Stock (p. 283-288).
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LII


Un dimanche, j’eus l’idée de me rendre à Meillers, de revoir cette ferme du Garibier où je m’étais élevé, et que j’avais quittée depuis près de cinquante ans.

Le chemin d’arrivée longeant le coin de bois où croissaient les sapins à senteur résineuse n’avait pas changé d’aspect. Quand je débouchai dans la cour, deux chiens se précipitèrent au devant de moi en aboyant, tout comme Castor autrefois quand venaient des étrangers. J’étais bien l’étranger en effet et pourtant, le lieu m’avait été si familier jadis !… L’ancienne grange basse et écrasée n’existait plus ; il y avait à présent une belle grange avec de hauts murs bien crépis, et les tuiles de la couverture conservaient encore un peu de leur teinte neuve. La maison, par contre, quoique très vieille déjà de mon temps, était encore debout, telle quelle, non restaurée. Les fermiers généraux tâchent naturellement d’obtenir des propriétaires un beau logement pour les bêtes dont ils ont la moitié, alors que le logement des métayers leur importe peu. À l’usage des gens, on avait fait pourtant quelque chose de très utile : un puits tout près de la porte d’entrée. Il y avait toujours les mêmes plantes de jonc dans la cour et la mare entourée de saules était restée pareille, sauf qu’on avait fait un glacis de pierres d’un côté pour que les bêtes puissent aller boire plus aisément. Les saules avaient vieilli beaucoup : l’un manquait ; les autres laissaient échapper de leurs troncs branlants des débris pourris.

Je ne connaissais pas les habitants actuels de la ferme et n’avais nul motif d’aller jusqu’à la maison. Je traversai donc la cour lentement, en jetant de longs regards sur tout, puis je m’éloignai par le chemin de la Breure. Bien le même aussi, ce chemin ; toujours resserré par endroits, toujours encaissé entre ses hautes bouchures dont septembre jaunissait les feuilles ; les mêmes chênes régnaient sur les levées avec leurs racines débordantes et leurs ramures touffues, moins quelques-uns, coupés, dont les souches se voyaient encore. Des ornières trop profondes avaient été nivelées ; l’eau, par ailleurs, en avait créé de nouvelles ; c’étaient les seuls changements qu’accusait la rue Creuse. Mais au bout je ne retrouvai plus ma Breure familière ; on l’avait défrichée ; les fougères, les bruyères, les genêts, les ronces avaient été extirpées ; elle était transformée en un honnête champ de culture où seules quelques pierres grises, qui continuaient à montrer leur nez, rappelaient l’ancien état de choses. Je parcourus sans émotion ce terrain qui n’était plus lui, me bornant à égratigner de loin en loin sa surface, du bout de mon bâton ou de la pointe de mon sabot, pour voir quelle était sa nature. et s’il semblait être de bon rapport. Par exemple, je revis l’horizon si souvent contemplé, la vallée fertile et, au-delà, le coteau dénudé qui précédait la forêt de Messarges. Les souvenirs de l’époque où j’étais pâtre m’assaillirent en foule ; un instant j’oubliai le reste de mon existence ; je crus être encore le gamin d’autrefois, vierge d’impressions, qu’un rien amusait, qu’un rien chagrinait. Ce ne fut d’ailleurs qu’une illusion fugitive comme un éclair.

Je parcourus une partie des cultures du domaine que je retrouvai pareilles, moins quelques arbres abattus et quelques coins broussailleux défrichés. Je passai dans le pré de Suippières, à côté de la fontaine où nous prenions l’eau jadis : elle était abandonnée ; les bœufs au pâturage y venaient boire et faisaient avec leurs pieds déraper dans son lit la terre des bords. Je longeai un grand fossé marécageux, patrie des grenouilles vertes, où je venais autrefois cueillir des janettes au printemps ; le même filet d’eau clair coulait au fond sur la même vase grise. Je suivis le chemin de Fontivier par où j’avais apporté sur mon dos Barret frappé à mort : un instant, ce souvenir m’angoissa. Enfin, après une tournée de trois heures, je rejoignis par Suippières la petite route de Meillers.

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Comme j’allais reprendre à côté du moulin le chemin de Saint-Aubin, je me trouvai nez à nez avec mon camarade Boulois, du Parizet, qui s’en revenait de la messe. Depuis mon mariage nous étions grands ennemis, Boulois m’en ayant voulu ferme d’avoir abusé de sa confiance en épousant Victoire qu’il convoitait. Les jours de foire, quand le hasard nous mettait face à face, il me lançait des regards furibonds et, moi, je ne faisais pas semblant de le voir. Aussi cette rencontre inopinée nous stupéfia-t-elle l’un et l’autre. Boulois leva sur moi, comme de coutume, des yeux encolérés ; mais cette flamme mauvaise ne subsista pas.

— Tiens, te voilà par là, dit-il en s’arrêtant.

Je m’arrêtai aussi :

— Oui, j’ai voulu revoir mon ancien pays.

— Ah !

Un instant, il resta silencieux, visiblement embarrassé sur l’attitude à prendre. Enfin, il me tendit la main et dit, la voix émue :

― Et comment ça va-t-il, mon vieux ?

— Ça va tout doucement, merci… Et toi-même ?

— Moi, ça va comme les vieux, une fois bien, une fois mal, plus souvent mal que bien… Tiennon, reprit-il après un court silence, je te pardonne la crasse que tu m’as faite. Il y a assez longtemps que je te boude ; nous pouvons bien revenir amis.

— C’était très mal de ma part, je l’ai bien compris, va… Seulement, tu sais que je n’avais aucune situation…

— Oui, en te permettant de prendre un domaine, ce mariage t’a rendu un fier service ; tu aurais peut-être été obligé sans cela de rester toute ta vie journalier, ce qui n’est pas gai, ma foi non ! De mon côté, je me suis marié avec une autre dont je n’ai pas eu à me plaindre. En conséquence, n’en parlons plus…

Nous restâmes un moment à causer, passant en revue les principaux événements de notre vie. Lui n’avait jamais quitté le Parizet : à la mort de son père, la direction du domaine lui était advenue. Il avait bien travaillé, élevé cinq enfants, fait de bonnes parties de cartes et bu quelques forts coups. Le propriétaire, un de ces riches comme on en voit peu, le tenait en grande estime et venait de faire construire à son intention une chambre neuve où il comptait vieillir et mourir : son aîné, bien entendu, lui succéderait dans la ferme.

Nous avions, certes, une foule de choses à nous dire, et pourtant, au bout d’un petit quart d’heure de conversation, nous nous trouvâmes embarrassés. Le passé est un gouffre où s’accumulent sans relâche nos sensations de l’heure présente : les dernières ensevelies recouvrent d’une couche sans cesse plus épaisse les autres, qui finissent par ne plus former qu’un amas informe où il est dangereux de remuer et difficile de retrouver quelque chose de net.

Le moulin était au repos. Je me pris à regarder la haute cheminée de briques qui profilait dans le ciel clair son embouchure noircie. Boulois contemplait l’étang vaste que la brise légère agitait de remous paisibles et où le soleil mettait des reflets de métal en fusion. Il rompit soudain la rêverie dans laquelle nous étions plongés l’un et l’autre.

— Tiennon, me dit-il, viens donc manger la soupe avec moi…

Je refusai d’abord, mais devant son insistance je finis par accepter. Quand nous arrivâmes au Parizet, vers trois heures, il n’y avait que les femmes en train de râper des coings pour faire de la liqueur.

— Bourgeoise, dit Boulois, j’amène mon camarade de communion ; c’est un peu grâce à lui que je me suis marié avec toi, tu le sais : il faut lui en savoir gré… Nous avons faim ; donne-nous à manger et à boire.

C’était une grosse femme courte qu’un asthme gênait ; elle eut un sourire bonasse :

— C’est que je n’ai pas grand’chose ; vous venez trop tard ; il y a deux heures que nous avons mangé.

Elle apporta un reste de soupe grasse qu’on avait tenue chaude ; elle fit des œufs sur le plat et tira du buffet un fromage de chèvre intact. Boulois me versait à boire à toute minute et sa main tremblait d’émotion heureuse.

— Mais bois donc… Prends donc à manger… T’en souviens-tu du temps où nous allions au catéchisme ?

Nous restâmes à table longtemps : il fallut goûter des liqueurs de trois sortes. Les évocations du passé nous revenaient mieux et nous en arrivâmes à causer ferme. Pour lui faire plaisir, je dus ensuite aller voir le jardin, puis les bêtes, si bien que je ne partis qu’à la nuit. Il était plus de huit heures quand je rentrai chez nous et Victoire s’inquiétait de ma longue absence ; elle me fit une scène, mais il ne lui fut pas possible de me faire fâcher. J’étais satisfait de ma journée, content de cette réconciliation : et puis, d’avoir bu un petit coup, cela contribuait aussi à me donner des idées roses, si bien que je me sentais léger comme un jeune homme et tout porté à la joie.

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Les malheurs, hélas ! suivent de près les bons jours. Dans le courant de la semaine nous arriva une lettre de Paris, annonçant la mort de ma sœur Catherine. Elle était restée en fonctions jusqu’à la fin : avant la vieille maîtresse dont elle escomptait une part de succession, la mort l’avait frappée…