Stock (p. 272-274).
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XLIX


Quand Victoire allait voir Clémentine à Franchesse, elle revenait toujours bien désolée, car notre pauvre fille était malheureuse. Elle venait d’avoir un quatrième enfant et Moulin, qui s’était brouillé avec le jardinier du château, manquait de travail. Les ressources diminuées n’assuraient plus le nécessaire au ménage augmenté. Le loyer était en retard ; deux sacs de grain étaient dus à nos successeurs de la Creuserie, et des habits au marchand du bourg.

La pauvre Clémentine pleurait en racontant à sa mère toutes ses misères. Elle ne sortait jamais, n’allait même plus à la messe à cause des enfants que leur père ne voulait pas garder. Mais le pis était l’état de sa santé toujours souffrante, elle s’affaiblissait progressivement ; l’une des religieuses de Franchesse, qui vendait de la pharmacie et s’entendait un peu à connaître les maladies, lui avait dit qu’elle était prise d’anémie chronique.

— Il vous faudrait du repos, de la nourriture substantielle, du bon vin, lui avait-elle dit.

Cela lui avait fait l’effet d’une cruelle ironie, à elle qui avait quatre enfants sur les bras, quatre enfants qui manquaient d’habits et qu’elle avait la crainte de voir manquer de pain.

— Elle est maigre à faire pitié et faible à ne pouvoir se tenir debout, me dit Victoire en pleurant, un jour qu’elle rentrait de la voir, au mois d’octobre 1880.

Pour la Toussaint, quelques jours après, je me rendis à mon tour aux Fouinats. J’eus le cœur serré dès l’entrée par l’impression de misère qui régnait dans la chaumière et qui me rappelait l’aspect du logis de ma mère, aux derniers moments de sa vie. Clémentine vieillie, l’air épuisé, d’une pâleur de mort, donnait à téter à son petit dernier qui s’acharnait goulument à tirer ses seins flasques. Elle sourit pourtant en me voyant entrer. En même temps que je lui demandais des nouvelles de sa santé, me revint le souvenir d’une autre scène dont cette chaumière avait été témoin certain matin d’été que j’étais venu demander à boire à sa locataire d’alors…

— Ça ne va pas trop bien, papa, me dit-elle. Il me faudrait des bons soins que je ne peux pas me donner.

Son souffle était court ; ses phrases se terminaient en une modulation affaiblie, imperceptible presque. Je passai avec elle le reste de la journée ; en partant, je lui remis vingt francs et proposai de lui envoyer le médecin, mais elle refusa.

— Je ne suis pas assez malade pour avoir le médecin ; et puis c’est trop coûteux pour nous !

On a cette coutume à la campagne de n’avoir recours au médecin que quand on se sent très malade. Si le cas ne paraît pas trop grave, on se fait de la tisane, on se traite soi-même. La voiture du docteur dans les rues de fermes boueuses et cahoteuses a un luxe qui trouble et un sens macabre. Ceux qui la voient passer en sont émus ; ils disent :

— Le médecin est allé à tel endroit, voir telle personne.

Et ils ne sont pas loin de croire que la dite personne est perdue.

Ce fut, hélas ! bien le cas pour Clémentine. Quelques jours après ma visite elle en vint à ne plus pouvoir se lever. Alors son mari envoya chercher à Bourbon le docteur Picaud : (Fauconnet, conseiller général et député, avait cessé d’exercer). M. Picaud la trouva très malade, déclara qu’une jaunisse s’était greffée sur l’anémie et donna l’ordre de lui enlever tout de suite son bébé. Il fut pris par une sœur de Moulin qui l’éleva au biberon ; un de ses frères prit l’aîné, déjà fort. Nous nous chargeâmes, nous, de la cadette, une petite fille de six ans, et du troisième, un gamin de quatre ans. Rosalie fit un peu la grimace à l’arrivée de ces enfants, mais elle les eut vite pris en amitié et leur fut ensuite toute dévouée.

Victoire s’installa aux Fouinats, au chevet de Clémentine, mais tous ses soins furent inutiles. L’état de la pauvre enfant empira de jour en jour et, le 25 novembre, par un temps de grand brouillard, elle mourut : elle avait trente et un ans.

Cet événement eut pour conséquence de faire ajourner jusqu’au printemps le mariage projeté entre Charles et Madeleine, la bonne des Noris.