La Vie de Marianne (1731-1740)
Texte établi par Jules JaninG. Charpentier (p. i-xxxvi).



NOTICE SUR MARIVAUX


Il n’est pas aussi facile qu’on le pense d’apprécier en quelques pages l’esprit d’un homme qui a eu, de son temps, plus d’esprit que Voltaire ; ce qui était en trop avoir. Toutes les fois qu’il s’agira d’un habile écrivain de génie bien posé dans son art, et qui marche à grands pas dans la voie qu’il s’est tracée, le rôle de la critique sera simple et facile : elle n’aura qu’à suivre dans son sentier lumineux le chef d’école qu’elle s’est chargée d’expliquer au lecteur. Mais un écrivain qui fait bande à part, qui écrit comme personne après lui n’aura le droit d’écrire ; un de ces ingénieux railleurs qui, après avoir traversé les élégances, les causeries, les molles passions, l’oisiveté dédaigneuse du beau monde, finissent par vivre seuls dans un petit univers en deçà du connu, dont ils se sont faits à la fois les historiens et les poètes ; mais ce mélange incroyable d’idées grandes et communes, de doute et de croyance, d’abnégation et d’égoïsme, de solitude et de popularité, de petits mots charmants et de périodes bien sonnantes, dont se compose la gloire de Fontenelle ou la gloire de Marivaux, par exemple ; voilà ce que la critique a bien de la peine à expliquer. À ces causes le grave d’Alembert écrivait-il, à ce propos même, qu’il avait honte de parler plus longtemps de Marivaux, qu’il n’avait parlé de Bossuet. De bonne foi, il n’y avait pas de quoi être bien honteux. C’est un accident qui attend tous les artistes lorsqu’ils voudront faire un portrait ressemblant. Proposez à M. Ingres, pour qu’il la reproduise sur la toile, la noble et belle tête de quelque vieillard du siècle passé, l’honneur du temps présent ; soudain le peintre illustre aura donné la forme et la vie à cette tête mâle et fière, qu’il suffit de dessiner à grands traits pour la faire ressemblante. Mais au contraire, amenez à M. Ingres une de ces frêles beautés des salons parisiens dont la fraîcheur est un peu fardée, dont la beauté manque, sinon de grâce, du moins de naturel, aussitôt voilà notre artiste qui, forcé de regarder de près ces traits mignons et chiffonnés, cette tête pâlie par le bal, ces beaux yeux qui ont perdu une partie de leur éclat, s’étonne et se trouble en présence d’un modèle qui lui avait paru si resplendissant et si facile à reproduire la veille encore, quand celle belle personne, toute brillante et toute parée, s’abandonnait aux enchantements de la fête, aux ravissements de l’esprit, aux doux et folâtres propos de l’amour.

Et voilà pourquoi il a fallu moins de temps à M. d’Alembert pour peindre en pied le portrait de Bossuet lui-même, que pour reproduire, même en buste, le portrait de Marivaux. Nous pourrions citer plus d’un pastel de Latour, plus d’une tête de Greuse, qui ont coûté à ces fins dessinateurs autant de soins et de peine que le portrait de Charles Ier au peintre Van-Dyck.

Chose singulière ! la première question que s’adressent tous les critiques qui ont parlé de Marivaux est celle-ci : l’auteur des Fausses Confidences et de Marianne était-il ou n’était-il pas un rhétoricien accompli ? Lisait-il Virgile dans sa langue, et savait-il assez bien le grec pour se passer d’une traduction quand il voulait pénétrer dans les secrets de l’Iliade ? Grande question, à entendre ces messieurs ; question futile et dont Marivaux lui-même rirait de grand cœur, à propos de cette plume qui obéit à tous les caprices de l’esprit. Qu’importe, en effet, un peu plus ou un peu moins d’étude dans un esprit si bien disposé, que toute espèce d’étude lui eût été nuisible ? Certes, pour les vigoureux styles, pleins de nerf et de suc, pour la véhémente éloquence qui appelle à son aide tous les secours de l’art d’autrefois, nous comprenons comme une chose nécessaire, l’étude approfondie et sérieuse des chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome. Que le grand Corneille sache par cœur Tite-Live et Lucain ; que Racine se récite à lui-même, dans les premiers enchantements de sa poésie, les vers d’Euripide et de Sophocle ; que Bossuet se nourrisse de saint Jean Chrysostome et d’Homère, tout comme Achille enfant se nourrissait de la moelle des lions et des ours, voilà ce que je comprends à merveille : à ces fortes natures il fallait une nourriture vigoureuse, l’antiquité tout entière n’est pas trop bonne pour donner aide et protection à ces génies souverains. Mais un charmant et railleur bel esprit d’un siècle de décadence, un rêveur des beaux salons du monde oisif et amoureux, un arrangeur de comédies à demi nues, dans lesquelles il s’agit surtout de montrer la taille, la jambe et les épaules de Sylvia ; mais un faiseur de romans à fleur de peau et de sentiment, frêles pastels qu’un souffle efface, qu’a-t-il besoin, celui-là, de savoir la mort d’Hector, de lire les Catilinaires ou les Philippiques ; que lui font cette Athènes où l’on se dispute sans cesse, et cette Rome où l’on se bat toujours ? Ne serait-il pas à craindre, au contraire, que ces lambeaux de la forte antiquité, cousus à ce frêle satin rose, n’eussent bientôt déchiré cette étoffe brillante ? De quel droit, à l’armure d’Achille, irez-vous attacher des faveurs et des dentelles ? Et enfin, ne serait-ce pas un beau spectacle, Marivaux armé et habillé comme un soldat de la phalange macédonienne, ou comme un centurion de Jules-César ? Non ! Ce charmant amuseur ne s’est pas donné tant de peine, il a obéi naturellement à l’instinct qui le poussait : il a renoncé très volontiers aux bénéfices de l’imitation, et il s’en est consolé en songeant qu’il en évitait tous les dangers. Bien plus, et que ceci ne soit pas dit à sa gloire, Marivaux, emporté par son amour pour le paradoxe, s’était mis un jour du côté de Fontenelle et de Lamothe contre Horace et Virgile ; et ce qu’il avait dit en riant, il voulut le soutenir par un gros livre. L’auteur de Marianne ne s’est pas contenté de mépriser les vieux dieux poétiques, il les a encore insultés autant qu’il était en lui, autant du moins que se peuvent insulter de pareils immortels. Mais ne parlons pas ici de l’Iliade travestie ; Lamothe et Fontenelle eux-mêmes, les ennemis personnels d’Homère, n’ont pas osé féliciter Marivaux de cette insulte dont il a été bien honteux toute sa vie. Marivaux, Fontenelle et Lamothe attelés à la statue d’Homère ! juste ciel ! Ne vous semble-t-il pas entendre d’ici le divin Homère s’écrier : Qu’y-a-t-il de commun entre vous et moi ? Étrange époque qui ne doutait de rien. On s’attaquait à l’Iliade en attendant que l’on pût s’attaquer à la royauté de France. On voulait briser les vieux autels comme un acheminement à briser tous les autres.

Cris impuissants, fureur bizarre ! disait Lefranc de Pompignan ; et, en fin de compte, tous ces hommes qui poussaient l’esprit jusqu’à l’abus eurent bien plus vite renversé la monarchie de saint Louis qu’ils n’eurent effacé un seul vers de l’Iliade. Ce qui, pour le dire en passant, a dû étonner plus d’un démolisseur, tant ces braves gens avaient été trompés par ce raisonnement qu’ils s’étaient fait à eux-mêmes : Virgile et Homère sont encore debout malgré tant d’attaques, à plus forte raison ne viendrons-nous jamais à bout de cette monarchie de tant de siècles ; ainsi donc, nous pouvons l’attaquer sans crainte de la renverser, nous aurons toutes les joies de la bataille sans les inquiétudes du triomphe. Ainsi ils montaient de toutes parts à l’assaut de ces murailles, à ces sommets trompeurs où les attendait une popularité d’une heure, suivie d’une ruine éternelle dans laquelle devaient disparaître les vaincus et les vainqueurs.

Laissons en repos l’Homère de Marivaux à côté du Virgile de Scarron. Marivaux ne commence guère à faire ses preuves de bel esprit qu’à l’âge de trente-deux ans : ce qui serait commencer bien tard aujourd’hui, où nous sommes encombrés de grands écrivains à peine sortis du collège : ce qui était commencer de bonne heure à une époque où J-J. Rousseau lui-même ne se révéla qu’à l’âge de quarante ans. Écrire en ce temps-là, l’entreprise était grave et périlleuse ; c’était obéir non pas à un caprice, mais à une vocation ; c’était renoncer à toute profession acceptée ; c’était entrer dans une vie toute remplie d’abnégations, de pauvreté, de dépendance. Aussitôt donc que vous aviez mis la main à l’œuvre littéraire, vous apparteniez de droit aux insulteurs de chaque jour : vous deveniez la proie et le jouet du lieutenant de police ; la Bastille vous attendait dans son donjon le plus triste et le plus sombre ; au bourreau était réservé le premier exemplaire de vos œuvres pour qu’il le déchirât du haut de son échafaud et qu’il en jetât la cendre au vent. Ou bien, si vous renonciez à l’honneur et à la popularité des martyrs, vous tombiez dans un infâme milieu de toutes sortes de petits écrivains sans aveu et sans asile ; vils pamphlétaires sortis du bagne, laquais sans emploi, poètes trop heureux de dormir sur la litière des chevaux de M. de Soubise ; en un mot, il vous fallait vivre pêle-mêle avec toute cette vermine littéraire que Diderot nous a représentée si énergiquement dans son improvisation la plus brillante : le Neveu de Rameau. C’était à y regarder à deux fois avant que d’entrer dans cette carrière de persécution ou de honte, dans laquelle il fallait laisser nécessairement sa liberté ou son honneur. Aussi Marivaux hésita et s’interrogea longtemps avant que d’accepter de pareils hasards. Il ne se sentait en lui-même ni le courage des martyrs, ni la lâcheté des viles engeances. La Bastille lui faisait peur, le bourreau lui paraissait un affreux critique ; mais aussi, à respirer l’air méphitique du cloaque littéraire, il serait mort d’horreur et de dégoût. Il y a dans cet homme beaucoup des grâces, des élégances et des qualités d’une jeune femme. On peut dire de cette âme et de cet esprit ce que dit Linnée de plus d’une plante de nos jardins : qu’elle est rose et qu’elle sent bon : Rosea, suavè olens. D’ailleurs, il fut retenu longtemps par les préjugés de sa famille. Il appartenait à plusieurs magistrats du parlement de Normandie. Sa famille, il est vrai, avait perdu quelque peu de son lustre en passant de la magistrature dans les finances ; pour lui, il était né tout bourgeoisement à Paris, sur la paroisse de Saint-Gervais, en 1688. Son enfance avait été douce et heureuse, sa jeunesse calme et tranquille. Il avait vécu loin de ce bruit de révoltes et d’expériences de tous genres qui déjà commençait autour de son berceau pour ne plus s’arrêter. Son patrimoine suffisait d’ailleurs à ses besoins ; et si vous saviez comme il était heureux et fier de ne rien faire, comme il jouissait avec honneur de sa gaieté et de son esprit, comme il regardait de loin, en se félicitant d’être à l’abri de tant d’orages, les disputes et les batailles de tous ces brétailleurs de la plume qui se disputaient, avec tant de colère et d’injures, ce peu de bruit que l’on appelle la gloire ! Heureuse paresse, disait-il ; la paresse, mère de la liberté : à l’entendre, la paresse toute seule devait suffire à faire la fortune d’un homme. « Ah que ne suis-je resté toujours un paresseux, j’aurais conservé mon petit patrimoine. Mais non, des gens qu’on appelle sages m’ont prouvé que je pouvais le doubler, le tripler, le quadrupler, à cause de la commodité des temps ; et j’ai tout perdu pour être sorti de mon repos. Ah ! sainte paresse, salutaire indolence ! si vous étiez restées mes gouvernantes, je n’aurais pas écrit tant de néants plus ou moins spirituels, mais j’aurais eu plus de jours heureux que je n’ai eu d’instants supportables. Le repos ne vous rend pas plus riche que vous ne l’êtes, mais il ne vous rend pas plus pauvre ; avec lui vous conservez ce que vous n’augmentez pas, encore avez-vous cette chance que la fortune vienne s’asseoir à votre porte. »

Ainsi il pensait, ainsi il parlait. Cependant, comme il avait perdu la fortune paternelle pour l’avoir jouée dans la rue Quincampoix au temps du système, il se rappela qu’autrefois, au sortir du collège, trois jours lui suffisaient pour écrire une comédie. De toutes les façons qui se présentaient à lui pour ne pas être un garçon philosophe à la suite de Voltaire ou un mendiant comme l’abbé Robbé, le théâtre était encore le moyen le plus facile. Au théâtre du moins, Marivaux pourra tourner tout à l’aise et avec mille évolutions ingénieuses autour de ce bel et vif esprit que le ciel lui a départi. Il se gardera bien de faire du théâtre une chaire ou une école pour prêcher et pour enseigner à la façon des révolutionnaires ou des docteurs ; sa mission n’est pas là. Il serait désolé de parler aux passions politiques de l’auditoire, de faire de son parterre une mer agitée, et de réussir à force de sophismes et d’allusions. Bien plus, la grande arène dramatique, le Théâtre-Français, lui fait peur. Il ne se sent pas de force à lutter contre les calmes chefs-d’œuvre d’autrefois, non plus qu’à lutter, à force de turbulence, avec les œuvres modernes. Ce grand théâtre, ces grands tragédiens, ces illustres comédiennes, ces gentilshommes de la chambre, ce café Procope, ces jalousies, ces rivalités, ces critiques forcenées, la démence de tous ces amours-propres ameutés contre le succès, tout cela fait peur à ce galant homme. Mais en revanche il adoptera très volontiers un théâtre plus modeste ; le Théâtre-Italien, par exemple, où peut-être lui pardonnera-t-on ses succès et sa gloire, à côté d’Arlequin et de Colombine. Eh quoi ! dites-vous, Marivaux au Théâtre-Italien ? quel dommage ! Ne savez-vous donc pas, messieurs qui plaignez Marivaux, qu’à cette heure même l’auteur de la Métromanie, et l’auteur du Gil Blas écrivent pour le théâtre de la foire ? Laissez donc Marivaux mettre la bride sur le cou de son esprit ; il n’est rien moins qu’orgueilleux, il sait très bien ce qu’il peut oser : le Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, l’Avare, tous les grands caractères de la grande comédie, il y renonce très volontiers. Il sait bien qu’après les maîtres personne ne peut plus prétendre à la peinture de ces caractères tracés d’une main si ferme. Mais aussi la petite comédie de seconde main, l’esquisse qui vient après le grand tableau, voilà l’œuvre de Marivaux. Telle sera sa tentative ; et certes son œuvre a été complète, sa tentative a réussi. Ces frivoles comédiens de la Comédie-Italienne, encore tout pénétrés de la grâce italienne, encore habitués à l’improvisation de chaque jour, ces comédiennes sans prétention, doux parler, doux sourire, accueillaient avec une joie heureuse les comédies de cet inconnu qui racontait de si bonne grâce cette histoire infinie et si variée des surprises de l’amour. C’est là en effet toute la comédie de Marivaux. Il a voulu montrer, non pas les vices de l’esprit, mais les petits accidents du cœur de l’homme ou, pour mieux dire, du cœur des femmes, dont il connaissait à merveille les grâces, les ruses, les détours, les câlines coquetteries. Il s’est rappelé, et il en a fait son profit, cette charmante comédie du Dépit amoureux, à laquelle Molière revient toujours, et que Molière lui-même a copiée dans une ode d’Horace. Seulement, les querelles que les amants se font entre eux dans toutes les comédies de ce monde, charmantes et naïves disputes dans lesquelles l’amour trouve si bien son compte, dans la comédie de Marivaux elles se passent, non pas entre les deux amoureux, mais au fond du cœur de celui qui aime. Dans la comédie de Marivaux, Dorante et Sylvie ne se disputent pas à qui aimera le plus et, le mieux ; mais Dorante, mais Sylvie agitent en eux-mêmes le grand débat de savoir si en effet ce qu’ils sentent au fond de leur âme, c’est de l’amour ? Marivaux disait de ses comédies, qu’on y apprenait surtout à se méfier encore plus des tours que l’amour se joue à lui-même que des pièges qui lui sont tendus par des mains étrangères. Ceci appartient peut-être un peu à la métaphysique de la passion ; mais que nous importe, pourvu que la passion se retrouve au fond de ces ingénieux détails ? D’ailleurs, il faut reconnaître qu’on s’intéresse malgré soi à ces inquiétudes de l’amour, à ces transes infinies, à ces terreurs d’un cœur agité sans savoir pourquoi. C’est toujours la même comédie, s’écrie-t-on. Oui, en effet, c’est la même comédie, mais cependant, dans les vingt-huit comédies (tout autant) que Marivaux nous a laissées, si le fond est le même toujours, la broderie change sans cesse. Marivaux, qui n’a guère écrit qu’une seule préface, car en ceci encore il ne ressemblait pas à ses confrères les auteurs dramatiques, grands écrivains de préfaces, explique très bien comment et pourquoi chacune de ses comédies est un chapitre séparé de la même histoire. « Tantôt, dit-il, il s’agit d’un amour ignoré des deux amants, tantôt d’un amour qu’ils sentent et qu’ils veulent se cacher l’un à l’autre : ou bien c’est un amour timide qu’ils n’osent se déclarer ; ou encore c’est un amour incertain et comme indécis, un amour à demi né, pour ainsi dire, dont ils se doutent sans en être bien sûrs, et qu’ils épient au dedans d’eux-mêmes avant de lui laisser prendre l’essor. » Après quoi il ajoute avec une bonhomie bien spirituelle : « Mais où donc est en tout ceci cette ressemblance que l’on ne cesse de m’objecter ? »

À cette interpellation de l’auteur, il eût été facile de répondre que cette ressemblance, qu’on lui reproche, consiste justement dans cet amour qui se cache toujours. Que l’amour se cache dans une niche ou dans un antre, dans le cœur ou autour du cœur, circum præcordia, la question n’intéresse guère un spectateur inattentif qui veut, au théâtre, des événements et des passions, et non pas d’imperceptibles mouvements du cœur finement et gracieusement indiqués. La surprise de l’amour tant que vous voudrez ; mais en fin de compte, toutes ces surprises se ressemblent quand on n’y regarde pas de très près. Que les amants cachent leur amour parce qu’ils l’ignorent, ou bien qu’ils ignorent cet amour, parce que cet amour est caché ; que cet amour se cache parce qu’il est timide, ou qu’il se cache parce qu’il hésite entre deux penchants, le parterre ne donnerait pas ça pour savoir le comment de ces surprises : heureusement l’auteur se sauve-t-il à force d’esprit, de style, de talent et de goût. C’est qu’en effet cet heureux esprit, cette douce gaieté, cette bienveillance infinie ne l’abandonnent pas un seul instant. Marivaux est un de ces hommes qu’on ne peut ni lire, ni entendre tout d’un coup ; il faut, pour s’y plaire, une certaine habitude de cette façon de parler et d’écrire. Ne vous étonnez donc pas tout d’abord de cette verve railleuse, de ce dialogue haché menu, de ces petits bons mots d’où jaillit l’éclair, et surtout ne dites pas que l’écrivain y met de l’affectation ou de la recherche ; vous courriez en ceci non pas le danger de mal juger notre écrivain, ce qui serait déjà un malheur pour vous, mais le danger bien plus grand de répéter niaisement une banalité courante dans tous les cours de littérature. C’est une chose peu vraisemblable et qui est pourtant très vraie, Marivaux ressemble en ceci à Diderot lui-même ; l’un et l’autre ils écrivent comme ils parlent, Diderot avec une emphase éloquente, Marivaux avec une grâce exquise et une politesse raffinée. Tout loyal et tout honnête homme qu’il était, l’auteur de Marianne allait à la vérité bien moins par les routes fréquentées que par les petits sentiers invisibles et cachés sous le feuillage. Aussi était-il de très bonne foi quand il disait, à propos du dialogue de ses comédies, que ce dialogue est partout l’expression simple des mouvements du cœur. C’était là en effet sa simplicité et sa bonhomie de chaque jour. Il n’était pas plus naturel que cela. Cette langue qu’il faisait parler à ses héros, il la parlait lui-même : son ramage ressemblait tout à fait à son plumage, pour parler comme le Fabuliste. Mais si le naturel comme l’entendent les grands maîtres perdait quelque chose à passer par l’esprit et par le style de Marivaux, les plus simples et les plus touchants mouvements ne perdaient rien à passer par son cœur. Quand il le fallait absolument, il était tendre, naïf, il était même éloquent, il s’élevait même jusqu’à la vérité : alors il écrivait et il parlait comme les vraiment grands écrivains. Il est vrai que ces beaux moments-là sont rares dans les écrits de Marivaux. Ce qui lui plaît, à lui, c’est non pas d’arracher des pleurs et des soupirs à son auditoire, mais de le faire sourire doucement. Il aime mieux que le parterre se mette à deviner sa comédie qu’à s’y intéresser. Qu’on l’applaudisse avec transport, peu lui importe, pourvu qu’on l’écoute avec plaisir. Et comme en même temps cet habile artiste a le grand art de faire croire à celui qui l’écoute qu’il est de moitié dans l’esprit que Marivaux fait à lui tout seul, il est arrivé que, pendant trente années, l’auteur des Fausses Confidences a régné en maître souverain sur le théâtre qu’il avait choisi. Ce succès continu et populaire d’un homme qui se fait écouter en parlant par énigmes, qui amuse si longtemps les plus beaux esprits du siècle le plus difficile en fait de bel esprit, avec des dissertations sur les replis inconnus de l’amour ; bien plus, le bonheur de cet écrivain, de ce poète comique qui vit encore aujourd’hui et dont la gloire victorieuse s’est dégagée de tant de gloires depuis longtemps oubliées, un succès si complet, cette chatoyante comédie qui se soutient, au théâtre, à côté même de la comédie de Molière, à quoi donc pouvez-vous attribuer une pareille fortune, sinon à l’originalité même de cet écrivain qui n’a jamais parlé que sa langue maternelle, de ce peintre du genre humain qui dans ses diverses peintures n’a jamais étudié et représenté que son propre cœur ?

Plus d’un critique a soutenu que, malgré tant d’heureux et habiles succès, Marivaux était plutôt fait pour écrire le roman que la comédie. Nous ne voyons pas la nécessité de prendre part à cette discussion au moins singulière, et cependant nous pouvons dire qu’en effet, l’homme à qui nous devons cet admirable roman de Marianne, est un romancier qui, dans notre estime, doit marcher immédiatement après l’auteur de Turcaret et de Gil Blas. Le Sage ! en voilà encore un qui a laissé les critiques dans le doute s’il était plutôt un grand poète comique qu’un grand romancier ; et certes, les critiques auraient pu s’épargner tant de peines en déclarant que les romans de Le Sage et ses comédies, c’était la même entreprise. En effet, où commence le roman dans les comédies de Le Sage ? où s’arrête la comédie dans ses romans ? Crispin rival de son maître, savez-vous un roman plus vif et plus net ? et le Gil Blas, savez-vous une comédie plus vaste et plus complète ? Comédie, roman, que nous fait le titre, quand il s’agit du même esprit qui nous instruit et qui nous amuse ? Que nous importe la forme, quand c’est le même fond, la même observation, la même philosophie, le même style ? Eh bien, ce qu’on peut dire de Le Sage, on peut le dire de Marivaux ; que Marivaux écrive une comédie ou qu’il écrive un roman, rien ne sera changé dans votre émotion, dans votre intérêt, dans votre plaisir ; ce sera toujours la comédie du cœur, toujours le tendre intérêt des émotions les plus intimes ; toujours le même style fin, délié et souple, léger fil de soie et d’or au bout duquel se balance une goutte d’eau brillante comme le cristal. Seulement, et c’est ce qui est arrivé à Marivaux tout comme cela est arrivé à Le Sage, une fois que votre écrivain de comédies, lâché dans les vastes plaines du roman, sentira ses franches coudées, tenez-vous pour assuré que votre homme s’abandonnera, plus que jamais, aux instincts qui sont en lui. Ainsi quand il entreprit dans un moment d’oisiveté et de bonheur son histoire de Marianne, l’habile rêveur put se promettre que cette fois enfin il allait s’en donner à cœur joie. Cette fois plus d’empêchement, plus d’entrave, plus de parterre qui murmure lorsqu’il ne devine pas à l’instant même l’énigme proposée ; cette fois plus rien qui gêne notre caprice ou notre bon plaisir, pas même le bon plaisir de mademoiselle Comtat ou de mademoiselle d’Angeville, pas même le bon plaisir de mademoiselle Gaussin ou de Molé ; allons, c’en est fait, notre esprit est lâché par les monts, les plaines, sur les grands chemins, dans les salons, dans les mansardes, dans les boutiques de Paris et dans les monastères ; notre esprit est lâché à la suite d’une jeune et belle fille de seize ans, naïve autant que nous avons pu la faire naïve ; allons, c’en est fait, notre esprit a la bride sur le cou, il ne s’agit plus que de le laisser courir. À coup sûr ce fut là un beau moment dans la vie de Marivaux. À coup sûr il a commencé ce livre par un beau jour de printemps, et il y a travaillé avec amour. Non pas que ce récit une fois commencé, ait été terminé presque aussi vite ; le roman à la vapeur n’avait pas été inventé dans ce siècle à qui nous devons les Lettres persanes et le Gil Blas. Quand parut la première partie de la Marianne, l’année 1728 commençait à peine ; quand parut la deuxième partie, l’an 1734 venait de finir. Il ne mit donc que six années à écrire les deux premières parties de son livre, mais aussi trouva-t-il qu’il allait un peu trop vite, et que sa belle Marianne lui échappait. Aussi prit-il son temps plus à l’aise ; il demanda encore à ses lecteurs onze années de patience, et pendant ces onze années il publia, chapitre par chapitre, les suites diverses de cette charmante histoire. Ce fut en tout seize années qu’il employa, non pas pour achever l’histoire de Marianne, car Marivaux ne l’a jamais achevée ; mais pour arriver à l’avant-dernier chapitre. De son côté, ce XVIIIe siècle si turbulent, si occupé, tout rempli de tant d’émotions furibondes et de tant d’intérêts si divers, pendant seize années il a demandé où en était l’histoire de Marianne ? Une fois arrivé au dernier chapitre, bonsoir la compagnie ! il fallut que madame Riccoboni se mît en frais de bonne grâce et de gentillesses pour ajouter un dénoûment à cette histoire attendue avec une patience si exemplaire. Seize ans de constance et d’attention pour un simple récit qui suffirait à peine à défrayer un seul de nos journaux pendant deux mois

Quelle était donc cette Marianne, louée à la fois par Palissot, par La Harpe, par d’Alembert, qui pendant seize longues années tenait tout ce peuple attentif, le peuple des romans de Crébillon, des contes de Voisenon, du Temple de Gnide ; que disons-nous ? le peuple de la Nouvelle Héloïse et des Liaisons Dangereuses ? Cette jeune fille, Marianne, qui excitait en France presque autant d’intérêt que Clarisse Harlowe en Angleterre, était tout simplement une enfant aux prises avec le malheur et se tirant du milieu du vice parisien, à force de simplicité et d’innocence. Certes ce n’est pas là la sainte Clarisse Harlowe, l’austère puritaine, livrant cet abominable combat contre le féroce et tout-puissant Lovelace, et finissant par succomber ; c’est tout simplement une pauvre fille d’un sens droit, d’une âme honnête, d’un cœur candide, qui passe à travers toutes les séductions sans les avoir même comprises, à travers tous les vices sans les avoir touchés même du pan de sa robe virginale. À coup sûr l’intérêt que nous inspire Clarisse Harlowe n’est pas le même que l’intérêt qui nous pousse vers la Marianne de Marivaux. Celle-ci nous épouvante à force de vertu et de grandeur d’âme, celle-là nous plaît et nous touche à force de naïveté, de grâce et de bon sens. L’une représente, à elle seule, l’honneur immaculé des trois royaumes ; l’autre ne représente que la vertu, l’innocence et la gloire de Marianne. Dans la personne de la première, ont été souillées et flétries toutes les nobles filles de l’Angleterre ; mais la seconde n’a sauvé que la bonne renommée de Marianne. Aussi avec quel zèle et quel courage Marivaux la défend, cette noble création de son génie, comme il la conduit par la main à travers tous ces écueils ! Que d’ironie, que de sarcasme, que d’éloquence touchante il sait jeter sur le chemin de cette belle fille ! Jamais il n’avait rien écrit avec tant de soin, tant de zèle ; d’un esprit si libre, d’une âme si contente. Marianne, c’est l’œuvre de prédilection de Marivaux ; c’est le château qu’il élève à ses heures perdues dans les Espagnes imaginaires ; c’est le conte qu’il se fait à lui-même, et qui lui fait verser, non pas des larmes de sang comme sa Religieuse en arrachait à Diderot, mais qui le fait sourire doucement de ce bon et calme sourire des esprits honnêtes et des consciences tranquilles. Vous lirez tout à l’heure cette histoire de Marianne, et dès les premières lignes vous serez frappé de tout le travail heureux, de toute la recherche naïve qu’il a fallu pour mener à bonne fin un pareil livre. À la première page, Marianne déclare au lecteur qu’elle a de l’esprit, mais que cet esprit-là n’est bon qu’à être dit, qu’il ne vaut rien à être lu. Elle se souvient de ses yeux d’autrefois, qui faisaient passer tant de choses. D’ailleurs qu’est-ce que le style ? Marianne ne sait pas seulement ce que c’est. Comment fait-on pour en avoir un ? Ici ce n’est pas Marianne qui parle, c’est Marivaux.

Tout le livre est ainsi rempli de réflexions singulières, de sentiments élevés, d’accidents vraisemblables, de ces vives et piquantes tournures, et surtout de portraits nets, vigoureux et bien sentis. Il est vrai que Diderot, dans un endroit de ses romans, s’écrie qu’il ne comprend pas qu’un bon roman soit rempli de portraits et d’images, quand on pourrait le remplir d’événements et de dialogues. Mais pourtant Diderot lui-même, quand se rencontre sous sa plume quelque physionomie bien tranchée, ne se fait pas faute d’en donner le dessin et le contour. Ouvrez la Marianne de Marivaux, ouvrez le Paysan perverti, une des plus originales productions de notre auteur, vous y trouverez une suite ingénieuse de charmants portraits dessinés avec le plus grand soin, avec l’art le plus exquis. La société du XVIIIe siècle s’y trouve tout entière. L’auteur les a vus de ses yeux, les a touchés de ses mains, ces hommes et ces femmes qui ne se doutaient guère devant quel peintre ils devaient poser. Au reste cet homme excelle dans tous les portraits qu’il veut entreprendre ; il y a même, dans plus d’une page de notre auteur, des femmes qui n’ont pas de nom et que vous reconnaissez sans peine. Le portrait de madame de ***, dont la taille sans être grande est pourtant majestueuse ; on ne saurait s’empêcher de l’aimer, mais d’un amour timide et comme effrayé du respect qu’elle imprime. Le portrait de madame ***, vaine, curieuse et caustique ; « elle est sans quartier sur vos défauts, mais elle vous garde le secret sur vos bonnes qualités. Sans son esprit qui la rend méchante, elle aurait le meilleur cœur du monde. » Le portrait de M. *** : « Il dit ce qu’il pense de tout le monde, mais il n’en veut à personne ; son but n’est pas de persuader qu’il vaut mieux que les autres, mais qu’il ne ressemble qu’à lui-même. » En voici d’autres : car une fois dans cette piquante galerie, il n’est pas facile d’en sortir. Les portraits de femmes y abondent. Celle-ci, nouvellement mariée, avec un visage déjà antique, prend des airs enfantins dans la conversation ; elle baisse les yeux quand on la regarde. Mariée à trente ans, ses innocents appas sont encore tout confus de son aventure. Celle-là, qui étale glorieusement son embonpoint, et qui prend l’épaisseur de ses charmes pour de la beauté, est veuve et fort riche. Elle n’a guère moins de soixante ans. Elle s’est figuré que sa main était belle ; sa main en effet est assez blanche, mais large, mais charnue, mais boursouflée, mais courte, et elle tient au bras le mieux nourri qui se puisse voir.

Dans quel monde sommes-nous ? où donc Marivaux a-t-il rencontré tous ces originaux qu’il dépeint à merveille ? Nous sommes dans le monde courant de chaque jour, avec les grands seigneurs, avec les bourgeois, avec les gens du peuple. Julie, sans être belle, est une brune fort aimable ; c’est un de ces visages de goût dont les traits irréguliers n’en valent que mieux pour n’être pas beaux. Lucinde est une coquette badine ; quand un amant lui plaît elle n’y sait d’autre façon que de l’aimer, et de l’oublier sans peine quand il l’oublie. Eugénie au contraire est d’un caractère sérieux : c’est une femme dont le cœur est tendre, neuf et sage, et qui paraît toujours avoir regardé l’amour comme un péril. Tels sont les caractères que Marivaux dessine au courant de la plume. Quant aux personnages plus prononcés, aux gens qui ont un nom, vous les reconnaissez tous pour les avoir rencontrés autour de Marianne. Madame de Miran, qui a l’air si bon qu’elle en paraît moins belle : aussi a-t-elle eu peu d’amants, mais beaucoup d’amis. C’est une physionomie plus louable que séduisante. Elle avait plus de vertu morale que de vertu chrétienne. Madame d’Orsin est beaucoup plus jeune ; c’est une beauté qui se déguise en grâce, et cependant elle aime mieux que l’on pense bien de sa raison que de ses charmes. Mademoiselle Surville est une petite personne d’environ quinze ans, assez jolie pour se croire belle, mais qui se croit si belle qu’elle en est sotte. Madame de Far est une petite femme brune, assez ronde, très laide, qui a le visage large et carré, avec de petits yeux noirs toujours remuants, toujours occupés à regarder, et qui cherche de quoi fournir à l’amusement d’une âme vive. Regardez cependant mademoiselle de Far, jamais jeunesse n’a tant paré personne ; il n’en fut jamais de si agréable, de si remuante à l’œil que la sienne ; elle possédait ce charme à part, cette gentillesse qui répand dans les mouvements, dans le geste même, dans les traits, plus d’âme et plus de vie qu’il n’en ont d’ordinaire. M. de Tervire est un de ces hommes qui ne sont ni bons ni méchants, une de ces petites âmes qui ne font jamais d’autre justice que celle que les lois vous accordent ; ces gens-là se font un devoir de ne vous rien laisser, quand ils ont le droit de vous dépouiller de tout : s’ils vous voient faire une action généreuse, il la regardent comme une étourderie ; et ils vous diraient volontiers : J’aime mieux que vous la fassiez que moi. M. de Fécourt est un assez grand homme de peu d’embonpoint, très brun de visage, d’un sérieux non pas à glace, car ce sérieux-là est naturel et vient du caractère de l’esprit. En général, Marivaux se tire mieux des portraits de femmes que des portrait d’hommes. Il est plus à l’aise quand il s’agit de ces gracieuses peintures. Il y met aussi plus de complaisance et de délicatesse : soit qu’il vous représente cet abbesse âgée, d’une grande naissance, qui a été belle autrefois, un de ces visages qui ont l’air plus ancien que vieux, quelque chose de simple, mais de très net et de très arrangé, qui rejaillit sur l’âme et qui est comme une image de la pureté, de la paix et de la sagesse des pensées ; soit qu’il vous représente la mère Saint-Ange, petite personne ronde, courte et blanche à double menton, au teint frais et reposé, « une de ces mines que l’on ne rencontre pas dans le monde, ujn embonpoint qui s’est formé plus à l’aise et plus méthodiquement, où il entre plus d’art, de façon, plus d’amour de soi-même que dans le nôtre, » c’est toujours la même variété, la même délicatesse, la même bonne grâce, le même mélange d’ironie, de bienveillance et de sarcasmes. Lisez le portrait de Cléanthis, par exemple ; Cléanthis s’évanouit rien qu’à voir une rose, elle s’abstient de se parer pour mettre un habit négligé qui lui marque tendrement la taille : « C’est encore une finesse que cet habit-là, on dirait qu’une femme qui le met ne se soucie pas de paraître ; mais à d’autres : on s’y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle, on y dit aux gens : Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là, et, d’un autre côté, on veut leur dire aussi : Voyez comme je m’habille, il n’y a point de coquetterie dans mon fait ! » Sans le vouloir j’ai bien peur que Marivaux, en traçant le portrait de la coquette Cléanthis, n’ait tracé son propre portrait.

Toujours est-il que la main qui a tracé à l’infini toutes ces poétiques, légères et lestes images, était la main d’un habile homme. On ne se lasse pas de passer ainsi en revue, dans le petit drame où ils jouent leurs rôles, tant de personnages vivants. La Bruyère n’a pas fait plus de portraits que Marivaux lui-même ; avec cette différence que la Bruyère a fait le portrait des hommes de tous les temps, pendant que Marivaux se contentait de reproduire les images passagères qu’il avait sous les yeux. L’un dessinait à grands traits ces tableaux d’histoire qui portent le souvenir du peintre et de ses modèles jusqu’aux âges les plus reculés ; l’autre, au contraire, douce et facile nature, se contentait d’un frais pastel qu’un souffle emporte, et qui s’évanouit aux premiers rayons du soleil.

Cet homme de tant d’esprit, si plein de réserve sur lui-même, dont toute la peur était de n’être pas mis à sa place, cet ami de Fontenelle et de Lamothe, devait naturellement vivre seul, tout occupé de ses méditations, de ses rêves, de ses travaux de chaque jour. Il avait été marié de bonne heure, sa femme était jeune et belle ; elle avait, comme il le dit lui-même, un de ces visages, qu’on aime à voir. La santé même de ce beau visage avait quelque chose de touchant ; c’était le fruit de la sagesse, de la sérénité et de la tranquillité d’âme ; mais cette femme était morte, et Marivaux était resté seul avec un enfant, une fille humble et pieuse qui bientôt quitta son père pour entrer en religion ; et ainsi le digne homme était resté seul, attaché à son œuvre, triste et pauvre, mais fier et calme. De pareilles existences ne ressemblent à rien de ce qui se passe aujourd’hui dans la vie littéraire. Où donc trouver tant de succès et tant de résignation ? Où donc rencontrer ce même homme qui fait vivre tout un théâtre de son esprit, et que Sylvia la comédienne n’avait pas encore vu après les Fausses confidences ! Sylvia reconnut son poète rien qu’à l’entendre lire sa comédie. « Ah s’écrie-t-elle avec son piquant sourire, vous êtes le diable ou M. de Marivaux. » Ce n’était pas le diable ; c’était le plus honnête et le plus spirituel des humains.

De cette vie austère et cachée était résulté une espèce de livre dont Addison avait donné le modèle à l’Angleterre quand il écrivit le Spectateur. L’étude des mœurs a toujours paru dans tous les temps et aux esprits les plus distingués une étude pleine de charme et d’intérêt. Marivaux, mieux que personne, était fait pour entreprendre un livre sur le plan du livre d’Addison. Cette fois, plus que jamais, l’auteur de Marianne va écrire pour lui-même et non pour les autres. Ces belles histoires qu’il se raconte dans ses moments d’oisiveté, vous ne les aurez que de la seconde main et vous en ferez votre profit plus tard, quand lui-même il n’en voudra plus. Que de beaux petits drames il a inventés ainsi ! que de romans il a ébauchés ! aujourd’hui c’est un père qui gémit sur l’ingratitude de son fils, et dans ces quelques pages vous retrouvez en germe toute la comédie des Deux Gendres. Le lendemain, c’est une femme vertueuse qui se sépare de l’homme qu’elle adore. Plus loin, c’est une amante abusée qui dit adieu au séducteur, adieu à son père : « Adieu, mon père, j’espère que ma mort calmera votre colère. » Dans ces contes il y en a un intitulé le Philosophe solitaire, le sage Anacharsis y joue son rôle ; c’est un peu le commencement de la Chaumière indienne. Les Mémoires d’une coquette retirée du monde composent une des plus jolies histoires que Marivaux ait inventées. Il est là tout entier, malin, amoureux et railleur. Cette femme, quand elle sent que les années commencent à la prendre, et qu’elle va entrer dans l’âge où l’on ne sait plus quel âge on a, se donne toutes sortes de fatigues et de peines pour rappeler un semblant de jeunesse. Que de fatigues pour avoir une figure galante ! comment se coiffer ? quel habit mettre ? quels rubans ? quelles couleurs ? Pour remplacer la grêle et leste jeunesse, arrive, d’un pas pesant et d’un air rubicond, maître embonpoint ; dans cette transformation nouvelle cette femme se trouve encore aimable. Alors survient la vieillesse à son tour. Autant de terreurs infinies que cette femme raconte à merveille. Il y a aussi l’Histoire d’un miroir ; et à propos de ce miroir, Marivaux entreprend une dissertation littéraire d’un goût excellent. Il y parle de Louis XIV, de Chapelain, de Racine, de Lamothe, son ami, qui était un excellent homme. » On l’a mis, dit Marivaux, bien au-dessous de sa place naturelle ; et si vous voulez savoir pourquoi, c’est qu’il était bon à tout : ce qui est un grand défaut. Il vaut mieux avec les hommes n’être bon qu’à une chose. » Ce qui est charmant et très bien dit. Il a aussi un chapitre sur les avantages de la vertu, et il verse dans ces pages toutes les douces sympathies de son âme. Il a écrit en ce genre de moralités, un récit assez gai : le Philosophe indigent, très aimable et très subtil philosophe, qu’il ne faut pas confondre avec un certain Pharamond, dont on n’a plus eu de nouvelles. Un autre jour il rencontre au détour d’une rue une pauvre jeune fille, en haillons, qui lui raconte ses misères, et il vient au secours de cette vertu indigente. Mais à coup sûr ce n’est pas là une fiction. Marivaux était le meilleur et le plus bienfaisant des hommes ; il avait pour devise, et cette devise-là vaut son meilleur ouvrage, que pour être assez bon il faut l’être un peu trop. Ainsi faisait-il pour sa part. Un jour, comme on répétait une de ses pièces, Marivaux fit la remarque désobligeante que la jeune soubrette manquait d’esprit et de beauté. Aussitôt voilà la pauvre enfant qui se met à pleurer. — Hélas ! dit-elle, c’est bien vrai ; mais comment faire ? Marivaux, la voyant pleurer, veut consoler cette bonne créature. Elle lui avoue alors que cette vie de coulisses et de théâtre lui fait horreur, et qu’elle serait dans une joie céleste si elle pouvait vivre et mourir dans un couvent. C’en fut assez, Marivaux dota Colombine ; si Colombine est dans le ciel à cette heure, c’est à notre poète qu’elle le doit.

Il a écrit un petit traité intitulé : Du je ne sais quoi. Le je ne sais quoi, c’est en trois mots toute l’explication de son talent. Par une singulière méprise, les éditeurs des ouvrages de Montesquieu ont attribué à Montesquieu lui-même ce traité du je ne sais quoi. En revanche, les éditeurs de Marivaux ont placé dans ses œuvres le dialogue de Sylla et d’Eucrate, cette admirable page d’histoire que Tacite lui-même n’eût pas démentie. À la rigueur, on comprend fort bien que le traité du je ne sais quoi ait été attribué à l’auteur du Temple de Gnide ; mais donner le dialogue de Sylla et d’Eucrate à l’auteur de Marianne, la méprise est trop violente, convenez-en.

Avec un pareil homme, plein de réflexions, de moralités, de sentences, de retours sur lui-même, il était bien facile de composer un recueil de pensées. En ceci même, consiste une des affectations innocentes de notre auteur ; il se plaît à couper ses phrases de façon qu’on les puisse extraire facilement de la page dans laquelle elles sont enfermées. Il a plusieurs des réticences empesées du penseur ; car je ne sache pas de métier plus triste que d’aller sans fin et sans cesse d’une formule à une autre formule, et d’enfermer entre quatre murailles une idée qui n’est souvent qu’une apparence d’idée. Voulez-vous cependant que nous tirions, nous aussi, quelques pensées sérieuses de tous ces badinages : — « Le négligé des femmes est l’équivalent de la nudité. — Le négligé est le chef-d’œuvre de l’envie de plaire, il finit les chicanes de l’amour-propre. — En amour, querelle vaut encore mieux qu’éloge. — Les passions des hypocrites sont naturellement lâches quand on les désespère. — Il faut avoir des vertus pour s’apercevoir qu’on en manque. — Le monde ne veut ni qu’on se donne à Dieu, ni qu’on le quitte. — L’hypocrisie, tout affreuse qu’elle est, sert à l’ordre. Un seul homme qui aime la vertu en force dix autres, qui n’en ont point, à faire comme s’ils en avaient. — Rien ne flatte plus notre amour-propre que d’humilier ceux qui nous méprisent. — Les dévots fâchent le monde, et les gens pieux l’édifient. — Il y a des âmes pensantes à qui il n’en faut pas montrer beaucoup pour les instruire. » — À coup sûr ce sont là de nobles pensées, de simples et belles formules dans lesquelles l’honnête homme se retrouve tout entier. Avec un peu de soin, il est vrai, il serait facile de découvrir un second portrait de Marivaux dans ces fines esquisses. « L’honnête homme, dit-il (et ce jour-là il devait être bien accablé et bien seul, il devait penser à sa femme qui était morte, à sa fille qui l’avait quitté pour prier Dieu), l’honnête homme est presque toujours triste, presque toujours sans bien, presque toujours humilié. Il n’a point d’amis parce que son amitié n’est bonne à rien ; on dit de lui : C’est un honnête homme ! mais ceux qui le disent le fuient, le dédaignent, le méprisent, rougissent même de se trouver avec lui ; et pourquoi ? c’est qu’il n’est qu’estimable. » Dans une autre page, on lit encore ces lignes cruelles : « Les bienfaits des hommes sont accompagnés d’une maladresse si humiliante pour ceux qui les reçoivent ! Imaginez-vous qu’on avait épluché ma misère pendant une heure ; qu’il n’avait été question que de la compassion que j’inspirais, que du grand mérite qu’il y avait à me faire du bien : jamais la charité n’étala ses tristes devoirs avec tant d’appareil. J’avais le cœur noyé dans la honte ; et, puisque j’y suis, je vous dirai que c’est quelque chose de bien cruel que d’être abandonné au secours de certaines gens… » et tout le reste de ce passage. On n’écrit pas ainsi sans être tout rempli de son sujet. Ce n’est pas que Marivaux ait jamais manqué d’orgueil ; il en avait au contraire, et du plus fier et du plus noble. Accablé de toutes parts sous les critique les plus violentes, il n’a jamais répondu aux insulteurs. Il a suivi en ceci le sage exemple de Fontenelle son ami, qui avait une chambre remplie de satires et d’épigrammes contre sa personne et qui n’en avait jamais lu aucune. « Si tous les honnêtes gens en usaient de même, disait-il en parlant des pamphlétaires, cette vile espèce serait bientôt morte de faim. » Mais en revanche, qu’un homme bien placé vînt à heurter cette belle et ferme nature, soudain Marivaux se révoltait avec courage, aux gens qu’il estimait il ne cédait rien ; et il a montré les dents à Voltaire lui-même, qui lui avait adressé en passant une épigramme inoffensive. Mais Voltaire avait trop de bon goût et de bon sens, même dans ses méchancetés, pour accepter la haine d’un si galant homme. — « Non certes, dit-il dans une de ses lettres, je ne veux pas compter parmi mes ennemis un homme de ce caractère, dont j’estime l’esprit et la probité. Il a, surtout dans ses ouvrages, un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai retrouvé avec plaisir mes propres sentiments… J’aime d’autant plus son esprit, que je le prierais de ne le point prodiguer. »

Quant aux amis dont il était l’obligé, il savait conserver avec eux toute l’indépendance, non pas de son cœur, mais de son esprit et de ses actions. Helvétius avait été assez heureux pour faire accepter une pension à Marivaux ; et comme un jour les deux amis se disputaient à outrance sans que Marivaux, qui avait tort, voulût reculer d’un pas : — « Oh ! s’écria Helvétius, comme j’aurais traité Marivaux s’il n’était pas mon obligé ! » Le mot est honorable pour tous deux. Fontenelle lui-même, cet habile et adroit égoïste qui s’aima lui-même si tendrement et si longtemps ; Fontenelle, qui dans une très bonne préface sur la tragédie bourgeoise, où il parle avec trop d’éloges de La Chaussée et de Destouches, avait oublié de nommer Marivaux, apprenant que celui-ci était malade, lui porta cent louis tout d’une haleine. Marivaux, à cette action inattendue, sentit ses yeux se mouiller de larmes. — « Mon ami, dit-il, je prends votre argent ; il m’a fait du bien ; je m’en suis servi ; mais maintenant permettez que je vous le rende, par la bonne raison que je n’en ai pas besoin. » Mais laissons là ces tristes détails de pauvreté, d’isolement, de pensions, quand ces détails touchent un homme d’un si rare talent, d’un esprit si fêté et si populaire, qui serait aujourd’hui le plus riche de nos beaux esprits, avec son théâtre, avec ses romans, avec ce grand art de tout dire, de tout peindre, de tout fronder.

Si par hasard il sortait de sa solitude, et s’il consentait à se laisser aborder, vous retrouviez tout à fait l’écrivain dans sa conversation. D’abord il était embarrassé, diffus, il hésitait, il cherchait la pensée et la forme ; mais bientôt, pour peu qu’il se sentît écouté avec amitié et bienveillance, il allait jusqu’à l’éloquence. Quand il avait parlé, il savait écouter à son tour ; il écoutait patiemment et même les gens d’esprit. Cependant il fallait prendre garde à ne pas vous étonner de son langage, et à ne pas l’interrompre. — Il faut accepter les expressions hasardées de M. de Marivaux, disait Fontenelle, ou renoncer à son commerce. — Un autre jour, comme Marivaux allait répondre : — Ne vous fâchez pas si vite, disait ce même Fontenelle, quand je parle de vous. Fontenelle aimait et devait aimer en effet un si charmant écrivain, un si aimable parleur. Ce sont, à tout prendre, deux esprits de la même école : celui-ci familier, celui-là singulier en toutes choses ; celui-ci qui s’explique à demi, mais qui ne demande pas mieux que l’on explique ses réticences ; celui-là, au contraire, qui n’est jamais content si quelque parure manque à sa pensée ; l’un philosophe sceptique, l’autre observateur bienveillant. Fontenelle, écrivain laborieux ; Marivaux, écrivain non moins laborieux, mais moins tendu, et qui eût été bien malheureux s’il lui avait fallu être aussi solennel que son confrère. L’un et l’autre ils ont écrit à leur façon, ils ont obéi à leur instinct ; ils n’ont pas eu de maîtres, ils n’ont pas laissé de disciples ; si bien que pour savoir comment écrivaient Fontenelle et Marivaux, vous ne le saurez que dans leurs écrits ; ils sont eux-mêmes, ils ne sont que cela, il est vrai, mais ils le sont bien.

Comment se fait-il que cet homme si modeste et si pauvre, cet ingénieux talent qui n’a jamais été apprécié à sa juste valeur de son vivant, soit entré à l’Académie française avant Voltaire ? d’où vient que le prince et le dominateur du dix-huitième siècle, dont l’ironie a tout brisé, ait été obligé de céder le pas à l’inventeur de la comédie métaphysique, comme disait Voltaire ? Voilà certainement ce que nous ne pourrions expliquer. À coup sûr, ce n’est pas l’intrigue qui devait ouvrir les portes de l’Académie à l’auteur de Marianne ; il a même attendu fort longtemps cet honneur, qu’il n’osait guère espérer. — Je manque d’adresse et de bonheur, disait-il ; il y a un secret pour arriver que je ne saurai jamais : il y en a qui ont des amis pour entrer là ; moi, je n’ai que mes ouvrages. — Et cependant il est entré à l’Académie française avant Voltaire. Vous pensez bien que les envieux et les ennemis de Marivaux trouvèrent que cette fois Marivaux était trop heureux. Toujours est-il que ce fut une bonne nouvelle répandue dans le public. Le public s’était mis à aimer cet homme fécond autant que modeste, à qui il devait toutes sortes de douces joies, de sages leçons, de faciles plaisirs. Aussi, quand le jour de sa réception fut arrivé, la foule fut grande à l’Académie française. Monseigneur l’archevêque de Sens, Linguay de Gorgy, le frère du célèbre curé de Saint-Sulpice, devait recevoir le nouveau venu. Parler en public de la Comédie-Italienne, de Marianne et du Paysan perverti ; pour un archevêque, la tâche était difficile. M. de Gorgy se tira habilement de l’entreprise. Il imagina de supposer qu’il n’avait lu ni les comédies ni les romans de son nouveau confrère. Mais en revanche, disait-il, de très honnêtes gens lui en avaient parlé avec de si grands éloges, qu’il ne pouvait s’empêcher de rendre justice à tant d’art et à tant de goût, à tant d’observations fines et justes, à tant de zèle et de probité. Cette façon indirecte de lui ouvrir les portes de la compagnie ne plut guère à Marivaux. C’était un homme tout d’une pièce, et il n’avait pas mené pendant cinquante-cinq ans cette vie correcte et calme pour qu’un homme, quel qu’il fût, eût le droit de le louer sur parole. On finit cependant par l’apaiser en lui prouvant qu’il était impossible que l’archevêque de Sens n’eût pas lu les livres dont il parlait si bien. Ce que Marivaux eût voulu surtout dans cette occasion solennelle, c’eût été enfin d’apprendre à quoi s’en tenir sur l’opinion que l’Académie française pouvait avoir sur son style, à lui Marivaux. Un nouveau mot s’était formé autour de sa renommée, et ce mot-là restera dans notre langue pour désigner cette toute nouvelle façon d’écrire. Cela s’appelait le marivaudage. Marivaux était le seul qui ne comprît pas la valeur et la portée de ce mot-là. Le marivaudage ! qu’est-ce à dire ? Et il ajoutait naïvement qu’il ne comprenait rien aux éloges ni aux critiques que l’on faisait du style de certaines gens.

« On parle toujours du style, disait-il, et l’on ne parle jamais de l’esprit de celui qui a ce style. Ne croirait-on pas, à entendre les habiles, qu’en fait de style il n’est question que des mots et non des pensées ?

» Il n’est pas de style noble, affecté, obscur ; mais il y a des pensées nobles, affectées, obscures. Supposons une femme qui commande un meuble de quatre couleurs ; on exécute ce meuble comme elle l’a commandé. Vous, cependant, quand ce meuble est commencé sur les indications de cette femme, vous trouvez que cela déplaît, irez-vous dire à cette femme : Mais, madame, ce ne sont pas là les couleurs qu’il eût fallu employer ? Non, certes. Car en effet ce sont là les couleurs qu’elle avait imaginées ; c’est le meuble qu’elle avait disposé dans sa pensée. Les couleurs sont bonnes ; seulement, le projet du meuble ne valait rien. Les couleurs sont le style de la chose ; en un mot, il n’y a pas de style, il n’y a que l’idée. J’ai vu un arbre, un ruban ; j’ai vu un homme en colère, amoureux, jaloux ; j’ai vu tout ce qui se peut voir par les yeux de l’esprit et par les yeux du corps. De toutes ces différentes choses il est resté l’image ; or dans une langue bien faite chacune de ces images a son signe, elle a le mot qui la représente. Il ne s’agit que de bien savoir sa langue pour bien rendre toute sa pensée. Donc telle pensée, tel style. » Ainsi raisonne Marivaux. Et voyez la singulière aventure, l’auteur des Fausses Confidences arrive, par ces petits sentiers fleuris, à la définition même de M. de Buffon : « Le style, c’est l’homme. »

Plus loin il reprend, car évidemment il est préoccupé de ce mot : marivaudage : « Vous accusez un homme d’avoir un style précieux ! Qu’est-ce que cela signifie ? Que voulez-vous dire avec votre style précieux ? Supposez un homme d’esprit qui, de peur de mériter ce même reproche, va ne faire que des phrases : pour ne pas être précieux il s’efforcera de cacher tout à fait l’esprit et la grâce qui sont en lui. Il évitera toutes les pensées fines et un peu approfondies, par la raison toute simple qu’il faut des mots délicats aux pensées délicates, tout comme il faut des paroles triviales aux idées communes… » Et plus loin : « Les mots que l’on a l’habitude de voir ensemble n’expriment bien que les pensées de tout le monde. » Ainsi, il se défendait de toutes ses forces ; ou plutôt il se louait lui-même d’avoir su à ce point-là entrer dans les vraies finesses d’un sujet. Non, encore une fois non, dit-il, le vice, quand il y a vice, n’est pas dans la parole écrite ou parlée : il est dans l’idée, il est dans la pensée ; il est dans le fond, et non pas dans la forme. Ne faites pas un reproche à l’homme qui pense de trop approfondir le sujet qu’il traite ; au contraire, plus il le pénètre, et plus il y remarque des choses d’une extrême finesse que tout le monde sentira quand il les aura dites. Laissez crier les gens qui disent : Style précieux ! c’est tout comme s’ils s’écriaient : Mais aussi de quoi s’avise celui-là de tant penser et de découvrir, même dans les choses que tout le monde connaît, les côtés que peu de gens voient et qu’il ne peut exprimer que par un style qui paraîtra généralement précieux ? Cet homme-là a grand tort. Oui certes, ajoute-t-il ; il a grand tort, il faudrait le prier de penser moins. »

Pour compléter cette défense toute personnelle, Marivaux invoque, non pas sans quelque droit à leur protection, La Rochefoucauld, La Bruyère, Pascal, Montaigne. « Enfin, nous dit-il, en voilà un qui ne parlait ni français, ni allemand, ni breton, ni suisse ; il pensait, il s’exprimait au gré d’une âme singulière et fine. Montaigne est mort, on lui rend justice. C’est cette singularité d’esprit, et conséquemment de style, qui fait aujourd’hui son mérite. »

Appliquez cette dernière phrase à Marivaux ; dites : Marivaux est mort, on lui rend justice. Il pensait, il s’exprimait au gré d’une âme singulière et fine. Puis enfin, ajoutez comme complément à cet éloge cette autre phrase de Marivaux lui-même, cette sentence vive, nette et bien pensée, et que sans doute il s’appliquait tout bas :

« Qu’on me trouve un auteur célèbre qui ait approfondi l’âme, et qui, dans les peintures qu’il fait de nous et de nos passions, n’ait pas le style un peu singulier. » Vous voyez qu’il était loin d’accepter en riant les accusations de style précieux et la définition du marivaudage. En ceci comme en toutes choses, vous pouviez l’en croire sur parole ; il parlait ce langage affecté qu’on lui reproche, mais il le parlait naturellement et de la meilleure foi du monde. La langue qu’il parle, c’est celle de tous ses acteurs, de tous ses héros, de l’ingénue et de la soubrette, de Pasquin et de Clitandre. Il n’est pas homme à varier, comme fait Molière, son ton et son langage. C’est toujours le même genre d’esprit et de finesse. Mais en fin de compte son dialogue est vif, ces gens-là se disent tout ce qu’ils doivent se dire, ils se répondent ce qu’ils doivent se répondre, ce dialogue très coupé et très net appartient à des scènes très courtes, de tout ceci il résulte que cet homme est charmant à lire, charmant à entendre. C’est l’utile enjolivé de l’honnête, comme disait Marivaux en parlant de Fontenelle. Quant à la perfection des idées communes (c’était le reproche que Marivaux faisait à Voltaire), l’auteur de Marianne serait mort de chagrin s’il avait poussé et cherché la perfection de ce côté-là.

Les dernières années de cet aimable artiste, de cet ingénieux philosophe se sont passées sans amertume et sans secousse. La critique même la plus acharnée le voyant si calme et si bon, et si peu disposé à l’offense, avait fini par le respecter. De la vie littéraire, si difficile de son temps et du nôtre, il n’avait pris que la fleur. Des bruits et des tumultes qui se faisaient autour de lui, il avait l’air de ne rien entendre. Des cris, des injures et des blasphèmes, il avait l’art de ne rien savoir. Il se représentait la race des beaux esprits, comme une « armée dans laquelle il y a peu d’officiers-généraux, beaucoup d’officiers subalternes, un nombre infini de soldats ; » c’est-à-dire les auteurs excellents, les grands médiocres, et enfin les tout à fait médiocres, gens dont le talent est de fixer, avec ordre, sur du papier, un certain genre d’idées raisonnables, mais communes. Il n’oubliait même pas les goujats de l’armée, les misérables auteurs au-dessous du médiocre. Or, dans cette armée des intelligences excellentes et les plus viles, son ambition était de ne tenir aucun rang ; il n’en voulait ni à l’épée du capitaine ni au bâton du maréchal de France. Il faisait bande à part, tantôt en tirailleur, tantôt parmi la réserve, le lendemain sur le flanc de l’armée. Il connaissait, comme dit Voltaire, tous les petits sentiers du goût ; mais aussi ne l’a-t-on jamais rencontré sur la grande route. Dans cette ardente mêlée des esprits et des paradoxes, on ne le vit guère élever la voix que deux ou trois fois : un jour, entre autres, pour défendre Inès de Castro qui avait été attaquée, sous son nom, dans un journal. Ainsi, par la tournure de son esprit et de son style, il n’appartenait à aucune des coteries littéraires de son temps ; de même que par la liberté de ses pensées, par l’indépendance de ses opinions et de la sagesse de ses croyances il échappait à toutes les coteries philosophiques. Du temps de Marivaux, où le doute était à la mode, où Montaigne, plus encore que Bayle et Voltaire, avait dressé le XVIIIe siècle à ne rien croire, Marivaux ne se donna pas tant de peine pour s’agiter dans le vide. Il resta fidèle tout simplement à la croyance dans laquelle sa femme était morte, dans laquelle sa fille vivait encore. L’incrédulité lui faisait mal et lui faisait peur. À aucun prix il n’eût voulu être intolérant, mais en revanche il n’eut pas fallu railler devant lui une religion qui comptait dix-huit siècles de combats et de victoires. « Laissez-nous croire, disait-il aux philosophes. Quel mal cela vous fait-il ? Ne nous ôtez pas, à nous autres pauvres gens, cette consolation et cette espérance ; laissez-nous aller tout droit notre chemin. Quant à vous, suivez le vôtre ; mais il vous mènera bien moins loin que vous ne pensez. » Brave homme, digne homme ! s’il était recherché dans son langage et dans son style, au moins n’était-il pas précieux et recherché dans sa croyance. Il était tout simplement un humble disciple de l’Évangile, plein de foi, de charité et d’espérance. Il ne rougissait ni ne se glorifiait de son titre de chrétien. Sa métaphysique de sentiment et de style, il y renonçait bien volontiers quand il fallait parler des mystères sérieux ; et comme un jour on leur demandait, à lui et à M. de Fontenelle, ce que c’est que l’âme : « Je sais, dit Marivaux, que l’âme est spirituelle et immortelle, je n’en sais rien de plus. Quant à Fontenelle, il a trop d’esprit pour en savoir là-dessus plus que moi. »

Il mourut le 12 février 1763, à l’âge de soixante-quinze ans. Sa vieillesse avait été austère et silencieuse, sa mort fut résignée et chrétienne. L’ennui s’était emparé de cet aimable esprit, comme il arrive d’ordinaire à tous les hommes qui ont beaucoup amusé leurs semblables ; c’est dans ce sens et en pensant à tous ces amusements frivoles qu’il a écrit : Malheur à ceux qui font rire ! heureux ceux qui pleurent ! L’ennui, c’est la fin de tous ces illustres génies : Molière, Cervantès, Rabelais, Le Sage. Cependant, malgré tout l’esprit qu’il avait dépensé, Marivaux en avait conservé encore assez pour regarder d’un œil calme et serein toutes les misères de son isolement et de son âge. À toutes ses passions d’autrefois, car il n’avait pas vécu sans quelques-unes de ces belles et vives passions qui sont comme autant de feux-follets semés dans la vie des hommes de génie, la charité seule avait survécu.

L’abbé de Randonvilliers, précepteur des enfants du roi Louis XV, remplaça Marivaux à l’Académie française. Lui-même il avait remplacé d’Houdeville, l’auteur de l’excellent livre de la Religion prouvée par les faits. Ainsi il se trouva placé, comme c’était son droit et son heureuse étoile, entre deux nobles esprits, deux esprits courageux et chrétiens.

Il nous semble que bien peu d’existences littéraires ont été aussi complètes, non pas seulement par le talent, par l’esprit, par la grâce ingénieuse et piquante ; mais encore, et voilà véritablement le beau côté de la philosophie et des belles-lettres, par le désintéressement, par la bonté, par le dévouement, par les plus sincères, les plus nobles, les plus modestes vertus.


Jules Janin.