La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre XLV

P. Fort (p. 215-219).

CHAPITRE XLV

UNE SÉRIE DE BONNES PAROLES

Jésus avait, nous le savons, une préférence marquée pour les Capharnautes, qui l’avaient toujours bien accueilli et qui ne s’étaient retirés de lui que le samedi où il exposa des théories anthropophagiques.

Il résolut donc de reconquérir cette population à laquelle il tenait. Le voilà qui part pour Capharnaüm.

— Six mois d’absence, pensait-il, doivent en somme me faire, au moins un peu regretter.

Erreur profonde. Les Capharnautes, depuis qu’il leur avait proposé de mordre dans ses biftecks, avaient perdu toute foi en lui. L’entrée de Jésus dans la ville fut autre cette fois qu’elle n’avait été jusqu’alors ; la petite troupe qui l’entourait traversa Capharnaüm au milieu d’une foule indifférente.

Seuls, les percepteurs de l’impôt, vrais crampons, s’attachèrent à ses pas, et l’un d’eux dit à Pierre :

— Or çà, camarade, votre patron nous a floués jusqu’à présent. Vous savez que nous sommes chargés de percevoir l’impôt du didrachme que les fils d’Israël doivent à Jéhovah pour la rançon de leurs péchés annuels ; ce tribut est dû par tout juif, riche ou pauvre, et sert à l’entretien du Temple de Jérusalem. Seuls, les docteurs de la Loi en sont exemptés. Jusqu’à ce jour, nous avons pris votre patron pour un docteur de la Loi, et c’est en raison de cela que nous ne lui avons jamais rien réclamé. Mais aujourd’hui, nous savons à quoi nous en tenir sur son compte, il n’est pas plus docteur de la Loi que vous et moi ; c’est un fumiste qui a du bagout, et rien de plus. En conséquence, ayez l’obligeance de lui dire qu’il veuille bien nous payer le didrachme, soit un demi-sicle, ou, sinon, nous serons obligés d’exercer contre lui la contrainte par corps.

Un demi-sicle n’était pas une somme folle ; cela représentait un franc soixante centimes de notre monnaie. Néanmoins, Jésus ne pouvait payer ; car il n’avait pas un sou sur lui. Si la Magdeleine avait été à Capharnaüm ce jour-là, il serait allé la trouver pour lui emprunter le demi-sicle exigé.

— Dis donc, chérie, aurait-il fait, il me tombe une tuile sur la tête : ces animaux de percepteurs me réclament l’impôt du didrachme, sous prétexte que je ne suis pas docteur de la Loi. Aie la bonté, ma toute belle, de m’avancer un franc soixante ; je te rendrai ça un jour ou l’autre… l’autre, probablement.

La Magdeleine n’aurait pas refusé un franc soixante à Jésus-Alphonse, qu’elle assistait de ses biens.

Mais elle n’était pas à Capharnaüm.

Jésus haussa les épaules, lorsque Pierre lui fit part des réclamations des percepteurs.

— Ces gens-là sont étonnants, mon vieux Pierre, dit-il. L’impôt du didrachme est perçu au profit du culte de Jéhovah ; parfait. Eh bien, quand un roi établit un tribut, l’exige-t-il de ses enfants ou de ses sujets ?

— Cette bêtise !… C’est de ses sujets, parbleu !

— Alors, moi qui suis fils de Dieu, je ne dois pas avoir à payer un tribut perçu au nom de Dieu…

— Dame ! repartit Pierre embarrassé ; je ne dis pas qu’au point de vue de la logique votre raisonnement ne soit pas très fort. Seulement, je doute que ces enragés percepteurs l’acceptent. Ils parlent de vous coffrer, si vous ne payez pas.

— Alors, il faut payer. Mon heure n’est pas encore venue.

— Payer ? Mais avec quoi ?

— N’avons-nous pas par-là quelque ami qui pourrait nous prêter la petite somme ?

— À Capharnaüm ?… Ma foi, depuis votre discours sur votre viande et votre sang, les habitants ne sont plus les mêmes. Nous ne trouverions pas un chat à qui emprunter dix sous.

— Cristi ! c’est gênant…

— Faites un miracle, patron.

— Un miracle, je ne dis pas non ; mais il ne faut pas abuser des miracles… Enfin, puisqu’il n’y a guère moyen de s’en tirer autrement, écoute-moi bien… Tu vas te procurer une canne à pêche et un hameçon, tu iras au lac et tu jetteras l’amorce ; le premier poisson qui mordra, tu le prendras et tu lui ouvriras la bouche ; tu y trouveras un statère, c’est-à-dire quatre drachmes (soit 3 fr. 20) ; avec cela, tu payeras le tribut pour toi et pour moi.

Pierre obéit ; le miracle eut lieu, et le tribut fut payé. (Matthieu, chap. XVII, vers. 23-26.)

Ce jour-là, Jésus fut de bonne humeur. Il se moqua agréablement de ses apôtres qui se disputaient entre eux, parce que trois seulement avaient été menés sur le Thabor. Jésus, voyant que chacun était ambitieux de devenir le vice-président de la société, leur dit :

— Si quelqu’un veut être le premier, il faut qu’il soit le dernier et le serviteur de tous.

Personne n’ignore que le pape se donne comme le chef de la chrétienté ; mais je n’ai jamais entendu dire que, mettant en pratique le précepte du Christ, il ait ciré les bottines des pèlerins qui viennent lui rendre visite. Tout au contraire, c’est lui qui leur fait baiser sa pantoufle.

Jésus, encore, prit un enfant sur ses genoux, l’embrassa, et

Le bon Jésus défend et sauve la femme adultère (chap. XLVI).
Le bon Jésus défend et sauve la femme adultère (chap. XLVI).
Le bon Jésus défend et sauve la femme adultère (chap. xlvi).
 
expliqua aux apôtres qu’ils devaient beaucoup aimer les moutards et surtout respecter leur innocence.

— Si quelqu’un, dit-il, vient à scandaliser un seul enfant, mieux vaudrait pour lui qu’on lui pendît au cou une meule de moulin et qu’on le jetât au fond de la mer.

L’Évangile, comme on le voit, place parfois des paroles honnêtes dans la bouche du Christ, — sans doute pour contrebalancer l’effet des maximes immorales qu’elle lui attribue en d’autres passages déjà cités par nous.

Le malheur est que les secrétaires du pigeon, Matthieu, Marc, Luc et Jean, ne nous représentent guère Jésus mettant en action ses rares bonnes paroles. D’une part, il professe des leçons d’honnêteté, invitant ses disciples à respecter les enfants ; d’autre part, il se commet avec des grues, se fait entretenir par elles et se conduit à l’égard du petit Jean avec une intimité affectueuse qui donne fort à réfléchir.

C’est sans doute pour cela que les frères ignorantins ne tiennent aucun compte des paroles de Jésus et se font une règle de l’imiter dans ses actes.

Continuant la conversation, l’Oint déclara à ses apôtres que, chaque fois qu’ils se trouveraient trois réunis ensemble, il serait, lui, au milieu d’eux, quoique sans être vu.

Pierre, s’enhardissant, demanda au Maître quel était le degré d’indulgence que l’on devait avoir pour ses ennemis.

— Les pharisiens, dit-il, pardonnent jusqu’à trois fois l’offense faite par la même personne ; si quelqu’un m’outrage, dois-je lui pardonner jusqu’à sept fois ?

— Il faut lui pardonner, répondit Jésus, jusqu’à septante fois sept fois.

C’est pour cela sans doute qu’il n’est rien de plus rancunier sur terre qu’un prêtre catholique. Si vous voulez avoir un procès, vous n’avez qu’à tarabuster un curé quelconque ; je vous réponds qu’il vous en cuira.

Afin qu’il n’y eût aucune méprise sur sa pensée, Jésus raconta à ses disciples cette parabole :

— Il y avait une fois, dans un pays tout là-bas, un roi qui avait des officiers. Un jour, il fit appeler tous ces officiers et les mit en demeure de régler leurs comptes. Or, voilà qu’il s’en trouva un qui devait au roi dix mille talents[1]. C’était le puissant gouverneur d’une riche province : il percevait au nom du prince les impôts ; seulement, il avait mangé la grenouille. Le roi, d’après la constitution, était en droit de confisquer les biens du gouverneur endetté et même de le faire vendre comme esclave, lui, sa femme et ses enfants. Mais le roi était une bonne pâte d’homme. Il fit grâce au gouverneur et l’invita à faire désormais des économies pour rembourser petit à petit sa dette. Celui-ci sortit donc libre du palais ; mais au moment où il mettait le pied sur la dernière marche du grand escalier, il se rencontra nez à nez avec un bonhomme qui lui devait, à lui, cent deniers[2]. « Ah ! je te tiens ! cria le gouverneur, en se jetant sur le malheureux ; il y a assez longtemps que je te cherche ; rends-moi ce que tu me dois, ou je t’étrangle ! » Et de fait, il lui serrait la vis avec rage. L’infortuné implora la pitié de son créancier, mais le gouverneur fut intraitable ; il s’empara de son débiteur, le conduisit lui-même au poste et le retint en prison jusqu’à ce qu’il fût rentré dans ses deniers. Le roi apprit l’anecdote. Il fit venir le gouverneur et le savonna de la belle façon. « Mauvais serviteur, lui dit-il, je n’ai pas exigé de toi le paiement immédiat des dix mille talents que tu m’as filoutés, et toi, tu n’as pas eu pitié d’un pauvre bougre qui te devait cent deniers ? Eh bien, elle est pommée, celle-là ! » Et dans sa colère, il le livra aux bourreaux, et messire le gouverneur fut pendu haut et court.

Ainsi parla Jésus. La parabole intéressa très vivement les disciples qui aimaient beaucoup ce genre d’historiettes[3].

De nos jours, les curés les répètent en chaire pour l’édification des fidèles. Mais après avoir fulminé contre ce scélérat de gouverneur qui conduisait les gens au poste pour une misérable dette de cent deniers, ils ne se font aucun scrupule d’accabler d’injures, à la sacristie, les demoiselles de l’Archiconfrérie de la Vierge qui sont en retard pour leurs cotisations.


  1. Dix mille talents équivalent à cent millions environ de notre monnaie.
  2. Cent deniers font à peu près quatre-vingt francs d’aujourd’hui.
  3. Matthieu, XVIII, 1-35, Marc, IX, 32-49, Luc, IX, 46-50.