Stock (p. 137-143).
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XXIII


Les coqs à l’engrais chantèrent un soir de décembre qu’il y avait de la neige et qu’il gelait ferme. C’était à la fin de la veillée, vers neuf heures ; je me disposais à me coucher.

— Qu’est-ce qu’ils veulent nous annoncer, ces sales bêtes, dit Victoire qui tremblait de tous ses membres.

— Pas quelque chose de bon, sans doute, répondis-je d’une voix brusque où perçait la crainte.

Nous avions l’un et l’autre cette conviction qu’il était signe de malheur d’entendre charter les coqs à partir du coucher du soleil et jusqu’à minuit : cette période est celle du repos ; ils doivent être silencieux.

À la réflexion, cette infraction à la règle aurait dû nous sembler naturelle de la part de ces pauvres poulets à l’engrais qui, ne sortant jamais d’une étable enténébrée, perdaient peu à peu le sentiment des heures. Mais nous n’en pensions pas tant, et nous étions troublés parce que nous avions vu, dans notre enfance, se troubler nos proches en pareille occurrence. D’ailleurs, dans le grand silence de la soirée d’hiver, ces cocoricos éclatants avaient un air lugubre, d’autant plus qu’ils se multiplièrent : le coq des Viradon répondit aux nôtres, puis d’autres des chaumières proches, et ce fut pendant une demi-heure un concert de modulations aiguës, comme aux heures qui précèdent l’aube matinale.

Après que les chants eurent pris fin, Victoire donna le sein à notre petit Charles, — car nous avions un troisième enfant depuis deux mois, — mais elle ne cessait pas de trembler ; elle tremblait encore quand elle se mit au lit. Nous eûmes, cette nuit-là, un sommeil troublé et il fut décidé que les malencontreux poulets seraient vendus au plus tôt.

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Comme par hasard, les mois qui suivirent, toute sorte de malheurs vinrent nous frapper. En prenant de l’âge, je me suis libéré d’une bonne partie des croyances superstitieuses de ma jeunesse ; mais à cause de cela, j’ai toujours conservé la crainte des coqs qui chantent après le coucher du soleil.

J’avais, dans un coin de mon étable, une réserve de pommes de terre. La meilleure de mes deux vaches s’étant détachée une nuit, avala goulûment un gros tubercule et s’étrangla. Je la découvris, le matin, étendue sur le dos, râlante ; son ventre était ballonné ; sa langue pendait ; ses jambes s’agitaient en de brusques soubresauts d’agonie. La pomme de terre, restée dans l’œsophage, lui bouchait la respiration et mes tentatives pour la faire descendre furent vaines, comme étaient vains les mouvements désespérés de la pauvre bête qui ne voulait pas mourir. Je n’eus que la ressource d’aller prévenir un boucher, qui m’en donna trente francs : je comptais la vendre trois cents francs à la fin de l’hiver.

Il me souvient que ma femme voulait acheter des habits pour notre petit Jean et me faire faire un paletot neuf et une blouse. Mais on dut repousser à des temps meilleurs ces dépenses anormales, d’autant plus que ce ne fut pas le bout de nos peines. Peu après, il me creva un cochon qui pesait au moins cent cinquante livres. Puis, la vache que j’achetai pour remplacer ma pauvre étranglée me causa des ennuis.

À cause des enfants, Victoire avait cessé tout à fait de porter le lait en ville : elle s’était mise à faire du beurre. Or, il n’y avait pas moyen de transformer en beurre la crème qui provenait de cette nouvelle vache. Nous passions à la remuer dans la baratte des heures et des heures ; nous avions les bras moulus de faire monter et descendre le batillon : rien. Il m’arriva un soir d’y mettre de la colère : sans interruption, de six heures à minuit, je manœuvrai le batillon dans le liquide aqueux ; je parvins à m’exténuer, à mouiller ma chemise, à défoncer la baratte, mais non à faire. du beurre. Je racontai ça le lendemain au père Viradon qui me dit que c’était un sort. Pareille mésaventure lui étant advenue dans sa jeunesse, il était allé trouver un défaiseux de sorts qui lui avait donné les conseils suivants :

« Se rendre un peu avant minuit au carrefour de la place de l’Église et poser là un petit pot neuf de six sous plein de cette mauvaise crème ; tourner douze fois autour de ce pot quand sonneraient les douze coups de minuit, en traînant, au bout d’une corde de six pieds de long, les chaînes d’attache des vaches ; au douzième tour, s’arrêter net, faire quatre fois le signe de la croix dans quatre directions opposées et partir au grand galop, abandonnant le pot et rapportant les chaînes.

« Couper à chaque bête un bouquet de poils de la tête, un du garrot, un de la queue, les tremper dans l’abreuvoir tous les jours de la semaine sainte avant le lever du soleil, les porter à la messe le jour de Pâques et les faire brûler dans la cheminée sans être vu… »

— J’ai fait cela et la réussite a été complète, conclut Viradon. Mais le défaiseux a dû agir de son côté.

En dépit de mes embêtements, j’étais secoué d’un fou rire en écoutant le bonhomme raconter, d’un air convaincu, les détails bizarres des cérémonies qu’on lui avait fait accomplir. Il me semblait le voir tourner autour de son pot, en traînant ses chaînes qui fretintaillaient !…

Le défaiseux était mort ; mais il avait laissé à son fils le secret de son talent, et le vieux voisin me conseillait fort d’avoir recours à lui. Je refusai néanmoins, n’ayant pas foi en ces stupidités.

Ce fut au curé que Victoire alla conter nos peines. Il vint le lendemain, aspergea l’étable avec de l’eau bénite et nous dit de n’avoir nulle crainte des sorciers.

Ça tient tout simplement à ce que votre vache a du lait de mauvaise qualité, conclut-il, et à ce qu’elle est dans un état de gestation avancée ; améliorez sa nourriture, donnez-lui chaque jour un peu de sel dans une ration de farineux et vous vous en trouverez bien.

Nous suivîmes les avis du curé et il nous fut possible de faire du mauvais beurre qui s’améliora tout naturellement quand, à la belle saison, nos vaches allèrent pâturer sur les Craux et lorsqu’elles furent au lait nouveau. Si l’on se rendait bien compte de tout on n’aurait pas souvent, je pense, l’occasion de croire aux sorts.

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Vers la fin de l’hiver, pour clôturer cette série de malheurs, nous eûmes une alerte plus grave encore ; et cette fois-ci, il fallut bien, en désespoir de cause, aller trouver un rebouteux.

Notre petit Charles fut pris soudain d’un grand mal de gorge ; il refusait de prendre le sein ; sa respiration devint rauque, puis râlante. Victoire le porta d’abord à la sage-femme, puis au médecin, et ça n’avait pas l’air d’aller mieux, bien au contraire. Or, il y avait sur le chemin d’Agonges un homme qui barrait les maux de gorge d’enfants ; on venait le trouver de toutes les communes du canton et même d’ailleurs : il sauvait les bébés désespérés par les docteurs. Au cours d’une veillée, l’état du petit parut tellement s’aggraver que nous décidâmes de le lui porter séance tenante.

Ce fut un bien triste voyage. Je portais dans mes bras le petit malade, sur un oreiller recouvert d’un vieux châle ; Victoire suivait en pleurant ; nos pas résonnaient lugubres dans le silence nocturne, sur le sol des rues que séchait le grand gel. Sur les dix heures, nous eûmes la satisfaction de frapper à la porte du guérisseur qui vint nous ouvrir en caleçon et bonnet de coton : c’était un petit homme déjà vieux, la figure insignifiante. Il marmonna des prières en faisant des signes sur tout le corps de notre enfant, il oignit son cou d’une sorte de pommade grise et lui souffla dans la bouche par trois fois. Un mauvais quinquet fumeux éclairait cette scène étrange. J’étais impressionné. Victoire pleurait toujours silencieusement. Après qu’il eut fini, l’homme déclara :

— Il ira mieux demain ; mais, par exemple, il était temps de l’amener, vous savez… Dès qu’il ira mieux vous irez faire brûler un cierge devant l’autel de la Vierge.

À notre demande de paiement, il dit :

— Je ne prends rien aux pauvres gens : néanmoins, j’ai là un tronc où chacun met ce qu’il veut.

Il prit sur la cheminée une petite boîte carrée, en bois fumé, dont le couvercle était percé d’un fente : j’y glissai vingt sous et nous repartîmes en hâte, inquiets des deux aînés que nous avions laissés dormant, dans la maison fermée.

Le guérisseur ne nous avait pas trompés. Vers le matin, le bébé vomit des matières aqueuses qui ressemblaient à des crachats durcis et, tout de suite soulagé, il prit le sein. Deux jours plus tard, il était tout à fait remis.

Je me suis souvent demandé, sans pouvoir répondre ni dans un sens, ni dans l’autre, si cette guérison fut d’effet naturel ou si les simagrées du vieux y furent pour quelque chose. Je sais que nombre de gens, très sceptiques, très fortes têtes, ne craignent pas, encore aujourd’hui, d’avoir recours à ces guérisons campagnardes pour se faire barrer les dents, ou se faire faire la prière à l’occasion d’une entorse ou d’une foulure. Et beaucoup constatent qu’ils en ont du soulagement.

Devant ces exemples, il est permis de rester perplexe, également éloignés de ceux qui affirment et de ceux qui se moquent. J’en suis encore là.