Stock (p. 26-40).
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V


J’avais alors neuf ans. On me désigna pour aller à la foire parce que, mon parrain s’étant fait l’entorse, mon frère Louis devait rester pour le pansage, et parce que ma sœur Catherine était très enrhumée. Je dois dire que cela ne me fit pas déplaisir, bien au contraire. Depuis que nous étions au Garibier, je n’avais jamais quitté le territoire du domaine, si ce n’est pour aller à la messe, à Meillers, les jours de grande fête, quatre ou cinq fois par an tout au plus. Or, d’avoir traversé Bourbon le jour du déménagement, il m’était resté un souvenir vague et confus, mais grandiose. C’était pour moi une ville immense avec de grandes maisons, de beaux magasins et des rues si nombreuses qu’il ne devait pas être facile de s’y reconnaître. Dame, j’étais rudement content d’aller revoir toutes ces choses étonnantes !

Pourtant, le matin, je trouvai fort désagréable de me lever à trois heures. Mon père eut mille peines à me faire ouvrir les yeux ; et, même levé, je ne me départissais pas de ma somnolence inconsciente. Ma mère me fit endosser mes habits des grands jours, — lesquels n’étaient guère luxueux, puisqu’ils avaient servi à mes deux frères avant de m’échoir — ; puis elle voulut me faire manger la soupe. Mais je n’avais pas faim, ayant trop sommeil. Ma tête s’appuyait sur mon bras, retombait sur la table, et du sable toujours me brouillait les yeux. Ma mère prévoyant bien qu’avant peu je regretterais ma somnolence du matin me mit dans la poche un morceau de pain avec quelques pommes :

— Pour quand tu auras faim, petit !

Elle m’enveloppa le cou dans un gros cache-nez de laine et me couvrit les épaules d’un vieux châle gris effrangé.

— Que tu vas avoir froid, mon pauvre Tiennon, ça me fait de la peine de te voir partir par un temps pareil.

Elle me montrait, ce matin-là, une tendresse inaccoutumée, la bonne femme ; sa voix se faisait caressante et ses yeux étaient pleins d’une douceur attristée ; je sentis dans sa plénitude son amour de mère qui, sous sa dureté coutumière, ne transparaissait qu’à moitié.

À quatre heures, on fit sortir de leur étable les cochons étonnés ; on les démarra péniblement hors de la cour et, dans le grand gel de cette fin de nuit, le voyage commença. Au contact de la température hostile, je m’éveillai tout à fait. Alors, songeant qu’on allait à Bourbon, je retrouvai mon enthousiasme d’enfant, ma gaîté innocente, et je me mis à frapper les cochons avec ma branche d’osier, ayant hâte d’arriver. Je me donnai tellement de mal que je n’eus pas très froid ; et ce trajet du matin se passa sans trop d’ennui ni de souffrance.

Sur les sept heures et demie, nous fûmes installés au champ de foire, en bonne place, le long d’un mur. Mon père tirait d’un petit sac de toile bise, apporté exprès, des poignées de seigle, qu’il jetait aux cochons pour leur faire prendre patience. Bientôt, néanmoins, ils se mirent à grogner à cause du froid ; leurs corps recroquevillés tremblaient ; leurs soies se hérissaient, et il devint difficile de les faire tenir en place. J’avais bien froid, moi aussi. Succédant au mouvement de la marche et à la chaleur relative qui en résultait, le calme du foirail était vraiment cruel. Les frissons me gagnaient et mes dents claquaient sans relâche, sans compter que mes pieds s’engourdissaient, devenaient douloureux plus que de raison. En plus, j’avais faim ; mais mes pauvres mains étaient tellement raidies que je ne pouvais même arriver à sortir de ma poche les provisions que ma mère y avait mises ; je n’y parvins qu’après les avoir réchauffées à la chaleur de mon corps, en les introduisant l’une après l’autre sur ma poitrine. Et le cinglement de l’air glacé m’obligea à m’interrompre de manger pour les réchauffer encore. Mon père avait de la peine à s’en tirer, lui aussi. Il battait la semelle constamment et frottait ses mains l’une dans l’autre, ou bien battait l’air avec de grands mouvements de bras.

Cependant la foire allait son train ; mais elle n’était guère importante. « C’est une foire morte », disaient les habitués. Autour de nous, d’autres nourrains et de tout petits laitons blancs grognaient d’avoir trop froid, comme les nôtres. Plus loin, des porcs gras, étendus sur le sol durci, se levaient avec une plainte encolérée quand un marchand les frappait de son fouet pour les examiner. À l’autre extrémité de l’enclos, il y avait des moutons qui paraissaient malheureux et malades à cause du givre qui mouillait leur toison. Les bovins se tenaient dans l’autre partie du champ de foire qu’un mur séparait de celle où nous étions ; on ne les voyait pas, mais on entendait de temps à autre leurs beuglements ennuyés et plaintifs. Les gardiens des bêtes, tous campagnards en sabots de bois, pantalons d’étoffe bleue, grosses blouses et casquettes, — avec des cols de chemises très hauts dans lesquels s’engonçaient leurs figures maigres, — grelottaient de compagnie et se livraient, comme mon père, à des mimiques diverses pour vaincre le froid. Il y avait peu de monde en dehors de ceux-là : seulement quelques gros fermiers en peaux de chèvre et quelques marchands en longs cabans gris ou bleus. Les uns et les autres circulaient sans relâche, ayant hâte de faire leurs affaires pour s’en aller déjeuner dans quelque salle d’auberge bien chauffée. Les oisifs, ceux qui vont aux foires pour tuer le temps, étaient prudemment restés chez eux.

De temps à autre, M. Fauconnet, notre maître, passait à côté de nous. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux larges épaules, à la figure grimaçante et rasée ; de bonne humeur, il souriait constamment d’un sourire bénin ; mais quand quelque chose ne lui allait pas, son visage se plissait, devenait dur. Ce jour-là, justement, il était de fort méchante humeur parce que la foire ne valait rien et qu’il fallait vendre à bas prix ou ne pas vendre. Il se fâcha parce que trois des cochons étaient trop inférieurs ; il dit qu’on aurait mieux fait de les laisser à la maison, attendu que la bande se trouvait dépareillée de leur présence et qu’il était quasi-impossible de les faire partir avec les autres.

Cependant il se faisait tard : j’avais toujours froid et je commençais à trouver le temps long. Mon père me proposa bien d’aller faire une tournée en ville pour me réchauffer ; mais je refusai, ayant peur de m’égarer, et aussi parce que m’effrayaient tous ces gens inconnus que je voyais circuler.

Plusieurs tentatives de vente ayant échoué, nous nous disposions à repartir lorsque, vers dix heures, les cochons furent achetés, après un long débat, par un marchand très loquace, sauf pourtant les trois petits dont il ne voulut pas. À vrai dire, M. Fauconnet n’essaya guère de les lui faire accepter. Il aima mieux lui vendre plus cher les autres et nous laisser ramener ceux-ci pour que nous les fassions grossir davantage. Les peines qui pouvaient en résulter pour nous lui importaient peu !

Sur la route de Moulins, où nous deviens faire au marchand la livraison des cochons vendus, il nous fallut attendre deux grandes heures. Je m’y ennuyai fort, d’autant plus qu’il continuait de faire très froid, le soleil n’ayant pu réussir à percer l’opacité de l’atmosphère hivernale. Quand l’acheteur parut, des gens de bonne volonté nous aidèrent à effectuer le triage des non-vendus, ce qui ne fut point chose commode. Après que les vendus furent livrés et soldés, — en pièces d’or que mon père fit sonner une à une sur la chaussée humide, — nous repartîmes au travers de la ville avec les trois rebuts. J’eus une désillusion au cours de ce trajet : les maisons ne me semblèrent plus aussi belles ; seuls quelques étalages de magasins me charmèrent. Il faut dire que nous ne suivîmes presque pas la grande rue ; nous prîmes à côté de la rivière de Burge, une rue montueuse et grossièrement pavée qui débouchait dans le haut quartier, sur la place de l’église : c’est de là que partait le chemin de Meillers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur cette place de l’église, au carrefour de la route d’Autry, mon père me laissa seul. Il voulait, selon l’usage, aller remettre sans plus tarder à M. Fauconnet l’argent de la livraison. J’étais bien un peu inquiet de le voir partir ; mais il m’avait promis de n’être pas longtemps et de me rapporter du pain blanc et du chocolat pour faire mon goûter ; de plus, il voulait demander à M. Vernier, un fermier de Meillers qu’il connaissait, et qu’il comptait rencontrer chez M. Fauconnet, de me ramener en croupe sur son cheval. Ces promesses me faisaient oublier l’appréhension que j’avais de rester seul.

Je jetai aux trois gorets le peu de grain qui restait au fond du sachet de toile. Mais, en dépit de cela, ils ne tardèrent pas à me causer du désagrément. L’un se sauva dans le chemin de Meillers qu’il reconnaissait sans nul doute, tandis qu’un autre redescendait en courant vers la ville. Fort à propos, un homme qui s’en retournait de la foire m’aida à les rassembler. Ils furent tranquilles un moment, pas longtemps. Bientôt ils se remirent à courir de côté et d’autre en grognant, et j’eus bien de la peine à ne pas les échapper. Aux rares instants où ils ne bougeaient pas, je portais obstinément mes regards sur l’entrée de la ruelle par où mon père s’en était allé avec l’espoir, toujours déçu, de le voir réapparaître. Et, de plus en plus, j’étais pris par l’ennui, par le froid, par la faim.

Il y avait longtemps, longtemps que j’étais là, quand j’entendis sonner trois heures à l’horloge de la tour de la Sainte-Chapelle. Cette tour et les trois autres, plus éloignées, qui sont les derniers vestiges de l’ancien château, je les devinais plus que je ne les voyais : assombries naturellement par les siècles, elles apparaissaient plus sombres encore sous le ciel gris, noyées et presque indistinctes dans la grande brume du soir givreux. Au-dessous, la ville formait une masse également informe et vague où rien ne tranchait et d’où ne venait aucun bruit : elle semblait anéantie par quelque invisible catastrophe. La place de l’église où j’étais cadrait bien avec l’ensemble triste de tout. Ils étaient tristes, ses grands arbres à la nudité voilée de paillettes blanches, et ses arbustes buissonneux, tout blancs aussi, et son carré de gazon nu qui craquait sous mes pas, et son bassin rectangulaire dont les glissades des gamins avaient meurtri la glace terne. Au fond, l’église, aux massives portes fermées, semblait hostile à la prière et à l’espoir. À droite, dans un jardin aux murs élevés, un château tout neuf, avec deux tours carrées, avait des allures de prison. En bordure du chemin de Meillers, face à l’église, une belle maison à un étage était lugubre aussi parce qu’à ses murs grimpaient de vilains reptiles noirs — qui étaient sans doute, en été, de belles plantes vertes. — Venait ensuite une rangée de basses chaumières que précédait une ligne uniforme d’étroits jardinets : maisons de journaliers probablement, sauf une, vers le milieu, dont le locataire était savetier, ainsi que l’attestait la grosse botte suspendue au-dessus de la porte. Au bas de la place, la maison d’angle de la rue pavée servait à la fois d’épicerie et d’auberge : des pains de savon s’apercevaient derrière les vitres de l’imposte ; une branche de genévrier se balançait au mur.

Comme l’église, toutes ces habitations restaient closes ; elles contenaient sans doute des foyers flambants, des poêles chauds auprès desquels les gens pouvaient se rire de l’hostilité du dehors. L’hostilité du dehors, j’étais tout seul à en souffrir avec mes trois cochons.

La grille qui clôturait le jardin du château s’ouvrit et livra passage à deux prêtres, lesquels s’inclinèrent profondément devant une dame encapuchonnée qui les avait accompagnés jusque-là. Ils passèrent tout à côté de moi, me jetèrent même un regard indifférent, et pénétrèrent dans la grande maison tapissée de reptiles noirs qui, je le compris, devait être la leur.

Un moment après, ce fut la porte d’une des chaumières qui cria sur ses gonds. Une grande femme ébouriffée parut dans l’embrasure et jeta dans son jardinet l’eau d’une casserole. En dépit des observations de cette femme, un gamin, de mon âge à peu près, profita de cet instant pour s’esquiver : il se dirigea vers le bassin de la place où il se mit à patiner. Après cinq ou six glissades, il alla cogner à la porte du cordonnier en criant par trois fois le nom d’André. Un autre gamin plus petit finit par apparaître, et tous les deux glissèrent un long moment de compagnie, tantôt debout et se suivant, tantôt accroupis et se tenant par la main. Mais la grande femme ébouriffée, ayant de nouveau ouvert sa porte, leur enjoignit de rentrer, et cela d’un ton sévère qui les détermina à obéir sans retard. Je fus de nouveau seul sur la place.

De loin en loin, quelques cultivateurs passaient ; ils s’en allaient marchant vite, ayant hâte de regagner leur logis. S’en allaient aussi quelques fermiers à cheval, emmitouflés dans leurs manteaux et leurs cache-nez. L’un d’eux, qui avait un gros cheval blanc, s’arrêta en m’apercevant :

— D’où donc es-tu, mon p’tit gas ?

— De Meillers, m’sieu, fis-je en balbutiant, les dents claquantes.

— Tu n’es pas le petit Bertin, du Garibier ?

— Si, m’sieu.

— Et ton père n’est pas encore venu te rejoindre ?

— Non, m’sieu.

— Voilà qui est fort, par exemple !… Il se sera mis en noce, pardi !… Eh bien, mon garçon, je devais t’amener ; mais dans ces conditions, impossible… tu ne peux pas laisser tes cochons. Donne-toi du mouvement, surtout, ne te laisse pas engourdir par le froid.

Après ces sentencieux conseils, le monsieur éperonna son cheval et disparut bientôt dans le brouillard. Je n’eus pas de peine à comprendre qu’il était M. Vernier, et je m’attristai profondément en songeant à ce qu’il m’avait dit au sujet de mon père :

— Voilà qui est fort, par exemple !… Il se sera mis en noce…

Cette chose, à laquelle je n’avais pas encore pensé, me semblait maintenant très vraisemblable. Mon père sortait bien rarement, et, lorsqu’il allait à la messe à Meillers, il rentrait d’habitude tout de suite après. Mais les jours de foire il était parfois moins sage. Il m’était arrivé de me coucher avant qu’il ne soit rentré. Les lendemains de ces jours-là, il paraissait malade et ennuyé et ma mère avait, surtout à son égard, son air le plus brutal ; elle le plaignait pourtant d’avoir la tête trop faible, pas assez d’énergie pour résister aux entraînements du hasard. Tous les anciens faits de ce genre me revinrent en mémoire et je ne doutai plus que son retard n’eût la cause supposée par M. Vernier.

Dès quatre heures, la nuit vint : elle tombait du grand ciel bas et noir ; elle montait de la brume flottante au-dessus du sol qui s’était épaissie soudain. Je tremblais de froid, de faim et de peur. N’ayant rien mangé de la journée que mon croûton dur et mes pommes, je me sentais défaillir ; des grondements remuaient mes entrailles et des voiles sombres passaient devant mes yeux. J’étais aussi exténué de fatigue ; le faible poids de mon corps pesait lourdement sur mes jambes molles. Des regrets me venaient de ne pas m’être plus tôt hasardé à partir seul, bien que le chemin ne me fût guère familier. Mais à présent que s’enténébrait la campagne, j’aurais préféré geler sur place que de me mettre en route. Les cochons, comme moi fatigués, dormaient au fond du fossé ; j’en profitai pour m’asseoir auprès d’eux, refoulant mon chagrin.

Un domestique à face rasée sortit du château avec un panier vide, suivit à grands pas la ligne des arbres de la place et, par la rue pavée, disparut vers la ville ; il en revint un moment après, le panier lourd de provisions, et portant sous le bras un pain long à croûte dorée pour lequel j’eus un regard d’envie.

Cinq heures : c’était la nuit tout à fait. Je pus à peine distinguer une voiture de bohémiens s’éloignant de la ville par le chemin de chez nous. Deux hommes marchaient à côté du cheval qu’ils frappaient à grand coups de bâton. Derrière venaient trois adolescents de tailles diverses, dont les loques dépenaillées pendaient, et qui discutaient fort en une langue inconnue. Et de l’intérieur du véhicule, venaient des lamentations, des cris d’enfants battus, des voix de mégères qui se fâchaient. Ces gens-là n’avaient pas meilleure réputation qu’à présent ; j’avais entendu dire qu’ils ne vivaient que de rapines et qu’ils volaient des enfants pour les torturer et en faire des mendigots exciteurs de pitié. Mon sang se glaça davantage et mon cœur se mit à battre plus que de raison. Mais les bohémiens passèrent sans me voir.

Et ils ne me virent pas non plus, les deux couples d’amoureux qui défilèrent peu après. Ils s’en venaient sans doute de danser dans quelque auberge. Les filles avaient mis leurs capes de travers en leur grande hâte de partir, vu l’heure tardive ; les garçons les serraient par la taille en une étreinte amoureuse que le froid rendait bien excusable.

Le sacristain avait sonné l’Angelus du soir. Le presbytère, les chaumières avaient clos leurs volets et ne laissaient entrevoir que de minces filets de lumière. Il gelait ferme ; la brume se dissipait en partie, et c’était maintenant comme un vague crépuscule qui faisait paraître bizarres tous les objets environnants. Je souffrais moins ; mon estomac s’était tu ; mais je devenais faible de plus en plus, et des voiles sombres brouillaient mes yeux plus fréquemment, et dans mes oreilles tintaient des sons de cloches, comme si l’Angelus eût sonné sans fin. Les cochons s’étaient éveillés et me donnaient à présent bien du mal à garder. Mais, en dépit de l’énergie qu’il me fallait dépenser pour les faire rester en place, le froid me gagnait les os.

Du côté de la ville, une grande clameur s’éleva… J’eus encore une peur atroce quand je vis apparaître, en un groupe affairé, les individus qui criaient ainsi. J’étais à ce moment en dehors de la place, à une petite distance sur le chemin de chez nous. Au carrefour, ils s’arrêtèrent et se séparèrent, après s’être fait des adieux bruyants : les uns prirent le chemin d’Autry, les autres vinrent de mon côté. J’eus un instant la pensée que mon père était peut-être de ceux-là. Mais quand ils furent plus près, je vis qu’ils étaient tous des jeunes gens. Ils étaient six. L’un, très grand, marchait en tête, faisant des moulinets avec son bâton ; bras dessus, bras dessous, trois autres suivaient, titubant beaucoup ; à une dizaine de mètres, venaient les deux derniers qui s’étaient attardés à allumer leurs pipes. Celui d’en avant chantait d’une voix forte, brusque et saccadée, un refrain d’ivrogne :

À boire, à boire, à boire,
Nous quitt’rons-nous sans boire !

À cette interrogation, les trois du milieu répondirent par un « non » formidable. Et tous reprirent, chacun sur un ton différent, avec des gestes drôles :

Les gas d’Bourbon sont pas si fous
De se quitter sans boire un coup !

Ce mot coup dégénérait en un « ououou » prolongé qui battait son plein quand ils passèrent auprès de moi. J’étais dans le fossé, adossé au tronc d’un petit chêne, à côté des cochons rendormis : les garçons ne soupçonnèrent pas ma présence.

À ce moment, une odeur de cuisine m’arriva du château, une délicieuse odeur de viande en train de cuire dans le beurre grésillant. Cela réveilla les facultés de mon estomac vide. J’eus envie de franchir le mur, de crier, de hurler ma misère et ma faim, de demander une petite part de cette cuisine qui sentait si bon. Pour échapper à la tentation, je me rapprochai du presbytère. Mais là aussi, je perçus un bruit de cuillers et un parfum de soupe qui, pour être moins pénétrant que celui du château, n’en était pas moins suave. Je compris que partout dans les maisons chaudes on faisait le repas du soir. Les bourgeois du château avaient la viande et le bon pain doré. Le curé et ses vicaires mangeaient la soupe au parfum suave et d’autres bonnes choses. Et dans toutes les chaumières, on mangeait aussi de la soupe qui ne sentait rien, mais qui était douce à l’estomac et qui remplissait le ventre. Seul, restait sur le chemin, sous le givre et le gel, un petit paysan attifé d’un châle gris qui gardait trois cochons rebutés ; et ce petit paysan était là depuis cinq heures ; et ce petit paysan n’avait mangé dans toute la journée qu’un morceau de pain et trois pommes ; et ce petit paysan, c’était moi ! Ils m’avaient tous vu, ceux du château et ceux du presbytère, et les ménagères des chaumières, et leurs petits qui étaient de mon âge ; ils m’avaient tous vu : mais pas un n’avait daigné me faire l’aumône d’une parole de sympathie ; pas un n’avait songé que je pouvais souffrir ; pas un n’avait la pensée de venir voir si j’étais encore là dans la nuit.

Sept heures sonnèrent à la Sainte-Chapelle ; je comptai tristement les coups de marteau frappant l’airain qui, dans le silence de cette place déserte, de ce nocturne cadre d’hiver, me semblèrent lugubres comme un glas. Je tombai, à partir de ce moment, dans une sorte de demi-sommeil, dans le terrible état léthargique de ceux qui meurent de froid. Je m’étais adossé de nouveau au tronc de l’arbre, dans le fossé, et mes yeux étaient clos à demi. Je vis pourtant se lever les cochons, et j’eus la force de les suivre encore, machinalement. Mais je n’avais presque plus de sensations, ni de pensées. Et cependant quelques souvenirs hantaient mon cerveau quasi mort : le Garibier, la Breure, la forêt, ma grand’mère, ma mère, mes frères et mes sœurs, le chien Médor même, ces champs, cette maison, ces êtres qui avaient tenu une place dans ma vie d’enfant, — et qu’il me semblait avoir quittés depuis bien longtemps — y défilaient en images imprécises. Cela ne me donnait ni regret, ni attendrissement ; cela tenait plutôt du rêve. Je n’étais d’ailleurs pas bien certain d’avoir vécu cette vie passée ; j’avais en tout cas la conviction que je ne la vivrais plus. Je me sentais mourir, et la volonté me manquait pour résister à l’engourdissement final…

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Il était bien près de neuf heures quand je fus tiré de ma torpeur par un bruit de pas qu’il me sembla reconnaître. Je me frottai les yeux : je vis mon père qui arrivait. Il toussait, crachait, marchait un peu de travers ; mais enfin, c’était lui ! J’oubliai d’un coup le chagrin, les terreurs, les souffrances, tout le long martyre de cette journée, dans le grand bonheur de le retrouver ; et, exultant de joie, j’allai me jeter dans ses bras. Lui, tout d’abord, resta interdit : il était dans l’habituel état d’hébétement qui suit l’orgie et il semblait étonné de ma présence ici. Enfin le souvenir lui revint : il me pressa dans ses bras, en un débordant enthousiasme d’amour paternel, et m’appela son « pauvre petit ami ». Les gens qui ont bu s’exagèrent toujours leurs impressions. Mon père pleura de m’avoir laissé toute la journée seul ! Il avait dans sa poche un croûton de pain, reste de son déjeuner d’auberge, et un morceau de sucre, dernier vestige du café qui avait suivi le déjeuner : je croquai ces débris qui me donnèrent quelques forces. Il voulut absolument aller m’acheter d’autres provisions à l’épicerie-auberge du bas de la place ; mais je refusai. Maintenant que je l’avais retrouvé, lui, mon protecteur et mon guide, je ne craignais plus rien ; je me sentais la force de marcher jusque chez nous sans manger autre chose ; et je me cramponnais à sa main en un engourdissement voulu, pour l’empêcher de s’éloigner.

Les cochons circulaient dans le chemin paraissant, eux aussi, à demi anesthésiés. Ils n’avaient, à coup sûr, pas voulu se sauver : car je n’avais pas dû faire jusqu’au bout, même inconsciemment, mon office de gardien.

Le retour fut long, silencieux et pénible. Mes yeux se fermaient malgré moi, et mon père, dont je ne lâchais pas la main, me traînait presque. De plus, il avait à fouailler toujours les cochons qui lambinaient. Et, à un moment donné, malade, il dut s’arrêter, s’accoter contre un mur de pierres sèches, le front dans la main ; exhalant une écœurante senteur de vin, des hoquets de plus en plus rapprochés le secouèrent ; il souffrait tellement, que son visage était décomposé ; il finit enfin par vomir et, soulagé, me reprit la main, put repartir.

Il était onze heures passé quand nous fûmes rendus. J’entrai de suite à la maison, laissant mon père s’occuper seul d’enfermer les cochons et de leur donner à manger. Au coin de l’âtre où s’éteignaient les dernières braises, ma mère veillait en tricotant. Toute la soirée elle avait prêté l’oreille aux bruits du dehors, comptant toujours nous voir arriver, sentant grandir son inquiétude à mesure qu’avançait l’heure. Elle me demanda pourquoi nous nous étions tant attardés. Et quand je lui eus fait le récit de la journée, elle se prit à me plaindre et à me prodiguer des caresses, en même temps qu’elle foudroyait de son plus mauvais regard mon père qui venait d’entrer ; puis elle sembla ignorer qu’il fût là, ne lui prêta aucune attention. Lui ne dit pas un mot non plus ; il se coucha immédiatement. Je mangeai un reste de soupe et un œuf cuit sous la cendre. Ce régal me fit du bien ; mais tout de même, je ne pus guère dormir. Il me fallut plus d’une semaine pour me remettre de mes fatigues et du rhume qui fut la conséquence de ma trop longue faction. Mais il fallut à mon père et à ma mère bien plus de temps encore pour revenir à leurs relations normales.