Stock (p. 217-219).
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XXXVIII


Mon Jean rentra dans les premiers jours de juin, à temps pour les foins. Les épisodes de son séjour en Algérie l’avaient rendu un peu sans-souci. Dans la crainte qu’il en eût trop de peine, on s’était abstenu de lui annoncer la mort de sa fiancée. Il accueillit cette triste nouvelle, en arrivant, aussi doucement que possible.

— Pauvre petite Louise, je ne m’attendais pas à ça ! dit-il simplement.

Mais il n’en perdit ni un repas ni une sortie. Et, moins d’un an après son retour, pour le carnaval de 1872, il épousa une fille de Couzon qui s’appelait Rosalie.

Deux mois après, à Pâques, ce fut le tour de Clémentine qui s’unit à François Moulin, du Plat-Mizot, le sixième d’une famille de neuf.

La bru et le gendre vinrent tous deux s’installer à la Creuserie, ce qui nous permit de supprimer la servante et le domestique que nous prenions d’habitude. Seulement, cela faisait trois ménages réunis, et quand il y a trois ménages dans la même maison ça ne marche jamais longtemps sans anicroche.

Rosalie n’était pas belle : ses cheveux, d’un blond vif, confinaient au roux ; elle avait le cou dans les épaules et des taches de rousseur tout plein la figure. Mais c’était une intrépide, énergique et courageuse, parlant beaucoup, travaillant de même. Clémentine était bien moins robuste, d’autant plus qu’elle devint tout de suite enceinte et fut prise d’une espèce de langueur qui lui rendait toute besogne très pénible ; elle se faisait de la tisane, du lait sucré, quelques petites douceurs, et s’abstenait de laver. Aussi, Rosalie ne tarda-t-elle guère de parler ironiquement des dames à qui ça fait mal de se mettre les mains dans l’eau fraîche, et qui sont obligées de soigner avec des chatteries leur petite santé.

Quand c’était jour de fournée, alternativement, l’une pétrissait et l’autre s’occupait du four. Mais voilà que le pain fut mal réussi un jour que Rosalie avait pétri, et elle dit que c’était la faute de Clémentine qui avait allumé le four trop tard. La fois d’après, ma fille, à son tour, déclara que si le pain avait la croûte brunie, c’était à sa belle-sœur qu’en incombait toute la responsabilité, attendu qu’elle avait chauffé sans mesure. D’un commun accord, elles en arrivèrent à décider que la même ferait tout, de façon à ce qu’elle n’ait plus la faculté de mettre l’autre en cause, au sujet des défectuosités du travail. Avec cette combinaison, Rosalie s’en tirait très bien, mieux assurément que Clémentine qui, pourtant, se faisait violence pour pétrir de façon convenable.

Nous venions de nous monter, avec l’assentiment du maître, d’une bourrique et d’une petite voiture. Au mois d’août, cela fut cause que l’inimitié s’accrut entre les deux jeunes ménages. Clémentine avait parlé la première de prendre l’attelage pour aller en compagnie de son mari à la fête patronale d’Ygrande, car Moulin avait un oncle dans cette commune. Mais voilà que le Jean et sa femme manifestèrent l’intention de se rendre à Augy, où c’était le même jour la fête, et où habitait un frère de Rosalie ; ils voulurent aussi la bourrique et la voiture. Les deux femmes se disputèrent un peu ; ma bru dit à ma fille qu’une malade, une bonne à rien, n’avait pas besoin de se promener ; Moulin, survenant, accusa Rosalie d’être une sale bête. La discussion s’envenimait et menaçait de durer longtemps. Victoire était désolée. Mais je mis le holà en déclarant que Clémentine aurait l’équipage, puisqu’elle l’avait demandé la première. La femme de Jean fut absolument furieuse de ma décision : elle m’en tourna les yeux pendant plusieurs semaines. Et, à dater de ce jour, les deux belles-sœurs ne se parlèrent plus que pour se moquer l’une de l’autre, se dénigrer malignement.

D’un autre côté, Moulin n’avait pas le don de se faire aimer. Il avait la manie d’émettre des avis sur toutes choses ; il se mêlait même de me donner des conseils pour le pansage des bestiaux, à moi qui passais pour un des bons soigneurs du pays. On peut croire que cela ne m’allait guère, et le Jean ne tarda pas de lui laisser entendre qu’il nous ennuyait. Il en résulta, entre lui et nous, une de ces tensions qui rendent pénible l’intimité quotidienne.