Stock (p. 295-297).
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LV


Après dix ans, mes enfants quittèrent le domaine de M. Fauconnet, ne pouvant plus s’entendre avec lui. En vieillissant, le docteur devenait maniaque, grincheux, tyrannique. Il n’était plus député : on l’avait trouvé trop âgé et son républicanisme avait paru trop déteint. Car l’ancien rouge sang-de-bœuf n’était plus qu’un pâle rose. Il était pour l’ordre et la propriété, et vouait aux socialistes une haine implacable. Il imitait quasi M. Noris dont il s’était tant moqué jadis : le cri de « Vive la sociale » le rendait pourpre et le faisait se fâcher.

La dernière année que mes garçons furent chez lui, ils eurent la machine un jour de grande chaleur et, sur les batteurs exténués, soufflait un vent de révolte. Le docteur étant venu les voir vers trois heures de l’après-midi, au moment le plus pénible, un jeune domestique juché sur une meule lança pour le narguer un : « Vive la sociale » bien formulé ; et d’autres y répondirent. M. Fauconnet regarda les criards à tour de rôle, avec l’intention de se fâcher. Mais voyant qu’ils étaient trop, que sa puissance était impuissante à réprimer cette irrévérence à son adresse, il refréna sa colère, s’en fut seulement trouver le Jean auquel il enjoignit de ne pas tolérer ce cri. C’est ainsi qu’agissent généralement tous les détenteurs d’autorité quand ils ne sont plus les maîtres de la situation : ils chargent leurs inférieurs de faire exécuter les volontés qu’eux, les puissants, les respectés, ne peuvent faire prévaloir. Le docteur, qui continuait d’être nargué, partit, laissant les travailleurs à leur misère et à leur malice, celle-ci ayant atténué l’autre momentanément.

M. Fauconnet dut se dire néanmoins qu’il aurait bien son tour. Quand, le soir, on conduisit chez lui sa part de grain, il n’offrit pas un malheureux verre de vin à ceux des batteurs qui étaient venus avec le bouvier pour monter les sacs au grenier. Eux, bien entendu, s’en allèrent fort mécontents en poussant des cris répétés de : « Vive la sociale ». Et ils revinrent après souper dans la nuit chaude : ils firent le tour du château pendant une heure presque en proférant à bouche-que-veux-tu le cri prohibé qu’ils faisaient alterner avec celui, plus délictueux encore, de : « À bas les bourgeois ! »

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Mes garçons reprirent un domaine à Bourbon, à Puy-Brot, entre la route d’Ygrande et celle de Saint-Plaisir. Le maître, un certain M. Duranthon, était un fermier général jeune encore, à longues moustaches châtain-clair, l’air arrogant. Il passait pour très fort en affaires et il était renommé pour les expertises de Saint-Martin. Dans les conditions, draconiennes au possible, il fit mettre une clause stipulant que les vaches nourricières ne devaient être traites sous aucun prétexte : conséquemment, les femmes ne devaient vendre ni lait, ni beurre sous peine d’encourir une amende de cinquante francs. Le reste était à l’avenant. Duranthon, roublard nouveau jeu, enlevait aux métayers leurs dernières libertés, les réduisait au rôle de machines à travail.

— Et vous avez accepté tout cela sans regimber ? dis-je à Charles le jour qu’il m’annonça que le bail était signé.

— Que veux-tu, si nous n’avions pas accepté, nous, dix autres étaient prêts à le faire, et, dans la région, il nous eût été difficile de trouver un autre domaine vacant…