La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XVII

P. Fort (p. 63-67).

CHAPITRE XVII

OÙ LE DIABLE SE MET EN TÊTE DE DAMNER DIEU

Rien n’est contagieux comme la folie. Jean le Baptiseur avait la manie du désert ; Jésus, une fois baptisé, l’eut à son tour. Jean ne se nourrissait que de sauterelles fumées ; Jésus résolut de faire encore plus fort que cela.

Du côté de Jéricho, il y avait un vaste espace de terrain, en tout semblable à la solitude où Jean avait établi son domicile. Ce fut là que l’Oint se rendit. Il établit sa résidence sur une colline remplie de grottes, que l’on a nommée depuis le mont de la Quarantaine, le fils de Marie y ayant demeuré quarante jours.

Dans ce désert, on n’avait pas même une sauterelle à se mettre sous la dent. Il n’y avait là rien, absolument rien, si ce n’est des bêtes féroces. Les prophètes ont fait la description de ce territoire désolé. « Les lions et les léopards s’y promenaient, sortant des halliers du Jourdain ; la montagne retentissait nuit et jour du cri lugubre des chacals. » (Jérémie, chap. XLIX, vers. 19 ; chap. L, vers. 44 ; Zacharie, chap. IX, vers. 3.) Ce fut au milieu de ces carnassiers que Jésus passa ses quarante jours de retraite. Cette compagnie des animaux sauvages, est, du reste, constatée par l’évangéliste Marc. (Chap. I, vers. 13.)

Jésus, plus avancé que Jean dans la perfection, puisqu’il était dieu, ne prit aucune nourriture durant ce long séjour. Il est juste de dire qu’à raison même de ce qu’il était dieu, le Christ n’avait pas grand mérite à se passer entièrement de vivres. Ce qui est plus miraculeux, par exemple, c’est que les chacals, les lions et les léopards ne se soient pas offert un bifteck du Seigneur ; car, après tout, du moment qu’ils n’avaient rien à manger, eux aussi, ils devaient faire grand cas de toute viande humaine à qui prenait la fantaisie de venir explorer leurs tanières.

Il est vrai que le dieu, étant tout-puissant, pouvait à loisir se rendre impalpable, dès que les animaux féroces s’imaginaient de vouloir planter leurs crocs dans son Verbe fait chair.

« Et les anges le servaient », ajoute l’évangéliste Marc. On se demande en quoi, puisque Jésus-Christ s’était soumis à un jeûne complet. Évidemment les séraphins ne lui apportaient pas des entrecôtes aux pommes sur un plateau d’argent. Quel était donc le service des anges auprès de Jésus ? — Ah ! j’y suis : ils lui ciraient ses bottes.

Ce fut sur ces entrefaites que le diable, messire Satan, eut une idée bien bizarre : il résolut d’aller tenter le Christ.

Ce grand nigaud de Satan était tellement contrarié par la naissance de ce Messie, venu au monde pour racheter l’effroyable crime de la pomme, qu’il ne songea pas une minute à se tenir le raisonnement suivant :

— Si quelqu’un est impeccable, c’est à coup sûr Dieu ; il est de toute impossibilité que Dieu se laisse aller à commettre un péché. Je vais donc bêtement perdre mon temps avec ma stupide tentation.

Satan oublia de se dire cela, et il partit, au contraire, avec bon espoir.

— Si je réussissais, pensait-il, à flanquer un péché mortel sur la conscience de Jésus, c’est cela qui serait drôle ! Le bon Dieu en enfer, quelle aubaine ! C’est pour le coup que j’attiserais ferme le feu de ma rôtissoire !…

Et le tentateur se dirigeait gaiement vers le désert de Jéricho.

C’était alors le quarantième jour de jeûne de Jésus. Malgré tous les avantages de sa divinité, le fils de Marie commençait à avoir faim. Pendant quarante jours consécutifs, il n’éprouva pas le moindre appétit ; mais, au bout de ce laps, l’estomac se mit à réclamer un peu de pitance.

C’est l’Évangile qui le dit : « Il demeura au désert quarante jours, et il ne mangea rien pendant ce temps-là, et lorsque ces jours furent passés, il eut faim. » (Luc, chap. IV, verset 2). Satan se présenta alors à lui et lui tira poliment sa révérence, en diable bien élevé.

— Tu es bien bon, insinua-t-il, de ne pas calmer tes tiraillements d’estomac. Dire que tu as là, devant toi, des pierres, et que tu ne les manges pas ! Cela est par trop naïf !…

Jésus haussa les épaules.

— Je ne plaisante pas, poursuivit le diable : tu es, oui ou non, le Fils de Dieu ; si tu l’es, tu n’as qu’à commander à ces pierres de devenir du pain, et elles se feront un devoir de le devenir.

Telle fut la première tentation. Supposons un instant que Jésus ait suivi le conseil de Satan ; je ne vois pas trop où aurait été le péché mortel commis. Fabriquer du pain par un miracle n’est pas un acte digne de l’enfer. Combien de saints, au contraire, ont été canonisés par les papes pour avoir censément exécuté des tours de prestidigitation de ce genre ! Et Jésus ne devait-il pas lui-même, un peu plus tard, accomplir, à plusieurs reprises, des miracles analogues ?

Tout le péché aurait pu consister dans la rupture du jeûne que Jésus avait à subir, en vertu des décisions du père Jéhovah ;

Le diable tente et transporte M. Bon-Dieu fils (chap. XVII).
Le diable tente et transporte M. Bon-Dieu fils (chap. XVII).
Le diable tente et transporte M. Bon-Dieu fils (chap. xvii).
 
mais, à cet instant, le jeûne était précisément terminé, puisque dès ce jour Jésus se mit à manger.

N’importe ! le Christ ferma l’oreille à la tentation de Satan.

Il lui répondit :

— Je n’ai nul besoin de transformer ces pierres en pain. L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.

Satan ne trouva rien à répliquer à cela ; ce qui prouve que la parole de Dieu est un mets très nourrissant. Si j’étais cuisinier d’un évêque, quand il me dirait de lui servir une omelette aux truffes, je lui lirais la Bible ; je serais curieux de savoir comment il prendrait la chose.

Le diable ne fit donc aucune objection. Il avait encore deux cordes à son arc. Il prit carrément dans ses bras Jésus, qui se laissa faire, et le transporta, à travers les airs, jusqu’à l’un des pinacles du Temple de Jérusalem. Les théologiens pensent que ce fut sur le sommet du portique de Salomon, qui bordait à l’est le torrent du Cédron. Le toit de cette galerie élevée s’avançait en saillie sur les cours du Temple. Puis, le diable, montrant la foule qui emplissait les parvis, suggéra à Jésus de faire quelque action d’éclat.

— Hein ! fit-il, voilà une belle hauteur. C’est le moment de te montrer, mon gaillard. Fiche-toi en bas ; tu sais que tu ne risques pas de te casser les côtes, puisque les anges veillent sur toi et te porteront sur leurs mains, de peur que tes pieds ne heurtent contre une pierre.

Cette seconde tentation, pas plus que la première, n’incitait Jésus à commettre une action défendue par Dieu ; mais Jésus repoussa encore les propositions de Satan par ces simples mots :

— Il est écrit quelque part : « Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. »

Alors, le démon, saisissant de nouveau le Seigneur son Dieu et le retransportant à travers l’espace, vola aussi haut qu’il put. Enfin, il le déposa au sommet d’une montagne extraordinairement élevée.

« De cette montagne, affirme l’Évangile, on découvrait tous les royaumes de la terre. » Si élevé que soit ce sommet, on a peine à s’expliquer comment on pouvait y jouir d’un coup d’œil embrassant toute la terre, qui est ronde. Mais passons sur ce détail.

Satan montra à Jésus tous les royaumes du monde et la gloire qui les accompagne.

— Est-ce assez beau, tout cela ! s’exclama-t-il. Eh bien, ces empires immenses sont ma propriété, à moi. Je les distribue à qui me plaît. En veux-tu un, deux, trois, quatre ? Les veux-tu tous ? Je suis prêt à te les donner, mais à une condition : c’est que toi, qui es mon dieu, tu vas te prosterner devant moi et m’adorer, moi qui suis le diable.

Jésus aurait dû répondre à cette offre par un joyeux éclat de rire ; car il est évident qu’à ce moment le diable ne devait pas être en possession de tout son bon sens.

Cependant, lui, le Christ, qui avait toléré que Satan pût le tenir à sa discrétion et lui faire accomplir dans ses bras infernaux des voyages aériens, il se rebiffa cette fois et lui dit, sur un ton de mauvaise humeur :

— En voilà assez, Satan, retire-toi, et un peu vivement ! N’intervertissons pas les rôles, vieux roué ; c’est toi qui dois m’adorer et me servir. Ainsi, trêve à ces plaisanteries ! Vade retro !

Le diable ne se fit pas répéter cette injonction de son maître, et, déguerpissant sans mot dire, il dégringola dans les abîmes, fort mortifié de l’insuccès de sa tentative[1].


  1. Pour tout ce qui a rapport à la tentation et se convaincre que j’ai suivi le texte sacré lire les Évangiles suivants. Matthieu, chap IV, versets I-II, Marc, chap I, vers 12-13 ; Luc, chap IV, vers. 1-13.