Stock (p. 109-113).
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XVII


Au printemps suivant, je m’en fus, pour la fête de Meillers, voir mon camarade de communion, Boulois, du Parizet. Son jeune frère étant mort, il restait fils unique, et il était fier de sa belle situation, car ses parents avaient quelques avances. Tout en causant, comme j’en étais venu à parler du père Giraud, le garde, il me demanda en souriant finement s’il n’avait pas une fille. Je répondis qu’il en avait même deux, dont l’une mariée et l’autre encore à prendre. Alors Boulois m’avoua qu’un parent lui avait montré Victoire pour une foire de Souvigny en lui disant qu’elle ferait bien son affaire. Il me fit subir ensuite un véritable interrogatoire ayant pour but de le fixer sur le caractère et les habitudes de la jeune fille en question. Et, quand je partis, il me chargea de la pressentir afin de savoir si elle consentirait à se marier avec un garçon de la campagne.

— Si elle a l’air de dire que oui, tu lui parleras de moi, conclut-il.

Je réfléchis beaucoup à cela toute la semaine. Pour plusieurs raisons, cette mission délicate m’ennuyait. Néanmoins, dans l’intention de la remplir, je me rendis le dimanche suivant à la maison forestière. Le hasard me favorisa ; Victoire et sa mère étaient allées à la messe du matin et, dès qu’elles furent rentrées, le père Giraud partit pour se rendre à celle de dix heures. Je partis avec lui, faisant le simulacre de m’en retourner à Fontbonnet, et m’efforçant d’avoir un air très naturel. Mais je revins une heure plus tard : c’était le moment propice, car Victoire était seule à la maison, sa mère ayant conduit pâturer les vaches dans une clairière. Après quelques préambules embarrassés, je lui dis que j’avais désiré la voir en dehors de la présence de ses parents pour lui demander si un paysan lui plairait comme mari. Elle fixa un instant sur les miens ses grands yeux noirs ; interrogateur et profond, son regard me fouillait l’âme, mais elle ne répondait pas.

— C’est un de mes amis qui m’a chargé de vous poser cette question, ajoutai-je.

— Ah ! c’est un de vos amis…

Je crus discerner dans ces mots, après lesquels elle redevint pensive un instant, une nuance de désappointement qui me frappa.

— Eh bien, dame, il faudrait que je le voie, cet ami ; sans le connaître je ne peux rien vous dire.

— Il se fera connaître… Mais le métier ne vous déplairait pas trop ?

— Pourquoi me déplairait-il ? Ne suis-je pas paysanne aussi…

Il y eut un moment de silence pénible. Victoire, assise au coin de la cheminée, tisonnait le feu et ne détournait plus les yeux de la flamme rose. J’étais, moi, adossé à une vieille commode de chêne, tout près de la porte d’entrée ; et les sons qui frappaient mes oreilles avaient le don de me faire tressaillir : c’étaient le crépitement des branches qui flambaient, le tic-tac de l’horloge, le chant d’un grillon dans le mur, le gloussement d’une poule dans la cour, tous bruits très familiers, par conséquent. Mais j’avais le cerveau troublé, une idée qui m’était venue dans la semaine s’y agitait avec intensité. Et j’eus l’audace inouïe de l’exprimer tout d’un trait.

— Eh bien, non ! Je ne veux pas mentir plus longtemps !… Ce n’est pas pour un autre, c’est pour moi que je parle en ce moment, Victoire. M’accepteriez-vous pour époux ?

Elle se leva d’un bond, se tourna à demi de mon côté ; ses yeux se baissèrent vers les larges pierres noires qui dallaient la pièce et je vis une légère coloration animer ses joues au teint bistré.

― Vous ne me déplaisez pas ; mais je ne peux vous donner de réponse définitive sans parler à mes parents. Allez dimanche au bal à Autry ; je m’arrangerai pour y paraître et je vous dirai si vous devez vous présenter ou non.

Je balbutiai un « merci » et me retirai sans même chercher à me rapprocher d’elle, tellement j’étais troublé et tellement son air froid et sérieux continuait à m’en imposer.

Les jours d’après, je crus avoir rêvé… Il ne me semblait pas possible que j’aie trahi ainsi la confiance de Boulois, que j’aie demandé pour mon compte cette Victoire pour laquelle je ne ressentais d’autre attirance que celle qui résultait de sa situation de fille aisée ! Et pourtant, c’était fait ! Que les grands événements de la vie tiennent donc à peu de chose : à une pensée qui se fait jour par hasard, à une disposition d’esprit passagère, à une minute d’audace, à un moment d’absence de conscience ou de réflexion…

Victoire, qui avait de l’amour pour moi, dut bien manœuvrer, car elle me dit le dimanche au bal que j’avais des chances, malgré que ses parents faisaient beaucoup d’objections. Ils lui donnaient un lit, une armoire, un peu de linge et trois cents francs d’argent — ce qui était beau pour l’époque. — Naturellement, ça les ennuyait que je n’aie rien du tout : ils me le déclarèrent tout net quand j’allai à la maison leur faire ma demande.

— Obtenez de votre père une somme au moins égale à celle de Victoire ; il vous doit bien cela, puisqu’il ne vous a pas racheté. À cette condition, nous consentirons au mariage, car nous vous connaissons comme bon travailleur et brave garçon.

Le bon accueil des parents m’étonna presque autant que celui de la fille. J’en sus plus tard le pourquoi. Leur fils, le soldat d’Afrique, avait eu une jeunesse orageuse ; il leur avait coûté beaucoup d’argent et causé beaucoup de désagréments, alors qu’il était à Moulins commis en rouennerie. D’un autre côté, leur gendre le verrier ne leur procurait aucune satisfaction ; il buvait fréquemment et il lui arrivait de battre sa femme : le ménage n’était pas heureux. Je bénéficiai de ces exemples qui avaient amoindri aux yeux des Giraud le prestige des professions industrielles et commerciales.

Mon père s’était remis à flot ; il avait touché de M. Boutry huit cents francs au compte de la deuxième année, et je n’eus pas trop de peine à obtenir les trois cents francs exigés. Je fus donc agréé définitivement, et la noce eut lieu à la Saint-Martin de 1845 ; j’avais tout juste vingt-deux ans.

Ma femme resta avec ses parents et je continuai mon service à Fontbonnet où j’étais loué pour une seconde année. Chaque soir, après journée faite, je rentrais à la maison forestière, et chaque matin, au petit jour, je regagnais mon poste. Le dimanche, je continuais de faire les travaux, les corvées pénibles du beau-père, ce qui me faisait bien voir à la maison. Victoire se montrait aimable ; je n’avais ni responsabilité, ni inquiétude ; ce fut un des moments heureux de ma vie.