La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XXX

P. Fort (p. 132-144).

TROISIÈME PARTIE

JÉSUS À L’ŒUVRE


CHAPITRE XXX

LA PISCINE DE BÉTHESDA

Tant que Jésus ne s’était pas senti appuyé par une partie quelconque de la population, il avait eu des hésitations, des tâtonnements ; mais quand, après les insuccès de Nazareth, il eut les enthousiasmes de Capharnaüm, il se dit que le moment était venu d’entrer résolument et définitivement en scène et d’accomplir sa mission. Si restreintes que fussent les sympathies qu’ils s’étaient acquises, elles existaient ; il pouvait aller de l’avant, car il était quelque peu suivi.

Les débuts si indécis du Verbe avaient duré une année. Nous allons donc prendre notre vagabond au moment où va avoir lieu la nouvelle fête de la Pâque.

Jésus ne manqua pas encore de se rendre à Jérusalem : seulement, cette fois, il ne jugea point utile d’aller recommencer un esclandre au Temple, quoique les marchands y trafiquassent plus que jamais. En cela, il ne se montra guère logique ; car, ou les vendeurs profanaient le Temple, ou ils ne le profanaient pas : et puisque Jésus avait jugé qu’il y avait profanation, il devait, pour être conséquent avec lui-même, renouveler sa belle indignation de l’année précédente, et ainsi de suite jusqu’à ce que les marchands eussent pris le parti de renoncer à leur commerce sacrilège.

Mais, pas plus que la délicatesse, la logique n’embarrassait Jésus.

Cette année-ci, il avait résolu de laisser les trafiquants en paix.

Au lieu d’aller au Temple faire ses dévotions, il se rendit à un établissement de bains, situé près de la porte des Brebis, et appelé « la Piscine de Béthesda » ; ce dernier mot signifiait : la maison des grâces.

À dire vrai, Jésus ne s’éloigna pas beaucoup du Temple. La porte des Brebis était ainsi nommée, parce que c’était par elle qu’arrivaient les brebis que l’on vendait pour les sacrifices.

La piscine était un vaste bassin de natation, alimenté par des sources ferrugineuses, et, parfois, par des sources thermales.

Les fondateurs de l’établissement avaient mis en circulation une légende concernant leur piscine, afin de lui créer une grande vogue.

À de certains moments de l’année, disait-on, un ange descendait du ciel, restait invisible et agitait la surface de l’eau du bassin. Alors, le premier client — le premier seul — qui se jetait dans la piscine, était guéri, de quelque maladie qu’il fût affligé.

Tout le monde à Jérusalem croyait à cette bonne histoire. Aussi les malades affluaient à la piscine de Béthesda. Ils attendaient avec impatience le moment où l’eau du bassin se mettait à bouillonner, et, convaincus que cette agitation était due à la main d’un ange invisible, c’était à qui d’entre eux se précipiterait dans l’onde merveilleuse.

Je sais bien ce que diront les esprits forts et les gens pointilleux.

Ils diront :

Les propriétaires de la piscine de Béthesda étaient des farceurs passablement rusés. La légende qu’ils avaient répandue dans le public, c’était eux qui l’avaient fabriquée de toutes pièces. Le bouillonnement de la piscine était dû à l’arrivée subite des eaux thermales dans le bassin.

En effet, il est aujourd’hui reconnu que les montagnes de Jérusalem renferment quantité de sources, soit ferrugineuses, soit sulfureuses, les unes à la température ordinaire, les autres thermales. La montagne sur laquelle était bâti le Temple, notamment, contenait dans ses flancs un immense lac caché. On sait que ce réservoir gigantesque a été célébré par l’antiquité comme une des merveilles de Jérusalem, et qu’il a toujours été sa ressource pendant les longs sièges que la ville soutint. Voir à ce sujet Tacite (Historiæ, V, 12.)

Tout récemment, les religieuses appelées Dames de Sion, en creusant les fondations de leur orphelinat de l’Ecce-Homo, ont découvert d’antiques citernes et des sources abondantes qu’un aqueduc encore intact conduisait sous l’enceinte du Temple.

L’abondance de ces fontaines était bien connue à l’époque même des Hébreux ; car les Psaumes en parlent comme « d’une rivière dont les flots réjouissent la cité de Dieu. » (Psaumes, XLV, vers. 5.) Ezéchiel, le fameux prophète qui mangeait des excréments humains sur des tartines, était enthousiaste de cette rivière secrète : à ses yeux, c’est « un torrent qui jaillit du roc sacré, coule vers l’orient et le couchant dans les ravins de Cédron et d’Hinnom, s’enflant jusqu’à devenir un fleuve qui fertilise les déserts de la Mer Morte. » (Ezéchiel, XLVII, vers. 1-12.)

Donc, concluront messieurs les sceptiques, la grande merveille était la chose la plus simple du monde, et il est très aisé de voir le truc. La piscine de Béthesda était alimentée en temps ordinaire par des eaux non thermales ; puis, à de certaines époques, quand les propriétaires de l’établissement avaient sous la main un faux malade suffisamment leste pour être sûr de sauter le premier à l’eau, ils lâchaient dans le fond du bassin une source de température très élevée ; cette eau, se mêlant brusquement aux autres, faisait bouillonner la surface de la piscine ; on criait à l’arrivée de l’ange ; à la seconde même, le faux malade piquait sa tête et ressortait en se proclamant radicalement guéri. Les autres clients de la maison se baignaient à leur tour, et, comme les eaux avaient en définitive des propriétés médicales réelles, ils obtenaient un soulagement quelconque de leurs souffrances ; cela passait encore sur le compte du bouillonnement opéré par l’ange, et chacun des malades, ainsi soulagés, s’en retournait avec cette conviction que, s’il avait eu la chance d’arriver bon premier, sa guérison aurait été complète.

À cette argumentation des esprits forts et des gens pointilleux, les théologiens catholiques répondront :

Il ne faut pas raisonner les choses de la foi. Quand l’Évangile, ouvrage écrit sous l’inspiration du pigeon, affirme qu’un ange invisible agitait les eaux de la piscine et leur communiquait, en même temps que le bouillonnement, une vertu miraculeuse, il faut le croire. Qu’il y ait eu ou non des sources thermales alimentant le bassin, cela importe peu. Les Livres Saints déclarent que ce qui se passait à Béthesda était surnaturel ; donc, cela était surnaturel.

Mais, allez-vous me dire, a-t-on conservé cette étonnante piscine ? et le miracle se continue-t-il de nos jours ?

Réponse : — La piscine existe encore à Jérusalem ; on la montre aux pèlerins, moyennant finances, vu que la vue de tout ce qui rappelle un souvenir de la vie du mythe Jésus ne saurait être payée trop cher. Même, à l’heure qu’il est, on montre deux piscines de Béthesda, et chacun des propriétaires des deux piscines garantit sur facture aux pèlerins que la sienne est la seule vraie, la seule authentique, la seule ayant existé au temps de l’Évangile. La première est située entre l’Haram et la porte Saint-Étienne ; l’autre se trouve non loin de là, au nord-ouest de l’église Sainte-Anne. Elle a été découverte par M. Mauss, architecte français, chargé il y a quelques années de restaurer le monument de Sainte-Anne. Espérons qu’aux premières fouilles que l’on fera encore dans ce quartier de Jérusalem on trouvera une troisième piscine de Béthesda qui sera, comme les deux autres, la seule vraie, la seule authentique.

Quant aux miracles, on n’en a jamais plus entendu parler. De nos jours, les malades du pays vont se faire soigner ailleurs et considéreraient comme du temps perdu celui qu’ils passeraient à attendre qu’un ange vienne remuer les eaux de la piscine. En effet, les anges maintenant ne se dérangent plus. Et si, vous, madame, qui me lisez, vous demandiez à votre ange gardien de vouloir bien presser le petit sac de son dans votre baignoire, il vous rirait au nez. Ces êtres célestes, jadis si empressés pour les humains, n’ont plus à présent envers eux aucune complaisance. C’est désolant.

Autre était le bon vieux temps de la Bible et de l’Évangile.

Les miracles s’y constataient à profusion ; à tel point que les directeurs de la piscine de Béthesda auraient pu placarder, à la porte de leur établissement, des certificats dans le genre de ceux-ci :

 
miracle no 127

J’avais perdu un bras dans la dernière campagne d’Illyrie. L’ayant cherché longtemps sur le champ de bataille et ne pouvant le retrouver, je promis par la voie des journaux une récompense honnête à qui me le rapporterait ; ce fut en vain, mon bras était définitivement perdu. J’en fis donc mon deuil : mais ce deuil ne se passa pas sans de nombreuses larmes ; car, étant affligé d’une belle-mère très acariâtre, je ne pouvais plus songer, ne possédant qu’un seul bras, à l’étrangler.

Sur ces entrefaites, j’entendis parler avantageusement de la piscine de Béthesda. Je me rendis en toute hâte à Jérusalem et pénétrai dans l’établissement de la porte des Brebis.

Un mois durant, j’ai établi mon gîte au bord même du bassin, attendant avec impatience le moment où l’ange du ciel remuerait la surface de l’eau. Ce moment béni est enfin arrivé, un lundi matin à dix heures et quart. Avec l’agilité qui me caractérise, je me suis précipité dans la piscine, avant tous les autres invalides qui attendaient comme moi, et, en sortant de l’onde merveilleuse, j’ai constaté avec une satisfaction réelle que mon bras absent m’était revenu ; seulement, il mesurait huit coudées de longueur.

Dans les débuts, cela me gênait un peu, je l’avoue ; mais, à la longue, je m’y suis fait, et ce bras extraordinaire me rend aujourd’hui les plus grands services. Quand j’ai une démangeaison à la cheville, je puis me gratter le pied sans me baisser. Dans la rue, lorsque je passe, je caresse amicalement de ma main le menton des jolies blondes qui prennent l’air à la fenêtre. Quand je vais au théâtre, je me mets à la queue comme tout le monde ; mais, grâce à mon bras long que je présente au guichet, je prends mon billet avant mon tour.

Il n’y a qu’une chose qui est un peu vexante : c’est lorsque je laisse pendre mon bras. À tout instant, je crois mettre le pied sur la queue d’un chien ; alors, comme je me fais mal à moi-même, je crie, et cela me fait apercevoir que je viens de me marcher sur la main.

Mais, malgré ce léger inconvénient, piscine de Béthesda, je te rends hommage. Gloire à toi !

Nestor Opoponax,
Sergent de vélites
 
miracle no 23,179

J’aime beaucoup les pêches ; mais j’avais la déplorable habitude d’avaler les noyaux. Cela me fit venir des hémorroïdes. J’essayai de les faire disparaître avec du papier verré. Régime infructueux ; je ne réussis qu’à détériorer mon individu.

Je me suis rendu à la piscine de Béthesda. Au coup du bouillonnement de l’onde par la main de l’ange, je me suis jeté dans le bassin. Je suis arrivé second et n’ai point été tout à fait guéri ; mais, soulagement immense, mes hémorroïdes changèrent de place et me montèrent dans le nez. J’emportai alors chez moi un grand flacon de l’eau merveilleuse, persuadé que, si j’en buvais d’une façon régulière, le mal finirait par s’en aller.

Ma confiance en Dieu et en l’eau de la piscine n’a point été déçue. En rentrant chez moi, qui est-ce que je rencontre ? Mon propriétaire, lequel était venu me signifier d’avoir à lui payer sur l’heure trois termes en retard, ou sinon, de déloger illico. Furieux d’un procédé aussi mesquin, je lançai mon flacon à la tête du proprio. Quel n’a pas été mon étonnement en sentant mes hémorroïdes disparaître aussitôt et en les voyant se loger sur mon créancier, sous la forme d’une fluxion à la joue gauche ! En même temps, le malheureux est devenu si chauve que, s’apercevant dans la glace de ma cheminée, il s’est pris pour un autre, et m’a même fait de plates excuses.

Jérome Baduccus,
Poète, fournisseur de S. M. Hérode
 
miracle no 6,861,925 et 1/2

J’avais toutes les infirmités possibles : bossu, borgne, cul-de-jatte, manchot, souffrant d’une canine, marqué de la petite vérole et doté d’une épouse qui se teignait les cheveux. De plus, mes intestins étaient habités par le ver solitaire et par un parapluie.

Voici l’histoire de ce parapluie :

Quand je suis venu au monde, ma mère déclara qu’elle se chargeait de me nourrir. C’était une bonne femme, mais elle n’était jamais à la maison. Mon père allait à son travail, ma mère descendait jacasser avec tous les concierges du quartier. Il ne restait, pour me garder, que la cuisinière. Cette cuisinière avait passé l’âge où l’on peut être nourrice, et, quand, geignant dans mon berceau, je réclamais à téter, elle, ne pouvant tirer de son sein la moindre goutte de lait, me fourrait au bec, pour me calmer, soit le manche du plumeau, soit le pommeau du

Les guérisons mirobolantes à la piscine de Béthesda (chap. XXX.)
Les guérisons mirobolantes à la piscine de Béthesda (chap. XXX.)
Les guérisons mirobolantes à la piscine de Béthesda (chap. xxx.)
 
parapluie de la famille ; il paraît que c’est très nourrissant. Seulement, un jour, ayant aspiré trop fort, j’ai avalé le parapluie.

J’ai grandi avec cet ustensile dans mes entrailles. Vous dire quelles souffrances atroces j’éprouvais serait impossible !… À l’âge de quinze ans, mon parapluie d’intérieur se compliquait d’un ver solitaire, venu là je ne sais comment. Ce sacré animal se remuait tellement chez moi, qu’il a fini par retourner mon parapluie du haut en bas. Vous voyez facilement ce qu’il en advint. Chaque fois que je me mettais à table pour prendre la substance indispensable à mon alimentation, le ver solitaire commençait par se gaver comme quatre ou cinq Lucullus ; j’étais obligé d’ingurgiter la pitance de douze personnes, et les aliments dont mon ver solitaire ne voulait pas s’amassaient dans la soie de mon parapluie, lequel s’ouvrait tous les jours de plus en plus et me causait des tourments infernaux.

C’est ainsi que je me suis rendu à la piscine de Béthesda.

À sept reprises, j’ai manqué d’être le premier à sauter à l’eau. À la huitième, j’ai réussi. À peine l’ange venait-il d’agiter la surface de l’onde, que j’étais dans le bassin.

Ô prodige ! l’œil d’un garçon de l’établissement est venu se mettre à la place de celui dont j’avais été jusque-là privé, et c’est l’infortuné garçon qui est devenu borgne. J’ai eu mes deux jambes comme tout le monde ; mon mal de dent a été subitement guéri ; mes marques de petite vérole sont restées dans la piscine et ont donné ce jour-là à son eau l’aspect d’un bouillon appétissant, tant il était parsemé d’yeux ; la main qui me manquait a repoussé, munie d’un gant beurre-frais à six boutons. J’étais ravi.

Et notez que je n’étais pas au bout de mes joies.

Mon ver solitaire avait avalé mon parapluie et avait vidé les lieux que tous deux occupèrent si longtemps à mon grand désespoir. Bien plus, le ténia en question a été gobé par les autres malades de la piscine, et, comme l’objet dont il avait le corps plein le durcissait d’une manière étonnante, il s’en est suivi que les pauvres malades ont été de l’un à l’autre réunis par ce brigand de ver solitaire. Quand on les a tirés de la piscine, ils formaient une longue enfilade, semblable aux collections de saucisses qui pendent aux devantures des charcutiers. Pour les séparer, on a été obligé de couper mon ver solitaire en plusieurs morceaux et de trancher dans le vif.

Quant à ma bosse et à ma légitime qui se teignait les cheveux, j’en ai été également débarrassé. À l’instant précis où je me plongeais dans la piscine, mon épouse se faisait enlever du domicile conjugal par le curé en chef de notre synagogue, et, fait véritablement cocasse, tandis que mon échine se redressait, ma bosse passait — devinez où — sur le ventre de ma femme. C’est renversant ! c’est merveilleux !

Aussi, du matin au soir, maintenant, j’adresse au ciel des actions de grâces, et je le remercie d’avoir placé dans Jérusalem une piscine comme celle de Béthesda.

Il va sans dire que mon témoignage et la présente relation de ma cure inespérée sont à la disposition des directeurs de cet admirable établissement.

Mathathias Zorobabel
Greffeur de courges,
À Gethsémani, dans la vallée de Cédron.

On le comprend, l’enthousiasme des Israélites devait être grand envers cette piscine où il suffisait qu’un ange vînt agiter l’eau pour que des guérisons miraculeuses fussent instantanément produites. Le tout était d’arriver premier comme plongeur.

Mais si les malades, ainsi guéris, bénissaient le ciel qui leur ôtait gentiment leurs infirmités, il y avait, par contre, des invalides qui n’avaient pas la même chance.

De ce nombre était un paralytique. Ce malheureux se faisait porter depuis trente-huit ans à la piscine de Béthesda. Or, comme il n’était pas ingambe, c’était toujours un autre qui sautait dans l’eau avant lui.

On se rend facilement compte du désespoir de l’infortuné.

Mais ce qui est plus difficile à comprendre, c’est que ce bonhomme, qui, pendant trente-huit ans, avait constamment trouvé quelqu’un pour le trimbaler de son domicile à l’établissement de la porte des Brebis, n’ait pu décider un de ces porteurs à le culbuter dans le bassin au moment du bouillonnement de l’eau.

Passons là-dessus.

Jésus vint rendre visite à la piscine, précisément un jour où notre paralytique s’y lamentait.

Le Verbe était accompagné par une multitude de curieux. Les gens de la ville, en entrant dans l’établissement, ne purent s’empêcher de rire à l’aspect de l’infirme, qui était, cela se devine, la fable du quartier.

— Qu’y a-t-il donc de comique ici ? demanda Jésus.

Ce fut à qui s’empresserait de lui montrer le paralytique et de raconter son histoire.

Et chacun d’en faire des gorges chaudes ; ce qui vexait considérablement l’invalide et changeait son découragement habituel en colère bleue.

Jamais occasion si belle ne s’était présentée à Jésus, de prouver aux gens de Jérusalem qu’un pigeon divin était son papa authentique.

Il s’avança vers le malade, qui ne pouvait remuer seulement le bout de son petit doigt, tant ses membres étaient inertes, et il lui dit :

— Voulez-vous être guéri ?

— Cette question ! grommela le paralytique ; il y a trente-huit ans que je viens ici pour ça !

— Et cela n’a pas trop l’air de vous réussir, mon brave, à ce que je vois ?

— Corbleu ! je ne puis pas mettre un pied devant l’autre. Comment voulez-vous que je me guérisse ? Chaque fois que l’eau est troublée par la main de l’ange, ce sont les autres qui piquent leur tête dans le réservoir.

— Mais personne ne vous aide donc ?

— Ah ! bien oui ! Ils sont là un tas d’idiots à trouver très drôle que je sois toujours devancé par quelqu’un. Pas de danger qu’un seul d’entre eux ait la charitable pensée de m’envoyer, d’une bonne poussée, rouler au milieu du bassin. Et cependant je n’en voudrais pas à celui qui me ferait à cette agréable farce ; bien au contraire.

— En effet, je vois que vous êtes bien à plaindre.

— On le serait à moins… Mais, que diable ! venez-vous vous apitoyer sur mon sort ?… Ne serait-ce point aussi pour vous moquer de moi ?… Si vous vous intéressez sérieusement à mon infortune, installez-vous à mes côtés, et, au premier bouillonnement, v’lan ! fichez-moi dans l’eau !…

Jésus haussa les épaules. Puis, après une courte pause :

— Levez-vous, dit-il au paralytique, prenez votre grabat, et marchez !

Le malade pensa bien, cette fois, que le fils du pigeon plaisantait. Il allait se fâcher, quand, soudain, il sentit le sang circuler vivement dans ses veines.

— Cristi ! murmura-t-il, mais voilà mon doigt qui remue !…

En effet, il remua son doigt sans aucun effort.

— Tiens, ma jambe qui gigote !…

Et il fit gigoter sa jambe droite, puis sa jambe gauche.

— Oh ! là là ! mes bras, maintenant, qui se mettent de la partie !…

Et il sautait comme un chat à qui l’on tire la queue.

Les assistants étaient émerveillés. Les garçons de bain n’en revenaient pas. Les sept apôtres se dandinaient et prenaient des poses orgueilleuses, comme s’ils avaient été pour quelque chose dans le miracle.

Lui, Jésus, tournait ses pouces et contemplait ce spectacle avec satisfaction.

— Grand merci ! s’écria le paralytique, en pirouettant de la façon la plus joyeuse du monde ; vous êtes bien le plus fort guérisseur que je connaisse !

Sur ce, il roula la natte qui lui servait de lit, la mit sous son bras, écarta la foule, remercia encore une fois le Verbe et se précipita dans la rue.

Il mettait à peine le pied hors de l’établissement, qu’il fut hélé par deux agents de police :

— Eh ! eh ! vous là-bas, criaient les deux fonctionnaires, où courez-vous comme cela ?

L’ex-paralytique s’arrêta.

— Dame ! répondit-il, je m’empresse d’aller montrer à ma famille que je me porte bien.

— Halte-là ! mon bonhomme… Ne cherchez pas à nous en conter… Vous vous portez bien, dites-vous ?… Fichtre ! nous le voyons… Mais ignorez-vous que c’est aujourd’hui samedi et que le jour du sabbat il est formellement interdit de se livrer à aucune espèce de travail ?

Le miraculé était interloqué.

— Tiens ! fit-il, depuis quand se bien porter constitue-t-il un travail ?

— Assez causé là-dessus, camarade… Il ne s’agit pas de votre santé… Il s’agit de la natte que vous portez sous votre bras…

— Eh bien ?

— Nom de dieu ! vous êtes donc bouché ?… Les règlements de Moïse, sachez-le alors, interdisent tout déménagement quelconque le jour du sabbat.

En effet, la loi israélite ordonnait le repos le plus complet le samedi.

Pas moyen de dire non ; le miraculé était pincé en flagrant délit de manquement aux prescriptions mosaïques.

Quand il vit que les deux agents allaient bel et bien lui dresser un procès-verbal, il prit le parti de leur narrer en partie son aventure.

D’abord, les deux fonctionnaires refusèrent de le croire ; car il leur paraissait impossible que le paralytique eût été guéri sans avoir pris le moindre bain dans la piscine au moment du bouillonnement de l’eau.

Ils inclinaient donc fortement à conduire au poste le déménageur de grabat. Heureusement pour celui-ci, la foule l’avait rejoint et les groupes s’étaient formés autour des agents. Vingt témoins offrirent de déposer que le miraculé disait vrai.

Néanmoins, les policiers, qui étaient têtus et qui appartenaient à la secte des pharisiens, tenaient à toute force à dresser leur procès-verbal. Les pharisiens, on ne l’a pas oublié, étaient avec exagération observateurs de la lettre de la loi mosaïque.

Voulant trouver quand même un coupable, ils firent à l’ex-paralytique ce beau raisonnement :

— Vous étiez malade, nous consentons à le croire, et vous avez été guéri ; il y a donc quelqu’un qui a violé les ordonnances et qui a travaillé aujourd’hui samedi : c’est celui à qui vous devez votre guérison.

— Mais ce n’est pas un médecin, il n’a pas travaillé ; il s’est contenté de me dire de me lever et de marcher ; un miracle n’est pas un travail…

— Il suffit. Le droit d’interpréter les règlements ne vous appartient pas. Votre guérisseur est en contravention.

— Cependant…

— Taisez-vous, et répondez !… Comment le nommez-vous ?

— Est-ce que je sais ?… Je ne le connais pas… C’est la première fois que je l’ai vu aujourd’hui… C’est un grand châtain-clair, qui a de longs cheveux gras ; mais, quant à son nom, je l’ignore.

On ne put lui faire rien expliquer de plus. Le miraculé, en effet, ne connaissait pas le Christ, et les badauds qui se trouvaient là ne le connaissaient pas davantage.

Les agents de police relâchèrent l’ex-paralytique, en maugréant, et s’en allèrent dresser leur rapport au sujet de ce guérisseur inconnu, qui travaillait le samedi dans la partie miracles, au mépris de la loi.

Dès lors, Jésus était signalé : car on se douta bien qu’il s’agissait de lui. Les sanhédrites, qui n’avaient pas digéré la bousculade effectuée au Temple par le Verbe, l’année précédente, eurent l’idée qu’il serait bon de surveiller ce vagabond dangereux.

Quelques jours après, le gaillard allait effrontément au Temple et y rencontra l’ex-paralytique. Celui-ci exulta de joie en revoyant l’homme à qui il devait sa guérison ; il éprouva le besoin de lui témoigner de nouveau sa reconnaissance.

— Je vous ai rendu la santé, dit Jésus ; mais ne comptez pas que je vais passer toute ma vie à vous guérir, quand vous serez malade. Ç’a été bon pour une fois. Vous savez que les maladies sont la punition des péchés. Par conséquent, gardez-vous bien désormais de pécher contre Dieu ; car cela vous vaudrait quelque nouvelle infirmité, et alors, ma foi, ce serait tant-pis pour vous, je ne m’en mêlerais plus.

L’ex-paralytique promit d’être sage comme une image. Puis, une fois que son guérisseur eut tourné les talons, il demanda à tous les fidèles présents à la scène quel était cet homme étonnant.

Dans l’assistance, quelques-uns connaissaient Jésus ; ils renseignèrent le miraculé. Celui-ci alla aussitôt publier partout le nom du rebouteur.

La révélation, précise cette fois, enflamma les sanhédrites en confirmant leurs soupçons. Sur l’heure, ils résolurent de poursuivre le violateur de leurs observances.

Ils se rendirent auprès de lui et lui firent subir une sorte d’interrogatoire :

— Est-il vrai que vous ayez guéri un paralytique samedi dernier à la piscine de Béthesda ?

— Parfaitement.

— Vous exercez donc la médecine ?

— Non.

— Comment, non ?… Un individu est malade, vous le guérissez, et vous n’appelez pas cela exercer la médecine ?… Or, vous ne pouvez pas l’ignorer, le jour du sabbat doit être entièrement consacré au repos.

Que croyez-vous que Jésus répondit à cela ?

Il aurait pu arguer qu’il ne faut pas confondre une guérison miraculeuse avec une guérison opérée par des ordonnances et des drogues. Il ne le fit point. Cet interrogatoire lui fournit l’occasion de prononcer un grand discours ; il ne la laissa pas échapper.

Avec un grand flux de paroles, soulignées par des gestes incohérents, il leur débita que le père ne cessait pas d’agir ; que le père avait un fils chargé par lui de juger ; que les morts assez veinards pour entendre la voix du fils auraient la vie éternelle ; que, quant à lui, il ne cherchait pas sa volonté, mais la volonté de celui qui l’avait envoyé ; que son cousin Jean-Baptiste était une lampe ardente et luisante, et qu’enfin Moïse était un accusateur en qui ils espéraient[1].

Personne ne comprit rien à ce pathos. On haussa les épaules, et les sanhédrites, ne sachant si un Verbe aussi prolixe et diffus jouissait ou non de son bon sens, renoncèrent à leur idée de faire arrêter Jésus. Le pèlerin ne leur paraissait guère responsable de ses actes. (Jean, chap. V, vers. 1-47.).

Ils se contentèrent de lui mettre sous les yeux les prohibitions du jour du sabbat et de l’engager à respecter un peu mieux la loi.

À ce propos, je crois qu’il ne serait pas mauvais de faire connaître quelques-unes de ces prohibitions, grotesques comme toutes les ordonnances des religions.

On les trouve dans le Livre des Rabbins, Lexicon Rabbinicum. J’en cite seulement quelques-unes, pour bien prouver à quel point les religions sont absurdes. Le jour du sabbat, ou samedi, les juifs étaient condamnés à l’inaction la plus complète :

« Défense à l’aveugle de porter son bâton le jour du sabbat ; défense à tout israélite de porter le plus léger fardeau, fût-ce un éventail, une fausse-dent, un ruban non cousu à la tunique. Défense d’écrire de suite deux lettres de l’alphabet. Défense de tuer l’insecte dont la piqûre incommoderait. Défense de frictionner un rhumatisme ; de baigner une dent malade avec du vinaigre, à moins d’avaler ensuite le liquide. Défense de jeter dans le poulailler plus de grains que n’en peuvent consommer les animaux, de peur que le reste ne germe et ne paraisse ensemencé un samedi. Défense au voyageur que la nuit surprendra un vendredi, de continuer sa route, fût-il dans les bois ou dans les champs, exposé aux vents, à la pluie, aux attaques des brigands. »

Et ne Croyez pas que j’invente à plaisir, ces prohibitions sont parfaitement authentiques. On cite un pharisien de l’époque, nommé Shammaï, qui n’osait plus, après le mercredi, confier une lettre à un païen, dans la crainte qu’elle ne fût point remise avant le sabbat.

Le christianisme n’est pas resté en arrière du judaïsme sous le rapport de l’abrutissement, il y a encore de nos jours des pays où le dimanche est observé de la même façon que le samedi chez les juifs de l’antiquité. Tout récemment, on discutait, en Angleterre, dans une réunion de théologiens protestants, cette grave question : « A-t-on le droit de remuer les jambes le dimanche ? » Et il s’est trouvé des partisans de l’immobilité absolue !


  1. Ce galimatias est tellement insensé que je me fais un devoir de le reproduire textuellement. Il ne faut pas que le lecteur puisse croire une seconde que je me livre à la fantaisie quand, dans cet ouvrage, il constate des phrases idiotes, sortant de la bouche de Jésus.

    Voici donc mot à mot, d’après l’Évangile même (Jean, chap. V), le charabia décousu de notre mythologique toqué.

    « Alors, Jésus leur dit le père ne cesse point d’agir jusqu’à présent, et j’agis aussi incessamment — Cependant, le fils ne peut rien faire de lui-même et il ne fait que ce qu’il voit faire au père, car tout ce que le père fait, le fils aussi le fait comme lui, — parce que le père aime le fils et lui montre tout ce qu’il fait, et il lui montrera des opérations encore plus grandes que celles-ci, en sorte que vous en serez vous-mêmes remplis d’étonnement. — Car, comme le père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le fils donne la vie à qui lui plaît. — Car le père ne juge personne, mais il a donné tout pouvoir de juger au fils, — afin que tous honorent le fils comme ils honorent le père, celui qui n’honore point le fils n’honore point le père qui l’a envoyé. — En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui entend ma parole et qui croit à celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle, et il ne tombe point dans la condamnation, mais il est déjà passé de la mort à la vie. — En vérité, je vous le dis, l’heure vient et néanmoins elle est déjà venue où les morts entendront la voix du fils et où ceux qui l’entendront vivront — Car, comme le père a la vie en lui-même, il a aussi donné au fils d’avoir la vie également en lui-même, — et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est fils de l’homme. — Ne vous étonnez pas de ceci, car le temps vient où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du fils, — et ceux qui auront fait de bonnes œuvres, sortiront des tombeaux pour ressusciter à la vie, tandis que ceux qui en auront fait de mauvaises sortiront tout de même, mais ce sera pour ressusciter à leur condamnation. — Je ne puis rien faire de moi-même. Je juge selon ce que j’entends et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. — Si c’est moi qui rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas véritable, mais il y en a un autre qui rend témoignage de moi, et je sais que le témoignage qu’il me rend est véritable. — Vous avez envoyé à Jean et il a rendu témoignage à la vérité — Pour moi, ce n’est pas d’un homme que je rends témoignage, mais je dis ceci afin que vous soyez sauvé. — Jean était une lampe ardente et luisante ; et vous avez voulu vous réjouir un peu de temps à la lueur de sa lumière. — Mais, quant à moi, j’ai un témoignage bien plus grand que celui de Jean, car les œuvres que mon père m’a donné de faire rendent témoignage de moi que c’est mon père qui m’a envoyé, — et mon père qui m’a envoyé a rendu témoignage de moi. Malheureusement, vous n’avez jamais entendu sa voix ni rien vu qui le représentât ; et sa parole ne demeure point en vous, parce que vous ne croyez point à celui qu’il a envoyé. — Lisez avec soin les écritures, parce que vous croyez y trouver la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi, mais vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie. — Je ne tire point ma gloire des hommes, mais je vous connais et je sens que vous n’avez point en vous l’amour de Dieu. — Je suis venu au nom de mon père, et vous ne me recevez point, que demain quelqu’un vienne en son propre nom, et vous le recevrez. — Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul ? — Ne pensez pas toutefois que ce soit moi qui doive vous accuser devant le père ; vous avez un accusateur qui est Moïse, en qui vous espérez. — Car, si vous croyiez Moïse, nous me croiriez aussi, parce que c’est d’après moi qu’il a écrit. — Si vous ne croyez pas ce qu’il a écrit, comment croiriez-vous ce que je vous dis ? »

    On avouera qu’il faut une forte dose de bonne volonté pour démêler quelque chose de raisonnable dans tout ce chapelet de divagations. Si de nos jours un individu, interrogé sur un manquement à la loi répondait par un semblable discours, on s’empresserait de le confier à un médecin aliéniste.