Stock (p. 181-186).
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XXXII


Il est des années de grand désastre que les cultivateurs ne sauraient oublier, qui sont comme de tristes jalons au long de leur monotone existence. Dans la contrée, pour ceux de ma génération, 1861 est de celles-là. Et, pour moi, cette année fut deux fois maudite, car j’eus à subir, en plus de ma part de la calamité collective, une catastrophe particulière.

Au printemps, dans les derniers jours d’avril, en dressant des jeunes taureaux, je fus, dans une minute de malheur, renversé par eux et piétiné. Résultat : une jambe cassée, deux côtes défoncées, sans compter des lésions et des meurtrissures.

Le docteur Fauconnet vint me raccommoder : il me martyrisa pendant deux heures, me banda la jambe avec des copes de bois et des bandes de toile et m’ordonna de ne pas bouger du lit pendant quarante jours.

Je souffris de façon atroce ; des fourmillements douloureux passaient dans ma jambe malade ; j’avais le corps moulu, brisé ; la fièvre s’en mêla les deux premières semaines au point qu’on pût craindre que des complications graves, provenant des lésions internes, ne soient survenues.

Les voisines qui venaient me voir me questionnaient et jacassaient à l’envi autour de mon lit ; elles m’énervaient, et m’énervaient aussi tous les bruits du ménage : le balayage et le frottage, le tintamarre des marmites et, à l’heure des repas, le remuement des assiettes et des cuillers, même l’action des bouches happant la soupe. Je voyais souvent Victoire pleurer ; le médecin, qu’elle envoyait chercher, promettait de venir de suite et ne venait souvent que le lendemain : pendant ces longues heures d’attente, augmentait son chagrin.

C’est un des mauvais côtés de la vie des terriens que d’être ainsi éloignés de tout secours. La souffrance étreint, terrasse un être cher, et le médecin n’arrive pas, et l’on se désole dans l’impuissance où l’on est de le soulager : une terrible angoisse règne sur la maisonnée.

Le docteur Fauconnet était d’autant moins exact qu’il s’occupait de politique et passait journellement plusieurs heures au café. Il était républicain et faisait une opposition acharnée aux gros bourgeois du pays et au gouvernement de Badinguet. C’est par lui que juraient tous les avancés de Bourbon ; les soirs de beuverie, il s’en trouvait toujours quelques-uns pour aller crier devant sa porte : « Vive le docteur ! Vive la République ! » Cela l’enchantait, et cela consternait son vieux père retiré dans son château d’Agonges. Dès que je fus en état de le comprendre, après la grande crise du début, M. Fauconnet m’entretint des sujets qui lui étaient chers. Il voulait l’impôt sur le capital, la suppression des armées permanentes et des prestations, l’instruction gratuite. Il me parlait aussi de Victor Hugo, le grand exilé, et plaignait les victimes du coup d’État. Puis il en arrivait à prendre à partie la municipalité de Bourbon, à larder d’épigrammes le maire et les adjoints. Toutes les municipalités, assurément, font des bêtises ; tous les maires usent plus ou moins de favoritisme et il n’est pas ditficile à quelqu’un d’un peu calé de leur faire de l’opposition. Mais au fond, et bien que le docteur eût l’air de parler raisonnablement, je ne savais trop s’il devait être pris au sérieux. Car ce grand tombeur de bourgeois vivait lui-même en bourgeois : certes, il aurait plus fait pour le peuple en allant voir ses malades régulièrement et en leur comptant ses visites moins cher qu’en pérorant chaque jour au café, tout en buvant force bocks.

En tout cas, j’avais pour mon compte, outre mes souffrances, d’autres sujets d’intérêt que les discours du docteur. Me voit-on cloué au lit juste au moment où commençaient les grands travaux, obligé de laisser tout diriger par les domestiques ! (Mon Jean, qui n’avait que quatorze ans, ne pouvait encore faire acte de maître.) J’étais toujours à me demander comment les bêtes étaient soignées, si l’on faisait du bon travail et si on ne lambinait pas trop. À mesure que s’atténuait le mal, croissait mon inquiétude. Mais j’eus beau rager, m’énerver, il me fallut bien attendre.

J’éprouvai une véritable joie d’enfant le jour où, mon pansement défait, je pus me lever, circuler. Ma jambe restait faible, mais je n’étais pas du tout boiteux. De jour en jour, m’aidant d’une béquille, je pus m’éloigner davantage de la maison. J’allai voir tous mes champs et fus heureux de constater que les récoltes semblaient belles.

— L’année sera bonne, pensais-je ; ça nous permettra de nous rattraper sans trop de peine des grandes dépenses causées par mon accident.

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Hélas ! je comptais sans la grêle ! Le 21 juin, elle vint nous ravager de façon atroce. On eut, au beau milieu du plein jour d’été, une soudaine impression de nuit, tellement le ciel devint noir. À chaque instant, l’illumination sinistre des éclairs trouait ces ténèbres ; et, après chaque zig-zag de feu, tonnait la foudre en crescendo. Et ils se mirent à tomber, les grêlons, gros comme des œufs de perdrix, puis comme des œufs de poule, défonçant les toitures et cassant les vitres. La mitraille ensuite dégénéra en averse et notre maison fut inondée. Parce que le sol était plus bas que celui de la cour, par toutes les grandes pluies il entrait de l’eau par-dessous la porte. Mais cette fois il en pleuvait aussi du grenier par tous les interstices des planches ; il en tombait sur les ciels de lit, sur la table et sur l’armoire ; il en ruisselait entre les cailloux pointus de la cuisine, et, dans la chambre, tous les trous du sol en étaient emplis. Les femmes, qui se lamentaient, mirent des draps sur les meubles, — trop tard.

Quand la pluie eut cessé, il y eut à faire dehors une bien triste constatation. Autour des bâtiments, les débris des vieilles tuiles moussues s’amoncelaient au long des murs. Du côté de l’Ouest surtout, il y avait de grands trous dans la toiture qui laissaient voir les lattes grises du faîtage dont beaucoup même étaient brisées. La campagne apparaissait meurtrie sous l’effeuillement prématuré des haies et des arbres. Toutes les brindilles sèches s’étaient détachées et aussi de menues branches vertes, des pétales d’églantine, des grappes d’acacia. Et parmi tous ces débris pitoyables, on trouvait en grand nombre des petits cadavres d’oiseaux aux plumes hérissées. Les céréales n’avaient plus d’épis ; leurs tiges étaient couchées au ras du sol, ou bien à demi penchées, en des attitudes de souffrance. Les foins, aplatis comme avec des maillets, formaient au long des prés une seule nappe salie. Les trèfles montraient à l’envers leurs feuilles criblées. Les pommes de terre avaient leurs fanes brisées. Les légumes du jardin n’existaient plus qu’à l’état de souvenir.

Le vallon entier avait souffert autant : à Bourbon, à Saint-Aubin, à Ygrande, la ruine était partout complète.

Il n’y eut guère que les couvreurs et les tuiliers pour se réjouir de cette catastrophe. Demandés partout en même temps, maçons et couvreurs, pendant de longs mois, ne surent où donner de la tête. Aux tuileries, ce fut dès le lendemain une continuité de chars venant à la provision, épuisant d’un coup les réserves. Et la fabrication courante n’étant pas en mesure de répondre à ces besoins anormaux, plus d’un propriétaire fut obligé d’avoir recours à l’ardoise pour faire recouvrir ses bâtiments éventrés : c’est ainsi que l’on voit encore par ci par là des toitures dont un côté est de tuiles et l’autre côté d’ardoises ; les vieux comme moi savent tous que ce sont là des souvenirs de la grande grêle de 61.

Pour ramasser les débris informes qui tenaient lieu de récoltes, il fallut bien plus de temps qu’à l’ordinaire. Et pourtant, c’était sans valeur presque. Le foin, souillé et poussiéreux, rendit les bêtes malades. Le peu de grain qu’on put tirer des céréales fut inutilisable autrement que pour faire de la mauvaise farine à cochons. La paille même, trop hachée, ne se put ramasser convenablement. On fut obligé de réduire les litières. Il fallut acheter du grain pour semer et du grain pour vivre. Mes quatre sous d’économie sautèrent cette année-là ; je fus même obligé de me faire avancer de l’argent par le régisseur pour pouvoir payer mes domestiques.