai vue quelquefois dans l’un et dans l’autre de ces états, et je n’ai jamais remarqué qu’ils prissent rien sur sa présence d’esprit, sur son attention pour les moindres choses, sur la douceur de ses manières, et sur la tranquillité de sa conversation avec ses amis. Elle était toute à vous, quoiqu’elle eût lieu d’être toute à elle ; et j’en étais quelquefois si surprise, que, malgré moi et malgré ma tendresse pour elle, je m’occupais plus à la considérer qu’à partager ce qui la touchait en bien ou en mal.

Je l’ai vue dans une longue maladie, où elle périssait de langueur, où les remèdes ne la soulageaient point, où souvent elle souffrait beaucoup. Sans son visage abattu, vous auriez ignoré ses souffrances ; elle vous disait, je souffre, si vous lui demandiez comme elle était ; elle vous parlait de vous ou de vos affaires, ou suivait paisiblement la conversation, si vous ne le lui demandiez point.

Je suis sûre que toutes les femmes sentaient ce que valait madame Dorsin ; mais il n’y avait que les femmes du plus grand mérite qui, je pense, eussent la force de convenir de tout le sien, et pas une d’entre elles qui n’eût été glorieuse de son estime.

Elle était la meilleure de toutes les amies, elle aurait été la plus aimable de toutes les maîtresses.

N’eût-on vu madame Dorsin qu’une ou deux fois, elle ne pouvait être une simple connaissance pour personne ; et quiconque disait, je la connais, disait une chose qu’il était bien aise qu’on sût, et une chose qui était remarquée par les autres.

Enfin ses qualités et son caractère la rendaient si considérable et si importante, qu’il y avait de la distinction à être de ses amis, de la vanité à la connaître, et du bon air à parler d’elle équitablement ou non. C’était être d’un parti que de l’aimer et de lui rendre justice, et d’un autre parti que de la critiquer.

Ses domestiques l’adoraient ; ce qu’elle aurait perdu de son bien, ils auraient cru le perdre autant qu’elle ; et par la même méprise de leur attachement pour elle, ils s’imaginaient être riches de tout ce qui appartenait à leur maîtresse ; ils étaient fâchés de tout ce qui la fâchait, réjouis de tout ce qui la réjouissait. Avait-elle un procès, ils disaient, nous plaidons ; achetait-elle, nous achetons. Jugez de tout ce que cela supposait d’aimable dans cette maîtresse, ce qu’il fallait qu’elle fût pour enchanter, pour apprivoiser jusque-là, comment dirai-je ? pour jeter dans de pareilles illusions cette espèce de créatures dont les meilleures ont bien de la peine à nous pardonner leur servitude, nos aises et nos défauts ; qui, même en nous servant bien, ne nous aiment ni ne nous haïssent, et avec qui nous pouvons tout au plus nous réconcilier par nos bonnes façons. Madame Dorsin était extrêmement généreuse ; mais ses domestiques étaient fort économes, et malgré qu’elle en eût, l’un corrigeait l’autre.

Ses amis… oh ! ses amis me permettront de les laisser là ; je ne finis point : qu’est-ce que cela signifie ? allons, voilà qui est fait.

Où en étions-nous de mon histoire ? encore chez madame Dorsin, de chez qui je vais sortir.

Je supprime les caresses qu’elle me fit, et tout ce que les messieurs avec qui j’avais dîné dirent de galant et d’avantageux pour moi.

Il vint quelqu’un, madame de Miran saisit cet instant pour se retirer ; nous la suivîmes, Valville et moi ; son amie courut après nous pour nous embrasser, et nous voilà partis pour me reconduire à mon couvent.

Dans tout ceci je n’ai fait aucune mention de Valville ; qu’est-ce que j’en aurais dit ? Qu’il avait à tout moment les yeux sur moi, que je levais quelquefois les miens sur lui, mais tout doucement, et comme à la dérobée ; que, lorsqu’on me parlait, je le voyais intrigué, et comme en peine de ce que j’allais répondre, et regardant ensuite les autres, pour voir s’ils étaient contents de ce que j’avais répondu ; ce qui, à vous dire vrai, leur arrivait assez souvent. Je crois bien que c’était un peu par bonté ; mais il me semble, autant qu’il m’en souvient, qu’il y entrait un peu de justice. J’avoue que je fus d’abord embarrassée, et mes premiers discours s’en ressentirent ; mais cela n’alla pas si mal après, et je me tirai passablement d’affaire, même au sentiment de madame de Miran, qui, tout en badinant, me dit dans le carrosse : Eh bien ? petite fille, la compagnie que nous venons de quitter est-elle de votre goût ? Vous êtes assez du sien, à ce qu’il m’a paru, et nous ferons quelque chose de vous. Oui-dà, dit Valville sur le même ton, il y a lieu d’espérer que mademoiselle Marianne ne déplaira pas dans la suite.

Je me mis à rire ; hélas ! répondis-je, je ne sais ce qui en arrivera, mais il ne tiendra pas à moi que ma mère ne se repente point de m’avoir prise pour sa fille ; et ce fut en continuant ce badinage que nous arrivâmes au couvent.

Serons-nous longtemps sans la revoir ? dit Valville à madame de Miran, quand il me donna la main pour m’aider à descendre de carrosse. Je pense que non, reprit-elle ; il y aura peut-être encore quelque dîner chez madame Dorsin. Comme on s’est assez bien trouvé de nous, peut-être nous renverra-t-on chercher ; point d’impatience, partez, conduisez Marianne.

Et là-dessus nous sonnâmes, on vint m’ouvrir, et Valville n’eut que le temps de soupirer de ce qu’il me quittait. Vous allez vous renfermer ? me dit-il, et dans un moment il n’y aura plus personne pour moi dans le monde : je vous dis ce que je sens. Eh ! qui est-ce qui y sera pour moi ? repartis-je ; je n’y connais que vous et ma mère, et je ne me soucie pas d’y en connaître davantage.

Ce que je dis sans le regarder ; mais il n’y perdait rien ; ce petit discours valait bien un regard. Il m’en parut pénétré ; et, pendant qu’on ouvrait la porte, il eut le secret, je ne sais comment, d’approcher ma main de sa bouche, sans que madame de Miran, qui l’attendait dans son carrosse, s’en aperçût ; du moins crut-il qu’elle ne le voyait pas, à cause qu’elle ne devait pas le voir ; et je raisonnai à peu près de même. Cependant je retirai ma main, mais quand il ne fut plus temps ; on s’y prend toujours trop tard en pareil cas.

Enfin, me voici entrée, moitié rêveuse et moitié gaie. Il s’en allait, et moi je restais ; et il me semble que la condition de ceux qui restent est toujours plus triste que celle des personnes qui s’en vont. S’en aller, est un mouvement qui dissipe, et rien ne distrait les personnes qui demeurent : ce sont elles que vous quittez, qui vous voient partir, et qui se regardent comme délaissées, surtout dans un couvent, qui est un lieu où tout ce qui se passe est si étranger à ce que vous avez dans le cœur, un lieu où l’amour est si dépaysé, et dont la clôture qui vous enferme rend ces sortes de séparations plus sérieuses et plus sensibles qu’ailleurs !

D’un autre côté aussi j’avais de grandes raisons de gaîté et de consolation. Valville m’aimait, il lui était permis de m’aimer, je ne risquais rien en l’aimant, et nous étions destinés l’un pour l’autre ; voilà d’agréables sujets de pensées ; et de la manière dont madame de Miran en agissait, à toute la conduite qu’elle tenait, il n’y avait qu’à patienter et prendre courage.

Au sortir d’avec Valville, je montai à ma chambre, où j’allais me déshabiller et me remettre dans mon négligé, quand il fallut aller souper.

Je me laissai donc comme j’étais, et me rendis au réfectoire avec tous mes atours.

Entre les pensionnaires il y en avait une à peu près de mon âge, et qui était assez jolie pour se croire belle, mais qui se le croyait tant (je dis belle) qu’elle en était sotte. On ne la sentait occupée que de son visage, occupée avec réflexion ; elle ne songeait qu’à lui ; elle ne pouvait pas s’y accoutumer, et on eût dit, quand elle vous regardait, que c’était pour vous faire admirer ses grands yeux, qu’elle rendait fiers et doux, suivant qu’il lui prenait fantaisie de vous en imposer ou de vous plaire.

Mais d’ordinaire elle les adoucissait rarement ; elle aimait mieux qu’ils fussent imposants que gracieux ou tendres, à cause qu’elle était fille de qualité et glorieuse.

Vous vous souvenez du discours que j’avais tenu à l’abbesse, lorsque je me présentai à elle devant madame de Miran ; je lui avais confié l’état de ma fortune et tous mes malheurs ; et ma bienfaitrice, qui en fut si touchée, avait oublié de lui recommander le secret en me mettant chez elle. On ne songe pas à tout.

J’y avais pourtant songé, moi, dès le soir même, deux heures après que je fus dans la maison, et l’avais bien humblement priée de ne point divulguer ce que je lui avais appris. Hélas ! ma chère enfant, je n’ai garde, m’avait-elle répondu. Jésus, mon Dieu ne craignez rien ; est-ce qu’on ne sait pas la conséquence de ces choses-là ?

Mais, soit qu’il fût déjà trop tard quand je l’en avertis, quoiqu’il n’y eût que deux heures qu’elle fût instruite, soit qu’en la conjurant de ne rien dire je lui eusse rendu mon secret plus pesant et plus difficile à garder, et que cela n’eût servi qu’à lui faire venir la tentation de le dire, à neuf heures du matin le lendemain, j’étais, comme on dit, la fable de l’armée ; mon histoire courait tout le couvent ; je ne vis que des religieuses ou des pensionnaires qui chuchotaient aux oreilles les unes des autres en me regardant, et qui ouvraient sur moi les yeux du monde les plus indiscrets, dès que je paraissais.

Je compris bien ce qui en était cause ; mais, qu’y faire ? Je baissais les yeux, et passais mon chemin.

Il n’y en eut pas une, au reste, qui ne me prévînt d’amitié, et qui ne me fît des caresses. Je pense que d’abord la curiosité de m’entendre parler les y engagea ; c’est une espèce de spectacle qu’une fille comme moi qui arrive dans un couvent. Est-elle grande ? est-elle petite ? comment marche-t-elle ? que dit-elle ? quel habit, quelle contenance a-t-elle ? tout en est intéressant.

Et cela finit ordinairement par la trouver encore plus aimable qu’elle ne l’est, pourvu qu’elle le soit un peu, ou plus déplaisante, pour peu qu’elle déplaise ; c’est là l’effet de ces sortes de mouvements qui nous portent à voir les personnes dont on nous conte des choses singulières.

Et cet effet me fut avantageux : toutes ces filles m’aimèrent, surtout les religieuses, qui ne me disaient rien de ce qu’elles savaient de moi (vraiment elles n’avaient garde, comme avait dit notre abbesse), mais qui, dans les discours qu’elles me tenaient, et tout en se récriant sur mon air de douceur et de modestie, sur mon aimable petite personne, prenaient avec moi des tons de lamentation si touchants, que vous eussiez dit qu’elles pleuraient sur moi, et le tout à propos de ce qu’elles savaient, et de ce que, par discrétion, elles ne faisaient pas semblant de savoir. Voyez, que cela était adroit ! Quand elles m’auraient dit : Pauvre petite orpheline, que vous êtes à plaindre d’être réduite à la charité des autres ! elles ne se seraient pas expliquées plus clairement.

Venons à ce qui fait que je parle de ceci. C’est que cette jeune pensionnaire, qui se croyait si belle, et qui était si fière, avait été la seule qui m’eût dédaignée, et qui ne m’eût pas dit un mot ; à peine pouvait-elle se résoudre à payer d’une imperceptible inclination de tête les révérences que je ne manquais jamais de lui faire lorsque je la rencontrais. On voyait que cela lui coûtait.

Un jour même qu’elle se promenait dans le jardin avec quelques-unes de nos compagnes, et que je vins à passer avec une religieuse, elle laissa tomber négligemment un regard sur moi, et je l’entendis qui disait, mais d’un ton de princesse : Oui, elle est assez bien, assez gentille. C’est donc une dame qui a la charité de payer sa pension ? Ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble à Javotte ? (C’était une fille qui la servait, et qui en effet me ressemblait, mais fort en laid.)

Je remarquai qu’aucune de celles qui l’accompagnaient ne répondit. Quant à moi, je rougis beaucoup, et les larmes m’en vinrent aux yeux ; la religieuse avec qui je me promenais, fille d’un très bon esprit, qui s’était prise d’inclination pour moi, et que j’aimais aussi, leva les épaules et se tut.

Mon Dieu, qu’il y a de cruelles gens dans le monde ! ne pus-je m’empêcher de dire en soupirant ; car aussi bien il aurait été inutile de me retenir, et de passer cela sous silence : voilà qui était fini ; on me connaissait.

Consolez-vous, me dit la religieuse en me prenant la main ; vous avez des avantages qui vous vengent bien de cette petite sotte-là, ma fille ; et vous pourriez être plus glorieuse qu’elle, si vous n’étiez pas plus raisonnable ; n’enviez rien de ce qu’elle a de plus que vous, c’est à elle à être jalouse.

Vous avez bien de la bonté, ma mère, lui répondis-je en la regardant avec reconnaissance ; hélas ! vous parlez d’être raisonnable ; et il me serait bien aisé de ne pas rougir de mes malheurs, si tout le monde avait autant de raison que vous.

Voilà donc ce que j’avais déjà essuyé de cette superbe pensionnaire, qui ne pouvait pas me pardonner d’être peut-être aussi belle qu’elle. Quand je dis peut-être, c’est pour parler comme elle, à qui, toute vaine qu’elle était de sa beauté, il ne laissait pas que d’être difficile et hardi, je pense, de décider qu’elle valait mieux que moi ; et c’était apparemment cette difficulté-là qui l’aigrissait si fort, et lui donnait tant de rancune contre l’orpheline.

Quoi qu’il en soit, je me rendis donc au réfectoire, parée comme vous savez que je l’étais, et qui plus est, bien aise de l’être, à cause de ma jalouse, à qui, par hasard, je m’avisai de songer en chemin, et qui allait, à mon avis, passer un mauvais quart d’heure, et soutenir une comparaison fâcheuse de ma figure à la sienne. Ni elle, ni personne de la maison ne m’avait encore vue dans tous mes ajustements ; et il est vrai que j’étais brillante.

J’arrive ; je vous ai dit que je n’étais pas haïe : mes façons douces et avenantes m’avaient attiré la bienveillance de tout le monde, et faisaient qu’on aimait à me louer et à me rendre justice ; de sorte qu’à mon apparition, tous les yeux se fixèrent sur moi, et on se fit l’une à l’autre de ces petits signes de tête qui marquent une agréable surprise, et qui font l’éloge de ce qu’on voit ; en un mot, je causai un moment de distraction dont je devais être flattée ; et de temps en temps on regardait ma rivale, pour examiner la mine qu’elle faisait, comme si on avait voulu voir si elle ne se tenait pas pour battue ; car on savait sa jalousie.

Quant à elle, aussitôt qu’elle m’eut vue, j’observai qu’elle baissa les yeux en souriant de l’air dont on sourit quand quelque chose paraît ridicule ; c’était apparemment tout ce qu’elle imagina de mieux pour se défendre ; et vous allez voir sur quoi elle fondait cet air railleur qu’elle jugea à propos de prendre.

Le souper finit, et nous passâmes toutes ensemble dans le jardin. Quelques religieuses nous y suivirent ; entre autres celle dont je vous ai déjà parlé, et qui était mon amie.

Dès que nous y fûmes, mes compagnes m’entourèrent ; l’une me demandait : Où avez-vous donc été ? on ne vous a pas vue d’aujourd’hui. L’autre regardait ma robe, en maniait l’étoffe et disait : Voilà de beau linge, et tout cela vous sied à merveille. Ah ! que vous êtes bien coiffée ! et mille bagatelles de cette espèce, dignes de l’entretien de jeunes filles qui voient de la parure.

Mon amie la religieuse vint s’en mêler à sa manière ; et, s’adressant malicieusement, sans doute, à celle qui me dédaignait tant, et qui s’avançait avec elle : N’est-il pas vrai, mademoiselle, que ce serait là une belle victime à offrir au Seigneur ? lui dit-elle. Ah ! mon Dieu, le beau sacrifice que ce serait, si mademoiselle renonçait au monde, et se faisait religieuse ! (Vous comprenez bien que c’était de moi qu’elle parlait.)

Eh ! mais, ma mère, je crois pour moi que c’est son dessein : et elle ferait fort bien, repartit l’autre ; ce serait du moins le parti le plus sûr. Et puis m’apostrophant : Vous avez là une belle robe, Marianne, et tout y répond ; cela est cher au moins, et il faut que la dame qui a soin de vous soit très généreuse : quel âge a-t-elle ? est-elle vieille ? songe-t-elle à vous assurer de quoi vivre ? Elle ne sera pas éternelle, et il serait fâcheux qu’elle ne vous mît pas en état d’être toujours aussi proprement mise ; on s’y accoutume, et c’est ce que je vous conseille de lui dire.

Le silence qui se fit à ce discours, et qui vint en partie de l’étonnement où il jeta toutes ces filles, me déconcerta ; je restai muette et confuse en voyant la confusion des autres, et ne pus m’empêcher de pleurer avant que de répondre.

Pendant que je me taisais : Qu’est-ce que c’est que ce raisonnement-là, mademoiselle ? Eh de quoi vous mêlez-vous ? repartit pour moi cette religieuse qui m’aimait. Savez-vous bien que votre mauvaise humeur n’humilie que vous ici, et qu’on n’ignore pas le motif d’un mouvement si hautain ! C’est votre défaut que cette hauteur ! madame votre mère nous en avertit quand elle vous mit ici, et nous pria de tâcher de vous en corriger ; j’y fais ce que je puis, profitez de la leçon que je vous donne ; et, en parlant à mademoiselle, ne dites plus, Marianne, comme vous venez de le dire, puisqu’elle vous appelle toujours mademoiselle, et qu’il n’y a que vous de toutes vos compagnes qui preniez la liberté de l’appeler autrement. Vous n’avez pas droit de vous dispenser des formules d’honnêteté et de politesse qui doivent s’observer entre vous. Et vous, mademoiselle, qu’est-ce qui vous afflige, et pourquoi pleurez-vous ? (Ceci me regardait.) Y a-t-il rien de honteux dans les malheurs qui vous sont arrivés, et qui font que vos parents vous ont perdue ? Il faudrait être un bien mauvais esprit pour abuser de cela contre vous, surtout avec une fille aussi bien née que vous l’êtes, et qui ne peut assurément venir que de très bon lieu. Si l’on juge de la condition des gens par l’opinion que leurs façons nous en donnent, telle ici qui se croit plus que vous ne risque rien à vous regarder comme son égale en naissance, et serait trop heureuse d’être votre égale en bon caractère.

Non, ma mère, répondis-je d’un air doux mais contristé, je n’ai rien, Dieu m’a tout ôté, et je dois croire que je suis au-dessous de tout le monde ; mais j’aime mieux être comme je suis que d’avoir tout ce que mademoiselle a de plus que moi, et d’être capable d’insulter les personnes affligées. Ce discours et mes larmes qui s’y mêlaient émurent le cœur de mes compagnes, et les mirent de mon parti.

Eh ! qui est-ce qui songe à l’insulter ? s’écria ma jalouse en rougissant de honte et de dépit ; quel mal lui fait-on, je vous prie, de lui dire qu’elle prenne garde à ce qu’elle deviendra ? Il faut donc bien des précautions avec cette fille-là.

On ne lui répondit rien ; ma religieuse lui avait déjà tourné dos, et m’emmenait d’un autre côté avec la plus grande partie des autres pensionnaires qui nous suivirent ; il n’en resta qu’une ou deux avec mon ennemie ; encore l’une était-elle sa parente, et l’autre son amie.

Cette petite aventure, que j’ai crue assez instructive pour les jeunes personnes à qui vous pourriez donner ceci à lire, fit que je redoublai de politesse et de modestie avec mes compagnes, ce qui fit qu’à leur tour elles redoublèrent d’amitié pour moi. Reprenons à présent le cours de mon histoire.

Je vous ai promis celle d’une religieuse, mais ce n’est pas encore ici sa place, et ce que je vais raconter l’amènera. Cette religieuse, vous la devinez sans doute ; vous venez de la voir venger mon injure ; et, à la manière dont elle a parlé, vous avez dû sentir qu’elle n’avait point les petitesses des esprits ordinaires de couvent. Vous saurez bientôt qui elle était. Continuons.

Madame de Miran vint me revoir deux jours après notre dîner chez madame Dorsin ; et quelques jours ensuite je reçus d’elle, à neuf heures du matin, un second billet qui m’avertissait de me tenir prête à une heure après midi, pour aller avec elle chez madame Dorsin, avec un nouvel ordre de me parer, qui fut suivi d’une parfaite obéissance.

Elle arriva donc. Il y avait huit jours que je n’avais vu Valville, et je vous avoue que le temps m’avait duré. J’espérais le trouver à la porte du couvent comme la première fois ; je m’y attendais, je n’en doutais pas, et je pensais mal.

Madame de Miran avait prudemment jugé à propos de ne le pas amener avec elle, et je ne fus reçue que par un laquais, qui me conduisit à son carrosse. J’en fus interdite, ma gaîté me quitta tout d’un coup ; je pris pourtant sur moi, et je m’avançai avec un découragement intérieur que je voulais cacher à madame de Miran ; mais il aurait fallu n’avoir point de visage ; le mien me trahissait, on y lisait mon trouble ; et, malgré que j’en eusse, je m’approchai d’elle avec un air de tristesse et d’inquiétude, dont je la vis sourire dès qu’elle m’aperçut. Ce sourire me remit un peu le cœur, il me parut un bon signe. Montez, ma fille, me dit-elle. Je me plaçai, et puis nous partîmes.

Il manque quelqu’un ici, n’est-il pas vrai ? ajouta-t-elle toujours en souriant. Eh ! qui donc, ma mère ? repris-je comme si je n’avais pas été au fait. Eh ! qui, ma fille ? s’écria-t-elle ; tu le sais encore mieux que moi, qui suis sa mère. Ah ! c’est M. de Valville, répondis-je ; eh ! mais je m’imagine que nous le retrouverons chez madame Dorsin.

Point du tout, me dit-elle ; c’est encore mieux que cela ; il nous attend chez un de ses amis chez qui nous devons le prendre en passant, et c’est moi qui n’ai pas voulu l’amener ici. Vous allez le voir tout à l’heure.

En effet, nous arrêtâmes à quelques pas de là : un laquais, que j’avais aperçu de loin à la porte d’une maison, disparut sur-le-champ, et courut sans doute avertir son maître, qui lui avait apparemment ordonné de se tenir là, et qui était déjà descendu quand nous arrivâmes. Que l’instant où l’on revoit ce qu’on aime fait de plaisir après quelque absence ! Ah ! l’agréable objet à retrouver !

Je compris à merveille, en le voyant à la porte de cette maison, qu’il fallait qu’il eût pris des mesures pour me revoir une ou deux minutes plus tôt ; et de quel prix n’est pas une minute au compte de l’amour et quel gré mon cœur ne sut-il pas au sien d’avoir avancé notre joie de cette minute de plus !

Quoi ! mon fils, vous êtes déjà là ! lui dit madame de Miran : voilà ce qui s’appelle mettre les moments à profit. Et voilà ce qui s’appelle une mère qui, à force de bon cœur, devine les cœurs tendres, lui répondit-il du même ton. Taisez-vous, lui dit-elle, supprimez ce langage-là, il n’est pas séant que je l’écoute ; que vos tendresses attendent, s’il vous plaît, que je n’y sois plus. Tu baisses les yeux, toi, ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; mais je t’en veux aussi, je t’ai vue tantôt pâlir de ce qu’il n’était pas avec moi ; ce n’était pas assez de votre mère, mademoiselle !

Ah ! ma mère, ne la querellez point, lui répondit Valville en me lançant un regard enflammé de tendresse ; serait-il beau qu’elle ne s’aperçût pas de l’absence d’un homme à qui sa mère la destine ? Si vous tourniez la tête, j’aurais grande envie de lui baiser la main pour la remercier, et il me la prenait en tenant ce discours ; mais je la retirai bien vite ; je lui donnai même un petit coup sur la sienne, et me jetai tout de suite sur celle de madame de Miran, que je baisai de tout mon cœur, et pénétrée des mouvements les plus doux qu’on puisse sentir.

Elle, de son côté, me serra la mienne. Ah ! la bonne petite hypocrite ! me dit-elle ; vous abusez tous deux du respect que vous me devez ; allons, paix ! parlons d’autre chose. Avez-vous passé chez mon frère, mon fils ? comment se porte-t-il ce matin ? Un peu mieux, mais toujours assoupi comme hier, répondit Valville. Cet assoupissement m’inquiète, dit madame de Miran ; nous ne serons pas aujourd’hui si longtemps chez madame Dorsin que l’autre jour ; je veux voir mon frère de bonne heure.

Et nous en étions là quand le cocher arrêta chez cette dame. Il y avait bonne compagnie : j’y trouvai les mêmes personnes que j’y avais déjà vues, avec deux autres, qui ne me parurent point de trop pour moi, et qui, à la façon obligeante et pourtant curieuse dont elles me regardèrent, s’attendaient à me voir, ce me semble ; il fallait qu’on se fût entretenu de moi, et à mon avantage ; ce sont de ces choses qui se sentent.

Nous dînâmes ; on me fit parler plus que je n’avais fait au premier dîner. Madame Dorsin, suivant sa coutume, m’accabla de caresses. Dispensez-moi du détail de ce qu’on y dit ; avançons.

Il n’y avait qu’une heure que nous étions sortis de table, quand on vint dire à madame de Miran qu’un domestique de chez elle demandait à lui parler.

Et c’était pour lui dire que M. de Climal était en danger, qu’on tâchait de le faire revenir d’une apoplexie où il était tombé depuis deux heures.

Elle rentra où nous étions, tout effrayée, et, la larme à l’œil, nous apprit cette fâcheuse nouvelle, prit congé de la compagnie, me laissa à mon couvent, et courut chez le malade avec Valville, qui me parut touché de l’état de son oncle, et touché aussi, je pense, du contre-temps qui nous arrachait si brusquement au plaisir d’être ensemble. J’en fus encore moins contente que lui ; je voulus bien qu’il s’en aperçût dans mes regards, et j’allai tristement me renfermer dans ma chambre, où il me vint des motifs de réflexion qui me chagrinèrent.

Si M. de Climal meurt à présent, disais-je, Valville qui en hérite et qui est déjà très riche, va le devenir encore davantage ; eh ! que sais-je si cette augmentation de richesses ne me nuira pas ? Sera-t-il possible qu’un héritier si considérable m’épouse ? Madame de Miran elle-même ne se dédira-t-elle pas de cette bonté incroyable qu’elle a aujourd’hui de consentir à notre amour ? M’abandonnera-t-elle un fils qui pourra faire les plus grandes alliances, à qui on va les proposer, et qu’elles tenteront peut-être ? Il y avait effectivement lieu d’être alarmée.

Au moment où je raisonnais ainsi, Valville avait beaucoup de tendresse pour moi, j’en étais sûre ; et, tant qu’il ne s’agissait que d’épouser quelqu’une de ses égales, il m’aimait assez pour être insensible à l’avantage qu’il aurait pu y trouver. Mais le serait-il à l’ambition de s’allier à une famille encore au dessus de la sienne et plus puissante ? Résisterait-il à l’appât des honneurs et des emplois qu’elle pourrait lui procurer ? Aurait-il de l’amour jusque-là ? Il y a des degrés de générosité supérieurs à des âmes très généreuses. Les cœurs capables de soutenir toutes sortes d’épreuves en pareil cas sont si rares ! Les cœurs qui ne se rendent qu’aux fortes le sont même aussi.

Je n’avais pourtant rien à craindre de ce côté-là ; ce n’est pas l’ambition qui me nuira dans le cœur de Valville. Quoi qu’il en soit, je fus inquiète, et je ne dormis guère.

Je venais de me lever le lendemain, quand je vis entrer une religieuse dans ma chambre, qui me dit, de la part de l’abbesse, de m’habiller le plus vite que je pourrais, et cela en conséquence d’un billet que lui avait écrit madame de Miran, où elle la priait de me faire partir au plus tôt. Il y a même, ajouta cette religieuse, un carrosse qui vous attend dans la cour.

Autre sujet d’inquiétude pour moi ; le cœur me battit : M’envoyer chercher si matin me dis-je. Eh ! mon Dieu, qu’est-il donc arrivé ? Qu’est-ce que cela m’annonce ? Je n’ai pour toute ressource ici que la protection de madame de Miran (car je n’osais plus en ce moment dire, ma mère) ; veut-on me l’ôter ? est-ce que je vais la perdre ? On n’est sûr de rien dans l’état où j’étais. Ma condition présente ne tenait à rien ; personne n’était obligé de m’y soutenir ; je ne la devais qu’à un bon cœur, qui pouvait tout d’un coup me retirer ses bienfaits, et m’abandonner sans que j’eusse à me plaindre ; et ce bon cœur, il ne fallait qu’un mauvais rapport, qu’une imposture pour le dégoûter de moi ; et tout cela me roulait dans la tête en m’habillant. Les malheureux ont toujours si mauvaise opinion de leur sort ! Ils se fient si peu au bonheur qui leur arrive !

Enfin me voilà prête ; je sortis dans un ajustement fort négligé, et j’allai monter en carrosse. Je pensais en chemin qu’on me menait chez madame de Miran ; point du tout, ce fut chez M. de Climal qu’on arrêta. Je reconnus la maison ; vous savez qu’il n’y avait pas si longtemps que j’y avais été.

Jugez quelle fut ma surprise ! Oh ! ce fut pour le coup que je me crus perdue. Allons, c’en est fait, me dis-je ; je vois bien de quoi il s’agit. C’est ce misérable faux dévot qui est réchappé, et qui se venge ; je m’attends à mille calomnies qu’il aura inventées contre moi ; il aura tout tourné à sa fantaisie ; il passe pour un homme de bien, et j’aurai beau faire, madame de Miran croira toutes les faussetés qu’il aura dites. Ah ! mon Dieu, le méchant homme !

Et en effet, n’y avait-il pas quelque apparence à ce que j’appréhendais ? Les menaces qu’il m’avait faites en me quittant chez madame Dutour ; cette scène qui s’était passée entre lui et moi chez ce religieux à qui j’avais été me plaindre, et devant qui je l’avais réduit, pour se défendre, à tout ce que l’hypocrisie a de plus scélérat et de plus intrépide ; cette rencontre que j’avais faite de lui à mon couvent ; les signes d’amitié dont m’y avait honorée madame de Miran, qu’il m’avait vu saluer de loin ; la crainte que je ne révélasse, ou que je n’eusse déjà révélé son indignité à cette dame, qu’il voyait que je connaissais ; tout cela, joint au voyage qu’on me faisait faire chez lui, sans qu’on m’en eût avertie, ne semblait-il pas m’annoncer quelque chose de sinistre ? Qui est-ce qui n’aurait pas cru que j’allais essuyer quelque nouvelle iniquité de sa part ?

Vous verrez peut-être que, selon lui, ce sera moi qui aurai voulu le tenter pour l’engager à me faire du bien, me disais-je ; mais ce n’est pas là ce qu’il a dit au père Vincent : il m’a seulement accusée d’avoir cru que c’était lui-même qui m’aimait ; et ce bon religieux, devant qui nous nous sommes trouvés tous deux, ne refusera pas son témoignage à une pauvre fille à qui on veut faire un si grand tort. Voilà comme je raisonnais en me voyant dans la cour de M. de Climal, de sorte que je sortis du carrosse avec un tremblement digne de l’effroyable scène à laquelle je me préparais.

Il y avait deux escaliers ; je dis à un laquais : Où est-ce ? Par là, mademoiselle, me dit-il ; c’était l’escalier à droite qu’il me montrait, et dont Valville en cet instant même descendait avec précipitation.

Étonnée de le voir là, je m’arrêtai sans trop savoir ce que je faisais, et me mis à examiner quelle mine il avait, et de quel air il me regardait.

Je le trouvai triste, mais d’une tristesse qui, ce me semble, ne signifiait rien contre moi ; aussi m’aborda-t-il d’un air fort tendre.

Venez, mademoiselle, me dit-il en me donnant la main : il n’y a point de temps à perdre, mon oncle se meurt, et il vous attend.

Moi, monsieur ! repris-je en respirant plus à l’aise ; car sa façon de me parler me rassurait, et puis cet oncle mourant ne me paraissait plus si dangereux : un homme qui se meurt voudrait-il finir sa vie par un crime ? cela n’est pas vraisemblable.

Moi, monsieur ! m’écriai-je donc, et d’où vient m’attend-il ? que peut-il me vouloir ? Nous n’en savons rien, me répondit-il ; mais ce matin il a demandé à ma mère si elle connaissait particulièrement la jeune personne qu’elle avait saluée au couvent ces jours passés ; ma mère lui a dit qu’oui ; lui a même appris, en peu de mots, de quelle façon vous vous étiez connues à ce couvent, et ne lui a point caché que c’était elle qui vous y avait mise. Là-dessus, vous pouvez donc la faire venir, a-t-il répondu, et je vous prie de l’envoyer chercher ; il faut que je la voie, j’ai quelque chose à lui dire avant que je meure ; et ma mère a aussitôt écrit à votre abbesse de vous laisser sortir ; voilà tout ce que nous pouvons vous en dire.

Hélas ! lui répondis-je, cette envie qu’il a de me voir m’a d’abord fait peur : je me suis figuré, en partant, qu’il y avait quelque mauvaise volonté de sa part. Vous vous êtes trompée, reprit-il, du moins paraît-il dans des dispositions bien éloignées de cela ; et nous montions l’escalier pendant ce court entretien. C’est ma mère, ajouta-t-il, qui a voulu que je vous prévinsse de tout ceci avant que vous vissiez M. de Climal.

À ces mots nous arrivâmes à la porte de sa chambre ; je vous ai dit que j’étais un peu rassurée : mais la vue de cette chambre où j’allais entrer ne laissa pas que de me remuer intérieurement.

C’était en effet une étrange visite que je rendais ; il y avait mille petites raisons de sentiment qui m’en faisaient une corvée.

Il me répugnait de paraître aux yeux d’un homme, qui, à mon gré, ne pouvait guère s’empêcher d’être humilié en me voyant. Je pensais aussi que j’étais jeune, et que je me portais bien, et que lui était vieux et mourant.

Quand je dis vieux, je sais bien que ce n’était pas une chose nouvelle ; mais c’est qu’à l’âge où il était, un homme qui se meurt a cent ans, et cet homme de cent ans m’avait parlé d’amour, m’avait voulu persuader qu’il n’était vieux que par rapport à moi qui étais trop jeune ; et, dans l’état hideux et décrépit où il était, j’avais de la peine à l’aller faire ressouvenir de tout cela. Est-ce là tout ? Non ; j’avais été vertueuse avec lui, il n’avait été qu’un lâche avec moi ; voyez combien de sortes d’avantages j’aurais sur lui ! Voilà à quoi je songeais confusément, de façon que j’étais moi-même honteuse de l’affront que mon âge, mon innocence et ma santé feraient à ce vieux pécheur confondu et agonisant. Je me trouvais trop vengée, et j’en rougissais d’avance.

Ce ne fut pas lui que j’aperçus d’abord ; ce fut le père Saint-Vincent, qui était au chevet de son lit, et au-dessous duquel était assise madame de Miran, qui me tournait le dos.

À cet aspect, surtout à celui du père Saint-Vincent, que je surpris bien autant qu’il me surprit, je n’osai plus me croire à l’abri de rien, et me voilà retombée dans mes inquiétudes : car enfin, l’autre avait beau être mourant, que faisait là ce bon religieux ? Pourquoi fallait-il qu’il s’y trouvât avec moi ?

Et à propos de ce religieux, de qui, par parenthèse, je ne vous ai rien dit depuis que je l’ai quitté à son couvent ; qui, comme vous savez, m’avait promis de chercher à me placer, et de venir le lendemain matin chez madame Dutour m’informer de ce qu’il aurait pu faire ; vous remarquerez que je lui avais écrit deux ou trois jours après que j’eus rencontré madame de Miran, que je l’avais instruit de mon aventure et de l’endroit où j’étais ; et je l’avais prié d’avoir la bonté de m’y venir voir : à quoi il avait répondu qu’il y passerait incessamment.

J’étais donc, vous dis-je, fort étourdie de le trouver là ; et je n’augurais rien de bon des motifs qu’on avait eus de l’y appeler.

Lui, de son côté, à qui je n’avais point appris dans ma lettre le nom de ma bienfaitrice, et à qui M. de Climal n’avait encore rien dit de son projet, ne savait que penser de me voir au milieu de cette famille, amenée par Valville, qu’il vit venir avec moi, mais qui n’avança pas, et qui se tint éloigné, comme si, par égard pour son oncle, il avait voulu lui cacher que nous étions entrés ensemble.

Au bruit que nous fîmes en entrant, qui est-ce que j’entends ? demanda le malade. C’est la jeune personne que vous avez envie de voir, mon frère, lui dit madame de Miran : approchez, Marianne, ajouta-t-elle toute de suite.

À ce discours tout le corps me frémit ; j’approchai pourtant, les yeux baissés ; je n’osais les lever sur le mourant : je n’aurais su, ce me semble, comment m’y prendre pour le regarder, et je reculais d’en venir là.

Ah ! mademoiselle, c’est donc vous, me dit-il d’une voix faible et embarrassée ; je vous suis obligé d’être venue ; asseyez-vous, je vous prie. Je m’assis donc et me tus ; toujours les yeux baissés, je ne voyais encore que son lit : mais, un moment après, j’essayai de regarder plus haut, et de degré en degré je parvins enfin jusqu’à lui voir la moitié du visage, que je regardai vite tout entier ; mais ce ne fut qu’un instant ; j’avais peur que le malade ne me surprît en l’examinant, et n’en fût trop mortifié ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne vis point de malice dans ce visage-là contre moi.

Où est mon neveu ? dit encore M. de Climal. Me voici, mon oncle, répondit Valville, qui se montra alors modestement. Reste ici, lui dit-il ; et vous, mon père, ajouta-t-il en s’adressant au religieux, ayez aussi la bonté de demeurer ; le tout sans parler de madame de Miran, qui remarqua cette exception qu’il faisait d’elle, et qui lui dit : Mon frère, je vais donner quelques ordres, et passer, pour un instant, dans une autre chambre.

Comme vous voudrez, ma sœur, répondit-il. Elle sortit donc ; et cette retraite, que M. de Climal me parut souhaiter lui-même, acheva de me prouver que je n’avais rien à craindre de fâcheux. S’il avait voulu me faire du mal, il aurait retenu ma bienfaitrice ; la scène n’aurait pu se passer sans elle ; aussi ne me resta-t-il plus qu’une extrême curiosité de savoir à quoi cette cérémonie aboutirait. Il se fit un moment de silence après que madame de Miran fut sortie ; nous entendîmes soupirer M. de Climal.

Je vous ai fait prier, dit-il en se retournant un peu de notre côté, de venir ici ce matin, mon père ; et je ne vous ai point encore instruit des raisons que j’ai pour vous y appeler ; j’ai voulu aussi que mon neveu fût présent ; il le fallait, à cause de mademoiselle que ceci regarde.

Il reprit haleine en cet endroit ; je rougis ; les mains me tremblèrent, et voici comment il continua.

C’est vous, mon père, qui me l’avez amenée, dit-il en parlant de moi ; elle était dans une situation qui l’exposait beaucoup ; vous vîntes lui chercher du secours chez moi ; vous me choisîtes pour lui en donner. Vous me croyiez un homme de bien ; vous vous trompiez, mon père, je n’étais pas digne de votre confiance.

Et comme alors le religieux parut vouloir l’arrêter par un geste qu’il fit : Ah ! mon père, lui dit-il, au nom de Dieu dont je tâche de fléchir la justice, ne vous opposez point à celle que je veux me rendre. Vous savez l’estime et peut-être la vénération dont vous m’avez honoré de si bonne foi ; vous savez la réputation où je suis dans le public ; on m’y respecte comme un homme plein de vertu et de piété ; j’y ai joui des récompenses de la vertu, et je ne les méritais pas ; c’est un vol que j’ai fait. Souffrez donc que je l’expie, s’il est possible, par l’aveu des fourberies qui vous ont jeté dans l’erreur, vous et tout le monde, et que je vous apprenne, au contraire, tout le mépris que je méritais, et toute l’horreur qu’on aurait eue pour moi, si on avait connu le fond de mon abominable conscience.

Ah ! mon Dieu, soyez béni, Sauveur de nos âmes, s’écria alors le père Saint-Vincent.

Oui, mon père, reprit M. de Climal, en nous regardant avec des yeux baignés de larmes, et d’un ton auquel on ne pouvait pas résister ; voilà quel était l’homme à qui vous êtes venu confier mademoiselle ; vous ne vous adressiez qu’à un misérable ; et toutes les bonnes actions que vous m’avez vu faire (je ne saurais trop le répéter) sont autant de crimes dont je suis coupable devant Dieu, autant d’impostures qui m’ont mis en état de faire le mal, et pour lesquelles je voudrais être exposé à tous les opprobres, à toutes les ignominies qu’un homme peut souffrir sur la terre ; encore n’égaleraient-elles pas les horreurs de ma vie.

Ah ! monsieur, en voilà assez, dit ici le père Saint-Vincent, en voilà assez. Allons, il n’y a plus qu’à louer Dieu des sentiments qu’il vous donne. Que d’obligations vous lui avez ! De quelles faveurs ne vous comble-t-il pas ! Ô bonté de mon Dieu, bonté incompréhensible, nous vous adorons ! Voici les merveilles de la grâce ; je suis pénétré de ce que je viens d’entendre, pénétré jusqu’au fond du cœur. Oui, monsieur, vous avez raison ; vous êtes bien coupable ; vous renoncez à notre estime, à la bonne opinion qu’on a de vous dans le monde ; vous voudriez mourir méprisé, et vous vous écriez : Je suis méprisable. Eh bien ! encore une fois, Dieu soit loué ! Je ne puis rien ajouter à ce que vous dites ; nous ne sommes point dans le tribunal de la pénitence, et je ne suis ici qu’un pécheur comme vous. Mais voilà qui est bien, soyez en repos ; nous sentons tout votre néant, aussi bien que le nôtre. Oui, monsieur, ce n’est plus vous en effet que nous estimons ; ce n’est plus cet homme de péché et de misère : c’est l’homme que Dieu a regardé, dont il a eu pitié, et sur qui nous voyons qu’il répand la plénitude de ses miséricordes. Puissions-nous, ô mon Sauveur ! nous qui sommes les témoins des prodiges que votre grâce opère en lui, puissions-nous finir dans de pareilles dispositions ! Hélas ! qui de nous n’a pas de quoi se confondre et s’anéantir devant la justice divine ? Chacun de nous n’a-t-il pas ses offenses, qui, pour être différentes, n’en sont peut-être pas moins grandes ? Ne parlons plus des vôtres ; en voilà assez, monsieur ; en voilà assez. Puisque vous les pleurez, Dieu vous aime, et ne vous a pas abandonné : vous tenez de lui ce courage avec lequel vous nous les avouez ; cette effusion de cœur est un gage de sa bonté pour vous ; vous lui devez non seulement la patience avec laquelle il vous a souffert, mais encore cette douleur et ces larmes qui vous réconcilient avec lui, et qui font un spectacle dont les anges mêmes se réjouissent. Gémissez donc, monsieur, gémissez, mais en lui disant : Ô mon Dieu ! vous ne rejetez point un cœur contrit et humilié. Pleurez, mais avec confiance, avec la consolation d’espérer que vos pleurs le fléchiront, puisqu’ils sont un don de sa miséricorde.

Et ce bon religieux en versait lui-même en tenant ce discours, et nous pleurions aussi, Valville et moi.

Je n’ai pas encore tout dit, mon père, reprit alors M. de Climal. Non, monsieur, non, je vous prie, répondit le religieux ; il n’est pas nécessaire d’aller plus loin ; contentez-vous de ce que vous avez dit ; le reste serait superflu, et ne servirait peut-être qu’à vous satisfaire. Il est quelquefois doux et consolant de s’abandonner au mouvement où vous êtes : eh bien, monsieur, privez-vous de cette douceur et de cette consolation ; mortifiez l’envie que vous avez de nous en avouer davantage. Dieu vous tiendra compte de ce que vous avez dit, et de ce que vous vous serez abstenu de dire.

Ah ! mon père, s’écria le malade, ne m’arrêtez point ; ce serait me soulager que de me taire ; je suis bien éloigné d’éprouver la douceur dont vous parlez ; Dieu ne me fait pas une si grande grâce, à moi qui n’en mérite aucune : c’est bien assez qu’il me donne la force de résister à la confusion dont je me sens couvert, et qui m’arrêterait à tout moment, s’il ne me soutenait pas. Oui, mon père, cet aveu de mes indignités m’accable ; je souffre à chaque mot que je vous dis, je souffre, et j’en remercie mon Dieu, qui par là me laisse en état de lui sacrifier mon misérable orgueil. Permettez donc que je profite d’une honte qui me punit ; je voudrais pouvoir l’augmenter pour proportionner, s’il était possible, mes humiliations à la fausseté des vertus qu’on a honorées en moi. Je voudrais avoir toute la terre pour témoin de l’affront que je me fais ; je suis même fâché d’avoir été obligé de renvoyer madame de Miran ; j’aurais pu du moins rougir encore aux yeux d’une sœur qui n’est peut-être pas désabusée ; mais il a fallu l’écarter ; je la connais, elle m’aurait interrompu ; son amitié pour moi, trop tendre et trop sensible, ne lui aurait pas permis d’écouter ce que j’avais à dire ; mais vous le lui répéterez, mon père ; je l’espère de votre piété, et c’est un soin dont vous voulez bien que je vous charge. Achevons.

Mademoiselle vous a dit vrai dans le récit qu’elle vous a fait sans doute de mon procédé avec elle ; je ne l’ai secourue, en effet, que pour tâcher de la séduire ; je crus que son infortune lui ôterait le courage de rester vertueuse, et j’offris de lui assurer de quoi vivre, à condition qu’elle devînt méprisable. C’est vous en dire assez, mon père ; j’abrège cet horrible récit par respect pour sa pudeur que mes discours passés n’ont déjà que trop offensée. Je vous en demande pardon, mademoiselle, et je vous conjure d’oublier cette affreuse aventure ; que jamais le ressouvenir de mon impudence ne salisse un esprit aussi chaste que doit être le vôtre : recevez-en, pour réparation de ma part, cet aveu que je vous fais, qui est qu’avec vous j’ai été non seulement un homme détestable devant Dieu, mais encore un malhonnête homme suivant le monde ; car j’eus la lâcheté, en vous quittant, de vous reprocher de petits présents que vous m’avez renvoyés ; j’insultai à la triste situation où je vous abandonnais, et je vous menaçai de me venger, si vous osiez vous plaindre de moi.

Je fondais en larmes pendant qu’il me faisait cette satisfaction si généreuse et si chrétienne ; elle m’attendrit au point qu’elle m’arracha des soupirs. Valville et le père Saint-Vincent s’essuyaient les yeux et gardaient le silence. Vous savez, mademoiselle, ajouta M. de Climal, ce que je vous offris alors ; ce fut, je pense, un contrat de cinq ou six cents livres de rente ; je vous en laisse aujourd’hui un de douze cents dans mon testament. Vous refusâtes avec horreur ces six cents livres, quand je vous les proposai comme la récompense d’un crime ; acceptez les douze cents francs à présent qu’ils ne sont plus que la récompense de votre sagesse ; il est bien juste d’ailleurs que je vous sois un peu plus secourable dans mon repentir que je n’offrais de l’être dans mon désordre. Mon neveu, que voici, est mon principal héritier, je le fais mon légataire ; il est né généreux, et je suis persuadé qu’il ne regrettera point ce que je vous laisse.

Ah ! mon oncle, s’écria Valville les larmes aux yeux, vous faites l’action du monde la plus louable, et la plus digne de vous ; tout ce qui m’en afflige, c’est que vous ne la faites pas en pleine santé. Quant à moi, je ne regretterai que vous, et que la tendresse que vous me témoignez ; j’achèterais la durée de votre vie de tous les biens imaginables ; et, si Dieu m’exauce, je ne lui demande que la satisfaction de vous voir vivre aussi longtemps que je vivrai moi-même.

Et moi, monsieur, m’écriai-je à mon tour en sanglotant, je ne sais que vous répondre à force d’être sensible à tout ce que je viens d’entendre. J’ai beau être pauvre ; le présent que vous me faites, si vous mourez, ne me consolera pas de votre perte ; je vous assure que je la regarderai aujourd’hui comme un nouveau malheur. Je vois, monsieur, que vous seriez un véritable ami pour moi, et j’aimerais bien mieux cela, sans comparaison, que ce que vous me laissez si généreusement.

Mes pleurs ici me coupèrent la parole ; je m’aperçus que mon discours l’attendrissait lui-même. Ce que vous dites là répond à l’opinion que j’ai toujours eue de votre cœur, mademoiselle, reprit-il après quelques moments de silence, et il est vrai que je justifierais ce que vous pensez à présent de moi, si Dieu prolongeait mes jours. Je sens que je m’affaiblis, dit-il ensuite ; ce n’est point à moi à vous donner des leçons, elles ne partiraient pas d’une bouche assez pure. Mais, puisque vous croyez perdre un ami en moi, qu’il me soit permis de vous dire encore une chose : j’ai tenté votre vertu ; il n’a pas tenu à moi qu’elle ne succombât : voulez-vous m’aider à expier les efforts que j’ai faits contre elle ? aimez-la toujours, afin qu’elle sollicite la miséricorde de Dieu pour moi ; peut-être mon pardon dépendra-t-il de vos mœurs. Adieu, mademoiselle. Adieu, mon père, ajouta-t-il en parlant au père Saint-Vincent ; je vous la recommande. Pour vous, mon neveu, vous voyez pourquoi je vous ai retenu ; vous m’avez vu à genoux devant elle, vous avez pu la soupçonner d’y consentir ; elle était innocente, et j’ai cru être obligé de vous l’apprendre.

Il s’arrêta là, et nous allions nous retirer, quand il dit encore :

Mon neveu, allez de ma part prier ma sœur de rentrer. Mademoiselle, me dit-il après, madame de Miran m’a appris comment vous la connaissiez ; dans le récit que vous lui avez fait de votre situation, le détail de l’injure toute récente que vous veniez d’essuyer de moi a dû naturellement y entrer ; dites-moi franchement, l’en avez-vous instruite, et m’avez-vous nommé ?

Je vais, monsieur, vous dire la vérité, lui répondis-je, un peu embarrassée de la question. Au sortir de chez le père Saint-Vincent, j’entrai dans le parloir d’un couvent pour y demander du secours à l’abbesse ; j’y rencontrai madame de Miran ; j’étais comme au désespoir ; elle vit que je fondais en larmes ; cela la toucha. On me pressa de dire ce qui m’affligeait ; je ne songeais pas à vous nuire ; mais je n’avais point d’autre ressource que de faire compassion, et je contai tout, mes premiers malheurs et les derniers. Je ne vous nommai pourtant point alors, moins par discrétion qu’à cause que je crus cela inutile ; et elle n’en aurait jamais su davantage, si quelques jours après, en parlant de ces hardes que je renvoyai, je n’avais pas par hasard nommé M. de Valville, chez qui je les fis porter, comme au neveu de la personne qui me les avait données. Voilà malheureusement comment elle vous connut, monsieur ; et je suis bien mortifiée de mon imprudence ; car, pour de la malice, il n’y en a point eu ; je vous le dis en conscience ; je pourrais vous tromper, mais je suis trop pénétrée et trop reconnaissante pour vous en rien cacher.

Dieu soit loué, s’écria-t-il alors en adressant la parole au père Saint-Vincent : actuellement ma sœur sait donc à quoi s’en tenir sur mon compte. Je ne le croyais pas ; c’est une confusion que j’ai de plus avant que je meure ; je sens qu’elle est grande, mon père. Et je vous en remercie, mademoiselle ; ne vous reprochez rien, c’est un service que vous m’avez rendu ; ma sœur me connaît, et je vais rougir devant elle.

Je pensai faire des cris de douleur en l’entendant parler ainsi. Madame de Miran rentra avec Valville ; mes pleurs et mes sanglots la surprirent, son frère s’en aperçut : Venez, ma sœur, lui dit-il ; je vous aurais retenue tantôt, si je n’avais craint votre tendresse ; j’avais à dire des choses que vous n’auriez pas soutenues, mais je n’y perdrai rien, le père Saint-Vincent aura la bonté de vous les redire ; et, grâces à Dieu, vous en savez déjà l’essentiel ; mademoiselle vous a mise en état de me rendre justice. J’en ai mal usé avec elle ; le père Saint-Vincent me l’avait confiée ; elle ne pouvait pas tomber en de plus mauvaises mains, et je la remets dans les vôtres. À toute l’amitié que vous m’avez paru avoir pour elle, ajoutez celle que vous aviez pour moi, et dont elle est bien plus digne que je ne l’étais. Votre cœur, tel qu’il fut à mon égard, est un bien que je lui laisse, et qui la vengera du peu d’honneur et de vertu qu’elle trouva dans le mien.

Ah ! mon frère, mon frère, que m’allez-vous dire ? lui répondit madame de Miran, qui pleurait presque autant que moi. Finissons, je vous prie, finissons ; dans l’affliction où je suis, je ne pourrais pas en écouter davantage. Oui, j’aurai soin de Marianne, elle me sera toujours chère ; je vous le promets, vous n’en devez pas douter ; vous venez de lui donner sur mon cœur des droits qui seront éternels. Voilà qui est fait, n’en parlons plus ; vous voyez la douleur où vous nous jetez tous. Allons mon frère ; êtes-vous en état de parler si longtemps ? Cela vous fatigue ; comment vous trouvez-vous ?

Comme un homme qui va bientôt paraître devant Dieu, dit-il ; je me meurs, ma sœur. Adieu, mon père, souvenez-vous de moi dans vos saints sacrifices : vous savez le besoin que j’en ai.

À peine put-il achever ces dernières paroles, et il tomba dès cet instant dans une faiblesse où nous crûmes qu’il allait expirer.

Deux médecins entrèrent alors : le religieux s’en alla ; on nous fit retirer, Valville et moi, pendant qu’on essayait de le secourir. Madame de Miran voulut rester, et nous passâmes dans une salle où nous trouvâmes un intime ami de M. de Climal, et deux parentes de la famille, qui allaient entrer.

Valville les retint, leur apprit que le malade avait perdu toute connaissance, et qu’il fallait attendre ce qui arriverait ; de sorte que personne n’entra, qu’un ecclésiastique, qui était son confesseur, et que nous vîmes arriver.

Valville, qui était assis à côté de moi dans cette salle, me dit tout bas quelles étaient ces trois personnes que nous y avions trouvées.

Je parle de cet ami de M. de Climal, et de ces deux dames ses parentes, dont l’une était la mère et l’autre la fille.

L’ami me parut un homme froid et poli ; c’était un magistrat de l’âge de soixante ans à peu près.

La mère de la demoiselle pouvait en avoir cinquante ou cinquante-cinq ; petite femme brune, assez ronde, très laide, qui avait le visage large et carré, avec de petits yeux noirs, qui d’abord paraissaient vifs, mais qui n’étaient que curieux et inquiets ; de ces yeux toujours remuants, toujours occupés à regarder, et qui cherchent de quoi fournir à l’amusement d’une âme vide, oisive, d’une âme qui n’a rien à voir en elle-même : car il y a de certaines gens dont l’esprit n’est en mouvement que par pure disette d’idées ; c’est ce qui les rend si affamés d’objets étrangers, d’autant plus qu’il ne leur reste rien, que tout passe en eux, que tout en sort ; gens toujours regardants, toujours écoutants, jamais pensants. Je les compare à un homme qui passerait sa vie à se tenir à sa fenêtre : voilà l’image que je me fais d’eux, et des fonctions de leur esprit.

Telle était la femme dont je vous parle ; je ne jugeai pourtant pas d’elle alors comme j’en juge à présent que je me la rappelle ; mes réflexions, quelque avancées qu’elles fussent, n’allaient pas encore jusque-là ; mais je lui trouvai un caractère qui me déplut.

D’abord ses yeux se jetèrent sur moi, et me parcoururent ; je dis, se jetèrent, au hasard de mal parler, mais c’est pour vous peindre l’avidité curieuse avec laquelle elle se mit à me regarder ; et de pareils regards sont si à charge !

Ils m’embarrassèrent, et je n’y sus point d’autre remède que de la regarder à mon tour, pour la faire cesser ; quelquefois cela réussit, et vous délivre de l’importunité dont je souffrais.

En effet, cette dame me laissa là, mais ce ne fut que pour un moment ; elle revint bientôt de plus belle, et me persécuta.

Tantôt c’était mon visage, tantôt ma cornette, et puis mes habits, ma taille, qu’elle examinait.

Je toussai par hasard ; elle en redoubla d’attention pour observer comment je toussais. Je tirai mon mouchoir ; comment m’y prendrai-je ? ce fut encore un spectacle intéressant pour elle, un nouvel objet de curiosité.

Valville était à côté d’elle ; la voilà qui tout d’un coup se retourne pour lui parler, et qui lui demande : Qui est cette demoiselle-là ?

Je l’entendis ; les gens comme elle ne questionnent jamais aussi bas qu’ils croient le faire ; ils y vont si étourdiment, qu’ils n’ont pas le temps d’être discrets. C’est une demoiselle de province, et qui est la fille d’une des meilleures amies de ma mère, lui répondit Valville assez négligemment. Ah, ah de province, reprit-elle ; et la mère est-elle ici ? Non, repartit-il encore ; cette demoiselle-ci est dans un couvent à Paris. Ah ! dans un couvent ! Est-ce qu’elle a envie d’être religieuse ? Et dans lequel est-ce ? Ma foi, dit-il, je n’en sais pas le nom. C’est peut-être qu’elle y a quelque parente, continua-t-elle. Elle est fort jolie, vraiment, très jolie ; ce qu’elle disait en entrecoupant chaque question d’un regard sur ma figure. À la fin elle se lassa de moi, et me quitta pour examiner le magistrat, qu’elle connaissait pourtant, mais dont le silence et la tristesse lui parurent alors dignes d’être considérés.

Voilà qui est bien épouvantable, lui dit-elle après ; cet homme qui se meurt, et qui se portait si bien (qui est-ce qui l’aurait cru ?), il n’y a que dix jours que nous dînâmes ensemble.

C’était de M. de Climal qu’elle parlait. Mais, dites-moi, monsieur de Valville, est-ce qu’il est si mal ? Cet homme-là est fort, j’espère qu’il en reviendra. Qu’en pensez-vous ? Depuis quand est-il malade ? Car j’étais à la campagne, moi ; et je n’ai su cela que d’hier. Est-il vrai qu’il ne parle plus, qu’il n’a plus de connaissance ? Oui, madame, il n’est que trop vrai, répondit Valville. Et madame de Miran est donc là-dedans ? répondit-elle. Qui est-ce qui y est encore ? La pauvre femme elle doit être bien désolée ; n’est-ce pas ? Ils s’aimaient beaucoup. C’est un si honnête homme ! Toute la famille y perd. Voici une fille qui en a pleuré hier toute la journée, et moi aussi (et cette fille, qui était la sienne, avait effectivement l’air assez contristé, et ne disait mot).

Nos yeux s’étaient quelquefois rencontrés comme à la dérobée, et il me semblait avoir vu dans ses regards autant d’honnêteté pour moi qu’elle en avait dû rencontrer dans les miens pour elle. J’avais lieu de soupçonner que j’étais de son goût ; de mon côté, j’étais enchantée d’elle, et j’avais bien lieu de l’être.

Ah ! madame, l’aimable personne que c’était ! Je n’ai encore rien vu de cet âge-là qui lui ressemble ; jamais la jeunesse n’a tant paré personne ; il n’en fut jamais de si agréable, de si riante à l’œil que la sienne. Il est vrai que la demoiselle n’avait que dix-huit ans ; mais il ne suffit pas de n’avoir que cet âge-là pour être jeune comme elle l’était ; il faut y joindre une figure faite exprès pour s’embellir de ces airs lestes, fins et légers, de ces agréments sensibles, mais inexprimables, que peut y jeter la jeunesse ; et on peut avoir une très belle figure sans l’avoir propre et flexible à tout ce que je dis.

Il est question ici d’un charme à part, de je ne sais quelle gentillesse qui répand dans les mouvements, dans le geste même, dans les traits, plus d’âme et plus de vie qu’ils n’en ont d’ordinaire.

On disait l’autre jour à une dame qu’elle était au printemps de son âge : ce terme de printemps me fit ressouvenir de la jeune demoiselle dont je parle, et je gagerais que c’est que figure comme la sienne qui a fait imaginer cette expression-là.

Je ne lis jamais les noms de Flore ou d’Hébé que je ne songe tout d’un coup à mademoiselle de Fare (c’était ainsi qu’elle s’appelait.)

Représentez-vous une taille haute, agile et dégagée. À la manière dont mademoiselle de Fare allait et venait, et se transportait d’un lieu à un autre, vous eussiez dit qu’elle ne pesait rien.

Enfin, c’étaient des grâces de tout caractère ; c’était du noble, de l’intéressant, mais de ce noble aisé et naturel, qui est attaché à la personne, qui n’a pas besoin d’attention pour se soutenir, qui est indépendant de toute contenance, que ni l’air folâtre ni l’air négligé n’altèrent, et qui est comme un attribut de la figure : c’était de cet intéressant qui fait qu’une personne n’a pas un geste qui ne soit au gré de votre cœur. C’étaient de ces traits délicats, mignons, et qui font une physionomie vive, rusée, et non pas maligne.

Vous êtes une espiègle, lui disais-je quelquefois ; et il y avait en effet quelque chose de ce que je dis là dans sa mine ; mais cela y était comme une grâce qu’on aimait à y voir, et qui n’était qu’un signe de gaîté dans l’esprit.

Mademoiselle de Fare n’était pas d’une forte santé ; mais ses indispositions lui donnaient l’air plus tendre que malade. Elle aurait souhaité plus d’embonpoint qu’elle n’en avait ; mais je ne sais si elle y aurait tant gagné ; du moins, si jamais un visage a pu s’en passer, c’était le sien ; l’embonpoint n’y aurait ajouté qu’un agrément, et lui en aurait ôté plusieurs de plus piquants et de plus précieux.

Mademoiselle de Fare, avec la finesse et le feu qu’elle avait dans l’esprit, écoutait volontiers en grande compagnie, y pensait beaucoup, y parlait peu ; et ceux qui y parlaient bien ou mal n’y perdaient rien.

Je ne lui ai jamais rien entendu dire qui ne fût bien placé et dit de bon goût.

Était-elle avec ses amis, elle avait dans sa façon de penser et de s’énoncer toute la franchise du brusque, sans en avoir la dureté.

On lui voyait une sagacité de sentiment prompte, subite et naïve, une grande noblesse dans les idées, avec une âme haute et généreuse. Mais ceci regarde le caractère, que vous connaîtrez encore mieux par les choses que je dirai dans la suite.

Il y avait déjà du temps que nous étions là, quand madame de Miran sortit de la chambre du malade, et nous dit que la connaissance lui était entièrement revenue, et qu’actuellement les médecins le trouvaient beaucoup mieux. Il m’a même demandé, ajouta-t-elle en m’adressant la parole, si vous étiez encore ici, mademoiselle, et m’a priée qu’on ne vous ramenât à votre couvent qu’après que vous auriez dîné avec nous. Vous me faites beaucoup d’honneur, lui répondis-je, et je ferai ce qu’il vous plaira, madame.

Je voudrais qu’il sût que je suis ici, dit alors le magistrat, son ami, et j’aurais une extrême envie de le voir, s’il était possible.

Et moi aussi, dit la dame ; n’y aurait-il pas moyen de l’avertir ? S’il est mieux, il ne sera peut-être pas fâché que nous entrions ; qu’en dites-vous, madame ? Les médecins en ont donc meilleure espérance ? Hélas ! cela ne va pas encore jusque-là ; ils le trouvent seulement un peu moins mal, et voilà tout, répondit madame de Miran ; mais je vais retourner sur-le-champ, pour savoir s’il n’y a point d’inconvénient que vous entriez ; et à peine nous quittait-elle là-dessus, que les deux médecins sortirent de la chambre.

Messieurs, leur dit-elle, ces deux dames peuvent-elles entrer avec monsieur pour voir mon frère ? est-il en état de les recevoir ?

Il est encore bien faible, répondit l’un d’eux, et il a besoin de repos ; il serait mieux d’attendre quelques heures.

Ah ! sans difficulté, il faut attendre, dit alors le magistrat, je reviendrai cette après-midi. Ce ne sera pas la peine, si vous voulez rester, reprit madame de Miran. Non, dit-il, je vous suis obligé, je ne saurais ; j’ai quelque affaire.

Pour moi, je n’en ai point, dit la dame, et je suis d’avis de demeurer ; n’est-il pas vrai, madame ? Eh bien messieurs, continua-t-elle tout de suite, dites-nous donc, que pensez-vous de cette maladie ? J’ai dans l’esprit qu’il s’en tirera, moi ; n’est-ce pas ? Ne serait-ce point de la poitrine qu’il est attaqué ? Il y a six mois qu’il eut un rhume qui dura très longtemps ; je lui dis d’y prendre garde, il le négligeait un peu. La fièvre est-elle considérable ?

Ce n’est pas la fièvre que nous craignons le plus, madame, dit l’autre médecin, et on ne peut encore porter un jugement bien sûr de ce qui arrivera ; mais il y a toujours du danger.

Ils nous quittèrent après ce discours ; le magistrat les suivit, et nous restâmes, la mère, la fille, madame de Miran, Valville et moi, dans la salle.

Il était tard, un laquais vint nous dire qu’on allait servir. Madame de Miran passa un moment chez le malade ; on lui dit qu’il reposait : elle en ressortit avec l’ecclésiastique qui y était demeuré, qui nous dit qu’il reviendrait après dîner ; nous allâmes nous mettre à table, un peu moins alarmés que nous l’avions été dans le cours de la matinée.

Tous ces détails sont ennuyeux, mais on ne saurait s’en passer ; c’est par eux qu’on va aux faits principaux. À table on me mit à côté de mademoiselle de Fare. Je crus voir, à ses façons gracieuses, qu’elle était bien aise de cette occasion qui s’offrait de lier quelque connaissance ensemble. Nous nous prévenions de mille petites honnêtetés que l’inclination suggère à deux personnes qui ont du plaisir à se voir.

Nous nous regardions avec complaisance et comme l’amour a ses droits, quelquefois aussi je regardais Valville, qui, de son côté et à son ordinaire, avait presque toujours les yeux sur moi.

Je crois que mademoiselle de Fare remarqua nos regards. Mademoiselle, me dit-elle tout bas pendant que sa mère et madame de Miran se parlaient, je voudrais bien ne me pas tromper dans ce que je pense ; et, cela étant, vous ne quitteriez point Paris.

Je ne sais pas ce que vous entendez, lui répondis-je du même ton (et effectivement je n’en savais rien) ; mais, à tout hasard, je crois que vous pensez toujours juste ; voulez-vous bien à présent me dire votre pensée, mademoiselle ?

C’est, reprit-elle toujours tout bas, que madame votre mère est la meilleure amie de madame de Miran, et que vous pourriez bien épouser mon cousin ; dites-moi ce qui en est à votre tour.

Cela n’était pas aisé : la question m’embarrassa, m’alarma même ; j’en rougis, et puis j’eus peur qu’elle ne vît que je rougissais, et que cela ne trahît un secret qui me faisait trop d’honneur. Enfin j’ignore ce que j’aurais répondu, si sa mère ne m’avait pas tirée d’affaire. Heureusement, comme je vous l’ai dit, c’était de ces femmes qui voient tout, et qui veulent tout savoir.

Elle s’aperçut que nous nous parlions : Qu’est-ce que c’est, ma fille ? dit-elle ; de quoi est-il question ? Vous souriez, et mademoiselle rougit (rien ne lui était échappé) : peut-on savoir ce que vous vous disiez ?

Je n’en ferai pas mystère, repartit sa fille ; je serais charmée que mademoiselle demeurât à Paris, et je lui disais que je souhaitais qu’elle épousât M. de Valville.

Ah ! ah ! s’écria-t-elle ; mais, à propos, j’ai eu aussi la même idée ; et il me semble, sur tout ce que j’ai observé, qu’ils n’en seraient fâchés ni l’un ni l’autre. Eh ! que sait-on ? C’est peut-être le dessein qu’on a ; il y a toute apparence.

Eh ! pourquoi non ? dit madame de Miran, qui apparemment ne vit point de risque à prendre son parti dans ces circonstances, et qui, par une bonté de cœur dont le mien est encore transporté quand j’y songe, et que je ne me rappelle jamais sans pleurer de tendresse et de reconnaissance ; qui, dis-je, par une bonté de cœur admirable, et pour nous donner d’infaillibles gages de sa parole, voulut bien saisir cette occasion de préparer les esprits sur notre mariage.

Eh ! pourquoi non ? dit-elle donc à son tour : mon fils ne sera pas à plaindre, si cela arrive. Ah ! tout le monde sera de votre avis, reprit madame de Fare ; il n’y aura certes que des compliments à lui faire, et je lui fais les miens d’avance ; je ne sache personne mieux partagé qu’il le sera. Aussi puis-je vous assurer, madame, que je n’envierai le partage de personne, répondit Valville d’un air franc et aisé, pendant que je baissais la tête pour remercier sa mère de ses politesses, sans lui rien dire ; car je crus devoir me taire et laisser parler ma bienfaitrice, devant qui je n’avais là-dessus et dans cette occasion qu’un silence modeste et respectueux à garder. Je ne pus m’empêcher cependant de jeter sur elle un regard bien tendre et bien reconnaissant ; et de la manière dont la conversation se tourna là-dessus, quoique tout y fût dit en badinant, madame de Fare ne douta point que je ne dusse épouser Valville.

Je m’en retournerai dès que j’aurai vu M. de Climal, et puis nous reconduirons votre bru à son couvent, dit-elle à madame de Miran ; ou bien, tenez, faisons encore mieux ; je ne couche pas ce soir à Paris, je m’en retourne à ma maison de campagne, qui n’est qu’à un quart de lieue d’ici, comme vous savez. Je pense que vous pouvez disposer de mademoiselle. Écrivez, ou envoyez dire à son couvent qu’on ne l’attende point, et que vous la gardez pour un jour ou deux, moyennant quoi nous l’emmènerons avec nous. Ne faut-il pas que ces demoiselles se connaissent un peu davantage ? Vous leur ferez plaisir à toutes deux, j’en suis sûre.

Mademoiselle de Fare s’en mêla, et joignit de si bonne grâce ses instances à celles de sa mère, que madame de Miran, à qui on supposait que mes parents m’avaient confiée, dit qu’elle y consentait, et que j’étais la maîtresse. Il est vrai, ajouta-t-elle, que vous n’avez personne avec vous, mais vous serez servie chez madame. Allez, je passerai tantôt moi-même à votre couvent ; et demain, suivant l’état où sera mon frère, j’irai sur les cinq heures du soir vous reprendre, ou je vous enverrai chercher.

Puisque vous me le permettez, je n’hésiterai point, madame, répondis-je.

On se leva de table ; Valville me parut charmé qu’on eût lié cette petite partie ; je devinais ce qui lui en plaisait, c’est qu’elle nous convainquait encore de la sincérité des promesses de madame de Miran ; non seulement cette dame laissait croire que j’étais destinée à son fils, mais elle me laissait aller dans le monde sur ce pied-là ; y avait-il de procédé plus net, et n’était-ce pas s’engager à jamais ?

Sortons de chez M. de Climal. Madame de Fare ne put le voir, on dit qu’il reposait ; et dans l’instant que nous allions partir, Valville, par quelques discours qu’il tint adroitement, engagea cette dame à lui proposer de nous suivre, et de venir souper chez elle.

Il fait le plus beau temps du monde, lui dit-elle ; vous reviendrez ce soir ou demain matin, si vous l’aimez mieux. Me le permettez-vous aussi ? dit en riant Valville à madame de Miran, dont il était bien aise d’avoir l’approbation. Oui, mon fils, reprit-elle, vous pouvez y aller ; aussi bien ne me retirerai-je d’ici que fort tard. Et là-dessus nous prîmes congé d’elle, et nous partîmes.

Nous voici arrivés ; je vis une très belle maison ; nous nous y promenâmes beaucoup : tout m’y rendait l’âme satisfaite. J’y étais avec un homme que j’aimais, qui m’adorait, qui avait la liberté de me le dire, qui me le disait à chaque instant, et dont on trouvait bon que je reçusse les hommages, à qui même il m’était permis de marquer modestement du retour. Aussi n’y manquais-je pas ; il me parlait, et moi je le regardais, et ses discours n’étaient pas plus tendres que mes regards. Il le sentait bien ; ses expressions en devenaient plus passionnées, et le langage de mes yeux encore plus doux.

Quelle agréable situation ! D’un côté Valville qui m’idolâtrait ; de l’autre, mademoiselle de Fare qui ne savait quelles caresses me faire ; et de ma part un cœur plein de sensibilité pour tout cela. Nous nous promenions tous trois dans le bois de la maison ; nous avions laissé madame de Fare occupée à recevoir deux personnes qui venaient d’arriver pour souper chez elle ; et comme les tendresses de Valville interrompaient ce que nous disions, cette aimable fille et moi, nous nous avisâmes, par un mouvement de gaîté, de le fuir, de l’écarter d’auprès de nous, et de lui jeter des feuilles que nous arrachions des bosquets.

Il nous poursuivait, nous courions ; il me saisit, elle vint à mon secours ; et mon âme se livrait à une joie qui ne devait pas durer.

C’était ainsi que nous nous amusions, quand on vint nous avertir qu’on n’attendait que nous pour se mettre à table, et nous nous rendîmes dans la salle.

On soupa ; on demanda d’abord des nouvelles de M. de Fare qui était à l’armée : on parla de moi ensuite ; la compagnie me fit de grandes honnêtetés. Madame de Fare l’avait déjà prévenue sur le mariage auquel on me destinait, et on en félicita Valville.

Le souper fini, les convives nous quittèrent : madame de Fare dit à Valville de rester jusqu’au lendemain : il ne l’en fallut pas presser beaucoup. Je touche à la catastrophe qui me menace, et demain je verserai bien des larmes.

Je me levai entre dix et onze heures du matin ; un quart d’heure après entra une femme de chambre qui venait pour m’habiller.

Quelque inusité que fût pour moi le service qu’elle allait me rendre, je m’y prêtai, je pense, d’aussi bonne grâce que s’il m’avait été familier. Il fallait bien soutenir mon rang, et c’étaient là de ces choses que je saisissais on ne peut pas plus vite ; j’avais un goût naturel, ou, si vous voulez, je ne sais quelle vanité délicate qui me les apprenait tout d’un coup, et ma femme de chambre ne me sentit point novice.

À peine achevait-elle de m’habiller, que j’entendis la voix de mademoiselle de Fare qui approchait ; elle parlait à une autre personne qui l’accompagnait. Je crus que ce ne pouvait être que Valville, et je voulais aller au devant d’elle ; elle ne m’en donna pas le temps, elle entra.

Ah ! madame, devinez avec qui, devinez ; voilà ce qu’on peut appeler un coup de foudre.

C’était avec cette marchande de toile chez qui j’avais demeuré en qualité de fille de boutique, avec madame Dutour, de qui j’ai dit étourdiment, ou par pure distraction, que je ne parlerai plus, et qui en effet ne paraîtra plus sur la scène.

Mademoiselle de Fare accourut d’abord à moi, et m’embrassa d’un air folâtre : mais ce fatal objet, cette misérable madame Dutour venait de frapper mes yeux, et elle n’embrassa qu’une statue ; je restai sans mouvement, plus pâle que la mort, et ne sachant plus où j’étais.

Eh ! ma chère, qu’avez-vous donc ? Vous ne me dites mot, s’écria mademoiselle de Fare, étonnée de mon silence et de mon immobilité.

Eh ! que Dieu nous soit en aide ! Aurais-je la berlue ? N’est-ce pas vous, Marianne ? s’écria de son côté madame Dutour. Eh ! pardi oui, c’est elle-même ; tenez, comme on se rencontre ! Je suis venue ici pour montrer de la toile à des dames qui sont vos voisines, et qui m’ont envoyé chercher ; et en revenant, j’ai dit, il faut que je passe chez madame la marquise, pour voir si elle n’a besoin de rien. Vous m’avez trouvée dans sa chambre, et puis vous m’amenez ici, où je la trouve ; il faut croire que c’est mon bon ange qui m’a inspiré d’entrer dans la maison.

Et tout de suite elle se jeta à mon cou. Quelle bonne fortune avez-vous donc eue ? ajouta-t-elle tout de suite. Comme la voilà belle et bien mise ! Ah que je suis aise de vous voir brave ! Que cela vous sied bien ! Je pense, Dieu me pardonne, qu’elle a une femme de chambre. Eh ! mais, dites-moi donc ce que cela signifie, voilà qui est admirable, cette pauvre enfant ! Contez-moi donc d’où cela vient.

À ce discours, pas un mot de ma part ; j’étais anéantie.

Là-dessus, Valville arrive d’un air riant ; mais, à l’aspect de madame Dutour, le voici qui rougit, qui perd contenance, et qui reste immobile à son tour. Vous jugez bien qu’il comprit toutes les fâcheuses conséquences de cette aventure ; ceci, au reste, se passa plus vite que je ne puis le raconter.

Doucement, madame Dutour, doucement, dit alors mademoiselle de Fare ; vous vous trompez sûrement, vous ne savez pas à qui vous parlez. Mademoiselle n’est pas cette Marianne pour qui vous la prenez.

Ce ne l’est pas ! s’écria encore la marchande, ce ne l’est pas ! Ah ! pardi, en voici bien d’une autre : vous verrez que je ne suis peut-être pas madame Dutour aussi, moi ! Eh ! merci de ma vie, demandez-lui si je me trompe. Eh bien ! répondez donc, ma fille ; n’est-il pas vrai que c’est vous ? Dites donc, n’avez-vous pas été quatre ou cinq jours en pension chez moi pour apprendre le négoce ? C’était M. de Climal qui l’y avait mise, et puis qui la laissa là un beau jour de fête ; bon jour, bonne œuvre ; adieu, va où tu pourras. Aussi pleurait-elle, il fallait voir, la pauvre orpheline ! Je la trouvai échevelée comme une Madeleine ; une nippe d’un côté, une nippe de l’autre ; c’était une vraie pitié.

Mais encore une fois, prenez garde, madame, prenez garde ; car cela ne se peut pas, dit mademoiselle de Fare étonnée. Oh ! bien, je ne dis pas que cela se puisse, mais je dis que cela est, reprit la Dutour. Eh ! à propos, tenez, c’est chez M. de Valville que je fis porter le paquet de hardes dont M. de Climal lui avait fait présent ; à telles enseignes que j’ai encore un mouchoir à elle, qu’elle a oublié chez moi et qui ne vaut pas grand argent ; mais enfin, n’importe, il est à elle, et je n’y veux rien ; on l’a blanchi tel qu’il est ; quand il serait meilleur, il en serait de même ; et ce que j’en dis n’est que pour faire voir si je la dois connaître. En un mot comme en cent, qu’elle parle ou qu’elle ne parle pas, c’est Marianne ; et quoi encore ? Marianne ; c’est le nom qu’elle avait quand je l’ai prise ; si elle ne l’a plus, c’est qu’elle en a changé ; mais je ne lui en savais point d’autre, ni elle non plus ; encore était-ce, m’a-t-elle dit, la nièce d’un curé qui le lui avait donné ; car elle ne sait qui elle est ; c’est elle qui me l’a dit aussi. Que diantre, où est donc la finesse que j’y entends ? Est-ce que j’ai envie de lui nuire, moi, à cette enfant, qui a été ma fille de boutique ? Est-ce que je lui en veux ? Pardi ! je suis comme tout le monde, je reconnais les gens quand je les ai vus. Voyez que cela est difficile ! Si elle est devenue glorieuse, dame ! je n’y saurais que faire. Au surplus, je n’ai que du bien à dire d’elle ; je l’ai connue pour honnête fille ; y a-t-il rien de plus beau ? Je lui défie d’avoir mieux, quand elle serait duchesse ; de quoi se fâche-t-elle ?

À ce dernier mot, la femme de chambre se mit à rire sous sa main et sortit ; pour moi, qui me sentais faible et les genoux tremblants, je me laissai tomber dans un fauteuil qui était à côté de moi, où je ne fis que pleurer et jeter des soupirs.

Mademoiselle de Fare baissait les yeux et ne disait mot. Valville, qui jusque-là n’avait pas encore ouvert la bouche, s’approcha enfin de madame Dutour, et, la prenant par le bras : Madame, allez-vous-en, sortez, je vous en conjure ; faites-moi ce plaisir-là, vous n’y perdrez point, ma chère madame Dutour ; allez, qu’on ne vous voie point davantage ici ; soyez discrète, et comptez de ma part sur tous les services que je pourrai vous rendre.

Eh ! mon Dieu, de tout mon cœur, reprit-elle. Hélas ! je suis bien fâchée de tout cela, mon cher monsieur ; mais que voulez-vous ? Devine-t-on ? Mettez-vous à ma place.

Eh ! oui, madame, lui dit-il, vous avez raison ; mais partez, partez, je vous prie. Adieu, adieu, répondit-elle, je vous fais bien excuse. Mademoiselle, je suis votre servante (c’était mademoiselle de Fare à qui elle parlait.) Adieu, Marianne ; allez, mon enfant, je ne vous souhaite pas plus de mal qu’à moi, Dieu le sait ; toutes sortes de bonheurs puissent-ils vous arriver ! Si pourtant vous voulez voir ce que j’ai apporté dans mon carton, dit-elle encore en s’adressant à mademoiselle de Fare, peut-être prendriez-vous quelque chose. Eh ! non, reprit Valville, non, vous dit-on ; j’achèterai tout ce que vous avez, je le retiens, et vous le payerai demain chez moi. Ce fut en la poussant qu’il parla ainsi, et enfin elle sortit.

Mes larmes et mes soupirs continuaient ; je n’osais pas lever les yeux, et j’étais comme une personne accablée.

Monsieur de Valville, dit alors mademoiselle de Fare, qui jusqu’ici n’avait fait qu’écouter, expliquez-moi ce que cela signifie.

Ah ! ma chère cousine, répondit-il en embrassant ses genoux, au nom de tout ce que vous avez de plus cher, sauvez-moi la vie : il n’y va pas de moins pour moi ; je vous en conjure par toute la bonté, par toute la générosité de votre cœur. Il est vrai, mademoiselle a été quelques jours chez cette marchande ; elle a perdu son père et sa mère depuis l’âge de deux ans ; on croit qu’ils étaient étrangers ; ils ont été assassinés dans un carrosse de voiture avec nombre de domestiques à eux ; c’est un fait constaté ; mais on n’a jamais pu savoir qui ils étaient ; leur suite a seulement prouvé qu’ils étaient gens de condition, voilà tout ; et mademoiselle fut retirée du carrosse dans la portière duquel elle était tombée sous le corps de sa mère ; elle a depuis été élevée par la sœur d’un curé de village, qui est morte à Paris il y a quelques mois, et qui la laissa sans secours ; un religieux la présenta à mon oncle ; c’est par hasard que je l’ai connue, et je l’adore ; si je la perds, je perds la vie. Je vous ai dit que ses parents voyageaient avec plusieurs domestiques de tout sexe ; elle est fille de qualité, on n’en a jamais jugé autrement. Sa figure, ses grâces et son caractère, en sont encore de nouvelles preuves ; peut-être est-elle née plus que moi ; peut-être que, si elle se connaissait, je serais trop honoré de sa tendresse. Ma mère, qui sait tout ce que je vous dis là, et tout ce que je n’ai pas le temps de vous dire, ma mère est dans notre confidence ; elle est enchantée d’elle ; elle l’a mise dans un couvent ; elle consent que je l’aime, elle consent que je l’épouse, et vous êtes bien digne de penser de même ; vous n’abuserez point de l’accident funeste qui lui dérobe sa naissance ; vous ne lui en ferez point un crime. Un malheur, quand il est accompagné des circonstances que je vous dis, ne doit point priver une fille, d’ailleurs si aimable, du rang dans lequel on a bien vu qu’elle était née, ni des égards et de la considération qu’elle mérite de la part de tous les honnêtes gens. Gardez donc votre estime et votre amitié pour elle ; conservez-moi mon épouse, conservez-vous l’amie la plus digne de vous, une amie d’un mérite et d’un cœur que vous ne trouverez nulle part ; d’un cœur que vous allez acquérir tout entier, sans compter le mien, et dont la reconnaissance sera éternelle et sans bornes. Mais ce n’est pas assez que de ne point divulguer notre secret ; il y avait tout à l’heure ici une femme de chambre qui a tout entendu ; il faut la gagner, il faut se hâter.

C’est à quoi je songeais, dit mademoiselle de Fare qui l’interrompit, et qui tira le cordon d’une sonnette ; et je vais y remédier. Tranquillisez-vous, monsieur, et fiez-vous à moi. Voici un récit qui m’a remuée jusqu’aux larmes ; j’avais beaucoup d’estime pour vous, vous venez de m’en donner davantage. Je regarde aussi madame de Miran, dans cette occasion-ci, comme la femme du monde la plus respectable ; je ne saurais vous dire combien je l’aime, combien son procédé me touche, et mon cœur ne le cédera pas au sien. Essuyez vos pleurs, ma chère amie, et ne songeons plus qu’à nous lier d’une amitié qui dure autant que nous, ajouta-t-elle en me prenant la main, sur laquelle je me jetai, que je baisai, que j’arrosai de mes larmes, d’un air qui n’était que suppliant, reconnaissant et tendre, mais point humilié.

Cette amitié que vous me faites l’honneur de me demander, me sera plus chère que ma vie ; je ne vivrai que pour vous aimer tous deux, vous et Valville, lui dis-je à travers des sanglots que m’arracha l’attendrissement où j’étais.

Je ne pus en dire davantage ; mademoiselle de Fare pleurait aussi en m’embrassant, et ce fut en cet état que la surprit la femme de chambre dont je vous ai parlé, et qui venait savoir pourquoi elle avait sonné.

Approchez, Favier, lui dit-elle du ton le plus imposant ; vous avez de l’attachement pour moi, du moins il me le semble. Quoi qu’il en soit, vous avez vu ce qui s’est passé avec cette marchande ; je vous perdrai tôt ou tard, si jamais il vous échappe un mot de ce qui s’est dit ; je vous perdrai ; mais aussi je vous promets votre fortune pour prix du silence que vous garderez. Et moi, je lui promets de partager la mienne avec elle, dit tout de suite Valville.

Favier, en rougissant, nous assura qu’elle se tairait ; mais le mal était fait, elle avait déjà parlé. C’est ce que vous verrez dans la sixième partie, avec tous les événements que son indiscrétion causa ; les puissances mêmes s’en mêlèrent. Je n’ai pas oublié, au reste, que je vous ai annoncé l’histoire d’une religieuse, et voici sa place ; c’est par où commencera la sixième partie.