Stock (p. 150-154).
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XXVI


M. Parent, le régisseur, venait nous voir souvent et se montrait prodigue d’avis. Mais ses conseils culturaux, d’ailleurs assez peu intéressants, ne tenaient pas la première place : il en revenait toujours aux coutumes de M. Frédéric et à la façon de nous conduire envers lui quand il serait là.

Ce fut en juin que le propriétaire vint s’installer à la Buffère. Par un hasard sans doute calculé, il nous fit sa première visite le soir, alors que nous étions réunis à la cuisine pour le souper. M. Parent l’accompagnait. Je me levai et fis signe à tout le monde d’en faire autant, puis je sortis du banc et m’avançai au-devant des visiteurs. M. Gorlier me toisa.

— C’est lui, le métayer ? demanda-t-il à son régisseur.

— Oui, monsieur Frédéric, c’est lui.

— Il est bien jeune… La femme ?

— C’est moi, monsieur, dit Victoire en s’approchant.

— Ah !… Vous n’avez pas l’air très robuste ?

— C’est qu’elle a trois enfants, reprit M. Parent, d’une voix craintive. (Le quatrième, né avant terme, n’avait pas vécu.)

M. Frédéric nous demanda notre âge, à ma femme et à moi, et nous questionna sur nos origines. Nous étions très troublés l’un et l’autre de nous voir en face de cet homme puissant et redoutable dont on nous avait tant rebattu les oreilles. Il le vit, et s’en fâcha d’un ton amical.

— N’ayez pas peur, diable, je ne mange personne… Parent m’a dit que vous étiez animés d’excellentes intentions et que vous travailliez bien. Continuez comme cela et nous nous entendrons sans peine. Obéir et travailler, c’est votre rôle ; je ne vous demande pas autre chose. Par exemple, ne m’embêtez jamais pour les réparations : j’ai pour principe de n’en pas faire. Et maintenant, bonsoir ; allez dormir, mes braves.

Il parlait d’une voix lente en grasseyant un peu ; ses petits yeux gris clignotaient constamment ; il avait le teint coloré d’un gros rouge presque violet ; il portait toute sa barbe qui était courte et rare, mais qui restait très noire comme la chevelure, bien qu’il eût dépassé la soixantaine ; (j’ai su depuis que ce beau noir était factice : il se teignait). Sa physionomie, malgré les apparences de bonne santé qu’elle décelait, restait maussade et ennuyée. Ceux qui ont joui de tous les plaisirs ont rarement l’air heureux.

M. Gorlier revint souvent nous voir, soit à la maison, soit dans les champs. Il venait, jouant avec sa canne, causait un instant du temps et des travaux, puis disparaissait. Jamais plus, d’ailleurs, il ne fut poli comme le premier soir. Ainsi que Fauconnet, il tutoyait tout le monde et, comme il n’avait pas la mémoire des noms, ou à dessein peut-être, il appliquait invariablement à son interlocuteur le qualificatif de « Chose ».

— Eh bien, Chose, es-tu satisfait de ce temps-là ? Mère Chose, nous vous prendrons prochainement deux des poulets de la redevance…

Mlle Julie, la cuisinière maîtresse, une dondon déjà mûre à la peau blanche et aux formes appétissantes, vint chercher un soir ces deux poulets-là, que Victoire engraissait à dessein depuis plusieurs semaines. Elle les soupesa, les palpa et daigna se déclarer satisfaite.

— Il faudra toujours nous les donner comme ça, Victoire ; ils semblent parfaits ; voilà un coq magnifique.

— Oh ! oui, mademoiselle, fis-je, je voudrais bien que ce soit mon ventre qui lui serve de cimetière.

La grosse remarqua le mot.

― Comment avez-vous dit ? reprit-elle.

Je blêmis, craignant que cela ne lui ait déplu.

― Allons, répétez, voyons !

— Mademoiselle, j’ai dit qu’à ce jo-là mon ventre servirait bien de cimetière. C’est une blague du pays que j’ai citée en manière de plaisanterie ; il ne faut pas vous en fâcher : je sais bien que les poulets ne sont pas faits pour moi…

Mlle Julie partit d’un franc éclat de rire.

— Je le retiendrai, ce mot-là, Tiennon, et je le servirai à d’autres qu’il amusera, soyez-en sûr. Jamais encore je ne l’avais entendu dire.

Elle le rapporta sans tarder à M. Frédéric, car il me dit, dès qu’il eut l’occasion de me voir :

— Chose, tu as des expressions délicieuses. Je vais recevoir prochainement mes amis Granval et Decaumont ; je te les amènerai et tu tâcheras de trouver des choses drôles comme celles que tu as dites à Mlle Julie, l’autre jour, à propos des coqs.

Il tint parole. Plusieurs fois, dans le courant du mois d’août, il vint le soir avec ces deux messieurs ; ils arrivaient en fumant leurs pipes à l’heure où nous soupions ; ils s’asseyaient et nous regardaient.

— Causez, mes braves, ne faites pas attention à nous, nous disaient-ils chaque fois.

Mais nous n’en faisions rien, bien entendu ; nous ne parlions que pour leur répondre quand ils nous interrogeaient directement. Les domestiques, qui couchaient dans la chambre, avaient la ressource de s’esquiver dès qu’ils avaient mangé ; mais moi, il me fallait leur servir de jouet jusqu’à dix et quelquefois onze heures. Peu leur importait, à eux, de se coucher tard : ils avaient la faculté de se lever de même. Peu leur importait de me faire perdre mon sommeil, car il me fallait être debout le lendemain à quatre heures, comme de coutume. Et c’était bien, comme je le dis, pour que je leur serve de jouet qu’ils venaient s’installer dans ma maison. Ils ne me faisaient parler que pour rire de mon langage incorrect, de mes réponses naïves et maladroites. Quand je disais quelque chose qui lui semblait particulièrement drôle, M. Decaumont tirait son carnet :

— Je note, je note, faisait-il. J’utiliserai ça pour des scènes champêtres dans mon prochain roman.

Mlle Julie étant venue un jour, je me hasardai à lui demander pourquoi M. Decaumont écrivait ainsi les choses baroques que je débitais bien malgré moi. Elle me dit que c’était un grand homme qui s’occupait à faire des livres, et qu’il était célèbre. Un grand homme ! un homme célèbre ! ce petit gros à figure de curé, avec des cheveux ridiculement longs qui lui tombaient sur les épaules.

— Ah ! c’est fait comme ça, un homme célèbre ? dis-je.

Mlle Julie se mit à rire.

— Mon Dieu oui, Tiennon ; il est bien comme les autres, allez, malgré ses capacités. Avec ses grands cheveux, on le prendrait plutôt pour un fou que pour un savant ; et il s’amuse de tout comme un enfant.

Eh bien, je ne trouvais pas très loyale la façon d’agir de ce faiseur de livres. Je lui en voulais d’inscrire mes réponses pour les publier, pour que d’autres bourgeois comme lui en puissent rire à leur tour. Était-ce donc ma faute si je parlais de façon peu correcte ? Je parlais comme on m’avait appris, voilà tout. Lui, qui était resté sans doute jusqu’à vingt ans dans les écoles, avait pu apprendre à tourner les belles phrases. Mais moi j’avais fait autre chose pendant ce temps-là. Et, à l’heure actuelle, j’employais ailleurs et bien aussi utilement que lui mes facultés : car, de faire venir le pain, c’est bien aussi nécessaire que d’écrire des livres, je suppose. Ah ! si je l’avais vu à l’œuvre avec moi, l’homme célèbre, à labourer, à faucher ou à battre, je crois bien qu’à mon tour j’aurais eu la place de rire. J’ai fait souvent ce souhait d’avoir sous ma direction, pendant quelques jours, au travail des champs, tous les malins qui se fichent des paysans.