La Vie de Marianne (éd. Charpentier)/Partie 03

La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. 87-141).


TROISIÈME PARTIE


Oui, madame, vous avez raison, il y a longtemps que vous attendez la suite de mon histoire ; je vous en demande pardon ; je ne m’excuserai point, j’ai tort, et je commence.

Je vous ai dit qu’on frappa à la porte pendant que madame Dutour me prêchait une économie dont elle approuvait pourtant que je me dispensasse à son profit, c’est-à-dire à sa fête, à celle de Toinon, à la mienne, et à de certains jours de réjouissance où ce serait fort bien fait de dépenser mon argent pour la régaler elle et sa maison.

C’était donc là à peu près ce qu’elle me disait, quand le bruit qu’on fit à la porte l’interrompit. Qui est là ? cria-t-elle tout de suite et sans se lever ; qui est-ce qui frappe ? Je venais d’entendre arrêter un carrosse ; et, comme on répondit au qui est là de madame Dutour, il me sembla reconnaître la voix de la personne qui répondait. Je pense que c’est M. de Climal, lui dis-je. Croyez-vous ? me dit-elle en courant vite. Et je ne me trompais point, c’était lui-même.

Eh ! mon Dieu, monsieur, je vous fais bien excuse ; vraiment je me serais bien plus pressée, si j’avais cru que c’était vous, lui dit-elle. Tenez, Marianne et moi nous étions encore à table ; il n’y a que nous deux ici. Jeannot (c’était son fils) est avec sa tante, qui doit le mener tantôt à la foire ; car il faut toujours que cet enfant soit fourré chez elle, surtout les fêtes. Madelon (c’était sa servante) est à la noce d’un cousin qu’elle a, et je lui ai dit : Va-t’en, cela n’arrive pas tous les jours, et en voilà pour longtemps. D’un autre côté, Toinon est allée voir sa mère, qui ne la voit pas souvent, la pauvre femme ; elle demeure si loin ! c’est au faubourg Saint-Marceau ; imaginez-vous s’il y a à trotter ; et tant mieux, j’en suis bien aise, moi ; cela fait que la fille ne sort guère : de sorte que je suis restée seule en attendant Marianne, qui, par-dessus le marché, s’est avisée de tomber en venant de l’église, et qui s’est fait mal à un pied ; ce qui est cause qu’elle n’a pu marcher, et qu’il a fallu la porter près de là dans une maison pour accommoder son pied, pour avoir un chirurgien qui ne se trouve pas là à point nommé ; il faut qu’il vienne, qu’il voie ce que c’est, qu’on déchausse une fille, qu’on la rechausse, qu’elle se repose ; ensuite un fiacre dont elle a eu besoin, et qui me l’a ramenée ici tout éclopée, pour ma peine de l’avoir attendue jusqu’à une heure et demie. Et puis, est-ce là tout ? Vous croyez qu’on va dîner, n’est-ce pas ? Bon n’y avait-il pas ce maudit fiacre que j’ai voulu payer moi-même pour épargner l’argent de Marianne, qui ne se connaît pas à cela, et qui, malgré moi, a été lui donner plus qu’il ne fallait ; j’étais dans une colère ! Aussi je l’aurais battu, si j’avais été assez forte.

Il y a eu donc bien du bruit ? dit M. de Climal. Oh ! du bruit, si vous voulez, reprit-elle ; je me suis un peu emportée contre lui ; mais, au surplus, il n’y a eu que quelques voisins qui se sont assemblés à notre porte, quelques passants par-ci par-là.

Tant pis, lui dit-il assez froidement ; ce sont là de ces scènes qu’il faut éviter le plus qu’on peut, et Marianne, qui l’a payé, a pris le bon parti. Comment va votre pied ? ajouta-t-il en s’adressant à moi. Assez bien, lui dis-je ; je n’y sens presque plus que de la faiblesse, et j’espère que demain il n’y aura rien.

Avez-vous achevé de dîner ? nous dit-il. Oh ! sans doute, reprit madame Dutour ; nous causions de choses et d’autres. Ne vous asseyez-vous pas, monsieur ? avez-vous quelque chose à dire à Marianne ? Oui, dit-il, j’ai à lui parler.

Eh ! reprit-elle, ayez donc la bonté de passer dans la salle, vous ne seriez pas bien ici ; c’est notre taudis. Venez, Marianne, appuyez-vous sur moi, je vous mènerai jusque-là ; attendez, je m’en vais chercher mon aune, avec quoi vous vous soutiendrez. Non, non, dit M. de Climal, je l’aiderai ; prenez mon bras, mademoiselle. Et là-dessus je me lève. Nous rentrâmes dans la boutique pour passer dans cette petite salle, où je crois que j’aurais fort bien été toute seule, en me soutenant d’une canne.

Ah çà ! dit madame Dutour pendant que je m’asseyais dans un fauteuil, puisque vous avez à entretenir Marianne, moi je vais prendre ma coiffe, et sortir pour aller entendre un petit bout de vêpres ; elles seront bien avancées : mais je ne perdrai pas tout, et j’en aurai toujours peu ou prou. Adieu, monsieur ; excusez si je m’en vais, je vous laisse le gardien de la maison. Marianne, si quelqu’un vient me demander, dites que je ne serai pas longtemps ; entendez-vous, ma fille ? Monsieur, je suis votre servante.

Elle nous quitta alors, sortit un moment après, et ne fit que tirer la porte de la rue sans la fermer, parce qu’il ne pouvait entrer qui que ce soit dans la boutique sans que nous le vissions de la salle.

Jusque-là M. de Climal avait eu l’air sombre et rêveur, ne m’avait pas dit quatre paroles, et semblait attendre qu’elle fût partie pour entamer la conversation ; de mon côté, à l’air intrigué que je lui voyais, je me doutais de ce qu’il allait me dire, et j’en étais dégoûtée d’avance. Apparemment qu’il va être question de son amour, pensais-je en moi-même. Car, avant mon aventure avec Valville, vous vous ressouvenez bien que j’avais déjà conclu que M. de Climal m’aimait, et j’en étais encore plus sûre depuis ce qui s’était passé chez son neveu : un bigot qui avait rougi de m’y rencontrer, qui avait feint de ne m’y pas connaître, ne pouvait y avoir été si confus et si dissimulé, que parce que le fond de sa conscience sur mon chapitre ne lui faisait pas honneur : on appelle cela rougir devant son péché, et vous ne sauriez croire combien alors ce vieux pécheur me paraissait laid, combien sa présence m’était à charge.

Trois jours auparavant, en découvrant qu’il m’aimait, je m’étais contentée de penser que c’était un hypocrite, que je n’avais qu’à laisser être ce qu’il voudrait, et qu’il n’y gagnerait rien ; mais à présent je n’en restais pas là ; je ne me contenais plus pour lui dans cette tranquille indifférence. Ses sentiments me scandalisaient, m’indignaient ; le cœur m’en soulevait. En un mot, ce n’était plus le même homme à mes yeux : les tendresses du neveu, jeune, aimable et galant, m’avaient appris à voir l’oncle tel qu’il était et tel qu’il méritait d’être vu ; elles l’avaient flétri, et m’éclairaient sur son âge, sur ses rides, et sur toute la laideur de son caractère.

Quelle folle et ridicule figure n’a-t-il pas été obligé de faire chez Valville ! Que va-t-il me dire avec son vilain amour qui offense Dieu ? Va-t-il m’exhorter à ne valoir pas mieux que lui sous prétexte des services qu’il me rendra ? me disais-je. Ah ! qu’il est haïssable ! Comment un homme à cet âge-là ne se trouve-t-il pas lui-même horrible ? Être aussi vieux qu’il est, avoir l’air dévot, passer pour un si bon chrétien, et ensuite venir dire en secret à une jeune fille : Ne prenez pas garde à cela ; je ne suis qu’un fourbe, je trompe tout le monde, et je vous aime en débauché honteux qui voudrait bien aussi vous rendre libertine ! Ne voilà-t-il pas un amant bien ragoûtant !

C’étaient là à peu près les petites idées dont je m’occupais pendant qu’il gardait le silence en attendant que la Dutour fût partie.

Enfin, nous restâmes seuls dans la maison. Que cette femme est babillarde ! me dit-il en levant les épaules ; j’ai cru que nous ne pourrions nous en défaire. Oui, lui répondis-je, elle aime assez à parler ; d’ailleurs, elle ne s’imagine pas que vous ayez rien de si secret à me dire.

Que pensez-vous de notre rencontre chez mon neveu ? reprit-il en souriant. Rien, lui dis-je, sinon que c’est un coup de hasard. Vous avez très sagement fait de ne me pas connaître, me dit-il. C’est qu’il m’a paru que vous le souhaitiez ainsi, répondis-je ; et à propos de cela, monsieur, d’où vient est-ce que vous êtes bien aise que je ne vous aie point nommé, et que vous avez fait semblant de ne m’avoir jamais vue ?

C’est, me répondit-il d’un air insinuant et doux, qu’il vaut mieux, et pour vous et pour moi, qu’on ignore les liaisons que nous avons ensemble, qui dureront plus d’un jour, et sur lesquelles il n’est pas nécessaire qu’on glose, ma chère fille ; vous êtes si aimable, qu’on ne manquerait pas de croire que je vous aime.

Oh ! il n’y arien à appréhender, repris-je d’un ton ingénu ; on sait que vous êtes un si honnête homme ! Oui, oui, dit-il comme en badinant, on le sait, et on a raison de le croire : mais, Marianne, on n’en est pas moins honnête homme pour aimer une jolie fille.

Quand je dis un honnête homme, répondis-je, j’entends un homme de bien, pieux et plein de religion ; ce qui, je crois, empêche qu’on n’ait de l’amour, à moins que ce ne soit pour sa femme.

Mais, ma chère enfant, me dit-il, vous me prenez donc pour un saint ? Ne me regardez point sur ce pied-là : vraiment vous me faites trop d’honneur, je ne le suis point ; et un saint même aurait bien de la peine à l’être auprès de vous ; oui, bien de la peine : jugez des autres. Et puis je ne suis pas marié, je n’ai plus de femme à qui je doive mon cœur, moi ; il ne m’est point défendu d’aimer, je suis libre. Mais nous parlerons de cela : revenons à votre accident.

Vous êtes tombée ; il a fallu vous porter chez mon neveu, qui est un étourdi, et qui aura débuté par vous dire des galanteries, n’est-il pas vrai ? il vous en contait, du moins, quand nous sommes entrés, cette dame et moi ; et il n’y a rien d’étonnant : il vous a trouvée ce que vous êtes ; c’est-à-dire, belle, aimable, charmante ; en un mot, ce que tout le monde vous trouvera. Mais, comme je suis assurément le meilleur ami que vous ayez dans le monde (et c’est de quoi j’espère bien vous donner des preuves), dites-moi, ma belle enfant, n’auriez-vous pas quelque penchant à l’écouter ? Il m’a semblé vous voir un air assez satisfait auprès de lui ; me suis-je trompé ?

Moi, monsieur, répondis-je, je l’écoutais parce que j’étais chez lui ; je ne pouvais faire autrement ; mais il ne me disait rien que de fort poli et de fort honnête.

De fort honnête, dit-il en répétant ce mot : prenez garde. Marianne ; ceci pourrait déjà bien venir d’un peu de prévention. Hélas ! que je vous plaindrais, dans la situation où vous êtes, si vous étiez tentée de prêter l’oreille à de pareilles cajoleries ! Ah ! mon Dieu, que ce serait dommage ! et que deviendriez-vous ? Mais, dites-moi, vous a-t-il demandé où vous demeuriez ?

Je crois que oui, monsieur, répondis-je en rougissant. Et vous, qui n’en saviez pas les conséquences, vous le lui avez sans doute appris ? ajouta-t-il. Je n’en ai point fait difficulté, repris-je ; aussi bien l’aurait-il su quand je serais montée dans le fiacre, puisque avant de partir il faut bien dire où l’on va.

Vous me faites trembler pour vous, s’écria-t-il d’un air sérieux et compatissant ; oui, trembler : voilà un événement bien fâcheux, et qui aura les plus malheureuses suites du monde, si vous ne les prévenez pas ; il vous perdra, ma fille : je n’exagère rien, et je ne saurais me lasser de le dire. Hélas ! quel dommage qu’avec les grâces et la beauté que vous avez, vous devinssiez la proie d’un jeune homme qui ne vous aimera point ; car ces jeunes fous-là savent-ils aimer ? ont-ils un cœur, ont-ils des sentiments, de l’honneur, un caractère ? Ils n’ont que des vices, surtout avec une fille de votre état, que mon neveu croira fort au-dessous de lui, qu’il regardera comme une jolie grisette, dont il va tâcher de faire une bonne fortune, et à qui il se promet bien de tourner la tête ; ne vous attendez pas à autre chose. De petites galanteries, de petits présents, qui vous amuseront ; les protestations les plus tendres, que vous croirez ; un étalage de sa fausse passion, qui vous séduira ; un éloge éternel de vos charmes ; enfin, de petits rendez-vous que vous refuserez d’abord, que vous accorderez après, et qui cesseront tout d’un coup par l’inconstance et par les dégoûts du jeune homme : voilà tout ce qui en arrivera. Voyez, cela vous convient-il ? je vous le demande, est-ce là ce qu’il vous faut ? Vous avez de l’esprit et de la raison, et il n’est pas possible que vous ne considériez quelquefois le cas où vous êtes, que vous n’en soyez inquiète, effrayée. On a beau être jeune, distraite, imprudente, tout ce qu’il vous plaira, on ne saurait pourtant oublier son état, quand il est aussi triste, aussi déplorable que le vôtre ; et je ne dis rien de trop, vous le savez, Marianne : vous êtes une orpheline, et une orpheline inconnue à tout le monde, qui ne tient à qui que ce soit sur la terre, dont qui que ce soit ne s’inquiète et ne se soucie, ignorée pour jamais de votre famille, que vous ignorez de même, sans parents, sans bien, sans ami, moi seul excepté, que vous n’avez connu que par hasard, qui suis le seul qui s’intéresse à vous, et qui, à la vérité, vous suis tendrement attaché, comme vous le voyez bien par la manière dont je vous parle, et comme il ne tiendra qu’à vous de le voir infiniment plus dans la suite : car je suis riche, soit dit en passant ; et je puis vous être d’un grand secours, pourvu que vous entendiez vos véritables intérêts, et que j’aie lieu de me louer de votre conduite : quand je dis de votre conduite, c’est de la prudence que j’entends, et non pas une certaine austérité de mœurs. Il n’est pas question ici d’une vie rigide et sévère qu’il vous serait difficile et peut-être impossible de mener ; vous n’êtes pas même en situation de regarder de trop près à vous là-dessus. Dans le fond, je vous parle ici en homme du monde, entendez-vous ? en homme qui, après tout, songe qu’il faut vivre, et que la nécessité est une chose terrible. Ainsi, quelque ennemi que je vous paraisse de ce qu’on appelle amour, ce n’est pas contre toutes sortes d’engagements que je me déclare ; je ne vous dis pas de les fuir tous : il y en a d’utiles et de raisonnables, de même qu’il y en a de ruineux et d’insensés, comme le serait celui que vous prendriez avec mon neveu, dont l’amour n’aboutirait à rien qu’à vous ravir tout le fruit du seul avantage que je vous connaisse, qui est d’être aimable. Vous ne voudriez pas perdre votre temps à être la maîtresse d’un jeune étourdi que vous aimeriez tendrement et de bonne foi, à la vérité, ce qui serait un plaisir, mais un plaisir bien malheureux, puisque le petit libertin ne vous aimerait pas de même, et qu’au premier jour il vous laisserait dans une indigence, dans une misère dont vous auriez plus de peine à sortir que jamais : je dis une misère, parce qu’il s’agit de vous éclairer, et non pas d’adoucir les termes ; et c’est à tout cela que j’ai songé depuis que je vous ai quittée : voilà ce qui m’a fait sortir de si bonne heure de la maison où j’ai dîné ; car j’ai bien des choses à vous dire, Marianne ; je suis dans de bons sentiments pour vous ; vous vous en êtes sans doute aperçue ?

Oui, monsieur, lui répondis-je les larmes aux yeux, confuse et même aigrie de la triste peinture qu’il venait de faire de mon état, et scandalisée du vilain intérêt qu’il avait à m’effrayer tant : oui, parlez, je me fais un devoir de suivre en tout les conseils d’un homme aussi pieux que vous.

Laissons là ma piété, vous dis-je, reprit-il en s’approchant d’un air badin pour me prendre la main. Je vous ai déjà dit dans quel esprit je vous parle. Encore une fois, je mets ici la religion à part ; je ne vous prêche point, ma fille, je vous parle raison ; je ne fais ici auprès de vous que le personnage d’un homme de bon sens, qui voit que vous n’avez rien, et qu’il faut pourvoir aux besoins de la vie, à moins que vous ne vous déterminiez à servir ; ce dont vous m’avez paru fort éloignée, et ce qui effectivement ne vous convient pas.

Non, monsieur, lui dis-je en rougissant de colère ; j’espère que je ne serai pas obligée d’en venir là.

Ce serait une triste ressource, me dit-il ; je ne saurais moi-même y penser sans douleur : car je vous aime, ma chère enfant, et je vous aime beaucoup.

J’en suis persuadée, lui dis-je ; je compte sur votre amitié, monsieur, et sur la vertu dont vous faites profession, ajoutai-je pour lui ôter la hardiesse de s’expliquer plus clairement. Mais je n’y gagnai rien. Eh ! Marianne, me répondit-il, je ne fais profession de rien que d’être faible, et plus faible qu’un autre ; et vous savez fort bien ce que je veux dire par le mot d’amitié ; mais vous êtes une petite malicieuse, qui vous divertissez, et qui feignez de ne pas m’entendre. Oui, je vous aime, vous le savez ; vous y avez pris garde, et je ne vous apprends rien de nouveau. Je vous aime comme une belle et charmante fille que vous êtes. Ce n’est pas de l’amitié que j’ai pour vous, mademoiselle ; j’ai cru d’abord que ce n’était que cela, mais je me trompais, c’est de l’amour et du plus tendre ; m’entendez-vous à présent ? de l’amour, et vous ne perdez rien au change ; votre fortune n’en ira pas plus mal : il n’y a point d’ami qui vaille un amant comme moi.

Vous, mon amant ! m’écriai-je en baissant les yeux ; vous, monsieur ! je ne m’y attendais pas.

Hélas ! ni moi non plus, reprit-il ; ceci est une affaire de surprise, ma fille. Vous êtes dans une grande infortune ; je n’ai rien vu de si à plaindre que vous, de si digne d’être secouru ; je suis né avec un cœur sensible aux malheurs d’autrui, et je m’imaginais n’être que généreux en vous secourant, que compatissant, que pieux même, puisque vous me regardez aussi comme tel ; et il est vrai que je suis dans l’habitude de faire tout le bien qu’il m’est possible. J’ai cru d’abord que c’était de même avec vous ; j’en ai agi imprudemment dans cette confiance, et il en est arrivé ce que je méritais ; c’est que ma confiance a été confondue : car je ne prétends pas m’excuser, j’ai tort : il aurait été mieux de ne vous pas aimer, j’en serais plus louable, assurément ; il fallait vous craindre, vous fuir, vous laisser là : mais d’un autre côté, si j’avais été si prudent, où en seriez-vous, Marianne ? dans quelles affreuses extrémités alliez-vous vous trouver ? voyez combien ma petite faiblesse ou mon amour (comme il vous plaira de l’appeler) vient à propos pour vous. Ne semble-t-il pas que c’est la Providence qui permet que je vous aime, et qui vous tire d’embarras à mes dépens ? Si j’avais pris garde à moi, vous n’aviez point d’asile, et c’est cette réflexion-là qui me console quelquefois des sentiments que j’ai pour vous ; je me les reproche moins parce qu’ils m’étaient nécessaires, et que d’ailleurs ils m’humilient. C’est un petit mal qui fait un grand bien, un bien infini : vous n’imaginez pas jusqu’où il va. Je vous ai parlé de cette indigence où vous resteriez au premier jour, si vous écoutiez mon neveu, lui ou tout autre, et ne vous ai rien dit de l’opprobre qui la suivrait, et que voici : c’est que la plupart des hommes, et surtout des jeunes gens, ne ménagent pas une fille comme vous quand ils la quittent ; c’est qu’ils se vantent d’avoir réussi auprès d’elle ; c’est qu’ils sont indiscrets, impudents et moqueurs sur son compte ; c’est qu’ils l’indiquent, qu’ils la montrent, et qu’ils disent aux autres : La voilà ! Oh ! jugez quelle aventure ce serait là pour vous, qui êtes la plus aimable personne de votre sexe, et qui, par conséquent, seriez aussi la plus déshonorée ; car, dans un pareil cas, c’est ce qu’il y a de plus beau qui est le plus méprisé, parce que c’est ce qu’on est le plus fâché de trouver méprisable : non pas qu’on exige qu’une belle fille n’ait point d’amants ; au contraire, n’en eût-elle point, on lui en soupçonne, et il lui sied mieux d’en avoir qu’à une autre, pourvu que rien n’éclate, et qu’on puisse toujours penser, en la voyant, que c’est un grand bonheur que d’être bien venu d’elle : or, ce n’en est plus un quand elle est décriée, et vous ne risquez rien de tout cela avec moi. Vans sentez bien que, du caractère dont je suis, votre réputation ne court aucun hasard ; je ne serais pas curieux qu’on sache que je vous aime, ni que vous y répondez. C’est dans le secret que je prétends réparer vos malheurs, et vous assurer sourdement une petite fortune qui vous mette pour jamais en état de vous passer du secours des gens qui ne me ressembleraient pas, qui seraient plus ou moins riches, mais tous avares, tous amoureux sans tendresse, qui ne vous donneraient qu’une aisance médiocre et passagère, et dont vous seriez pourtant obligée de souffrir l’amour, même en restant chez madame Dutour.

À ce discours, je me sentis saisie d’une douleur si vive, je me fis tant de pitié à moi-même de me voir exposée à l’insolence d’un pareil détail, que je m’écriai en fondant en larmes : Eh mon Dieu, à quoi suis-je réduite ?

Et comme il crut que mon exclamation venait de l’épouvante qu’il me donnait : Doucement, me dit-il d’un air consolant et me serrant la main ; doucement, mon aimable et chère fille, rassurez-vous. Puisque nous nous sommes rencontrés, vous voilà hors du péril dont je parle ; il est vrai que vous ne l’éviteriez pas sans moi : car il ne faut pas vous flatter, vous n’êtes pas née pour être une lingère ; ce n’est point une ressource pour vous que ce métier-là ; vous n’y feriez aucun progrès, vous le sentez bien, j’en suis sûr ; et, quand vous vous y rendriez habile, il faut de l’argent pour devenir maîtresse, et vous n’en avez pas, vous seriez donc toujours fille de boutique. Oh ! je vous prie, gagneriez-vous dans cet état de quoi subvenir à tous vos besoins ? et, belle comme vous êtes, manquant de mille choses nécessaires, comment ferez-vous, si vous ne consentez pas que les gens en question vous aident ? et si vous y consentez, quelle horrible situation !

Eh ! monsieur, lui dis-je en sanglotant, ne m’en entretenez plus, ayez cette considération pour moi et pour ma jeunesse. Vous savez que je sors d’entre les mains d’une fille vertueuse qui ne m’a pas élevée pour entendre de pareils discours ; et je ne sais pas comment un homme comme vous est capable de me les tenir, sous prétexte que je suis pauvre.

Non, ma fille, me répondit-il en me serrant les bras ; non, vous ne l’êtes point, vous avez du bien, puisque j’en ai : c’est à moi désormais à vous tenir lieu de vos parents que vous n’avez plus. Tranquillisez-vous ; je n’ai voulu, dans ce que je vous ai dit, que vous inspirer un peu de frayeur utile ; que vous montrer de quelle conséquence il était pour vous, non seulement que nous nous connussions, mais encore que je prisse, sans m’en apercevoir, cette tendre inclination qui m’attache à vous, qui m’humilie pourtant, mais dont je subis humblement la petite humiliation, parce qu’en effet cet événement-ci a quelque chose d’admirable ; oui, la fin de vos malheurs en dépendait : il est certain que sans ce penchant imprévu, je ne vous aurais pas assez secourue : je n’aurais été qu’un homme de bien envers vous, qu’un bon cœur, comme on l’est à l’ordinaire ; et cela ne vous aurait pas suffi. Vous aviez besoin que je fusse quelque chose de plus. Il fallait que je vous aimasse, que je sentisse de l’amour pour vous, je dis un amour d’inclination ; il fallait que je ne pusse le vaincre, et que, forcé d’y céder, je me fisse du moins un devoir de racheter ma faiblesse, et de l’expier en vous sauvant de tous les inconvénients de votre état ; c’est aussi ce que j’ai résolu, ma fille, et j’espère que vous ne vous y opposerez pas ; je compte même que vous ne serez pas ingrate. Il y a beaucoup de différence de votre âge au mien, je l’avoue ; mais prenez garde : dans le fond, je ne suis vieux que par comparaison, et parce que vous êtes bien jeune : car, avec toute autre qu’avec vous, je serais d’un âge fort supportable, ajouta-t-il du ton d’un homme qui se sent encore assez bonne mine. Ainsi, voyons, convenons de nos mesures avant que la Dutour arrive. Je crois que vous ne songez plus à être lingère : d’un autre côté, voici Valville qui est une tête folle, à qui vous avez dit où vous demeuriez, et qui infailliblement cherchera à vous revoir ; il s’agit donc d’échapper à sa poursuite, et de lui dérober nos liaisons, qu’il n’ignorerait pas longtemps si vous restiez chez cette femme-ci ; de sorte que l’unique parti qu’il y a à prendre, c’est de disparaître dès demain de ce quartier, de vous loger ailleurs ; ce qui ne sera pas difficile. Je connais un honnête homme que je charge quelquefois du soin de mes affaires, qui est ce qu’on appelle un solliciteur de procès, dont la femme est très raisonnable, et qui a une petite maison fort jolie, où il y a un appartement que vient de quitter un homme de province à qui il le louait ; et cet appartement, j’irai dès ce soir le retenir pour vous : vous serez là on ne peut pas mieux, surtout venant de ma part. Ce sont de bonnes gens qui seront charmés de vous avoir, qui s’en tiendront honorés, d’autant plus que vous y paraîtrez d’une manière convenable, et qui vous y fera respecter : vous y arriverez sous le titre d’une de mes parentes, qui n’a plus ni père ni mère, que j’ai retirée de la campagne, et dont je veux prendre soin : ce qui, joint à la forte pension que vous y paierez (car vous mangerez avec eux), à la parure qu’ils vous verront, à l’ameublement que vous aurez dans deux jours, aux maîtres que je vous donnerai : maître de danse, de musique, de clavecin, comme il vous plaira ; ce qui joint, dis-je, à la façon dont j’en agirai avec vous quand j’irai vous voir, achèvera de vous rendre totalement la maîtresse chez eux ; n’est-il pas vrai ? Il n’y a point à hésiter, ne perdons point de temps, Marianne ; et pour préparer la Dutour à votre sortie, dites-lui ce soir que vous ne vous sentez pas propre à son négoce, et que vous allez dans un couvent où, demain matin, on doit vous mener sur les dix heures ; en conformité de quoi je vous enverrai la femme de l’homme en question, qui viendra en effet vous prendre avec un carrosse, et qui vous conduira chez elle, où vous me trouverez. N’en êtes-vous pas d’accord, dites ? et ne voulez-vous pas bien aussi que, pour vous encourager, pour vous prouver la sincérité de mes intentions (car je ne veux pas que vous ayez le scrupule de m’en croire totalement sur ma parole), ne voulez-vous pas bien, dis-je, qu’en attendant mieux, je vous apporte demain un petit contrat de cinq cents livres de rente ? Parlez, ma belle enfant, serez-vous prête demain ? viendra-t-on ? oui, n’est-ce pas ?

D’abord je ne répondis rien ; une indignité si déclarée me confondait, me coupait la parole, et je restais immobile, les yeux baissés et mouillés de larmes.

À quoi rêvez-vous donc, ma chère Marianne ? me dit-il : le temps nous presse, la Dutour va rentrer ; en est-ce fait, en parlerai-je ce soir à mon homme ?

À ces mots, revenant à moi : Ah ! monsieur, m’écriai-je, on ne vous connaît donc pas ; ce religieux qui m’a menée à vous m’a dit que vous étiez un si honnête homme !

Mes pleurs et mes soupirs m’empêchèrent d’en dire davantage. Eh ! ma chère enfant, me dit-il, quelle fausse idée vous faites-vous des choses ! Hélas ! lui-même, s’il savait mon amour, n’en serait point si surpris que vous vous le figurez, et n’en estimerait pas moins mon caractère ; il vous dirait que ce sont là de ces mouvements involontaires qui peuvent arriver aux plus honnêtes gens, aux plus raisonnables, aux plus pieux ; il vous dirait que tout religieux qu’il est, il n’oserait pas jurer de s’en garantir ; qu’il n’y a point de faute aussi pardonnable qu’une sensibilité comme la mienne. Ne vous en faites donc point un monstre, Marianne, ajouta-t-il en pliant imperceptiblement un genou devant moi ; ne me croyez pas le cœur moins vrai, moins digne de votre confiance, parce que je l’ai tendre. Ceci ne touche point à la probité, je vous l’ai dit : c’est une faiblesse et non pas un crime, et une faiblesse à laquelle les meilleurs cœurs sont les plus sujets ; votre expérience vous l’apprendra. Ce religieux, dites-vous, a prétendu vous adresser à un homme vertueux ; aussi l’ai-je été jusqu’ici ; aussi le suis-je encore, et si je l’étais moins, je ne vous aimerais peut-être pas. Ce sont vos malheurs et mes vertus naturelles qui ont contribué au penchant que j’ai pour vous ; c’est pour avoir été généreux, pour vous avoir trop plainte, que je vous aime ; et vous me le reprochez ! vous que d’autres aimeront qui ne me vaudront pas ! vous qui le voudrez bien sans que votre fortune y gagne ? et vous me rebutez, moi par qui vous allez être quitte de toutes les langueurs, de tous les opprobres qui menacent vos jours ! moi dont la tendresse (et je vous le dis sans en être plus fier) est un présent que le hasard vous fait ! dont le Ciel, qui se sert de tout, va se servir aujourd’hui pour changer votre sort !

Il en était là de son discours, quand le Ciel, qu’il osait pour ainsi dire faire son complice, le punit subitement par l’arrivée de Valville, qui, comme je l’ai déjà remarqué, connaissait madame Dutour, et qui, de la boutique, où il entra, passa dans la salle où nous étions, et trouva mon homme dans la même posture où, deux ou trois heures auparavant l’avait surpris M. de Climal ; je veux dire à genoux devant moi, tenant ma main qu’il baisait, et que je m’efforçais de retirer ; en un mot, la revanche était complète.

Je fus la première à apercevoir Valville ; et à un geste d’étonnement que je fis, M. de Climal retourna la tête et le vit à son tour.

Jugez de ce qu’il devint à cette vision ; elle le pétrifia la bouche ouverte, elle le fixa dans son attitude : il était à genoux, il y resta ; plus d’action, plus de présence d’esprit, plus de parole ; jamais hypocrite confondu ne fit moins mystère de sa honte, ne la laissa contempler plus à l’aise, ne plia de meilleure grâce sous le poids de son iniquité, et n’avoua plus franchement qu’il était un misérable ; j’ai beau appuyer là-dessus, je ne peindrai pas ce qui en était.

Pour moi, qui n’avais rien à me reprocher, il me semble que je fus plus fâchée qu’interdite de cet événement ; et j’allais dire quelque chose, quand Valville, qui avait d’abord jeté un regard assez dédaigneux sur moi, et qui ensuite s’était mis froidement à contempler la confusion de son oncle, me dit d’un air tranquille et méprisant : Voilà qui est fort joli, mademoiselle ! Adieu, monsieur, je vous demande pardon de mon indiscrétion ; et là-dessus il partit en me lançant un regard aussi cavalier que le premier, et au moment que M. de Climal se relevait.

Que voulez-vous dire avec votre voilà qui est joli ? lui criai-je en me levant aussi avec précipitation : arrêtez, monsieur, arrêtez ; vous vous trompez, vous me faites tort, vous ne me rendez pas justice.

J’eus beau crier, il ne revint point. Courez donc après monsieur, dis-je alors à l’oncle, qui, tout palpitant encore, et d’une main tremblante, ramenait son manteau sur ses épaules, (car il en avait un) ; courez donc, monsieur ; voulez-vous que je sois la victime de ceci ? Que va-t-il penser de moi ? pour qui me prendra-t-il ? mon Dieu, que je suis malheureuse ! Ce que je disais la larme à l’œil, et si outrée, que j’allais moi-même rappeler le neveu qui était déjà dans la rue.

Mais l’oncle, m’empêchant de passer : Qu’allez-vous faire, me dit-il ; restez, mademoiselle ; ne vous inquiétez pas ; je sais la tournure qu’il faut donner à ce qui vient d’arriver. Est-il question d’ailleurs de ce que pense un petit sot que vous ne verrez plus, si vous voulez ?

Comment ! s’il en est question repris-je avec emportement, lui qui connaît madame Dutour, à qui il dira ce qu’il pense ! lui avec qui j’ai eu un entretien de plus d’une heure, et qui par conséquent me reconnaîtra ! Monsieur, ne peut-il pas me rencontrer tous les jours ? peut-être demain ? ne me méprisera-t-il pas ? ne me regardera-t-il pas comme une indigne à cause de vous, moi qui suis sage, qui aimerais mieux mourir que de ne pas l’être, qui ne possède rien que ma sagesse qu’on s’imaginera que j’aurai perdue ? Non, monsieur, je suis désolée, je suis au désespoir de vous connaître ; c’est le plus grand malheur qui pouvait m’arriver ; laissez-moi passer, je veux absolument parler à votre neveu, et lui dire, à quelque prix que ce soit, mon innocence. Il n’est pas juste que vous vous ménagiez à mes dépens. Pourquoi contrefaire le dévot, si vous ne l’êtes pas ? J’ai bien affaire de toutes ces hypocrisies-là, moi !

Petite ingrate que vous êtes, me répondit-il en pâlissant, est-ce là comme vous payez mes bienfaits ? À propos de quoi parlez-vous de votre innocence ? où avez-vous pris qu’on songe à l’attaquer ? Vous ai-je dit autre chose, sinon que j’avais quelque inclination pour vous, à la vérité, mais qu’en même temps je me la reprochais, que j’en étais fâché, que je m’en sentais humilié, que je la regardais comme une faute dont je m’accusais, et que je voulais l’effacer en la tournant à votre profit, sans rien exiger de vous qu’un peu de reconnaissance ? Ne sont-ce pas là mes termes ? et y a-t-il rien à tout cela qui n’ait dû vous rendre mon procédé respectable ?

Eh bien ! monsieur, lui dis-je, puisque ce sont là vos desseins, et que vous avez tant de religion, ne souffrez donc pas que cet accident-ci me fasse tort ; menez-moi à votre neveu ; allons-lui dire ce qui en est, pour empêcher qu’il ne juge mal aussi bien de vous que de moi. Vous teniez ma main quand il est entré ; je crois même que vous la baisiez malgré moi ; vous étiez à genoux ; comment voulez-vous qu’il prenne cela pour de la piété, et qu’il ne s’imagine pas que vous êtes mon amant, et que je suis votre maîtresse, à moins que vous ne vous donniez la peine de le détromper ? Il faut donc absolument que vous lui parliez, quand ce ne serait qu’à cause de moi : vous y êtes obligé pour ma réputation, et même pour ôter le scandale : autrement ce serait offenser Dieu : et puis vous verrez que j’ai le meilleur cœur du monde, qu’il n’y aura personne qui vous chérira, qui vous respectera tant que moi, ni qui soit née si reconnaissante ; vous me ferez aussi tout le bien qu’il vous plaira. J’irai où vous voudrez, je vous obéirai en tout : je serai trop heureuse que vous preniez soin de moi, que vous ayez la charité de ne me point abandonner, pourvu qu’à présent vous ne fassiez plus mystère de cette charité à laquelle je me soumets, et que, sans tarder davantage, vous veniez dire à M. Valville : Mon neveu, vous ne devez point avoir mauvaise opinion de cette fille ; c’est une pauvre orpheline que j’ai la bonté de secourir en bon chrétien que je suis, et si tantôt j’ai fait semblant de ne pas la connaître chez vous, c’est que je ne voulais pas qu’on sût mon action pieuse. Voilà tout ce que je vous demande, monsieur, en vous priant de me pardonner les mots que j’ai dits sans attention, qui vous ont déplu, et que je réparerai par toute la soumission possible. Ainsi dès que madame Dutour sera rentrée, nous n’avons qu’à partir ; aussi bien quand vous n’iriez pas, je vous avertis que j’irai moi-même.

Allez, petite fille, allez, me répondit-il en homme sans pudeur, qui ne se souciait plus de mon estime, et qui voulait bien que je le méprisasse autant qu’il le méritait ; je ne vous crains point : vous n’êtes pas capable de me nuire, et vous qui me menacez, prenez garde à votre tour que je ne me fâche, entendez-vous ? Je ne vous en dis pas davantage ; mais on se repent quelquefois d’avoir trop parlé : adieu ; ne comptez plus sur moi ; je retire mes charités ; il y a d’autres gens dans la peine, qui ont le cœur meilleur que vous, et à qui il est juste de donner la préférence. Il vous restera encore de quoi vous ressouvenir de moi ; vous avez des habits, du linge et de l’argent que je vous laisse.

Non, lui dis-je, ou plutôt lui criai-je, il ne me restera rien, car je prétends vous rendre tout, et je commence par votre argent, que j’ai heureusement sur moi : le voici, ajoutai-je en le jetant sur une table avec une action vive et rapide qui exprimait bien les mouvements d’un jeune petit cœur, fier, vertueux et insulté ; il n’y a plus que l’habit et le linge dont je vais tout à l’heure faire un paquet que vous emporterez dans votre carrosse, monsieur ; et comme j’ai sur moi quelques-unes de ces hardes-là, dont j’ai autant d’horreur que de vous, je ne veux que le temps d’aller me déshabiller dans ma chambre, et je suis à vous dans l’instant ; attendez-moi, sinon je vous promets de jeter le tout par la fenêtre.

Et pendant que je lui tenais ce discours, vous remarquerez que je détachais mes épingles, et que je me décoiffais, parce que la cornette que je portais venait de lui, de façon qu’en un moment elle fut ôtée, que je restai nu-tête avec ces beaux cheveux dont je vous ai parlé, et qui me descendaient jusqu’à la ceinture.

Ce spectacle le démonta ; j’étais dans ce transport étourdi qui ne ménageait rien : j’élevais ma voix, j’étais échevelée, et le tout ensemble jetait dans cette scène un fracas, une indécence qui l’alarmait, et qui aurait pu dégénérer en avanie pour lui.

Je voulais le quitter pour aller faire ce paquet dans ma chambre ; il me retenait à cause de mon impétuosité, et balbutiait, avec des lèvres pâles, quelques mots que je n’écoutais point : Mais rêvez-vous ? à quoi bon ce bruit-là ?… Quelle folie ! mais laissez donc ; prenez garde. Madame Dutour arriva là-dessus.

Oh ! oh ! me dit-elle, en me voyant dans le désordre où j’étais : eh ! qu’est-ce que c’est que tout cela ? qu’est-ce donc ? Sainte Vierge ! comme elle est faite ! à qui en a-t-elle, monsieur ? où a-t-elle mis sa cornette ? crois qu’elle est à terre, Dieu me pardonne ! eh ! mon Dieu est-ce qu’on l’a battue ?

Ce qu’elle demandait avec plus de bruit que nous n’en avions fait.

Non, non, dit M. de Climal, qui se hâta de répondre de peur que je n’en vinsse à une explication. Je vous dirai de quoi il est question : ce n’est qu’un malentendu de sa part qui m’a fâché, et qui ne me permet plus de rien faire pour elle ; je vous paierai pour le peu de temps qu’elle a passé ici ; mais de celui qu’elle y passera à présent, je n’en réponds plus.

Quoi ? lui dit madame Dutour d’un air inquiet, vous ne continuez pas la pension de cette pauvre fille, eh ! comment, voulez-vous donc que je la garde ?

Eh ! madame, n’en soyez point en peine, je ne serai point à votre charge ; et Dieu me préserve d’être à la sienne ! dis-je à mon tour, d’un fauteuil où je m’étais assise sans savoir ce que je faisais, et où je pleurais sans les regarder ni l’un ni l’autre. Quant à lui, il s’esquivait pendant que je parlais ainsi, et je restai seule tête à tête avec la Dutour, qui, toute déconfortée, croisait les mains d’étonnement, et disait : Quel charivari ! Et puis s’asseyant : N’est-ce pas là de la belle besogne que vous avez faite, Marianne ? Plus d’argent, plus de pension, plus d’entretien ! accommode-toi, te voilà sur le pavé, n’est-ce pas ? Le beau coup d’état ! la belle équipée ! Oui, pleurez à cette heure, pleurez ; vous voilà bien avancée ! Quelle tête à l’envers !

Eh ! laissez-moi, madame, lui dis-je : vous parlez sans savoir de quoi il s’agit. Oui, je t’en réponds, sans savoir ! ne sais-je pas que vous n’avez rien ? n’est-ce pas en savoir assez ! Qu’est-ce qu’elle veut dire avec sa science ? Demandez-moi où elle ira à présent ; c’est là ce qui me chagrine. Moi, je parle par amitié ; et puis c’est tout : car, si j’avais le moyen de vous nourrir, pardi on s’embarrasserait beaucoup de M. de Climal. Eh ! merci de ma vie, je vous dirais : Ma fille, tu n’as rien ; eh bien ! moi, j’ai plus qu’il ne faut ; va, laisse-le aller, et ne t’inquiète pas ; qui en a pour quatre en a pour cinq : mais oui-dà, on a beau avoir un bon cœur, on va bien loin avec cela, n’est-ce pas ? Le temps est mauvais, on ne vend rien, les loyers sont chers, et c’est tout ce qu’on peut faire que de vivre et d’attraper le bout de l’an ; encore faut-il bien tirer pour y aller.

Soyez tranquille, lui répondis-je en jetant un soupir : je vous assure que je sortirai demain, à quelque prix que ce soit ; je ne suis pas sans argent, et je vous donnerai ce que vous voudrez pour la dépense que je ferai encore chez vous.

Quelle pitié ! me répondit-elle : eh ! mais, Marianne, d’où est-elle donc venue cette misérable querelle ? Je vous avais tant prêché, tant recommandé de ménager cet homme.

Ne m’en parlez plus, lui dis-je, c’est un indigne ; il voulait que je vous quittasse, et que j’allasse loger loin d’ici chez un homme de sa connaissance, qui apparemment ne vaut pas mieux que lui, et dont la femme devait me venir prendre demain matin. Ainsi, quand je n’aurais pas rompu avec lui, quand j’aurais fait semblant de consentir à ses sentiments, comme vous le dites, je n’en aurais pas demeuré plus longtemps chez vous, madame Dutour.

Ah ! ah ! s’écria-t-elle, c’était donc là son intention ? Vous retirer de chez moi pour vous mettre en chambre avec quelque canaille ; ah ! pardi, celle-là est bonne ! Voyez-vous ce vieux fou, ce vieux pénard avec sa mine d’apôtre ! à le voir, on le mettrait volontiers dans une niche ; et pourtant il me fourbait aussi. Mais à propos de quoi vous aller planter ailleurs ? Est-ce qu’il ne pouvait pas vous voir ici ? qui est-ce qui l’en empêchait ? il était le maître ; il m’avait dit qu’il prenait soin de vous, que c’était une bonne œuvre qu’il faisait. Eh ! tant mieux, je l’avais pris au mot, moi est-ce qu’on trouble une bonne œuvre ? au contraire, on est bien aise d’y avoir part ; va-t-on éplucher si elle est mauvaise ? Il n’y a que Dieu qui sache la conscience des gens, et il veut qu’on pense bien de son prochain. De quoi avait-il peur ? Il n’avait qu’à venir et aller son train : dès qu’il dit qu’il est homme de bien, lui aurais-je dit : Tu en as menti ! N’avez-vous pas votre chambre ! Y aurais-je été voir ce qu’il vous disait ? Que lui fallait-il donc ? Je ne comprends pas la fantaisie qu’il a eue. Pourquoi vous changer de lieu dites-moi ?

C’est, repris-je négligemment, qu’il ne voulait pas que M. de Valville, chez qui on m’a portée, et à qui j’ai dit où je demeurais, vînt me voir ici. Ah ! nous y voilà, dit-elle ; oui, j’entends : vraiment je ne m’étonne pas ; c’est que l’autre est son neveu, qui n’aurait pas pris la bonne œuvre pour argent comptant, et qui lui aurait dit : Qu’est-ce que vous faites de cette fille ? Mais est-ce qu’il est venu, ce neveu ? Il n’y a qu’un moment qu’il vient de sortir, lui dis-je, sans entrer dans un plus grand détail ; et c’est après qu’il a été parti que M. de Climal s’est fâché de ce que je refusais de me retirer demain où il me disait, et qu’il m’a reproché ce que j’ai reçu de lui ; ce qui a fait que j’ai voulu lui rendre le tout, même jusqu’à la cornette que j’avais et que j’ai ôtée.

Quel train que tout cela ! s’écria-t-elle. Allez, vous avez eu bien du guignon de vous laisser choir justement auprès de la maison de ce M. de Valville. Eh, mon Dieu ! comment est-ce que le pied vous a glissé ? ne faut-il pas prendre garde où l’on marche, Marianne ? Voyez ce que c’est que d’être étourdie ! Et puis en second lieu, pourquoi aller dire à ce neveu où vous demeurez ? Est-ce qu’une fille donne son adresse à un homme ? Et ne saurait-on avoir le pied foulé sans dire où on loge ? Car il n’y a que cela qui vous nuit aujourd’hui.

Je ne faisais pas grande attention à ce qu’elle me disait, et ne lui répondais même que par complaisance.

Enfin, ma fille, continua-t-elle, de remède, je n’y en vois point ; voyez, avisez-vous ; car, après ce qui est arrivé, il faut bien prendre votre parti, et le plus tôt sera le mieux. Je ne veux point d’esclandre dans ma maison : ni moi ni Toinon n’en avons que faire. Je sais bien que ce n’est pas votre faute : mais il n’importe, on prend tout à rebours dans ce monde, chacun juge et ne sait ce qu’il dit ; les caquets viennent : eh ! qui est-il ? eh qui est-elle ? et où est-ce que c’est, où est-ce que ce n’est pas ? Cela n’est pas agréable ; sans compter que nous ne vous sommes de rien, ni vous de rien à nous ; pour une parente, pour la moindre petite cousine, encore passe : mais vous ne l’êtes ni de près, ni de loin, ni à nous, ni à personne.

Vous m’affligez, madame, lui repartis-je vivement ; ne vous ai-je pas dit que je m’en irais demain ? Est-ce que vous voulez que je m’en aille aujourd’hui ? ce sera comme il vous plaira.

Non, ma fille, non, me répondit-elle ; j’entends raison, je ne suis pas une femme si étrange ; et si vous saviez la pitié que vous me faites, assurément vous ne vous plaindriez pas de moi. Non, vous coucherez ici ; vous y souperez : ce qu’il y aura, nous le mangerons ; de votre argent, je n’en veux point ; et si par hasard il y a occasion de vous rendre quelque service par le moyen de mes connaissances, ne m’épargnez pas. Au surplus, je vous conseille une chose ; c’est de vous défaire de cette robe que M. de Climal vous a donnée. Vous ne pourriez plus honnêtement la porter à cette heure que vous allez être pauvre et sans ressource ; elle serait trop belle pour vous, aussi bien que ce linge si fin, qui ne servirait qu’à faire demander où vous l’avez pris. Croyez-moi, quand on est gentille et à votre âge, pauvreté et bravoure n’ont pas bon air ensemble ; on ne sait qu’en dire. Ainsi point d’ajustement, c’est mon avis ; ne gardez que les hardes que vous aviez quand vous êtes entrée ici, et vendez le reste. Je vous l’achèterai même, si vous voulez, non pas que je m’en soucie beaucoup ; mais j’avais dessein de m’habiller ; et, pour vous faire plaisir, tenez, je m’accommoderai de votre robe. Je suis un peu plus grasse que vous, mais vous êtes un peu plus grande ; et comme elle est ample, j’ajusterai cela, je tâcherai qu’elle me serve ; à l’égard du linge, ou je vous le paierai, ou je vous en donnerai d’autre.

Non, madame, lui dis-je froidement : je ne vendrai rien, parce que j’ai résolu, et même promis, de remettre tout à M. de Climal.

À lui ! reprit-elle : vous êtes donc folle ? Je le lui remettrais comme je danse, pas plus à lui qu’à Jean-de-Vert ; il n’en verrait pas seulement une rognure, ni petite ni grosse. Vous vous moquez ; n’est-ce pas une aumône qu’il vous a faite ! Et ce qu’on a remis, savez-vous bien qu’on ne l’a plus, ma fille ?

Elle n’en serait pas restée là sans doute, et se serait efforcée, quoique inutilement, de me convertir là-dessus, sans une vieille femme qui arriva, et qui avait affaire à elle ; et, dès qu’elle m’eut quittée, je montai dans notre chambre ; je dis la nôtre, parce que je la partageais avec Toinon.

De mes sentiments à l’égard de M. de Climal, je ne vous en parlerai plus ; je n’aurais pu tenir à lui que par de la reconnaissance, il n’en méritait plus de ma part, je le détestais ; je le regardais comme un monstre ; et ce monstre m’était indifférent, je n’avais point de regret que c’en fût un. Il était bien arrêté que je lui rendrais ses présents, que je ne le reverrais jamais ; cela me suffisait, et je ne songeais presque plus à lui. Voyons ce que je fis dans ma chambre.

L’objet qui m’occupa d’abord, vous allez croire que ce fut la malheureuse situation où je restais : non, cette situation ne regardait que ma vie ; et ce qui m’occupa me regardait, moi.

Vous direz que je rêve de distinguer cela ; point du tout. Notre vie, pour ainsi dire, nous est moins chère que nous, que nos passions. À voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct là-dessus, on dirait que, pour être, il n’est pas nécessaire de vivre ; que ce n’est que par accident que nous vivons, mais que c’est naturellement que nous sommes. On dirait que, lorsqu’un homme se tue, par exemple, il ne quitte la vie que pour se sauver, que pour se débarrasser d’une chose incommode ; ce n’est pas lui dont il ne veut plus, moins bien du fardeau qu’il porte.

Je n’allonge mon récit de cette réflexion que pour justifier ce que je vous disais, qui est que je pensais à un article qui m’intéressait plus que mon état ; et cet article, c’était Valville, autrement dit, les affaires de mon cœur.

Vous vous ressouvenez que ce neveu, en me surprenant avec M. de Climal, m’avait dit : Voilà qui est joli, mademoiselle ! Et ce neveu, vous savez que je l’aimais ; jugez combien ce petit discours devait m’être sensible !

Premièrement, j’avais de la vertu ; Valville ne m’en croyait plus, et Valville était mon amant. Un amant, madame, ah ! qu’on le hait en pareil cas ! mais qu’il est douloureux de le haïr ! Et puis, sans doute qu’il ne m’aimerait plus. Ah ! l’indigne ! Oui ; mais avait-il tant de tort ? Ce Climal est un homme âgé, un homme riche ; il le voit à genoux devant moi ; je lui ai caché que je le connaissais, et je suis pauvre ; à quoi cela ressemble-t-il ? quelle opinion peut-il avoir de moi après cela ? Qu’ai-je à lui reprocher ? S’il m’aime, il est naturel qu’il me croie coupable, il a dû me dire ce qu’il m’a dit ; et il est bien fâcheux pour lui d’avoir eu tant d’estime et de penchant pour une fille qu’il est obligé de mépriser. Oui ; mais enfin il me méprise donc actuellement, il m’accuse de tout ce qu’il y a de plus affreux ; il n’a pas hésité un instant à me condamner, pas seulement attendu qu’il m’eût parlé : et je pourrais excuser cet homme-là ! J’aurais encore le courage de le voir ! il faudrait que je fusse bien lâche, que j’eusse bien peu de cœur ! Qu’il eût des soupçons, qu’il fût en colère, qu’il fût outré, à la bonne heure ; mais du mépris, du dédain, des outrages ! mais s’en aller, voir que je le rappelle, et ne pas revenir, lui qui m’aimait, et qui ne m’aime plus apparemment ! Ah ! j’ai bien autre chose à faire qu’à songer à un homme qui se trompe indignement, qui me connaît si mal ! Qu’il devienne ce qu’il voudra : l’oncle est parti, laissons-là le neveu ; l’un est un misérable, et l’autre croit que j’en suis une : ne sont-ce pas là des gens bien regrettables ?

Mais, à propos, j’ai un paquet à faire, dis-je encore en moi-même en me levant d’un fauteuil où j’avais fait tout le soliloque que je viens de rapporter ; à quoi est-ce que je m’amuse, puisque je sors demain ? Il faut renvoyer ces hardes aujourd’hui, aussi bien que l’argent que, ces jours passés, m’a donné Climal, (lequel argent était resté sur la table où je l’avais jeté, et madame Dutour me l’avait par force remis dans ma poche).

Là-dessus j’ouvris ma cassette pour y prendre d’abord le linge nouvellement acheté. Oui, monsieur de Valville, oui, disais-je en le tirant, vous apprendrez à me connaître, à penser de moi comme vous le devez ; et cette idée me hâtait : de sorte que, sans y songer, c’était plus à lui qu’à son oncle que je rendais le tout, d’autant plus que le renvoi du linge, de la robe et de l’argent, joint à un billet que j’écrirais, ne manquerait pas de désabuser Valville, et de lui faire regretter ma perte.

Il m’avait paru avoir l’âme généreuse, et je m’applaudissais d’avance de la douleur qu’il aurait d’avoir outragé une fille aussi respectable que moi : car je me voyais confusément je ne sais combien de titres pour être respectée.

Premièrement, j’avais mon infortune, qui était unique ; après cette infortune, j’avais de la vertu, et elles allaient si bien ensemble ; et puis j’étais jeune, et puis j’étais belle ; que voulez-vous de plus ? Quand je me serais faite exprès pour être attendrissante, pour faire soupirer un amant généreux de m’avoir maltraitée, je n’aurais pu y mieux réussir ; et pourvu que j’affligeasse Valville, j’étais contente : après quoi je ne voulais plus entendre parler de lui. Mon petit plan était de ne le voir de ma vie : ce que je trouvais aussi très beau à moi, et très fier ; car je l’aimais, et j’étais même bien aise de l’aimer, parce qu’il s’était aperçu de mon amour, et que, me voyant malgré cela rompre avec lui, il en verrait mieux à quel cœur il avait eu affaire.

Cependant le paquet s’avançait ; et, ce qui va vous réjouir, c’est qu’au milieu de ces idées si hautes et si courageuses, je ne laissais pas, chemin faisant, que de considérer ce linge en le pliant, et de dire en moi-même (mais si bas qu’à peine m’entendais-je) : Il est pourtant bien choisi ; ce qui signifiait : C’est dommage de le quitter.

Petit regret qui déshonorait un peu la fierté de mon dépit ; mais que voulez-vous ? Je me serais parée de ce linge que je renvoyais, et les grandes actions sont difficiles ; quelque plaisir qu’on y prenne, on se passerait bien de les faire : il y aurait plus de douceur à les laisser là, soit dit en badinant à mon égard ; mais, en général, il faut se redresser pour être grand : il n’y a qu’à rester comme on est pour être petit. Revenons.

Il n’y avait plus que ma cornette à plier, et comme en entrant dans la chambre je l’avais mise sur un siège près de la porte, je l’oubliais : une fille de mon âge qui va perdre sa parure peut avoir des distractions.

Je ne songeais donc plus qu’à ma robe, qu’il fallait empaqueter aussi ; je dis celle que m’avait donnée M. de Climal ; et comme je l’avais sur moi, et qu’apparemment je reculais à l’ôter : N’y a-t-il plus rien à mettre ? disais-je ; est-ce là tout ? Non, il y a encore l’argent ; et cet argent, je le tirai sans aucune peine : je n’étais point avare, je n’étais que vaine : et voilà pourquoi le courage ne me manquait que sur la robe.

À la fin pourtant il ne restait plus qu’elle ; comment ferai-je ? Allons, avant que d’ôter celle-ci, commençons par détacher l’autre, ajoutai-je, toujours pour gagner du temps sans doute ; et cette autre, c’était la vieille dont je parlais, et que je voyais accrochée à la tapisserie.

Je me levai donc pour l’aller prendre ; et, dans le trajet, qui n’était que de deux pas, ce cœur si fier s’amollit, mes yeux se mouillèrent, je ne sais comment, et je fis un grand soupir, ou pour moi, ou pour Valville, ou pour la belle robe ; je ne sais pour lequel des trois.

Ce qui est certain, c’est que je décrochai l’ancienne, et qu’en soupirant encore, je me laissai tristement aller sur un siège, pour y dire ; Que je suis malheureuse ! Eh ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous ôté mon père et ma mère ?

Peut-être n’était-ce pas là ce que je voulais dire, et ne parlais-je de mes parents que pour rendre le sujet de mon affliction plus honnête ; car quelquefois on est glorieux avec soi-même, on fait des lâchetés qu’on ne veut pas savoir, et qu’on se déguise sous d’autres noms ; ainsi peut-être ne pleurais-je qu’à cause de mes hardes. Quoi qu’il en soit, après ce court monologue qui, malgré que j’en eusse, aurait fini par me déshabiller, j’allai par hasard jeter les yeux sur ma cornette qui était à côté de moi.

Bon, dis-je alors, je croyais avoir tout mis dans le paquet, et la voilà encore ; je ne songe pas seulement à en tirer une de ma cassette pour me recoiffer, et je suis nu-tête : quelle peine que tout cela ! Et corr, passant insensiblement d’une idée à une autre, mon religieux me revint dans l’esprit. Hélas ! le pauvre homme, me dis-je, il sera bien étonné quand il saura tout ceci.

Et tout de suite je pensai que je devais l’aller voir ; qu’il n’y avait point de temps à perdre ; que c’était le plus pressé à cause de ma situation ; que je renverrais bien le paquet le lendemain. Pardi ! je suis bien sotte de m’inquiéter tant aujourd’hui de ces vilaines hardes (je disais vilaines pour me faire accroire que je ne les aimais pas) : il vaut encore mieux les envoyer demain matin ; Valvilie sera chez lui alors, il n’y a point d’apparence qu’il y soit à présent ; laissons là le paquet, je l’achèverai tantôt, quand je serai revenue de chez ce religieux : mon pied ne me fait presque plus mal ; j’irai bien tout doucement jusqu’à son couvent, que vous remarquerez qu’il m’avait enseigné la dernière fois qu’il était venu me voir.

Oui ; mais quelle cornette mettrai-je ? Quelle cornette ? eh ! celle que j’avais ôtée, et qui était à côté de moi. C’était bien la peine d’aller fouiller dans ma cassette pour en tirer une autre, puisque j’avais celle-ci toute prête.

Et d’ailleurs, comme elle valait beaucoup mieux que la mienne, il était même à propos que je m’en servisse, afin de la montrer à ce religieux, qui jugerait, en la voyant, que celui qui me l’avait donnée y avait entendu finesse, et que ce ne pouvait pas être par charité qu’on en achetât de si belles : car j’avais dessein de conter mon aventure à ce bon moine, qui m’avait paru un vrai homme de bien : or, cette cornette serait une preuve sensible de ce que je lui dirais.

Et la robe que j’avais sur moi, eh vraiment ! il ne fallait pas l’ôter non plus : il est nécessaire qu’il la voie, elle sera une preuve encore plus forte.

Je la gardai donc et sans scrupule ; j’y étais autorisée par la raison même : l’art imperceptible de mes petits raisonnements m’avait conduite jusque-là, et je repris courage jusqu’à nouvel ordre.

Allons, recoiffons-nous : ce qui fut bientôt fait, et je descendis pour sortir.

Madame Dutour était en bas avec sa voisine. Où allez-vous, Marianne ? me dit-elle. À l’église, lui répondis-je, et je ne mentais presque pas : une église ou un couvent sont à peu près la même chose. Tant mieux, ma fille, reprit-elle, tant mieux, recommandez-vous à la sainte volonté de Dieu. Nous parlions de vous, ma voisine et moi ; je lui disais que je ferai dire demain une messe à votre intention.

Et, pendant qu’elle me tenait ce discours, cette voisine qui m’avait déjà vue deux ou trois fois, et qui jusque-là ne m’avait pas trop regardée, ouvrait alors les yeux sur moi, me considérait avec une curiosité populaire, dont de temps en temps le résultat était de lever les épaules, et de dire : La pauvre enfant ! cela fait compassion : à la voir, il n’y a personne qui ne croie que c’est une fille de famille. Façon de s’attendrir qui n’était ni de bon goût, ni intéressante : aussi ne l’en remerciai-je pas, et je quittai bien vite mes deux commères.

Depuis le départ de M. de Climal jusqu’à ce moment où je sortis, je n’avais, à vrai dire, pensé à rien de raisonnable. Je ne m’étais amusée qu’à mépriser Climal, qu’à me plaindre de Valville, qu’à l’aimer, qu’à méditer des projets de tendresse et de fierté contre lui, et qu’à regretter mes hardes ; et de mon état, pas un mot : il n’en avait pas été question, je n’y avais pas pris garde.

Mais le fracas des rues écarta toutes ces idées frivoles, et me fit rentrer en moi-même.

Plus je voyais de monde et de mouvement dans cette prodigieuse ville de Paris, plus j’y trouvais de silence et de solitude pour moi : une forêt m’aurait paru moins déserte ; je m’y serais sentie moins seule, moins égarée. De cette forêt, j’aurais pu m’en tirer : mais comment sortir du désert où je me trouvais ? Tout l’univers en était un pour moi, puisque je n’y tenais par aucun lien à personne.

La foule de ces hommes qui m’entouraient, qui se parlaient, le bruit qu’ils faisaient, celui des équipages, la vue même de tant de maisons habitées, tout cela ne servait qu’à me consterner davantage.

Rien de tout ce que je vois ici ne me concerne, me disais-je ; et un moment après : Que ces gens-là sont heureux ! me disais-je ; chacun d’eux a sa place et son asile. La nuit viendra, et ils ne seront plus ici, ils seront retirés chez eux ; et moi, je ne sais où aller, on ne m’attend nulle part, personne ne s’apercevra que je lui manque ; je n’ai du moins plus de retraite que pour aujourd’hui, et je n’en aurai plus demain.

C’était pourtant trop dire, puisqu’il me restait encore quelque argent, et qu’en attendant que le Ciel me secourût, je pouvais me mettre dans une chambre ; mais qui n’a de retraite que pour quelques jours, peut bien dire qu’il n’en a point.

Je vous rapporte à peu près tout ce qui me passait dans l’esprit en marchant.

Je ne pleurais pourtant point alors, et je n’en étais pas mieux ; je recueillais de quoi pleurer ; mon âme s’instruisait de tout ce qui pouvait l’affliger, elle se mettait au fait de ses malheurs ; et ce n’est pas là l’heure des larmes : on n’en verse qu’après que la tristesse est prise, et presque jamais pendant qu’on la prend ; aussi pleurai-je bientôt. Suivez-moi chez mon religieux ; j’ai le cœur serré ; je suis aussi parée que je l’étais ce matin : mais je n’y songe pas, ou, si j’y songe, je n’y prends plus de plaisir. Nombre de personnes me regardent en passant, je le remarque sans m’en applaudir : j’entends quelquefois dire à d’autres : Voilà une belle fille, et ce discours m’oblige sans me réjouir ; je n’ai pas la force de me prêter à la douceur que j’y sens.

Quelquefois aussi je pense à Valville, mais c’est pour me dire qu’il serait ridicule d’y penser davantage ; et en effet ma situation décourage le penchant que j’ai pour lui.

C’est bien à moi d’avoir de l’amour ; il aurait bonne grâce, il serait bien placé dans une aussi malheureuse créature que moi, qui erre inconnue sur la terre, où j’ai la honte de vivre pour y être l’objet ou du rebut ou de la compassion des autres.

J’arrive enfin dans un abattement que je ne saurais exprimer ; je demande le religieux, et on me mène dans une salle en dehors où l’on me dit qu’il est avec une autre personne ; et cette personne, madame (admirez ce coup de hasard), c’est M. de Climal, qui rougit et pâlit tour à tour en me voyant, et sur lequel je ne jetai non plus les yeux que si je ne l’avais jamais vu.

Ah ! c’est vous, mademoiselle, me dit le religieux ; approchez, je suis bien aise que vous arriviez dans ce moment ; c’est de vous que nous nous entretenons ; mettez-vous là.

Non, mon père, reprit aussitôt M. de Climal en prenant congé du religieux ; souffrez que je vous quitte. Après ce qui est arrivé, il serait indécent que je restasse : ce n’est pas assurément que je sois fâché contre mademoiselle ; le Ciel m’en préserve, je lui pardonne de tout mon cœur ; et bien loin de me ressentir de ce qu’elle a pensé de moi, je vous jure, mon père, que je lui veux plus de bien que jamais, et que je rends grâce à Dieu de la mortification que j’ai essuyée dans l’exercice de ma charité pour elle : mais je crois que la prudence et la religion même ne me permettent plus de la voir.

Et cela dit, mon homme salua le père, et, qui pis est, me salua moi-même, les yeux modestement baissés, pendant que de mon côté je baissais la tête ; et il allait se retirer quand le religieux l’arrêtant par le bras : Non, mon cher monsieur, non, lui dit-il, ne vous en allez pas, je vous conjure, écoutez-moi. Oui, vos dispositions sont très louables, très édifiantes ; vous lui pardonnez, vous lui souhaitez du bien, voilà qui est à merveille ; mais remarquez que vous ne vous proposez plus de lui en faire, que vous l’abandonnez malgré le besoin qu’elle a de votre secours, malgré son offense qui rendrait ce secours si méritoire, malgré cette charité que vous croyez encore sentir pour elle, et que vous vous dispensez pourtant d’exercer : prenez-y garde, craignez qu’elle ne soit éteinte. Vous remerciez Dieu, dites-vous, de la petite mortification qu’il vous a envoyée ; eh bien ! voulez-vous la mériter, cette mortification qui est en effet une faveur ? voulez-vous en être vraiment digne ? redoublez vos soins pour cette pauvre enfant orpheline qui reconnaîtra sa faute, qui d’ailleurs est jeune, sans expérience, à qui on aura peut-être dit qu’elle avait quelques agréments, et qui, par vanité, par timidité, par vertu même, aura pu se tromper à votre égard. N’est-il pas vrai, ma fille ? ne sentez-vous pas le tort que vous avez eu avec monsieur, à qui vous devez tant, et qui, bien loin de vous regarder autrement que selon Dieu, n’a voulu, par les saintes affections qu’il vous a témoignées, par ces douces et pieuses invitations, que vous engager vous-même à fuir ce qui pouvait vous égarer ? Dieu soit béni mille fois de vous avoir aujourd’hui conduite ici ! C’est vous à qui il la ramène, mon cher monsieur, vous le voyez bien ; allons, ma fille, avouez votre faute ; repentez vous-en dans l’abondance de votre cœur, et promettez de la réparer à force de respect, de confiance et de reconnaissance ; avancez, ajouta-t-il, parce que je me tenais éloignée de M. de Climal.

Eh ! monsieur, m’écriai-je alors en adressant la parole à ce faux dévot, est-ce que c’est moi qui ai tort ? comment pouvez-vous me l’entendre dire ? Hélas ! Dieu sait tout ; qu’il nous rende justice ; je n’ai pu m’y tromper, vous le savez bien aussi ; et je fondis en larmes en finissant ce discours.

M. de Climal, tout intrépide tartufe qu’il était, ne put le soutenir. Je vis l’embarras se peindre sur son visage, il ne put pas même le dissimuler ; et, dans la crainte que le religieux ne le remarquât, et n’en conçût quelque soupçon contre lui, il prit son parti en habile homme ; ce fut de paraître naïvement embarrassé, et d’avouer qu’il l’était.

Ceci me déconcerte, dit-il avec un air de confusion pudique, je ne sais que répondre ; quelle avanie ! Ah ! mon père, aidez-moi à supporter cette épreuve ; cela va se répandre, cette pauvre enfant le dira partout ; elle ne m’épargnera pas. Hélas ! ma fille, vous serez pourtant bien injuste ; mais Dieu le veut. Adieu, mon père : parlez-lui, tâchez de lui ôter cette idée-là, s’il est possible ; il est vrai que je lui ai marqué de la tendresse, elle ne l’a pas comprise ; c’était son âme que j’aimais, que j’aime encore, et qui mérite d’être aimée : oui, mon père, mademoiselle a de la vertu, je lui ai découvert mille qualités, et je vous la recommande, puisqu’il n’y a pas moyen de me mêler de ce qui la regarde.

Après ces mots, il se retira, et ne salua cette fois-ci que le religieux, qui, en lui rendant son salut, avait l’air incertain de ce qu’il devait faire, qui le conduisit jusqu’à la sortie de la salle, et qui, se retournant ensuite de mon côté, me dit, presque la larme à l’œil : Ma fille, vous me fâchez, je ne suis point content de vous ; vous n’avez ni docilité ni reconnaissance ; vous n’en croyez que votre petite tête, et voilà ce qui en arrive. Ah ! l’honnête homme ! quelle perte vous faites ! Que me demandez-vous à présent ? Il est inutile de vous adresser à moi davantage, très inutile : quel service voulez-vous que je vous rende ? J’ai fait ce que j’ai pu ; si vous n’en avez pas profité, ce n’est pas ma faute, ni celle de cet homme de bien que je vous ai trouvé, et qui vous a traitée comme si vous aviez été sa propre fille ; car il m’a tout dit : habits, linge, argent, il vous a fourni de tout, vous payait une pension, allait vous la payer encore, et avait même dessein de vous établir, à ce qu’il m’a assuré : et parce qu’il n’approuve pas que vous voyiez son neveu qui est un jeune homme étourdi, débauché, parce qu’il veut vous mettre à l’abri d’une connaissance qui vous est très dangereuse, et que vous avez envie d’entretenir, vous vous imaginez par dépit qu’un homme si pieux et si vertueux vous aime, et qu’il est jaloux ; cela n’est-il pas bien étrange, bien épouvantable ? Lui jaloux, lui vous aimer ! Dieu vous punira de cette pensée-là, ma fille ; vous ne l’avez prise que dans la malice de votre cœur, et Dieu vous en punira, vous dis-je.

Je pleurais pendant qu’il parlait : Écoutez-moi, mon père, lui répondis-je en sanglotant ; de grâce, écoutez-moi.

Eh bien ! que me direz-vous ? répondit-il ; qu’aviez-vous affaire de ce jeune homme ? pourquoi vous obstiner à le voir ? quelle conduite ! Passe encore pour cette folie-là, pourtant ; mais porter la mauvaise humeur et la rancune jusqu’à être ingrate et méchante envers un homme si respectable, et à qui vous devez tant, que deviendrez-vous avec de pareils défauts ? quel malheur qu’un esprit comme le vôtre ! oh ! en vérité, votre procédé me scandalise. Voyez, vous voilà d’une propreté admirable ; qui est-ce qui dirait que vous n’avez point de parents ? et quand vous en auriez, et qu’ils seraient riches, seriez-vous mieux accommodée que vous l’êtes ? peut-être pas si bien, et tout cela vient de lui apparemment. Seigneur, que je vous plains ! il ne vous a rien épargné… Eh ! mon père, vous avez raison, m’écriai-je encore une fois ; mais ne me condamnez pas sans m’entendre : je ne connais point son neveu, je ne l’ai vu qu’une fois par hasard et ne me soucie point de le revoir ; je n’y songe pas ; quelle liaison aurais-je avec lui ? Je ne suis point folle, et M. de Climal vous abuse ; ce n’est point à cause de cela que je romps avec lui, ne vous prévenez point. Vous parlez de mes hardes, elles ne sont, que trop belles ; j’en ai été étonnée, et elles vous surprennent vous-même : tenez, mon père, approchez, considérez la finesse de ce linge ; je ne le voulais pas si fin au moins ; j’avais de la peine à le prendre, surtout à cause des manières qu’il avait eues avec moi auparavant ; mais j’ai eu beau lui dire, je n’en veux point, il s’est moqué de moi, et m’a toujours répondu : Allez vous regarder dans un miroir, et voyez après si ce linge est trop beau pour vous. Oh ! à ma place qu’auriez-vous pensé de ce discours-là, mon père ? dites la vérité : si M. de Climal est si dévot, si vertueux, qu’a-t-il besoin de prendre garde à mon visage ? que je l’aie beau ou laid, de quoi s’embarrasse-t-il ? d’où vient aussi qu’en badinant, il m’a appelée friponne dans son carrosse, en m’ajoutant à l’oreille d’avoir le cœur plus facile, et qu’il me laisserait le sien pour m’y encourager ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quand on n’est que pieux, parle-t-on du cœur d’une fille, et lui laisse-t-on le sien ? lui donne-t-on des baisers comme il a encore tâché de m’en donner un dans ce carrosse ?

Un baiser, ma fille, reprit le religieux, un baiser ! vous n’y songez pas : comment donc ? savez-vous bien qu’il ne faut jamais dire cela, parce que cela n’est point ? Qui est-ce qui vous croira ? allez, ma fille, vous vous trompez, il n’en est rien, il n’est pas possible ; un baiser ! quelle vision ! ce pauvre homme ! C’est qu’on est cahoté dans un carrosse, et que quelque mouvement lui aura fait pencher sa tête sur la vôtre ; voilà tout ce que ce peut être, et ce que, dans votre chagrin contre lui, vous aurez pris pour un baiser : quand on hait les gens, on voit tout de travers à leur égard.

Eh ! mon père, en vertu de quoi l’aurais-je haï alors ? répondis-je : je n’avais point encore vu son neveu, qui est, dit-il, la cause que je suis fâchée contre lui : je ne l’avais point vu : et puis si je m’étais trompée sur ce baiser que vous ne croyez point, M. de Climal, dans la suite, ne m’aurait pas confirmée dans ma pensée ; il n’aurait pas recommencé chez madame Dutour ni tant manié, tant loué mes cheveux dans ma chambre, où il était toujours à me tenir la main qu’il approchait à chaque instant de sa bouche, en me faisant des compliments dont j’étais toute honteuse.

Mais… mais que me venez-vous conter, mademoiselle ? doucement donc, doucement, me dit-il d’un air plus surpris qu’incrédule : des cheveux qu’il touchait, qu’il louait ; M. de Climal, lui ! je n’y comprends rien ; à quoi rêvait-il donc ? Il est vrai qu’il aurait pu se passer de ces façons-là ; ce sont de ces distractions qui ne sont pas convenables, je l’avoue ; on ne touche point aux cheveux d’une fille : il ne savait pas ce qu’il faisait ; mais n’importe, c’est un geste qui ne vaut rien. Et ma main qu’il portait à sa bouche, répondis-je, mon père, est-ce encore une distraction ?

Oh ! votre main, reprit-il, votre main, je ne sais pas ce que c’est : il y a mille gens qui vous prennent par la main quand ils vous parlent, et c’est peut-être une habitude qu’il a aussi ; je suis sûr qu’à moi-même il m’est arrivé mille fois d’en faire autant.

À la bonne heure, mon père, repris-je ; mais quand vous prenez la main d’une fille, vous ne la baisez pas je ne sais combien de fois ; vous ne lui dites pas qu’elle l’a belle, vous ne vous mettez pas à genoux devant elle, en lui parlant d’amour.

Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, ah ! mon Dieu ! petite langue de serpent que vous êtes, taisez-vous ; ce que vous dites est horrible ; c’est le démon qui vous inspire, oui, le démon ; retirez-vous, allez-vous-en, je ne vous écoute plus ; je ne crois plus rien, ni les cheveux, ni la main, ni les discours ; faussetés que tout cela ! laissez-moi. Ah ! la dangereuse petite créature ! elle me fait frayeur ; voyez ce que c’est dire que M. de Climal, qui mène une vie toute pénitente, qui est un homme tout en Dieu, s’est mis à genoux devant elle pour lui tenir des propos d’amour ! ah ! Seigneur, où en sommes-nous !

Ce qu’il disait, joignant les mains en homme épouvanté de mon discours, et qui éloignait tant qu’il pouvait une pareille idée, dans la crainte d’être tenté d’examiner la chose.

En vérité, mon père, lui répondis-je tout en larmes et excédée de sa prévention, vous me traitez bien mal, et il est bien affligeant pour moi de ne trouver que des injures où je venais chercher de la consolation et du secours. Vous avez connu la personne qui m’a amenée à Paris, et qui m’a élevée ; vous m’avez dit vous-même que vous l’estimiez beaucoup, que sa vertu vous avait édifié : c’est à vous qu’elle s’est confessée à sa mort ; elle ne vous aura pas parlé contre sa conscience, et vous savez ce qu’elle vous a dit de moi ; vous pouvez vous en ressouvenir : il n’y a pas si longtemps que Dieu me l’a ôtée, et je ne crois pas, depuis qu’elle est morte, que j’aie rien fait qui puisse vous avoir donné une aussi mauvaise opinion de moi que vous l’avez : au contraire, mon innocence et mon peu d’expérience vous ont fait compassion, aussi bien que l’épouvante où vous m’avez vue ; et cependant vous voulez que tout d’un coup je sois devenue une misérable, une scélérate, et la plus indigne, la plus épouvantable fille du monde ! Vous voulez que, dans la douleur et dans les extrémités où je suis, un homme avec qui je n’ai été qu’une heure par accident, et que je ne verrai jamais, m’ait rendue si amoureuse de lui et si passionnée, que j’en aie perdu tout bon sens et toute conscience, et que j’aie le courage et même l’esprit d’inventer des choses qui font frémir, et de forger des impostures affreuses pour lui, contre un autre homme qui m’aiderait à vivre, qui pourrait me faire tant de bien et que je serais si intéressée à conserver, si ce n’était pas un libertin qui fait semblant d’être dévot, et qui ne me donne rien que dans l’intention de me rendre en secret une malhonnête fille.

Ah ! juste ciel, comme elle s’emporte ! Que dit-elle là ? Qui a jamais rien ouï de pareil ? cria-t-il en baissant la tête, mais sans m’interrompre. Et je continuai.

Oui, mon père, il ne tâche qu’à cela : voilà pourquoi il m’habille si bien ; qu’il vous conte ce qu’il lui plaira, notre querelle ne roule que là-dessus. Si j’avais consenti à sortir de l’endroit où je suis, et à me laisser mener dans une maison qu’il devait meubler magnifiquement, et où il prétendait me mettre en pension chez un homme à lui, et qui est, dit-il, un solliciteur de procès, et à qui il aurait fait accroire que j’étais sa parente arrivée de la campagne : voyez ce que c’est, et la belle dévotion !…

Hein ! comment ! reprit alors le religieux en m’arrêtant, un solliciteur de procès, dites-vous ? Est-il marié ?

Oui, mon père, il l’est, répondis-je ; un solliciteur de procès qui n’est pas riche, chez qui j’aurais appris à danser, à chanter, à jouer sur le clavecin ; chez qui j’aurais été comme la maîtresse par le respect qu’on m’aurait fait rendre, et dont la femme me serait venue prendre demain où je demeure : et si j’avais voulu le suivre, et que je n’eusse point refusé de recevoir, pas plus tard que demain aussi, je ne sais combien de rentes, cinq ou six cents francs, je pense, par un contrat, seulement pour commencer ; si je ne lui avais pas témoigné que toutes ses propositions étaient horribles, il ne m’aurait pas reproché, comme il a fait, et les louis d’or qu’il m’a donnés, que je lui rendrai, et ces hardes que je suis honteuse d’avoir sur moi, et dont je ne veux pas profiter, Dieu m’en préserve ! Il ne vous dira pas non plus que je l’ai menacé de venir vous apprendre son amour malhonnête et ses desseins ; à quoi il a eu le front de me répondre que, quand même vous les sauriez, vous regarderiez cela comme rien, comme une bagatelle qui arrivait à tout le monde, qui vous arriverait peut-être à vous-même au premier jour, et que vous n’oseriez assurer que non, parce qu’il n’y avait point d’homme de bien qui ne fût sujet à être amoureux, ni qui pût s’en empêcher : voyez si j’ai inventé ce que je vous dis là, mon père.

Mon bon Sauveur ! dit-il alors tout ému ; ah ! Seigneur voilà un furieux récit : que faut-il que je pense ? et qu’est-ce que de nous, bonté divine ? Vous me tentez, ma fille : ce solliciteur de procès m’embarrasse, il m’étonne ; je ne saurais le nier : car je le connais, je l’ai vu avec lui (dit-il comme à part), et cette jeune enfant n’aura pas été deviner que M. de Climal se servait de lui, et qu’il est marié. C’est un homme de mauvaise mine, n’est-ce pas ajouta-t-il.

Eh ! mon père, je n’en sais rien, lui dis-je. M. de Climal n’a fait que m’en parler, et je ne l’ai vu, ni lui ni sa femme. Tant mieux, reprit-il, tant mieux. Oui, j’entends bien ; vous deviez seulement aller chez eux. Le mari est un homme qui ne m’a jamais plu : mais, ma fille, voilà qui est étrange : si vous dites vrai, à qui se fiera-t-on ?

Si je dis vrai, mon père ! eh ! pourquoi mentirais-je ? serait-ce à cause de ce neveu ? Eh ! qu’on me mette dans un couvent, afin que je ne le voie ni ne le rencontre jamais.

Fort bien, dit-il alors, fort bien : cela est bon, on ne saurait mieux parler. Et puis, mon père, ajoutai-je, demandez à la marchande chez qui M. de Climal m’a mise, ce qu’elle pense de lui, et si elle ne le regarde pas comme un fourbe et comme un hypocrite : demandez à son neveu s’il ne l’a pas surpris à genoux devant moi, tenant ma main qu’il baisait, et que je ne pouvais pas retirer d’entre les siennes ; ce qui a si fort scandalisé ce jeune homme, qu’il me regarde à cette heure comme une fille perdue ; et enfin, mon père, considérez la confusion où M. de Climal a été, quand je suis entrée ici : est-ce que vous n’avez pas pris garde à sa mine ?

Oui, me dit-il, oui, il a rougi : vous avez raison, et je n’y comprends rien ; serait-il possible ? J’en reviens toujours à ce solliciteur de procès, c’est un terrible article ; et son embarras, je ne l’aime point non plus. Qu’est-ce que c’est aussi que ce contrat ? Il est bien pressé ! Qu’est-ce que c’est que ces meubles, et que ces maîtres pour des fariboles ? Avec qui veut-il que vous dansiez ! Plaisante charité, qui apprend aux gens à aller au bal ! Un homme comme M. de Climal ! Que Dieu nous soit en aide ; mais on ne sait qu’en dire : hélas ! la pauvre humanité, à quoi est-elle sujette ? Quelle misère ! Ne songez plus à tout cela, ma fille ; je crois que vous ne me trompez pas : non, vous n’êtes pas capable de tant de fausseté ; mais n’en parlons plus ; soyez discrète, la charité vous l’ordonne, entendez-vous ? Ne révélez jamais cette étrange aventure à personne ; gardons-nous de réjouir le monde par le scandale, il en triompherait, et en prendrait droit de se moquer des vrais serviteurs de Dieu. Tâchez même de croire que vous avez mal vu, mal entendu ; ce sera une disposition d’esprit, une innocence de pensée qui sera agréable à Dieu, qui vous attirera sa bénédiction. Allez, ma chère enfant, retournez-vous-en, et ne vous affligez pas (ce qu’il me disait à cause des pleurs que je répandais de meilleur courage que je n’avais fait encore, parce qu’il me plaignait). Continuez d’être sage, et la Providence aura soin de vous : j’ai affaire, il faut que je vous quitte ; mais dites-moi l’adresse de cette marchande où vous logez.

Hélas ! mon père, lui répondis-je, après la lui avoir dite, je n’ai plus que le reste de cette journée-ci à y demeurer ; la pension qu’on lui payait pour moi finit demain, ainsi je suis obligée de sortir de chez elle ; elle s’y attend ; je ne saurai plus après où me réfugier si vous m’abandonnez, mon père : je n’ai que vous, vous êtes ma seule ressource.

Moi ! chère enfant, hélas ! Seigneur, quelle pitié ! un pauvre religieux comme moi, je ne puis rien ; mais Dieu peut tout : nous verrons, ma fille, nous verrons ; j’y penserai. Dieu sait ma bonne volonté, il m’inspirera peut-être, tout dépend de lui ; je le prierai de mon côté, priez-le du vôtre, mademoiselle. Dites-lui : Mon Dieu, je n’espère qu’en vous. N’y manquez pas ; et moi, je serai demain sans faute, à neuf heures du matin, chez vous ; ne sortez pas avant ce temps-là. Ah çà ! il est tard, j’ai affaire ; adieu, soyez tranquille ; il y a loin d’ici chez vous : que le Ciel vous conduise. À demain.

Je le saluai sans pouvoir prononcer un seul mot, et je partis pour le moins aussi triste que je l’avais été en arrivant chez lui : les saintes et pieuses consolations qu’il venait de me donner me rendaient mon état encore plus effrayant qu’il ne me l’avait paru ; c’est que je n’étais pas assez dévote, et qu’une âme de dix-huit ans croit tout perdu, tout désespéré, quand on lui dit en pareil cas qu’il n’y a plus que Dieu qui lui reste : c’est une idée grave et sérieuse qui effarouche sa petite confiance ; à cet âge on ne se fie guère qu’à ce qu’on voit ; on ne connaît guère que les choses de la terre.

Quelques embarras dans la rue m’arrêtèrent à la porte d’un couvent de filles ; j’en vis celle de l’église ouverte, et, moitié par un sentiment de religion qui me vint en ce moment, moitié dans la pensée d’aller soupirer à mon aise et de cacher mes larmes qui fixaient sur moi l’attention des passants, j’entrai dans cette église, où il n’y avait personne, et où je me mis à genoux dans un confessionnal.

Là je m’abandonnai à mon affliction, et je ne gênai ni mes gémissements ni mes sanglots ; je dis mes gémissements, parce que je me plaignais, parce que je prononçais des mots, et que je disais : Pourquoi suis-je venue au monde, malheureuse que je suis ? Que fais-je sur la terre ? Mon Dieu, vous m’y avez mise, secourez-moi ; et autres choses semblables.

J’étais dans le plus fort de mes soupirs et de mes exclamations, du moins je le crois, quand une dame, que je ne vis point arriver, et que je n’aperçus que lorsqu’elle se retira, entra dans l’église.

Je sus après qu’elle arrivait de la campagne, qu’elle avait fait arrêter son carrosse à la porte du couvent où elle était fort connue, et où quelques personnes de ses amies l’avaient priée de rendre, en passant, une lettre à la prieure ; et que, pendant qu’on était allé avertir cette prieure de venir à son parloir, elle était entrée dans l’église, dont elle avait, comme moi, trouvé la porte ouverte.

À peine y fut-elle que mes tous gémissants la frappèrent, elle y entendit tout ce que je disais, et m’y vit dans la posture du monde la plus désolée.

J’étais alors assise, la tête penchée, laissant aller mes bras qui retombaient sur moi, et si absorbée dans mes pensées, que j’en oubliais en quel lieu je me trouvais.

Vous savez que j’étais bien mise ; et quoiqu’elle ne me vît pas au visage, il y a je ne sais quoi d’agile et de léger qui est répandu dans une jeune et jolie figure, et qui lui fit aisément deviner mon âge. Mon affliction, qui lui parut extrême, la toucha ; ma jeunesse, ma bonne façon, peut-être aussi ma parure l’attendrirent pour moi ; quand je parle de parure, c’est que cela n’y nuit pas.

Il est bon en pareille occasion de plaire un peu aux yeux, ils vous recommandent au cœur. Êtes-vous malheureux ou mal vêtu, ou vous échappez aux meilleurs cœurs du monde, ou ils ne prennent pour vous qu’un intérêt fort tiède ; vous n’avez pas l’attrait qui gagne leur vanité, et rien ne nous aide tant à être généreux envers les gens, rien ne nous fait tant goûter l’honneur et le plaisir de l’être, que de leur voir un air distingué.

La dame en question m’examina beaucoup, et aurait même attendu, pour me voir, que j’eusse retourné la tête, si on n’était pas venu l’avertir que la prieure l’attendait à son parloir.

Au bruit qu’elle fit en se retirant, je revins à moi, et comme j’entendais marcher, je voulus voir qui c’était ; elle s’y attendait, et nos yeux se rencontrèrent.

Je rougis, en la voyant, d’avoir été surprise dans mes lamentations ; et, malgré la petite confusion que j’en avais, je remarquai pourtant qu’elle était contente de la physionomie que je lui montrais, et que mon affliction la touchait. Tout cela était dans ses regards ; ce qui fit que les miens (s’ils lui dirent ce que je sentais) durent lui paraître aussi reconnaissants que timides ; car les âmes se répondent.

C’était en marchant qu’elle me regardait ; je baissai insensiblement les yeux, et elle sortit.

Je restai bien encore un demi-quart d’heure dans l’église, tant à essuyer mes larmes qu’à rêver à ce que je ferais le lendemain, si les soins de mon religieux ne réussissaient pas. Que j’envie le sort de ces saintes filles qui sont dans ce couvent ! me dis-je ; qu’elles sont heureuses !

Cette pensée m’occupait, quand une tourière me vint dire honnêtement : Mademoiselle, on va fermer l’église. Tout à l’heure, je vais sortir, madame, lui répondis-je, n’osant la regarder que de côté, de peur qu’elle ne s’aperçût que j’avais pleuré : mais j’oubliais de prendre garde au ton dont je lui répondais, et ce ton me trahit. Elle le sentit si plaintif et si triste, me vit d’ailleurs si jeune, si joliment accommodée, si jolie moi-même, à ce qu’elle me raconta ensuite, qu’elle ne put s’empêcher de me dire : Hélas ! ma chère demoiselle, qu’avez-vous donc ? mon bon Dieu ! quelle pitié ! auriez-vous du chagrin ? c’est bien dommage : peut-être venez-vous parler à quelqu’une de nos dames ? à laquelle est-ce, mademoiselle ?

Je ne repartis rien à ce discours, mais mes yeux recommencèrent à se mouiller. Nous autres filles, ou nous autres femmes, nous pleurons volontiers dès qu’on nous dit : vous venez de pleurer ; c’est une enfance, et comme une mignardise que nous avons, et dont nous ne pouvons pas nous défendre.

Eh ! mais, mademoiselle, dites-moi ce que c’est ; dites, ajouta la tourière en insistant, irai-je avertir quelqu’une nos religieuses ? Or, je réfléchissais à ce qu’elle me répétait là-dessus : c’est peut-être Dieu qui permet qu’elle me fasse songer à cela, me dis-je, tout attendrie, de la douceur avec laquelle elle me pressait ; et tout de suite : Oui, madame, lui répondis-je, je souhaiterais bien parler à madame la prieure, si elle en a le temps.

Eh bien ! ma belle demoiselle, venez, reprit-elle, suivez-moi ; je vais vous mener à son parloir, et elle s’y rendra un moment après. Allons.

Je la suivis donc ; nous montâmes un petit escalier, elle ouvrit une porte, et le premier objet qui me frappa, c’est cette dame dont je vous ai parlé, que je n’avais vue que lorsqu’elle sortit de l’église, et qui, en sortant, m’avait regardée d’une manière si obligeante.

Elle me parut encore charmée de me revoir, et se leva d’un air caressant pour me faire place.

Elle était avec la prieure du couvent, et je vous ai instruite de ce qui était cause de sa visite.

Madame, dit la tourière à la religieuse, j’allais vous avertir ; c’est mademoiselle qui vous demande.

Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n’y a point de ces mines-là dans le monde ; c’est un embonpoint tout différent de celui des autres, un embonpoint qui s’est formé plus à l’aise et plus méthodiquement ; c’est-à-dire, où il entre plus d’art, plus de façon, plus d’amour de soi-même que dans le nôtre.

D’ordinaire, c’est ou le tempérament, ou la quantité de nourriture, ou l’inaction et la mollesse qui nous acquièrent le nôtre, et cela est tout simple ; mais pour celui dont je parle, on sent qu’il faut, pour l’avoir acquis, s’en être saintement fait une tâche : il ne peut être que l’ouvrage d’une délicate, d’une amoureuse et d’une dévote complaisance qu’on a pour le bien et pour l’aise de son corps ; il est non seulement un témoignage qu’on aime la vie et la vie saine, mais qu’on l’aime douce, oisive et friande ; et qu’en jouissant du plaisir de se porter bien, on s’accorde encore autant de douceurs et de privilèges que si on était toujours convalescente.

Aussi cet embonpoint religieux n’a-t-il pas la forme du nôtre, qui a l’air plus profane ; aussi grossit-il moins un visage qu’il ne le rend grave et décent ; aussi donne-t-il à la physionomie non pas un air joyeux, mais tranquille et content.

À voir ces bonnes filles, au reste, vous leur trouvez un extérieur affable, et pourtant un intérieur indifférent. Ce n’est que leur mine, et non pas leur âme qui s’attendrit pour vous : ce sont de belles images qui paraissent sensibles, et qui n’ont que des superficies de sentiment et de bonté. Mais laissons cela, je ne parle ici que des apparences, et ne décide point du reste. Revenons à la prieure ; j’en ferai peut-être le portrait quelque part.

Mademoiselle, je suis votre servante, me dit-elle en se baissant pour me saluer : puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ? C’est moi qui en ai tout l’honneur, répondis-je encore plus honteuse que modeste, et quand je vous dirais qui je suis, je n’en serais pas plus connue de vous, madame.

C’est, si je ne me trompe, mademoiselle que j’ai vue dans l’église où je suis entrée un instant, dit alors la dame en question, avec un souris tendre ; j’ai cru même la voir pleurer, et cela m’a fait de la peine. Je vous rends mille grâces de votre bonté, madame, repris-je, d’une voix faible et timide ; et puis je me tus. Je ne savais comment entrer en matière : l’accueil de la prieure, tout avenant qu’il était, m’avait découragée ; je n’espérais plus rien d’elle, sans que je pusse dire pourquoi : c’était ainsi que son abord m’avait frappée, et cela revient à ces superficies dont je parlais, et que je ne démêlais pas alors. Elle va me plaindre, et ne me secourra point, me disais-je ; il n’y a rien à faire.

Cependant ces dames, qui s’étaient levées, restaient debout, et j’en rougissais, parce que mon habit les trompait, et que j’étais bien au dessous de tant de façons. Souhaitez-vous que nous soyons seules ? me dit la prieure.

Comme il vous plaira, madame, répondis-je ; mais je serais fâchée d’être cause que madame s’en allât, et de vous déranger ; si vous voulez, je reviendrai.

Ce que je disais dans l’intention d’échapper à l’embarras où je m’étais mise, et de ne plus revenir.

Non, mademoiselle, non, me dit la dame, en me prenant par la main pour me faire avancer : vous resterez, s’il vous plaît ; ma visite est finie, et je partais ; ainsi je vais vous laisser libre : vous avez du chagrin, je m’en suis aperçue ; vous méritez qu’on s’y intéresse ; et si vous vous en retourniez, je ne me le pardonnerais pas.

Oui, madame, lui dis-je, pénétrée de ce discours, et tout en pleurs, il est vrai que j’ai du chagrin ; j’en ai beaucoup, il n’y a personne qui ait autant sujet d’en avoir que moi ; personne de si à plaindre, ni de si digne de compassion que je le suis ; et vous me témoignez un cœur si généreux, que je ne ferai point difficulté de parler devant vous, madame : il ne faut pas vous retirer, vous ne me gênerez point ; au contraire, c’est un bonheur pour moi que vous soyez ici : vous m’aiderez à obtenir de madame la grâce que je viens lui demander à genoux (je m’y jetai en effet), et qui est de vouloir bien me recevoir chez elle.

Eh ! ma belle enfant, que vous me touchez ! me répondit la prieure en me tendant les bras de l’endroit où elle était, pendant que la dame me relevait affectueusement ; que je me félicite du choix que vous avez fait de ma maison ! En vérité, quand je vous ai vue, j’ai eu comme un pressentiment de ce qui vous amène ; votre modestie m’a frappée : Ne serait-ce pas une prédestinée qui me vient ? ai-je pensé en moi-même : car il est certain que votre vocation est écrite sur votre visage, n’est-il pas vrai, madame ? Ne trouvez-vous pas comme moi ce que je vous dis là ? Qu’elle est belle, qu’elle a l’air sage ! ah ! ma fille, que je suis ravie ! que vous me donnez de joie ! Venez, mon ange, venez ; je gagerais qu’elle est fille unique, et qu’on veut la marier malgré elle : mais dites-moi, mon cœur, est-ce tout à l’heure que vous voulez entrer ? Il faudra pourtant informer vos parents, n’est-ce pas ? Chez qui enverrai-je ?

Hélas ! ma mère, répondis-je, je ne puis vous indiquer personne. Ma confusion et mes sanglots m’arrêtèrent là. Eh bien ! me dit-elle, de quoi s’agit-il ? Non, personne, continuai-je : rien de ce que vous croyez, ma mère : je n’ai pas la consolation d’avoir des parents : du moins ceux que j’ai, je ne les ai jamais connus.

Jésus, mademoiselle ! reprit-elle avec un refroidissement imperceptible et grave ; voilà qui est bien fâcheux, point de parents ! eh ! comment cela se peut-il ? qui est-ce donc qui a soin de vous ? car apparemment que vous n’avez point de bien non plus ? Que sont devenus votre père et votre mère ?

Je n’avais que deux ans, lui-dis-je, quand ils ont été assassinés par des voleurs qui arrêtèrent le carrosse de voiture où ils étaient avec moi ; leurs domestiques y périrent aussi : il n’y eut que moi à qui on laissa la vie, et je fus portée chez un curé de village, qui ne vit plus, et dont la sœur, qui était une sainte personne, m’a élevée avec une bonté infinie : mais malheureusement elle est morte ces jours passés à Paris, où elle était venue, tant pour la succession d’un parent qu’elle n’a pas recueillie à cause des dettes du défunt, que pour voir s’il y aurait moyen de me mettre dans quelque état qui me convînt. J’ai tout perdu par sa mort ; il n’y avait qu’elle qui m’aimait dans le monde, et je n’ai plus de tendresse à espérer de personne : il ne me reste plus que la charité des autres ; aussi n’est-ce qu’elle et son bon cœur que je regrette, et non pas les secours que j’en recevais ; je rachèterais sa vie de la mienne : elle est morte dans une auberge où nous étions logées ; j’y suis restée seule, et l’on m’y a pris une partie du peu d’argent qu’elle me laissait. Un religieux, son confesseur, m’a tirée de là, et m’a remise, il y a quelques jours, entre les mains d’un homme que je ne veux pas nommer, qu’il croyait homme de bien et charitable, et qui nous a trompés tous deux, qui n’était rien de tout cela. Il a pourtant commencé d’abord par me mettre chez madame Dutour, une marchande lingère ; mais à peine y ai-je été, qu’il a découvert ses mauvais desseins par de l’argent qu’il m’avait forcé de prendre, et par des présents que je me suis bien doutée qui n’étaient pas honnêtes, non plus que certaines manières qu’il avait et qui ne signifiaient rien de bon, puisqu’à la fin il n’a pas eu honte à son âge de me déclarer, en me prenant par les mains, qu’il était mon amant, qu’il entendait que je fusse sa maîtresse, et qu’il avait résolu de me mettre dans une maison d’un quartier éloigné, où il serait plus libre d’être amoureux de moi sans qu’on le sût, et où il me promettait des rentes, avec toutes sortes de maîtres et de magnificence ; à quoi j’ai répondu qu’il me faisait horreur d’être si hypocrite et si fourbe. Eh ! monsieur, lui ai-je dit, est-ce que vous n’avez point de religion ? Quelle abominable pensée ! Mais j’ai eu beau dire ; ce méchant homme, au lieu de se repentir et de revenir à lui, s’est emporté contre moi, m’a traitée d’ingrate, de petite créature qu’il punirait si je parlais, et m’a reproché son argent, du linge qu’il m’avait acheté, et cette robe que je porte, et que je mettrai ce soir dans le paquet, que j’ai déjà fait du reste, pour lui renvoyer le tout, dès que je serai rentrée chez madame Dutour, qui de son côté m’a donné mon congé pour demain matin, parce qu’elle n’est payée que pour aujourd’hui ; de sorte que je ne sais plus de quel côté tourner, si le père Saint-Vincent, de chez qui je viens en ce moment pour lui conter tout, et qui m’avait bonnement menée à cet horrible homme, ne trouve pas demain à me placer en quelque endroit, comme il m’a promis d’y tâcher.

Au sortir de chez lui, j’ai passé par ici, et je suis entrée dans votre église à cause que je pleurais le long du chemin, et qu’on me regardait ; et puis Dieu m’a inspiré la pensée de me jeter à vos pieds, ma mère, et d’implorer votre aide.

Là finit mon petit discours, ou ma petite harangue, dans laquelle je ne mis point d’autre art que ma douleur, et qui fit son effet sur la dame en question. Je la vis qui s’essuyait les yeux ; cependant elle ne dit mot alors, et laissa répondre la prieure, qui avait honoré mon récit de quelques gestes de main, de quelques mouvements de visage, qu’elle n’aurait pu me refuser avec décence ; mais il ne me parut pas que son cœur eût donné aucun signe de vie.

Certes, votre situation est fort triste, mademoiselle (car il n’y eut plus ni de belle enfant, ni de mon ange ; toutes ces douceurs furent supprimées) ; mais tout n’est pas désespéré ; il faut voir ce que ce religieux, que vous appelez le père Saint-Vincent, fera pour vous, reprit-elle d’un air de compassion posée. Ne dites-vous pas qu’il s’est chargé de vous trouver une place ? il lui est bien plus aisé de vous rendre service qu’à moi qui ne sors point, et qui ne saurais agir. Nous ne voyons, nous ne connaissons presque personne ; et à l’exception de madame, et de quelques autres dames qui ont la bonté de nous aimer un peu, nous sommes des semaines entières sans recevoir une visite ; d’ailleurs notre maison n’est pas riche ; nous ne subsistons que par nos pensionnaires, dont le nombre est fort diminué depuis quelque temps. Aussi sommes-nous endettées, et si mal à notre aise ! J’eus l’autre jour le chagrin de refuser une jeune fille, un fort bon sujet, qui se présentait pour être converse, parce que nous n’en recevons plus, quelque besoin que nous en ayons, et que, nous apportant peu, elles nous seraient à charge. Ainsi de tous côtés vous voyez notre impuissance, dont je suis vraiment mortifiée ; car vous m’affligez, ma pauvre enfant (ma pauvre quelle différence de style ! auparavant elle m’avait dit, ma belle), vous m’affligez : mais que ne vous êtes-vous adressée au curé de votre paroisse ? Notre communauté ne peut vous aider que de ses prières, elle n’est pas en état de vous recevoir ; et tout ce que je puis faire, c’est de vous recommander à la charité de nos dames pensionnaires ; je quêterai pour vous, je vous remettrai demain ce que j’aurai amassé. (Quêter pour un ange, la belle chose à lui proposer !)

Non, ma mère, non, répondis-je d’un ton sec et ferme, je n’ai encore rien dépensé de la petite somme d’argent que m’a laissée mon amie, et je ne venais pas demander l’aumône. Je crois que, lorsqu’on a du cœur, il n’en faut venir à cela que pour s’empêcher de mourir, et j’attendrai jusqu’à cette extrémité ; je vous remercie.

Et moi, je ne souffrirai point qu’une fille aussi bien née y soit jamais réduite, dit en ce moment la dame qui avait gardé le silence. Reprenez courage, mademoiselle, vous pouvez encore prétendre à une amie dans le monde, je veux vous consoler de la perte de celle que vous regrettez, et il ne tiendra pas à moi que je ne vous sois aussi chère qu’elle vous l’a été. Ma mère, ajouta-t-elle en adressant la parole à la religieuse, je paierai la pension de mademoiselle ; vous pouvez la faire entrer chez vous. Cependant comme elle vous est absolument inconnue, et qu’il est juste que vous sachiez quelles sont les personnes que vous recevez, nous n’avons pour vous ôter tout scrupule là-dessus, et pour empêcher même qu’on ne trouve à redire à l’inclination que je me sens pour mademoiselle, nous n’avons, dis-je, qu’à envoyer tout à l’heure votre tourière chez cette dame Dutour, qui est ma marchande, et dont sans doute le bon témoignage justifiera ma conduite et la vôtre.

Je compris d’abord à ce discours qu’elle était bien aise elle-même de connaître un peu mieux son sujet, et de savoir à qui elle avait affaire : mais observez, je vous prie, le tour honnête qu’elle prenait pour cela, et avec quel ménagement pour moi, et avec quelle industrie elle me cachait l’incertitude qui pouvait lui rester sur ce que je disais, et qui était fort raisonnable.

On ne saurait payer ces traits de bonté-là. De toutes les obligations qu’on peut avoir à une belle âme, ces tendres attentions, ces secrètes politesses de sentiments sont les plus touchantes. Je les appelle secrètes, parce que le cœur qui les a pour vous ne vous les compte point, ne veut point en charger votre reconnaissance ; il croit qu’il n’y a que lui qui les sait ; il vous les soustrait, il en enterre le mérite ; et cela est adorable.

Pour moi, je fus au fait ; les gens qui ont eux-mêmes un peu de noblesse de cœur se connaissent en égards de cette espèce, et remarquent bien ce qu’on fait pour eux.

Je me jetai avec transport, quoique avec respect, sur la main de cette dame, que je baisai longtemps, et que je mouillai des plus tendres et des plus délicieuses larmes que j’aie versées de ma vie : c’est que notre âme est haute, et que tout ce qui a un air de respect pour sa dignité la pénètre et l’enchante ; aussi notre orgueil ne fut-il jamais ingrat.

Madame, lui dis-je, consentez-vous que j’écrive deux mots à madame Dutour par la tourière ? Vous verrez mon billet ; et je songe que, dans les circonstances où je suis et qu’elle n’ignore pas, elle pourrait craindre de la surprise, et ne pas s’expliquer librement. Oui-dà, mademoiselle, me répondit-elle, vous avez raison, écrivez. Ma mère, voulez-vous bien nous donner une plume et de l’encre ? Avec plaisir, dit la prieure toute radoucie, et qui nous passa ce qu’il fallait pour le billet : il fut court ; le voici à peu près.

« La personne qui vous rendra cette lettre, madame, ne va chez vous que pour s’informer de moi ; vous aurez la bonté de lui dire naïvement et dans la pure vérité ce que vous en savez, tant pour ce qui concerne mes mœurs et mon caractère que pour ce qui a rapport à mon histoire, et à la manière dont on m’a mise chez vous. Je ne vous saurais aucun gré de tromper les gens en ma faveur : ainsi ne faites point de difficulté de parler suivant votre conscience, sans vous soucier de ce qui me sera avantageux ou non. Je suis, madame… » et Marianne au bas pour toute signature.

Ensuite je présentai ce papier à ma future bienfaitrice, qui, après l’avoir lu en riant, et d’un air qui semblait dire, je n’ai que faire de cela, le donna à travers la grille à la prieure, et lui dit : Tenez, ma mère, je crois que vous serez de mon avis, c’est que quiconque écrit de ce ton-là ne craint rien.

À merveille, reprit la religieuse quand elle en eut fait la lecture, à merveille, on ne peut rien de mieux ; et sur-le-champ, pendant que je mettais le dessus de la lettre, elle sonna pour faire venir la tourière.

Celle-ci arriva, salua fort respectueusement la dame, qui lui dit : À propos, j’ai vu votre sœur à la campagne, on est fort content d’elle où je l’ai mise, et j’ai quelque chose à vous en dire, ajouta-t-elle en la tirant un moment à quartier pour lui parler. Je présumai encore que j’étais cette sœur dont elle l’entretenait, et qu’il s’agissait de quelques ordres qui me regardaient ; et deux ou trois mots, comme, oui, madame, laissez-moi faire, prononcés tout haut par la tourière, qui me regardait beaucoup, me le prouvèrent.

Quoi qu’il en soit, cette fille prit le billet, partit, et revint une petite demi-heure après. Ce qui fut dit entre la dame, la prieure et moi pendant cet intervalle de temps, je le passe : voici la tourière de retour ; j’oublie pourtant une circonstance, c’est qu’avant qu’elle rentrât dans le parloir, une autre fille de la maison vint avertir la dame qu’on souhaitait lui dire un mot dans le parloir voisin. Elle y alla, et n’y resta que cinq ou six minutes ; à peine était-elle revenue, que nous vîmes paraître la tourière, qui apparemment venait de la quitter, et qui, avec une gaîté de bon augure, et débutant par un enthousiasme d’amitié pour moi, m’adressa d’abord la parole.

Ah ! sainte mère de Dieu, que je viens d’entendre dire du bien de vous, mademoiselle ! allez, je l’aurais deviné, vous avez bien la mine de ce que vous êtes. Madame, vous ne sauriez croire tout ce qu’on m’en vient de raconter ; c’est qu’elle est sage, vertueuse, remplie d’esprit, de bon cœur, civile, honnête, enfin la meilleure fille du monde ; c’est un trésor, hors qu’on dit qu’elle est si malheureuse que nous en venons de pleurer, la bonne madame Dutour et moi ; il n’y a ni père ni mère, on ne sait qui elle est ; voilà tout son défaut ; et sans la crainte de Dieu, elle n’en serait pas plus mal, la pauvre petite ! témoin un gros richard qu’elle a congédié pour de bonnes raisons, le vilain qu’il est ! je vous conterai cela une autrefois, je vous dis seulement le principal. Au reste, madame, j’ai fait comme vous me l’avez commandé : je n’ai pas dit votre nom à la marchande ; elle ne sait pas qui est-ce qui s’enquête.

La dame rougit à cette indiscrétion de la tourière, qui me révélait que c’était moi dont elles avaient parlé à part ; et cette rougeur fut une nouvelle bonté dont je lui tins compte.

Voilà qui est bien, ma bonne ; en voilà assez, lui dit-elle. Et vous, mademoiselle, n’entrerez-vous pas aujourd’hui ? avez-vous quelques hardes à prendre chez la marchande, et faut-il que vous y alliez ? Oui, madame, répondis-je, et je serai de retour dans une demi-heure, si vous me permettez de sortir.

Faites, mademoiselle ; allez, reprit-elle, je vous attends. Je partis donc ; le couvent n’était pas éloigné de chez madame Dutour, et j’y arrivai en très peu de temps, malgré un reste de douleur que je sentais encore à mon pied.

La lingère causait à sa porte avec une de ses voisines ; j’entrai, je la remerciai, je l’embrassai de tout mon cœur ; elle le méritait.

Eh bien, Marianne ! Dieu merci, vous avez donc trouvé fortune ? eh bien ! par ci, eh bien ! par là : qui est cette dame qui a envoyé chez moi ?

J’abrégeai. Je suis extrêmement pressée, lui dis-je ; je vais me déshabiller, et mettre cet habit dans un paquet que j’ai commencé là-haut, qu’il faut que j’achève, et que vous aurez la bonté de faire porter aujourd’hui chez le neveu de M. de Climal. Oui, reprit-elle, chez M. de Valville ; je le connais, c’est moi qui le fournis. Chez lui-même, lui dis-je, vous me remettez son nom ; et en lui répondant, je montais déjà l’escalier qui menait à la chambre.

Dès que j’y fus, eh ! vite, eh ! vite, j’ôte la robe que j’avais ; je reprends mon ancienne, je mets l’autre dans le paquet, et le voilà fait. Il y avait une petite écritoire et quelques feuilles de papier sur la table ; j’en prends une, et voici ce que j’y mets pour Valville.

« Monsieur, il n’y a que cinq ou six jours que je connais M. de Climal, votre oncle, et je ne sais pas où il loge, ni où lui adresser les hardes qui lui appartiennent, et que je vous prie de lui remettre. Il m’avait dit qu’il me les donnait par charité, car je suis pauvre ; et je ne les avais prises que sur ce pied-là : mais comme il ne m’a pas dit vrai, et qu’il m’a trompée, elles ne sont plus à moi, et je les rends, aussi bien que quelque argent qu’il a voulu à toute force que je prisse. Je n’aurais pas recours à vous dans cette occasion, si j’avais le temps d’envoyer chez un récollet, nommé le père Saint-Vincent, qui a cru me rendre service en me faisant connaître votre oncle, et qui vous apprendra, quand vous voudrez, à vous reprocher l’insulte que vous avez faite à une fille affligée, vertueuse, et peut-être votre égale. »

Que dites-vous de ma lettre ? J’en fus assez contente, et je la trouvai mieux que je n’aurais moi-même espéré de la faire, vu ma jeunesse et mon peu d’usage ; mais on serait bien stupide, si avec des sentiments d’honneur, d’amour et de fierté, on ne s’exprimait pas un peu plus vivement qu’à son ordinaire.

Aussitôt ce billet écrit, je pris le paquet, et je descendis en bas.

Je supprime ici un détail que vous devinerez aisément ; c’est ma petite cassette pleine de mes hardes, que je ne pouvais pas porter moi-même, et que j’envoyai prendre en haut par un homme qui s’était dévoué au service de tout le quartier, et qui se tenait d’ordinaire à deux pas du logis ; ce sont mes adieux à madame Dutour, qui me promit que le ballot et le billet pour Valville seraient remis à leur adresse en moins d’une heure ; ce sont mille assurances que nous nous fîmes, cette bonne femme et moi ; ce sont presque des pleurs de sa part, car elle ne pleura pas tout-à-fait, mais je croyais toujours qu’elle allait pleurer. Pour moi, je versai quelques larmes par tristesse : il me semblait, en me séparant de la Dutour et en sortant de sa maison, que je quittais une espèce de parente, et même une espèce de patrie ; et que j’allais, à la garde de Dieu, dans un pays étranger, sans avoir le temps de me reconnaître. J’étais comme enlevée ; il y avait quelque chose de trop fort pour moi dans la rapidité des événements qui me déplaçaient, qui me transportaient : je ne sais où, ni entre les mains de qui j’allais tomber.

Et ce quartier dont je m’éloignais ? le comptez-vous pour rien ? Il me mettait dans le voisinage de Valville, de ce Valville que j’avais dit que je ne verrais plus, il est vrai ; mais il était bien rigoureux de se trouver prise au mot : je m’étais promis de ne le plus voir, et non pas de ne le pouvoir plus ce qui est autrement sérieux ; et le cœur ne se mène pas avec cette rudesse-là : ce qui l’aide à être ferme dans un cas comme le mien, c’est la liberté d’être faible ; et cette liberté, je la perdais par mon changement d’état, et j’en soupirais ; mon courage en était abattu.

Cependant il faut partir ; allons, me voilà en chemin. J’ai dit à la Dutour que c’était à un couvent que je me rendais. Comment s’appelle-t-il, je l’ignore aussi bien que le nom de la rue ; mais je sais mon chemin, le crocheteur me suit ; à son retour il l’instruira, et si par hasard elle voit Valville, elle pourra l’instruire aussi : ce n’est pas que je le souhaite, c’est seulement une réflexion que je fais en marchant et qui m’amuse. Eh bien ! oui, il saura le lieu de ma retraite ; que m’importe ? qu’en peut-il arriver ? rien, à ce qu’il me semble : est-ce qu’il tentera de me voir ou de m’écrire ? Oh que non, me disais-je. Oh ! que si, devais-je me dire, si je m’étais répondu sincèrement, et suivant la consolante apparence que j’y trouvais.

Mais nous approchons du couvent, et nous y sommes ; j’y revenais bien moins parée que je n’en étais partie : ma bienfaitrice m’en demanda la raison.

C’est, lui dis-je, que j’ai repris mes hardes, et que j’ai laissé chez madame Dutour toutes celles que vous m’avez vues, madame, afin qu’elle les fasse rendre à l’homme dont je vous ai parlé, de qui je les tenais. Ma chère fille, vous n’y perdrez rien, me répondit-elle en m’embrassant ; après quoi j’entrai : je revins la remercier à travers les grilles du parloir, elle partit, et me voilà pensionnaire.

J’aurais bien des choses à vous dire de mon couvent ; j’y connus bien des personnes ; j’y fus aimée de quelques-unes, et dédaignée de quelques autres, et je vous promets l’histoire du séjour que j’y fis : vous l’aurez dans la quatrième partie. Finissons celle-ci par un événement qui fut la cause de mon entrée dans le monde.

Deux ou trois jours après que je fus chez ces religieuses, ma bienfaitrice me fit habiller comme si j’avais été sa fille, et m’y pourvut, sur ce pied-là, de toutes les hardes qui m’étaient nécessaires. Jugez des sentiments que je pris pour elle ; je ne la voyais jamais qu’avec des transports de joie et de tendresse.

On remarqua que j’avais de la voix, elle voulut que j’apprisse la musique. La prieure avait une nièce à qui on donna un maître de clavecin ; ce maître fut le mien aussi. Il y a des talents, me dit cette aimable dame, qui servent toujours, quelque parti qu’on prenne ; si vous êtes religieuse, ils vous distingueront dans votre maison ; si vous êtes du monde, ce sont des grâces de plus, et des grâces innocentes.

Elle me venait voir tous les deux ou trois jours, et il y avait déjà trois semaines que je vivais là dans une situation d’esprit très difficile à dire ; car je tâchais d’être plus tranquille que je ne l’étais, et ne voulais point prendre garde à ce qui m’empêchait de l’être, et qui n’était qu’une folie secrète qui me suivait partout.

Valville savait sans doute où je demeurais ; je n’entendais pourtant point parler de lui et mon cœur n’y comprenait rien. Quand Valville aurait trouvé le moyen de me donner de ses nouvelles, il n’y aurait rien gagné ; j’avais renoncé à lui, mais je n’entendais pas qu’il renonçât à moi ; quelle bizarrerie de sentiment !

Un jour que je rêvais à cela, malgré que j’en eusse (et c’était l’après-midi), on vint me dire qu’un laquais demandait à me parler : je crus qu’il venait de la part de ma bienfaitrice, et je passai au parloir. À peine considérai-je ce prétendu domestique, qui ne se montrait que de côté, et qui d’une main tremblante me présenta une lettre. De quelle part ? lui dis-je. Voyez, mademoiselle, répondit-il d’un ton de voix ému, et que mon cœur reconnut avant moi, puisque j’en fus émue moi-même.

Je le regardai alors en prenant sa lettre, je lui trouvai les yeux sur moi ; quels yeux, madame ! Les miens se fixèrent sur lui ; nous restâmes quelque temps sans nous rien dire ; et il n’y avait encore que nos cœurs qui se parlaient, quand une tourière arriva, qui me dit que ma bienfaitrice allait monter, et que son carrosse venait d’entrer dans la cour. Remarquez qu’elle ne la nomma pas ; c’est votre bonne maman, me dit-elle, et puis elle se retira.

Ah ! monsieur, retirez-vous, criai-je toute troublée à Valville (car vous voyez bien que c’était lui), qui ne me répondit que par un soupir en sortant.

Je cachai ma lettre en attendant ma bienfaitrice, qui parut un instant après, et qui amenait avec elle une dame que j’ai bien aimée, que vous aimerez aussi sur le portrait que je vous en ferai dans ma quatrième partie, et que je joindrai à celui de cette chère dame qu’on appelait ma mère.