La Vie consciente et la vie inconsciente d’après la nouvelle psychologie/02

La Vie consciente et la vie inconsciente d’après la nouvelle psychologie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 161-188).
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LA VIE CONSCIENTE
ET LA
VIE INCONSCIENTE
D’APRÈS LA NOUVELLE PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE.

II.[1]
L’INCONSCIENCE.

I. H. Taine, l’Intelligence, nouvelle édition. — II. Wundt, Physiologische Psychologie. — III. De Hartmann, Philosophie de l’inconscient. — IV. Maudsley, Physiologie de l’esprit. — V. Th. Ribot, la Psychologie anglaise contemporaine, la Psychologie allemande contemporaine. — VI. Delbœuf, la Psychologie comme science naturelle. — VII. Colsenet, la Vie inconsciente de l’esprit.

La psychologie contemporaine ne pouvait invoquer l’observation en faveur des faits inconsciens, mais elle a eu recours au raisonnement et au calcul : elle s’est efforcée d’imiter les procédés féconds de la physique ou de l’astronomie pour démontrer l’existence de choses invisibles. En dehors du spectre solaire vous ne voyez plus que de l’obscurité, et pourtant il y a encore de la lumière : vos yeux ne l’aperçoivent pas, mais on peut contraindre votre esprit à l’affirmer ; en effet, les rayons invisibles qui avoisinent le spectre visible produisent, comme les autres, des réactions chimiques sur les corps sensibles à la lumière. L’effet patent trahit la cause latente. De même, en astronomie, les perturbations aperçues dans un astre observable, Uranus, ont révélé un astre inconnu, Neptune, et permis même de calculer sa place dans le ciel. Un calcul analogue peut s’appliquer aux faits de la conscience, selon les partisans de la psychologie contemporaine. Nos sentimens, nos idées, nos volontés subissent parfois des perturbations sans cause appréciable pour la conscience. J’étais joyeux tout à l’heure ; pourquoi suis-je devenu triste ? Quel nuage a passé en moi sans que ma conscience l’ait aperçu ? Au dehors, rien n’est changé ; pourquoi tout est-il changé au dedans ? — Maine de Biran explique ce fait par ce qu’il appelle la réfraction morale. La conscience est enveloppée d’une atmosphère de petites perceptions inconscientes venues de nos organes, et tout ce qui arrive du dehors ne pénètre en nous qu’en se réfractant à travers ce milieu : un changement nouveau dans la sphère inconsciente produit dans la conscience le changement dont nous ne voyons pas les raisons. C’est par des raisonnemens de ce genre, souvent appuyés sur des calculs et sur des expériences physiologiques, qu’on est arrivé à concevoir un domaine qui ne serait ni le pur mécanisme matériel ni l’esprit conscient, mais de l’esprit inconscient. « L’opinion traditionnelle qui, dit M. Wundt, admet que la conscience est une scène embrassant toute notre vie intérieure, est inacceptable… La conscience ne connaît que les résultats du travail opéré dans ce laboratoire obscur situé au fond d’elle-même ; l’inconscient est le théâtre des phénomènes spirituels les plus importans : partout la conscience suppose l’inconscient comme condition[2]. » L’originalité de la doctrine aujourd’hui en faveur chez les psychologues de l’Allemagne et même de l’Angleterre, c’est donc d’admettre des faits qui seraient tout ensemble spirituels et inconsciens. Nous avons à rechercher si ce n’est pas là « multiplier sans nécessité » les principes d’explication et les formes de l’existence.


I.

Par ce terme vague d’inconscient les psychologues désignent les choses les plus différentes et concluent ensuite faussement d’une acception à l’autre. Ce vague est surtout frappant dans le livre de M. Colsenet ; nous regrettons que MM. Wundt et de Hartmann eux-mêmes n’aient pas donné de définitions plus précises. Quels sont les vrais phénomènes inconsciens sous tous les rapports ? Ce sont les phénomènes purement mécaniques ; il est clair que les mouvemens de l’automate construit par Vaucanson n’étaient accompagnés d’aucun état de conscience ou de sensibilité, ni dans la tête de l’automate ni dans ses membres. Ils résultaient de relations purement mécaniques entre les diverses pièces ajustées par le mécanicien. Il y a évidemment aussi, dans notre corps et dans tout organisme vivant, des transmissions de mouvemens toutes mécaniques : tels sont certains mouvemens des tendons pendant la marche, ceux du sang dans la circulation, etc. Même dans les nerfs, il peut se passer des phénomènes physiques ou chimiques de vibration, de nutrition, de désassimilation, qui, n’ayant pas de contrecoup suffisant dans le cerveau, demeurent pour le moi inconsciens. Enfin, dans le cerveau même, il peut se produire des changemens que le moi ne saisit pas, ou dont il ne saisit que le résultat et le total. Quand font défaut les conditions d’intensité et de durée nécessaires aux ondes nerveuses[3], la conscience ne s’aperçoit pas des changemens produits dans l’organisme, ou bien elle ne s’aperçoit que de leur somment non de leurs parties. Par exemple, si une addition de lumière est au-dessous d’un centième de la lumière primitive, nous savons qu’elle n’est pas perceptible. De même, si une succession de diverses impressions lumineuses est trop rapide et inférieure au temps nécessaire pour le discernement des différences, c’est-à-dire trois ou quatre centièmes de seconde, la distinction de ces impressions lumineuses s’effacera, et elles sembleront former un tout continu. Un rayon de lumière, dit Huxley, est en fait instantané, mais la sensation de lumière produite par ce rayon dure un temps appréciable, environ un huitième de seconde ; d’où il suit que, si deux impressions lumineuses sont séparées par un intervalle moindre, elles ne sont pas distinguées l’une de l’autre. C’est pour cela qu’une baguette lumineuse qu’on fait rapidement tourner en rond paraît comme un cercle de feu, et que les rayons d’une roue de voiture lancée à toute vitesse ne sont pas visibles séparément. D’après ces lois, on comprend comment les états de notre corps et de notre cerveau sont tantôt inconsciens, tantôt consciens. Les actions réflexes, par exemple, s’accomplissent et se succèdent plus rapidement que les perceptions. Elles exigent seulement cinq ou six centièmes de seconde, tandis que les perceptions des sens en exigent de seize à vingt centièmes. Chez certains animaux, les actions réflexes sont encore bien plus rapides : l’aile d’un moucheron bat de trois cents fois à mille fois par seconde, ce qui suppose une vitesse extrême d’actions nerveuses réflexes. Leur durée est toujours inférieure au temps nécessaire pour la conscience distincte. Il est donc des mouvemens, soit réflexes et instinctifs, soit habituels, dont les voies sont si faciles qu’ils n’envoient pas au cerveau un excédent de stimulation nerveuse : ils expirent avant de l’atteindre, comme une vague qui meurt avant d’atteindre nos pieds. Tels sont les phénomènes vraiment inconsciens ; mais, remarquons-le bien, ce ne sont pas des phénomènes mentaux ; ils ne sont inconsciens que là où ils sont exclusivement mécaniques, physiques, chimiques ou physiologiques, sans mélange d’aucun élément psychique.

Maintenant, dans les états de conscience eux-mêmes, il doit exister des degrés innombrables, depuis la conscience la plus obscure jusqu’à la plus claire. Les phénomènes de conscience obscure, qui devraient s’appeler subconsciens, sont trop souvent confondus avec les phénomènes inconsciens. Ils comprennent en premier lieu les états mentaux de faible intensité et de faible durée. Tels sont les mouvemens par lesquels nous tournons les pages d’un livre. Ces mouvemens sont consciens à un faible degré parce qu’ils partent du cerveau et de la conscience centrale ; mais, comme le remarque Stuart Mill, ils sont oubliés à mesure qu’ils sont produits. De plus, comme ils se ressemblent tous, ils se fondent dans le souvenir : on se rappelle avoir tourné les pages, mais non telle page. Les phénomènes subconsciens comprennent encore les états de conscience composés dont les parties ne sont pas distinctes. Ces parties produisent dans la conscience un effet réel et actuel, mais perdu dans un total comme une voix dans un chœur de musiciens, ou comme une série d’harmoniques dans le timbre d’un instrument de musique. Par exemple, l’enfant qui s’endort pendant que sa mère chante est souvent réveillé par le silence. La voix de sa mère formait dans sa conscience comme une pédale sourde et continue mêlée à sa conscience générale ; le silence, en supprimant cette partie intégrante de la conscience totale, produit un contraste qui réveille. Ce qui demeure ainsi inconscient pour l’intelligence, faute de contraste, peut ne pas être inconscient pour la sensibilité, qui éprouve alors un état général sans en discerner les élémens. La conscience intellectuelle et réfléchie n’est pas nécessaire, comme on le croit trop souvent, à la conscience purement sensible, qui est toute spontanée et immédiate.

Ainsi, jusqu’à présent, l’observation ne nous révèle que deux sortes de phénomènes : 1o des faits physiques inconsciens ; 2o des faits mentaux consciens ou subconsciens. Il nous reste à apprécier à leur juste valeur les argumens qu’on apporte en faveur de faits mentaux inconsciens. Ces argumens eux-mêmes portent sur deux points principaux : les uns ont pour but d’établir l’existence d’une volonté inconsciente, les autres celle d’une intelligence inconsciente.

II.

Sous l’activité instinctive et sous l’action réfléchie on doit également admettre, à en croire M. de Hartmann, une volonté inconsciente qui poursuit un but par des moyens appropriés et qui cependant ne se représente pas le but ou les moyens. Le jeune écureuil, qui ne connaît point encore l’hiver et le manque de nourriture, fait cependant d’avance sa provision de noisettes ; certains animaux accumulent des provisions auprès des œufs de leurs petits qu’ils ne verront jamais éclore ; selon M. de Hartmann, c’est l’inconscient qui les fait alors agir en vue de certaines fins dont ils n’ont point la connaissance. On reconnaît là l’antique « finalité » sous sa forme la moins scientifique, car qu’y a-t-il de plus voisin des entités du moyen âge ou des mythes de l’antiquité qu’une « volonté inconsciente, agissant en vue d’une idée inconsciente par une logique inconsciente ? » C’est l’extrémité opposée à l’opinion de Maudsley, qui, lui aussi, élimine la conscience des actions instinctives, mais pour les réduire à un automatisme brut. Selon nous, il y a un milieu entre ces deux extrêmes : finalité inconscience et automatisme inconscient. L’instinct suppose, à nos yeux, deux facteurs qui concourent à le produire : les lois du mécanisme et les lois de la sensibilité. Tous les partisans des causes finales voient dans les instincts et dans les actions des animaux une multitude de motifs inconsciens qui les guident, une sagesse intellectuelle qu’ils posséderaient sans s’en douter : la vraie méthode procède et conclut autrement. En premier lieu, l’effet d’un mouvement instinctif, qui nous paraît calculé en vue d’un but, dépend avant tout de la forme des organes ; si, par exemple, les nerfs se trouvent disposés de telle sorte que, sous une irritation extérieure, ils fassent nécessairement contracter la jambe, le résultat dernier du mouvement, qui est d’échapper à l’objet nuisible, sera simplement l’effet mécanique lié à la forme de l’organe. En second lieu, la forme même de l’organe dépend de la sélection naturelle ; c’est celle-ci qui a assuré la conservation des organes utiles à la vie. Un être qui n’aurait pas réagi contre les obstacles de manière à les écarter mécaniquement n’aurait pu se conserver ni perpétuer son espèce. Il n’est donc pas étonnant que nous trouvions dans l’effet d’un mouvement instinctif une convenance, une appropriation ; mais cette convenance tient à la sélection mécanique, non à des motifs inconsciens ou à un dessein inconscient que suivrait l’animal.

On peut citer en exemple les intéressantes études sur les holothuries que M. Schneider a faites sur les côtes de Sicile. On sait que l’holothurie tubuliforme rejette parfois par la bouche toutes ses entrailles quand on la serre avec la main ; elle les rejette toujours quand on la plonge dans l’esprit-de-vin. Voici l’explication du phénomène, telle que M. Schneider l’a donnée. Si l’on retire l’animal de l’eau, il se contracte tout entier, comme les actinies ; ce mouvement a pour premier et immédiat effet de projeter au dehors l’eau contenue dans le corps de l’animal, absolument comme les moules projettent l’eau par la brusque occlusion de leur coquille. Inutile de croire que l’animal, en effectuant sa contraction, ait l’intention formelle d’arroser l’agresseur. Le jet d’eau est l’effet immédiat et non prémédité de la contraction ; il ne suppose pas une « représentation mentale inconsciente, » mais simplement une sensation pénible et un effet mécanique de cette sensation. Si on continue de tenir l’holothurie dans la main et si on la tourmente davantage, la contraction devient plus intense ; qu’arrive-t-il alors ? L’animal lance au dehors la matière laiteuse, gluante et étonnamment collante qu’on a beaucoup de peine à enlever. Cette substance donne la mort aux petits animaux, qui ne peuvent s’en débarrasser, et les grands animaux marins, tout comme l’homme, ne peuvent en subir le contact sans un profond dégoût. On en a parfois conclu qu’en projetant cette matière, l’holothurie avait l’intention de tuer ses adversaires. Mais l’animal n’y songe pas plus qu’il ne le faisait en lançant un jet d’eau : il faut voir là un effet mécanique, approprié sans doute, mais dû à la sélection et transmis par l’hérédité ; c’est un simple résultat de la contraction primitive, qui seule est consciente, étant accompagnée de douleur. Que l’on continue d’irriter l’holothurie, qu’on la plonge dans un bain mortel d’alcool, l’intensité de son effort contractile augmente encore, et l’animal va même, à l’encontre de son intérêt, jusqu’à projeter finalement ses entrailles par la bouche. M. de Hartmann soutiendra-t-il que l’animal veut cet effet de la contraction ? — Il y a des phénomènes analogues chez les vers, les gastéropodes, les céphalopodes, enfin les vertébrés. M. Schneider a raison de conclure que les mouvemens de défense, chez les animaux inférieurs, sont les manifestations variées d’un seul et même pouvoir, celui de répondre aux impressions désagréables par la contraction du corps. On croira peut-être voir dans cette contraction l’analogue de ce que les anciens psychologues appelaient l’aversion ; mais ce mouvement de contraction n’a, selon nous, d’élément psychologique que la douleur ; il ne suppose pas une intention, une volonté, une finalité, comme l’aversion des anciens psychologues. Son effet défensif n’est pas prévu : il résulte de la simple contraction générale du corps et des variétés que la sélection naturelle apporta peu à peu, dans le cours des siècles, à ce mouvement fondamental.

Grâce au mécanisme nerveux que la sélection naturelle a ainsi produit, un même mouvement peut avoir aujourd’hui des effets très divers et diversement utiles, qui ne sont pas pour cela des fins prévues. Par exemple, la contraction totale du corps peut, comme M. Schneider l’a montré, avoir pour effet : 1o l’éloignement du lieu d’un danger ; 2o l’acte de cacher et de préserver les organes les plus précieux ; 3o l’acte de se retirer (comme le colimaçon) dans une enveloppe protectrice ; 4o la projection au dehors de moyens défensifs. Ce mouvement de contraction totale se retrouve jusque chez les protozoaires et les zoophytes ; selon nous, il n’est besoin d’attribuer à ces êtres inférieurs ni une représentation consciente de l’étendue du danger ou de l’opportunité du mouvement, ni une représentation inconsciente de ces mêmes choses, comme celle dont parle M. de Hartmann ; il suffit d’admettre les deux élémens auxquels nous réduisons tous les faits de « volonté inconsciente : » 1o au point de vue psychologique, nous admettons une émotion de malaise, un sentiment d’irritation plus ou moins sourde qui existe dans les diverses cellules et se propage jusqu’aux cellules les plus centrales ; 2o au point de vue physiologique, nous admettons un mécanisme de contractilité qui, une fois établi par sélection, fonctionne dès que surgit une excitation extérieure. Compliquez ce mécanisme d’irritabilité et de contractilité, vous rendrez compte des actions les plus complexes dans les organismes supérieurs. Par exemple, l’ajustement de l’œil humain à la distance, dont M. de Hartmann et tous les partisans des causes finales admirent la rapidité et la précision, se produit au moyen d’un changement de convexité du cristallin et par une déviation de l’axe des yeux ; il n’y a là, de la part de la conscience cérébrale, rien de volontaire, il n’y a rien de conscient pour le moi ; c’est une série de réactions motrices répondant, dans les centres nerveux, à une sensation causée par la lumière. Ce phénomène est très propre à nous faire comprendre la nature de beaucoup d’actes instinctifs chez les animaux. Ces derniers possèdent même, en naissant, les intuitions de la distance et de la forme des objets, qui, chez l’homme, sont acquises. Certain poisson indien, dès qu’il est né, abat les insectes dont il se nourrit en leur lançant avec son museau une goutte d’eau qui manque bien rarement son but. L’étonnement que nous cause cet acte instinctif si remarquable, dit avec raison M. Maudsley, ne pourrait qu’augmenter si nous réfléchissions que les rayons lumineux, réfractés par l’eau, font apparaître l’insecte à une certaine distance du point où il se trouve réellement ; bien plus, la différence entre sa position réelle et sa position apparente est elle-même variable avec l’obliquité plus ou moins grande des rayons qui le font apercevoir au poisson. Mais M. Maudsley en conclut à tort qu’un tel acte doit être automatique. Il l’est, répondrons-nous, si on entend simplement par là que le calcul, la réflexion, la volonté, le moi, n’ont rien à y voir ; mais il y a dans cet acte, selon nous, plus que des actions et réactions physiques ; il y a, de cellule en cellule, de centre nerveux en centre nerveux, des actions et réactions de plaisir et de douleur vagues. Il se produit une communication de sensibilité et non pas seulement de mouvement : les cellules vivantes ne peuvent être assimilées à des billes, à des cailloux, à des rouages de machines. Si l’animal est un « automate, » c’est du moins un automate formé de parties vivantes et sentantes, non de parties mortes et insensibles : il n’est inconscient que là où il est automate ; il est conscient comme vivant et sensible.

Nous n’accorderons donc pas à M. Maudsley que, dans la machine vivante, la conscience soit un « luxe, » qui n’est pas « indispensable au travail de la machine. » Penser est souvent du « luxe, » soit ; mais sentir est du nécessaire ; or on ne sent pas sans avoir conscience de sentir. M. Maudsley va jusqu’à dire : — « En l’absence de la conscience, l’intelligence même n’en continuerait pas moins à raisonner ; seulement il n’y aurait plus de sens intérieur apte à révéler ses opérations. » À plus forte raison pour l’instinct, selon M. Maudsley. Que la conscience voie ou ne voie pas fonctionner la machine à laquelle elle est attachée, c’est pour cette machine « une alternative aussi indifférente » que « d’être vue ou non par les yeux d’un spectateur étranger, que d’être éclairée ou non par une lumière extérieure. » — Ce rôle de contemplation passive, répondrons-nous, n’est admissible que pour la réflexion intellectuelle, forme supérieure de la conscience ; il ne l’est pas pour la sensibilité, qui est le fond même de toute conscience. L’automate vivant ne fonctionne pas de la même manière quand il se sent ou quand il ne se sent pas. Si on veut absolument comparer la conscience à la lumière éclairant une machine, il faut alors supposer une machine où la lumière même, en tombant sur une plaque daguerrienne sensible à ses rayons, produirait des effets chimiques, lesquels finiraient par se transformer en mouvement visible et par changer la direction de la machine. Ainsi, dans la boîte de Grove, un rayon de lumière produit successivement action chimique, chaleur, électricité, magnétisme, et fait mouvoir l’aiguille sur le cadran. Dans l’être vivant, la sensibilité devient elle-même un facteur qui s’ajoute aux facteurs purement physiques. Nous nous écartons donc à la fois, dans cette question, et des purs mécanistes comme M. Maudsley, et des cause-finaliers, comme M. de Hartmann : nous faisons une part dans l’instinct à un mécanisme sans conscience et à des états de sensibilité nécessairement consciens ; nous rejetons « l’état mental inconscient. »

Une théorie analogue explique les autres faits cités en faveur de la volonté inconsciente. M. de Hartmann invoque, par exemple, les sympathies ou antipathies secrètes, pour montrer qu’on peut vouloir et aimer sans le savoir, et même poursuivre une fin sans le savoir. — Mais d’abord, les sympathies sont plutôt irréfléchies et irraisonnées que vraiment inconscientes. « Le jour où on s’aperçoit qu’on aime, remarque M. de Hartmann, n’est pas celui où l’on a commencé d’aimer. » — Non, mais s’apercevoir qu’on aime, c’est le savoir, c’est raisonner son amour,. c’est réfléchir ; cette réflexion présuppose toujours une conscience spontanée à laquelle elle s’applique. Si on s’aperçoit un jour qu’on aime, et qu’on aime depuis longtemps, c’est que depuis longtemps on avait quelque conscience vague de son amour, sans pouvoir le nommer : Che ho nel cor ? Il peut y avoir rapport inverse entre sentir et réfléchir, non entre sentir et avoir conscience.

Schopenhauer et M. de Hartmann ajoutent que, tout au moins, celui qui aime n’a pas conscience du vrai but de son amour. Ils font intervenir la « magie de l’inconscient » pour expliquer comment celui qui aime choisit invariablement l’être qui le complète le mieux au physique et au moral ; d’où il suit que, quand l’amoureux croit vouloir une chose, il coopère sans le savoir à la « volonté de l’inconscient, » qui est de créer un nouveau membre de l’espèce complet et typique. C’est là recourir au merveilleux pour expliquer un choix dont les raisons sont toutes psychologiques et physiologiques : goûts personnels, acquis ou hérités, effets d’associations d’idées, résultats de « la sélection sexuelle, » etc. Au reste, puisque l’inconscient est si sage dans ses desseins, auxquels nous servons sans le savoir, comment les enfans ne sont-ils pas plus généralement conformes au type de l’espèce ?

Le dernier fait où M. de Hartmann s’efforce de nous montrer une volonté inconsciente, c’est l’exécution de nos volontés par nos organes. Dès que nous avons l’idée consciente et le désir conscient d’un mouvement, le mouvement même s’effectue sans que nous puissions savoir quelle est la force efficace, active, qui a réellement produit le mouvement. Cette force, à en croire M. de Hartmann, serait la volonté inconsciente. Bien plus, le mouvement nécessaire pour lever le petit doigt, par exemple, ne peut s’accomplir, selon M. de Hartmann, que si la volonté agit sur les racines nerveuses qui sont « comme un clavier dans le cerveau ; » or nous n’avons pas l’idée consciente de la place et du nombre considérable de ces racines ; « tout mouvement volontaire suppose donc l’idée inconsciente de l’endroit qu’occupent dans le cerveau les racines des nerfs moteurs correspondant à un mouvement. » — Raisonner ainsi, c’est revenir au deus ex machina des causes occasionnelles, à l’assistance divine, à l’harmonie préétablie ; seulement, au lieu de la divinité consciente qui, selon Descartes et Malebranche, mettait en mouvement nos doigts à l’occasion de nos volontés, on invoque une divinité inconsciente. Sans doute, nous ne savons pas comment il se fait que l’idée meut ; cependant, il faut remarquer que toute idée implique déjà un mouvement cérébral sans lequel elle n’aurait pas lieu : ainsi l’idée du petit doigt implique un commencement de vibration dans les racines nerveuses aboutissant du cerveau au petit doigt ; le mouvement visible dans la main n’est que la propagation et la prolongation du mouvement invisible déjà commencé dans le cerveau. La difficulté, il est vrai, se trouve reportée sur le point suivant : comment se fait-il qu’il y ait ainsi corrélation constante entre la sensation et le mouvement, entre le mental et le physique ? Mais ce n’est pas résoudre cette question que de faire intervenir un troisième terme, la volonté de l’inconscient, qui complique sans expliquer. Il n’est pas étonnant que nous n’ayons pas conscience du moyen par lequel la sensation intérieure produit un effet extérieur, parce qu’il faudrait pour cela envelopper dans notre conscience l’extérieur même, qui, par hypothèse, en est la limite. Une fois cette inexplicabilité reconnue (et elle est commune à tous les systèmes), ce qu’il y a de plus simple est de supposer que le « mental » se prolonge encore au-delà de la limite de notre conscience, et qu’il s’y prolonge sous la forme d’autres sensibilités, rudimentaires ou développées, diffuses ou concentrées. Nous n’avons pas conscience des sensations qui ne sont pas nôtres, par la raison même qu’elles ne sont pas nôtres ; mais il n’en résulte point qu’au-delà de la limite où finit notre série de sensations, il n’y ait pas encore une série de sensations ; elles peuvent constituer, ou une nébuleuse de conscience, ou un centre et un soleil de conscience claire ; bref, elles forment un u système astronomique » de mouvemens et de sensations à une période plus ou moins avancée de développement. Dans cette hypothèse, l’inconscient ne serait que la limite commune de plusieurs consciences, ou plutôt la limite commune de plusieurs séries de sensations : il serait le physique proprement dit, le côté par où les organismes, élémentaires ou supérieurs, se touchent et s’influencent réciproquement. Le fond de tout serait la conscience, et cette conscience, comme le mouvement même, serait répandue dans tout l’univers.

En tout cas, la difficulté de la communication du mouvement nous paraît identique à celle de la communication des sensations. C’est le même problème vu sous deux faces. Et ce problème donne lieu aux mêmes illusions invincibles de la conscience réfléchie. Comprendra-t-on jamais, par la réflexion et la combinaison d’idées plus ou moins abstraites et mortes, comment une bille peut transmettre son mouvement à une autre, agir où elle n’est pas, etc. ? On connaît toutes les difficultés auxquelles donne lieu le problème. Les éléates avaient voulu en conclure que le mouvement n’existe pas. Eh bien ! nous partageons tous une illusion analogue de métaphysique abstraite quand nous nous imaginons la conscience comme une sorte de moi fermé, d’atome séparé d’autrui par un vide. Comment alors un « objet » peut-il agir sur le « sujet ? » Comment ce dernier peut-il éprouver des sensations ? Là-dessus, les métaphysiciens se donnent carrière : ils imaginent l’impénétrabilité, l’incommunicabilité des sensations ou des consciences, comme ils ont imaginé l’impénétrabilité des atomes ou des monades et « l’incommunicabilité des mouvemens. » Tout cela, ce sont jeux de logique et de métaphysique ; mais la vie, elle, la vie qui partout circule résout sans cesse le problème ; en fait, les mouvemens se communiquent, et aussi, quoi qu’on en dise, les sensations. La conscience circule comme le mouvement, et parallèlement au mouvement, dans tout l’univers, depuis la forme des sensations infinitésimales et à peine senties jusqu’à la conscience raisonnante de l’homme. Qu’on se figure un océan infini dont toutes les gouttes sont des sensations et dont toutes les vagues sont des consciences : le moi est un mode supérieur de distribution, une vague plus haute et plus phosphorescente.

En somme, la prétendue volonté inconsciente se réduit, d’une part, à un mécanisme qui n’est inconscient que parce qu’il est tout physique, d’autre part, à des états de sensibilité qui ne sont jamais inconsciens, puisqu’ils sont toujours sentis alors même qu’ils ne sont pas discernés par l’intelligence. Le vrai inconscient est le dehors des choses, c’est le mécanisme. À quoi bon, outre le côté mental, qui est conscient, et le côté physique, admettre encore, avec Schopenhauer et Hartmann, un inconscient en soi, auquel ils donnent sans motif le nom du phénomène de conscience appelé volonté ? Ce n’est là qu’une négation personnifiée. M. de Hartmann a intitulé son livre la Philosophie de l’inconscient ; il aurait dû l’intituler ; la Mythologie de l’inconscient.


III.

Passons maintenant à la critique des faits d’intelligence inconsciente. Est-il légitime de composer l’intelligence avec des élémens d’ordre mental sans conscience, qui seraient distincts tout ensemble des faits purement mécaniques et des faits de sensibilité consciente ? Hamilton, s’inspirant en partie de Leibnitz, a voulu démontrer l’existence des élémens inconsciens de la pensée par une série de raisonnemens et de calculs qui rappellent les discussions relatives à la divisibilité des quantités continues. M. Taine, allant plus loin encore, soutient qu’une perception consciente est formée d’une infinité de perceptions inconscientes, parce que, s’il n’y avait pas de petites perceptions, il n’y en aurait pas de grandes. Par exemple, le minimum visible pour nous est composé de parties, et ce minimum produit sur notre vue une impression dont nous avons conscience ; on conclut de là que chacune des parties doit produire aussi une impression, mais sans conscience. Est-ce une conclusion rigoureuse ? Pour produire en nous un commencement et un minimum d’effet, disait Stuart Mill, une quantité notable de la cause peut être nécessaire. Stuart Mill avait raison, et on peut apporter d’autres argumens analogues. Vous m’adressez la parole, mais de trop loin, et je n’entends pas ; le son expire dans l’air avant d’arriver à l’oreille, ou dans l’oreille avant d’arriver au cerveau ; il n’est pas nécessaire de supposer que vos paroles ont produit en moi des modifications inconscientes. Il est p’us simple d’admettre qu’elles n’ont pas produit de modifications, parce qu’elles se sont arrêtées en chemin.

— Mais alors, demandera Leibnitz, si chaque partie séparée ne nous cause pas de sensation, comment se fait-il que la réunion puisse nous en causer une ? Pour entendre le murmure de la mer, ne faut-il pas entendre le bruit de chaque vague ? — On peut répondre de nouveau que l’effet d’une partie isolée, étant trop faible, est neutralisé par d’autres causes qui tendent à empêcher ce qu’il tend à produire. Par exemple, l’ébranlement que votre voix cause dans l’air est à la fin neutralisé par la résistance des molécules élastiques, qui tendent à se maintenir dans leur situation première. Il faut donc, pour produire un effet appréciable, qu’il y ait un sur plus des causes productrices sur les causes opposantes. On comprend qu’une partie isolée soit trop faible pour produire ce surplus, tandis que toutes ensemble le produisent. Un soldat isolé ne vaincra pas une armée, beaucoup de soldats réunis pourront la vaincre. Les théories oh l’on transporte dans l’état mental, sous forme inconsciente, la même composition de parties qui existe dans la cause extérieure, sont donc une simple hypothèse[4]. En outre, si l’on veut suivre cette voie, il est plus logique d’admettre dans la conscience même des dégradations à l’infini et des états de conscience infinitésimaux que des états inconsciens. Si tout état de conscience est l’effet d’une modification mentale composée d’une infinité de petites parties, l’état de conscience doit aussi, selon la remarque de Mill, être composé d’une infinité de petits états de conscience, produits chacun respectivement par ces infiniment petits.


Leibnitz, Kant, Hamilton, Helmholtz, Wundt et M. Taine ne se sont pas seulement appuyés sur la composition purement arithmétique des sensations et sur les lois de la divisibilité ; ils ont aussi mis en avant la composition en quelque sorte chimique des sensations, qui fait que le tout n’est pas une simple somme des parties, mais une chose douée de propriétés toutes nouvelles : telle est l’eau par rapport à l’oxygène et à l’hydrogène. Déjà Leibnitz avait entrevu cette « chimie mentale, » qui fournit aujourd’hui aux partisans de la pensée inconsciente une nouvelle série de preuves.

« Quand, disait Leibnitz, on mêle deux poudres, l’une bleue et l’autre jaune, l’esprit perçoit les deux, car, si une partie du mélange ne l’affectait pas, le tout ne l’affecterait pas non plus. Mais cette perception est confuse et demeure latente dans la sensation de la couleur verte. » Ce raisonnement n’est pas concluant, car la combinaisons des rayons bleus et des rayons jaunes peut se faire extérieurement ; elle peut se faire dans les nerfs optiques et dans le cerveau ; les vibrations nerveuses peuvent « se composer » d’une certaine manière avant d’arriver à la conscience. Il n’est pas nécessaire d’imaginer dans la conscience même la combinaison d’une perception inconsciente de bleu et d’une perception inconsciente de jaune produisant une perception consciente de vert. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la conscience n’a point la simplicité qu’on lui attribue d’ordinaire : elle est à la fois une somme arithmétique et une combinaison analogue à celles de la chimie ; mais la question reste toujours de savoir si les élémens de cette combinaison sont des faits à la fois inconsciens et mentaux, ou si ce sont des faits de conscience que leur nombre ou leur fusion empêche de discerner à part.

Ce sont surtout les sensations de l’ouïe qu’on a mises en avant pour montrer que c’est bien dans le domaine mental qu’ont lieu les faits inconsciens. Les expériences intéressantes de Ohm et de Helmholtz sur les sous tendent à prouver, dit M. Colsenet, que, dans quelques cas au moins, « l’intensité et le timbre des sous peuvent varier pour des raisons purement psychiques et non pas seulement physiques[5]. » Si l’on chante une voyelle devant la table d’un piano après avoir enlevé les étouffoirs, les divers harmoniques dont la voyelle est la fusion provoquent la résonance des cordes correspondantes du piano, et l’on entend successivement se répéter ces harmoniques comme les échos du son émis. La voyelle est donc une combinaison de plusieurs sous en un son nouveau. Cette combinaison n’est pas, dit M. Colsenet, le résultat d’une simple composition de mouvemens extérieurs « qui donneraient lieu à une sensation nouvelle, mais immédiate encore. » En effet, la décomposition du son est possible dans la conscience même ; il faut donc que chacun des sous composans produise un effet propre « dans l’esprit » quand nous avons conscience du tout. De plus, pour expliquer la multiplicité des sensations et leurs rapports, on admet que certaines parties de l’oreille, soit les fibres de Corti, soit, selon la dernière hypothèse, les fibres de la membrana basilaris[6] peuvent être considérées comme les cordes d’un instrument, dont chacune répond par influence à un son déterminé. Dans un son composé, chaque harmonique provoque donc les vibrations d’une fibre spéciale ; « dès lors, conclut M. Colsenet avec Helmholtz, il est difficile de croire qu’une sensation propre, un fait psychologique élémentaire ne réponde pas à ces vibrations : aussi la simple attention peut-elle rendre consciente l’une ou l’autre de ces sensations correspondantes. »

Il y a ici, ce semble, une inconséquence de raisonnement. Il est parfaitement vrai qu’une sensation originale n’est pas toujours une sensation simple, mais bien une sensation composée de « faits psychiques élémentaires ; » seulement, au lieu de supposer qu’elle est composée de faits inconsciens, on peut aussi bien croire qu’elle est composée de sensations plus ou moins conscientes, et M. Colsenet en donne lui-même la preuve quand il dit que « la simple attention » peut les faire distinguer. — Comment, demande aussi Helmholtz, notre attention peut-elle s’attacher à l’élément particulier et distinct de la sensation, s’il n’a encore aucune existence dans notre esprit[7] ? — L’argument peut se retourner, et nous demanderons à Helmholtz : — Comment pouvez-vous faire attention à cet élément et en prendre une conscience distincte, s’il n’est pas déjà présent à votre conscience sous une forme vague et indistincte ? Dans l’attention, l’idée de ce qu’on cherche, ou une idée voisine, est un facteur qui coopère à faire discerner par la conscience l’objet cherché : l’attention met le courant nerveux dans la direction convenable pour susciter la représentation à l’état naissant ; elle agit comme un courant inducteur. Une représentation, plus l’attention à cette représentation, devient une représentation renforcée. C’est la conclusion qui nous semble ressortir du résumé même que fait Helmholtz de ses belles recherches : « 1o Les harmoniques, correspondant aux vibrations simples d’un mouvement aérien composé, existent dans la sensation même, mais n’arrivent pas toujours jusqu’à la vibration consciente ; » dites plutôt : jusqu’à la discrimination consciente, jusqu’à l’analyse.

« 2o On peut en avoir la perception consciente sans autre secours qu’une direction régulière imprimée à l’attention. » — Donc, encore une fois, l’attention ne fait qu’analyser dans la conscience ce qui existait déjà synthétiquement dans la conscience même. Ainsi, quand on produit au moyen des résonateurs deux sous déterminés, d’abord successivement, puis simultanément, on arrive encore à les distinguer tous deux au moment où ils résonnent ensemble, mais pas pendant longtemps : « Peu à peu la note aiguë se fond tout à fait dans la note grave et produit un changement de timbre caractéristique, comme le changement d’un ou en o. » — C’est la fusion de deux états de conscience, non de deux états inconsciens.

« 3o Même dans le cas où les sous harmoniques ne sont pas perçus isolément et où ils se fondent dans la masse, leur existence est accusée dans la sensation par la modification du timbre, » — Oui, mais cette modification a lieu dans la conscience, entre des sensations dont chacune était déjà dans la conscience. Les faits invoqués par Helmholtz prouvent donc simplement que la sensation consciente est composée, comme nous l’avons reconnu tout à l’heure, qu’elle n’est pas seulement une addition, une somme arithmétique, mais un mélange et une combinaison chimique des sensations élémentaires. Ce qu’on ne nous a nullement démontré, c’est que les sensations composantes soient hors de la conscience, soient inconscientes. La seule conclusion légitime, c’est donc que le conscient est une combinaison de faits de conscience qui, pour être indistingués dans la conscience, ne sont pas inconsciens. Dans un morceau exécuté par un orchestre, un Beethoven distinguera toutes les parties des divers instrumens ; il pourra suivre l’un ou l’autre et le prendre en faute au besoin, même pour une nuance négligée[8]. Au contraire, le premier auditeur venu ne pourra pas se livrer à ce travail d’analyse : cependant tous les deux ont la même sensation générale d’ensemble. Peut-on en conclure que la sensation de l’ensemble soit composée d’élémens inconsciens ? Non ; car chacun des instrumens produit pour sa part une sensation consciente, et il la produit sur l’auditeur ordinaire comme sur Beethoven ; seulement ce dernier peut faire une analyse qui est impossible au premier. Comme chaque instrument à son tour, et même chaque son de chaque instrument, est à lui seul un orchestre, selon les découvertes de la physique moderne, on peut étendre la même analogie aux sous isolés et croire qu’ils sont composés d’élémens consciens, mais fondus ensemble. Ainsi la lumière des étoiles se fond en jour avec la lumière du soleil.

Cette réflexion nous amène à d’autres expériences, citées par M. Taine : celles où une sensation consciente semble composée de sensations qui, cette fois, sont inconscientes à l’état isolé. C’est ici que la difficulté se complique encore. Examinons d’abord les prémisses dont part M. Taine. Soit une roue à deux mille dents qui fait une révolution en une seconde ; elle donne deux mille chocs en une seconde et partant deux chocs en un millième de seconde. Si on lui ôte toutes ses dents, sauf deux contiguës, les deux chocs qu’elle donnera en tournant de nouveau n’occuperont qu’un millième de seconde. Or ces deux chocs forment un son déterminé et appréciable. « Donc, dit M. Taine, le son qu’elle donne en une seconde, lorsqu’elle est pourvue de toutes ses dents, comprend mille sons pareils, successifs et perceptibles à la conscience. En d’autres termes, la sensation totale, qui dure une seconde, est formée par une suite continue de mille sensations pareilles qui durent chacune un millième de seconde, et qui sont toutes perceptibles à la conscience[9]. » Avant de continuer la série de conséquences que tire M. Taine, remarquons qu’il induit trop vite des facteurs externes à la sensation interne. Entre les dents de la roue de Savart et la sensation il y a bien des milieux à traverser : l’air, l’oreille, le nerf acoustique, le cerveau ; rien ne prouve que les élémens de la sensation soient en nombre exactement égal à celui des dents de la roue. Le premier son n’est pas encore achevé ou parvenu à la conscience que le deuxième est déjà commencé. Il faut un certain temps, comme nous l’avons vu, pour qu’une impression arrive au cerveau, s’y organise, soit perceptible à la conscience ; il n’est donc pas admissible que la sensation produite par deux dents de la roue dure seulement un millième de seconde. L’ébranlement de l’air persiste plus longtemps, l’ébranlement des nerfs persiste aussi. Il doit y avoir superposition des ondes aériennes entre elles ou des ondes nerveuses ; c’est un dessin nouveau, c’est un rythme nouveau qui se produit dans le cerveau et engendre une sensation nouvelle. Cette sensation est composée, oui ; mais nous ne pouvons savoir si sa composition répond exactement au nombre de dents de la roue sonore. Passons cependant aux dernières conclusions de M. Taine sur l’inconscient. Il ajoute que, si l’on enlève à la roue toutes ses dents moins une, il n’y a plus sensation du son, tandis que, si on lui laisse deux dents contiguës, il y a sensation de son musical ; de là il conclut que cette sensation perceptible à la conscience est formée de deux sensations dont chacune, prise à part, est imperceptible à la conscience, et que, par conséquent, deux sensations inconscientes forment une sensation consciente. — Mais nous nous retrouvons toujours devant la même conclusion précipitée. M. Taine, pas plus que M. Helmholtz, ne peut conclure légitimement, de ce qu’un son est composé d’une foule de notes, que toutes ces notes soient actuellement présentes à l’esprit d’une façon inconsciente. D’abord il est certain qu’elles ne sont pas présentes à part, car, pour qu’un état d’esprit soit séparé et distingué des autres, il y a une condition nécessaire : l’absence au même moment d’autres états propres à se mêler avec le premier. En outre, il n’est pas certain que les notes soient présentes d’aucune manière. Supposons un voyageur dans une voiture fermée ; si un cheval ne suffit pas à la traîner, le voyageur ne s’apercevra du mouvement de la voiture que quand il y aura deux chevaux ; il n’aura pas pour cela la représentation inconsciente de chaque cheval ; on peut sentir un effet final sans en sentir toutes les causes. Nous conclurons donc que M. Taine transporte indûment dans le « mental, » sous forme inconsciente, les causes extérieures et les élémens physiques de nos sensations[10].


IV.

Des sensations et perceptions passons aux raisonnemens inconsciens. Selon Helmholtz, Wundt, Lange et M. Taine[11], il y a dans la perception extérieure des « actes d’inhérence » dont nous ne nous doutons pas, des jugemens et raisonnemens dont les résultats seuls apparaissent à la conscience. Telles sont les conclusions si familières que nous tirons quant à la distance et à la grandeur des objets ; telles sont aussi les illusions d’optique, qui sont des illusions d’inférence inconsciente (Unbewusste Schlüsse).

Lange a invoqué plusieurs expériences curieuses en faveur de ces inférences inconscientes. On sait que la tache aveugle de la rétine ne peut percevoir les couleurs ; malgré cela, placez sur une feuille de papier rouge un petit disque blanc et dirigez l’axe de vos yeux de manière à faire tomber ce disque sur la tache aveugle ; vous verrez alors une feuille rouge sans interruption. Placez un disque noir sur un fond vert, vous verrez un fond vert sans interruption. Lange en conclut que nous complétons la surface colorée par une inférence inconsciente, en dépit de la tache aveugle. Variez l’expérience. Appliquez sur le papier blanc une baguette noire, dont le milieu tombe sur la tache aveugle, la baguette ne paraîtra pas brisée ; fût-elle réellement brisée à l’endroit de la tache aveugle, elle paraîtra continue. Maintenant, posez à l’œil un intéressant problème au moyen d’une nouvelle variante de l’expérience. Façonnez une croix de différentes couleurs et faites tomber sur la tache aveugle l’endroit où les deux baguettes se croisent. Quelle branche l’esprit continuera-t-il maintenant, les deux branches ayant des droits égaux ? Verra-t-il le milieu en rouge ou en bleu, par exemple ? On admet généralement que, dans ce cas, la victoire reste à la couleur qui produit l’impression la plus vive. Parfois aussi il y a changement : c’est tantôt la baguette rouge, tantôt la bleue qui paraît prolongée. De plus, si on répète et modifie souvent l’expérience, la vision finit par être complètement supprimée au point d’intersection ; on ne voit plus se prolonger ni une branche ni l’autre ; l’œil semble avoir rectifié sa fausse conclusion primitive.

Ces faits sont fort curieux, mais leur interprétation par les raisonnemens inconsciens est aventureuse. D’abord, résout-elle vraiment le problème ? Suffit-il de conclure, avec ou sans conscience, qu’un fond rouge doit être rouge partout, pour le voir rouge ? Quand cela a lieu, c’est qu’alors l’idée ou l’image du rouge, présente à notre esprit, et qui suppose un commencement de sensation du rouge, devient assez dominante pour produire une sensation plus complète, voisine d’une hallucination. Mais cette seconde explication, déjà plus plausible que celle du « raisonnement inconscient, » est ici insuffisante : on a la perception trop vive et trop immédiate d’une surface continue pour l’expliquer uniquement par une idée qui se réaliserait elle-même. Alors, n’est-il pas plus scientifique de chercher le complément de l’explication dans un effet de simple mécanisme cérébral ? L’œil est mobile, la tache aveugle est aussi mobile, et nous sommes habitués à ne pas tenir compte de cette tache : les ondulations nerveuses qui produisent la vision vont s’étendant dans le cerveau et engloutissent, pour ainsi dire, la tache aveugle dans l’ensemble, C’est une fusion d’impressions qui se produit à une certaine distance de la périphérie nerveuse, comme les mouvemens irréguliers d’une eau qu’on agite se fondent au loin en ondes régulières. Les courans cérébraux finissent par trouver des voies toutes tracées, et il suffit d’une sensation même incomplète pour ouvrir ces voies, pour produire la sensation complète comme par contagion dans les parties plus centrales du cerveau. Aussi est-ce la couleur la plus intense qui l’emporte dans la croix aux couleurs diverses, à moins que l’imagination ne soit déjà occupée de l’autre couleur, ce qui donne à cette dernière une intensité artificielle. Enfin, quand l’esprit a reconnu son erreur après des expériences nombreuses, des courans nouveaux s’établissent et tendent à contre-balancer les anciens : il se produit à la fin une neutralisation des diverses tendances, et la contagion des couleurs est suspendue. Toujours est-il que, si on ne peut expliquer le phénomène dans tous ses détails, eu égard à la complexité du mécanisme cérébral, la méthode la plus scientifique est de lui attribuer une explication mécanique jusqu’à preuve du contraire, au lieu d’invoquer un raisonnement inconscient qui lui-même ne saurait produire une sensation : quoi qu’en dise M. Wundt, la sensation, au point de vue mental, enveloppe autre chose que de la logique, même de la logique inconsciente, et c’est celle-ci plutôt qui dérive de la sensation.

On a cité encore à ce sujet des expériences très intéressantes sur les illusions visuelles. Nous voyons ou croyons voir un objet avec une couleur qu’il n’a pas réellement. Dans le volet d’une chambre obscure pratiquez deux ouvertures, l’une laissant passer de la lumière blanche, l’autre munie d’une vitre coloriée qui ne laisse passer que de la lumière rouge. Le mur blanc placé en face sera éclairé par de la lumière rouge affaiblie, mélange des deux autres. Placez alors un crayon sur le passage des deux faisceaux lumineux, fun de lumière rouge, l’autre de lumière blanche : le crayon projettera deux ombres sur la paroi. L’une de ces ombres ne sera aucunement éclairée par la lumière blanche, dont le crayon intercepte le faisceau ; elle ne le sera que par la lumière rouge, dont le faisceau n’est point intercepté. Et, en effet, cette ombre paraîtra d’un rouge vif sur la paroi, qui est d’un rouge pâle et mêle de blanc.

Jusque-là, rien de plus simple. Mais que sera l’autre ombre projetée par le crayon ? Cette ombre, ne recevant aucun rayon de la lumière rouge, que le crayon intercepte, sera uniquement éclairée par la lumière blanche émanée de l’une des ouvertures ; elle sera donc en réalité blanche, ou plutôt grise, car le gris n’est qu’un blanc moins clair. Et cependant vous la jugerez d’un vert intense. Le vert étant précisément la couleur complémentaire du rouge, on devine sans peine que l’ombre grise doit nous paraître verte sur un fond rougeâtre comme celui du mur. Mais voici qui est plus curieux. Considérez cette même ombre, qui vous paraît verte sur le fond rougeâtre, à travers un tube étroit qui vous permette de voir désormais l’ombre seule sans voir le fond rougeâtre dont elle est entourée : elle persistera à vous paraître verte, comme si vous l’aperceviez sur le même fond. Qu’on supprime la vitre rouge pendant que vous continuez à regarder l’ombre à travers le tube, il n’y a plus de fond rougeâtre qui doive provoquer l’apparence verte, et cependant l’ombre paraît toujours verte. Bien plus, qu’on remplace la vitre rouge par une vitre de toute autre couleur, l’ombre vous paraît toujours verte. — Maintenant faisons l’expérience en sens inverse. Qu’on supprime la vitre rouge et le tube, l’ombre vous paraît grise, comme elle l’est en réalité. Reprenez ensuite le tube et considérez l’ombre ; elle vous paraît toujours grise. Pendant que vous êtes dans cette position, replaçons la vitre rouge, puis une vitre verte, bleue, etc. ; votre jugement est toujours le mène : l’ombre est grise. Et c’est cette ombre que, tout à l’heure, dans les mêmes conditions physiques, vous jugiez verte.

Pour expliquer ces apparences, il faut se rappeler d’abord que nous avons l’habitude de reconnaître la couleur des objets à travers les teintes de la lumière ambiante. C’est le principe dont part M. Delbœuf, mais pour en tirer une conséquence contestable. « Nous avons fini, dit-il, par savoir juger du vert à travers le rouge. Physiquement parlant, le vert vu à travers du rouge doit paraître grisâtre ; mais notre jugement redresse cette erreur : comme nous voyons que le gris qui frappe notre œil est perçu à travers le rouge, nous en concluons que ce gris provient nécessairement du vert, car le vert seul est vu gris à travers le rouge[12]. » C’est par une conclusion semblable que nous jugeons l’ombre verte tant que nous croyons la voir au milieu d’une lumière rougeâtre, et la même ombre grise tant que nous croyons la voir au milieu d’une lumière blanchâtre.

On pourrait répondre à M. Delbœuf qu’il y a là plus qu’une conclusion logique : nous sentons réellement du vert ou du gris ; une sensation ne se fabrique pas avec des raisonnemens. Nous pouvons seulement par l’imagination, quand nous croyons voir un objet vert, provoquer en nous une image de couleur verdâtre à l’état naissant. C’est mieux alors qu’un raisonnement, c’est une représentation, conséquemment une sensation naissante et un commencement de vibration nerveuse, qui tombe ensuite sous les lois ordinaires de la mécanique.

Une expérience plus simple consiste à recouvrir complètement un papier rouge d’une feuille de papier blanc assez mince pour laisser passer la couleur rouge du fond ; on glisse alors entre les deux feuilles un petit morceau de papier gris : ce morceau paraîtra vert. Le papier transparent, bien que blanc, nous fait l’effet d’être un papier rose, même à l’endroit où il recouvre le papier gris ; dès lors, le papier gris que nous apercevons en dessous, nous croyons le voir à travers du rouge « et nous en concluons immédiatement qu’il est vert. » N’y a-t-il pas là plutôt une invincible association d’images qui suscite non-seulement le jugement du vert, mais la représentation effective du vert, en produisant par habitude la vibration des nerfs correspondant à cette couleur ?

Tels sont les principaux exemples des « raisonnemens inconsciens, » des « conclusions inconscientes, » qui, selon Helmholtz et Wundt, seraient contenus dans nos perceptions. Wundt va jusqu’à croire que la sensation même est la conclusion d’un raisonnement inconscient, plus élémentaire encore que ceux qui précèdent. Hering et d’autres psychologues, au contraire, ont essayé d’expliquer les phénomènes de contraste optique, les images consécutives, etc., par un « processus purement physiologique, » par l’assimilation et la désassimilation de la matière dans la substance nerveuse[13]. D’autres enfin ont adopté une opinion intermédiaire, comme Schmerler, après ses « recherches sur le contraste des couleurs au moyen de disques rotatifs. » Nous sommes porté à croire que c’est l’explication mécanique qui l’emportera et que les raisonnemens inconsciens se réduiront à un fonctionnement mécanique des élémens cérébraux.

M. Debœuf a poussé encore plus loin la théorie des raisonnemens inconsciens. « Lorsqu’un enfant, voyant pour la première fois un paon, s’écrie : Le bel oiseau ! il a été obligé, dit M. Delbœuf, de passer par une série de jugemens inconsciens, qui l’ont amené successivement à reconnaître que cet oiseau est un animal parce qu’il se meut, que cet animal est un oiseau parce qu’il a des ailes et un bec, que cet oiseau n’est ni un canard ni une poule parce qu’il est vert ou bleu… » Nous ne saurions admettre un travail si complexe, et nous croyons que la classification se fait d’une manière automatique, par l’association des idées entre elles et des mots avec les idées. M. Delbœuf raconte qu’il apprit à sa petite fille le moyen de raisonner la table de multiplication pour les multiples de 9, de 5, etc. Au bout de quelque temps, l’enfant savait très bien la table de multiplication, mais réfléchissait toujours avant de répondre ; on lui demanda comment elle s’y prenait et à quoi elle réfléchissait ; elle ne put le dire. Selon M. Delbœuf, c’était là le passage du raisonnement à l’état inconscient. Mais on peut y voir tout aussi bien un passage à l’état mécanique, une habitude encore hésitante. À force de raisonner les multiples de 9, on finit par les reconnaître d’une manière automatique, d’abord avec effort, puis immédiatement. Il n’est pas moins difficile d’accorder à M. Delbœuf que, dans l’expérience des mains plongées au milieu d’un même liquide, la main gauche puisse « juger l’eau chaude et la droite l’eau froide ; » il y a là des sensations différentes, et que l’esprit a raison de juger différentes : il n’y a point là de jugement inconscient.


V.

Il nous reste à voir ce qu’il faut penser non plus des actes inconsciens de l’esprit, mais des habitudes inconscientes et de la mémoire inconsciente.

D’après Hamilton, nous possédons d’une manière « latente » des habitudes d’action ou de pensée, par exemple, des systèmes entiers de connaissances qui se réveillent à un moment donné, parfois avec une exaltation maladive. On connaît les cas curieux où la mémoire éteinte de langues entières fut rétablie. Ces puissances ou habitudes intellectuelles sont « présentes à notre âme » sans l’être aucunement à notre conscience.

Le difficile, dans ces problèmes ardus, c’est toujours de faire la part exacte de ce qui est purement organique et de ce qui est vraiment psychique.

À chaque instant, je remue les paupières sans en avoir conscience, et une foule de mouvemens habituels sont appropriés à un but sans que pourtant nous connaissions ce but. L’habitude, par les changemens insensibles que traverse l’action en devenant plus aisée, est comme le thermomètre qui nous sert à mesurer les degrés de la conscience à l’inconscience. Mais tous ces faits ne prouvent pas qu’il y ait des états psychologiques et inconsciens tout ensemble. Ils prouvent seulement que l’habitude fait descendre peu à peu dans les centres inférieurs ce qui exigeait auparavant l’intervention consciente du centre cérébral, et qu’elle substitue ainsi un mécanisme à notre action propre : nous nous faisons suppléer par nos organes.

Stuart Mill répondit à la thèse de Hamilton par une thèse qui semble elle-même exagérée. Une chose à laquelle je ne pense pas, dit-il, n’est pas du tout présente à mon esprit. Elle peut le devenir si quelque chose vient à l’évoquer ; mais elle n’est pas présente maintenant « d’une manière latente, » pas plus qu’une chose matérielle que je puis avoir ramassée. Je puis avoir rassemblé des provisions de bouche pour me nourrir, mais mon corps n’est pas nourri d’une manière latente par ces provisions. J’ai le pouvoir de me promener dans ma chambre, bien que je sois assis ; mais nous ne pouvons guère appeler ce pouvoir une promenade latente. Je suis capable d’être empoisonné par l’acide prussique, mais cette capacité n’est pas un fait actuel qui fasse partie de mon corps d’une manière constante, sans que je le perçoive. « Ce sont là des états futurs possibles, non pas des états présens et réels. » Stuart Mill, ici, ne distingue pas assez les possibilités dont les conditions nous sont tout à fait étrangères d’avec celles dont nous avons la condition en nous-mêmes ou dans notre cerveau. Cette distinction, d’ailleurs, n’est pas absolue, et il demeure vrai de dire que les conditions du souvenir et toutes les prétendues puissances latentes dont parle Hamilton sont de simples conditions organiques, un mécanisme plus ou moins prêt à fonctionner. Nous n’avons pas plus conscience de cet organisme que de ce qui se passe dans notre cœur ou dans certaines parties insensibles de notre estomac. Ici encore l’inconscient n’est que l’organique et le mécanique.

Hamilton applique sa théorie de la mémoire à l’association des idées. Tout à l’heure je voulais me rappeler un nom sans y parvenir, et maintenant, sans que je sache pourquoi, je me le rappelle. Hamilton en veut conclure qu’il y a eu en moi des séries d’idées ou d’actes dont je n’ai eu aucune conscience. En réalité, c’est dans mes organes que s’est produit le changement favorable. Un homme qui, voulant sortir, a trouvé tout à l’heure la porte fermée, la trouve maintenant ouverte, en conclut-il pour cela qu’il y ait eu un changement en lui-même ? Non, mais seulement dans les conditions extérieures. De même, pour me rappeler un nom, c’est-à-dire une sensation de son, je suis obligé d’imprimer un certain mouvement à mon cerveau, d’ouvrir la porte à un courant nerveux ; le changement qui rend maintenant facile le souvenir est un changement tout organique et automatique. C’est la cérébration inconsciente des physiologistes. Nos actions mentales subissent leurs conditions matérielles. La même impulsion volontaire donnée au mécanisme n’a pas toujours le même succès. Nous sommes obligés d’attendre que l’effet voulu se produise. Parfois il a lieu, parfois il n’a pas lieu, pour des raisons qui nous sont étrangères. Hamilton, dans un passage célèbre, compare très ingénieusement la suggestion des idées dans le souvenir au mouvement qui se transmet à travers des billes : « Les idées intermédiaires dont nous n’avons pas conscience, mais qui effectuent la suggestion, ressemblent, dit-il, aux billes intermédiaires qui restent immobiles tout en transmettant le mouvement. » Mais, dans bien des cas, les intermédiaires sont purement physiologiques, non psychiques et intellectuels. L’impulsion volontaire partie de la conscience doit nous revenir sous la forme de sensation après un trajet circulaire : nous frappons la première bille et nous attendons que la dernière nous frappe ; nous avons conscience de frapper et d’être frappés sans avoir conscience des intermédiaires. C’est ce qui a lieu aussi dans tous les faits de locomotion : entre le coup de la volonté et la sensation musculaire, il y a un circuit extérieur au moi. Du nombre des pensées et actions « latentes » il faut donc déduire celles qui ne sont latentes que parce qu’elles n’appartiennent pas à la série de nos pensées et de nos actions.

Dira-t-on : — Nous nous souvenons parfois d’une idée non plus, comme tout à l’heure, par l’intermédiaire de mouvemens cérébraux, mais par l’intermédiaire de véritables idées qui échappent pourtant à la conscience, car le raisonnement retrouve ensuite ces idées comme les moyens termes naturels et nécessaires de la série ? — On peut répondre que l’association d’une idée consciente avec une idée inconsciente suppose un rapport improbable entre deux termes hétérogènes ; de plus, une idée inconsciente est une idée dont on n’a pas l’idée. Il est donc plus simple d’expliquer le saut apparent d’une idée à une autre par l’oubli des idées intermédiaires, trop rapides pour avoir laissé une trace distincte. Ces idées faibles et confuses étaient non pas inconscientes, mais accompagnées d’une conscience faible et confuse, incapable de produire par elle-même un souvenir tranché. Là encore, les faits inconsciens peuvent se réduire à des faits de conscience faibles et oubliés. De plus, même en ce cas, on peut admettre que la transition qui semble s’être produite par le moyen d’idées a eu lieu mécaniquement par le moyen des mêmes mouvemens élémentaires qui, s’ils avaient été moins rapides et plus intenses, auraient précisément éveillé telles et telles idées. C’est alors de l’automatisme cérébral.

Il y a aussi des exemples de suggestions d’idées inconscientes jusque dans nos déterminations volontaires. M. Richet hypnotise une femme et, pendant son sommeil artificiel, lui commande de venir le trouver dans huit jours. Au bout de huit jours, elle vient, croyant prendre une décision libre et sans savoir qu’elle obéit à une suggestion inconsciente, à un ordre qui s’est pour ainsi dire imprimé dans son cerveau. Mais ce fait même prouve que le cerveau peut garder trace d’une émotion ou d’une pensée vive avec certaines circonstances de temps et de lieu : une fois arrivé le jour prescrit, cette pensée surgit par un mécanisme mental, et semble nouvelle quand elle n’est qu’une réminiscence.


VI.

En résumé, la part de vérité contenue dans la théorie des « petites perceptions inconscientes, » c’est que les prétendus actes simples de l’esprit n’ont point la simplicité qu’on leur attribue. La sensation du son, par exemple, varie selon l’intensité, l’acuité, l’amplitude, le nombre, la combinaison des vibrations : il y a là une divisibilité analogue à celle qui résout les corps en molécules et atomes. « Les états que la conscience nous affirme comme simples, dit M. Ribot, et qui en effet sont simples pour elle, en fait sont composés. Les affirmations de la conscience, invoquées si souvent par les psychologues d’une certaine école comme un jugement sans appel, se trouvent donc ainsi réduites à une certitude toute relative[14]. » Maintenant, trois hypothèses sont possibles, nous l’avons vu, sur la formation de ces états composés qui nous paraissent simples. Les uns admettent que, « puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose, » la sensation consciente appelée simple résulte d’une somme d’états d’esprit inconsciens ; les autres admettent, comme Hamilton, que la sensation dite simple résulte d’une synthèse d’élémens hétérogènes et inconsciens : « elle est par rapport à eux comme est, en chimie, une combinaison à l’égard de ses élémens. » Nous rejetons ces deux premières hypothèses. D’une part, nous avons vu que le raisonnement de Leibnitz conclut aussi bien et mieux à de petits états de conscience élémentaires qu’à de petits états inconsciens ; car on peut dire que cent mille zéros de conscience ne feront pas une conscience. D’autre part, s’il est rationnel d’admettre avec Goethe et Hamilton une chimie mentale, il est difficile que la conscience proprement dite et en son sens général (nous ne disons pas la conscience de soi) se réduise à une combinaison chimique d’élémens inconsciens. La combinaison chimique qui semble la plus nouvelle, comme l’eau résultant de l’oxygène et de l’hydrogène, n’a en réalité que des propriétés réductibles à la mécanique des atomes. Cette combinaison peut être traduite dans les mêmes termes que ses composans : mouvemens et forces ; mais de l’inconscient absolu au conscient, de l’insensibilité absolue à la sensibilité il y a un passage pour nous infranchissable. Un tel passage nous semble incompatible avec cette loi même de continuité universelle dont la forme moderne est la théorie de l’évolution. — « On ne serait jamais éveillé, aimait à dire Leibnitz, par le plus grand bruit du monde, si on n’avait quelque perception de son commencement, qui est petit, comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effort du monde, si elle n’était tendue et allongée un peu par de moindres efforts, quoique cette petite extension qu’ils font ne paraisse pas. » — Mais on peut retourner l’argument et appliquer la même loi de continuité à la conscience : le passage de l’inconscient au conscient serait un saut brusque de l’hétérogène à l’hétérogène, une sorte de création. Car la plus grande antithèse qui existe pour notre pensée, c’est précisément celle des états de conscience et d’une chose qui, par hypothèse, ne saurait se traduire en états de conscience, la seule langue pour nous connue et même concevable. Leibnitz disait encore : « De même qu’un mouvement ne peut naturellement venir que d’un autre mouvement, de même une perception ne peut naturellement venir que d’une autre perception, » Peut-être faut-il ajouter qu’un état conscient, au sens le plus large, ne peut venir naturellement que d’un autre état conscient : la seule différence est dans l’intensité ou dans les relations des états de conscience. Nous pouvons d’ailleurs saisir en nous-mêmes, par la réflexion, cette évolution continue d’une conscience faible à une conscience forte, semblable à un son qui s’enfle graduellement ou à une lueur qui devient lumière. Quand nous pensons et que l’inspiration nous arrive, nous sentons je ne sais quel courant de choses confuses qui, venant du fond de notre intelligence, aspirent à devenir des pensées : elles se pressent, elles s’amassent, elles se soulèvent comme la marée. Mais, puisque nous sentons venir ce flux d’idées qui montent au jour, comment le placer ailleurs que dans notre conscience ?

Il est donc plus rationnel de ne pas admettre en nous une sorte de création ou d’apparition subite, et de répandre la conscience elle-même dans les élémens qui, en s’ajoutant l’un à l’autre, ne font que la rendre intense, distincte, à la fois variée et centralisée. Il y a en nous conscience diffuse et conscience concentrée, comme il y a lumière diffuse et lumière concentrée, mais il est inutile d’imaginer en nous une région entièrement obscure où la conscience n’existerait pas. Que l’intelligence et la volonté réfléchie supposent un fond plus reculé et s’exercent seulement sur des relations, c’est ce que l’on peut, selon nous, concéder aux partisans de l’inconscient, mais nous ne pouvons nous représenter ce fond ni comme une matière inerte, ni comme un esprit inconscient : s’il n’est pas intelligent à proprement parler, il n’est pas pour cela insensible. De même qu’il n’y a pas de vide dans la nature, pas de froid absolu, pas d’obscurité absolue même au fond des mers, — car la lumière y entretient une certaine végétation, — de même il n’y a pas de vide, pas d’insensibilité complète, pas d’obscurité absolue dans notre conscience. Les prétendues ténèbres ne sont qu’une lumière moins vive. En nous, partout et toujours, nous trouvons sensibilité et conscience sous une forme quelconque, et nous ne pouvons pas plus sortir de la conscience que de nous.

Il en serait probablement de même si nous pouvions pénétrer dans les choses qui nous environnent : partout, sans doute, nous retrouverions la sensibilité. Si le cerveau n’est que l’héritier des propriétés de la moelle, la moelle n’est que l’héritière des propriétés du protoplasma. De là l’induction peut s’étendre plus loin encore, sauf à devenir de plus en plus problématique, et on peut dire que le protoplasma lui-même est l’héritier des propriétés inhérentes aux élémens de toutes choses : ces propriétés ne peuvent être que les rudimens de la sensibilité et de la motilité. Les monères sont presque aussi simples qu’un cristal et prouvent, dit Hæckel, que la vie ne résulte pas de l’organisation, mais bien l’organisation d’une vie inhérente aux moindres particules. Zoellner, dans son grand ouvrage sur les comètes, dit à son tour : « Si des organes et des sens plus développés, plus subtils, nous permettaient d’observer le groupement et la régularité des mouvemens qu’exécutent les molécules d’un cristal, lorsque ce dernier est profondément blessé en quelque endroit, nous trouverions sans doute que nous décidons bien à la légère et faisons une pure hypothèse lorsque nous affirmons que les mouvemens produits dans ce cristal ne sont absolument accompagnés d’aucune sourde sensibilité[15]. » Mais ici, il ne faut pas tomber dans les fantaisies de l’anthropomorphisme ni se figurer les molécules, selon le mot de Tyndall, comme autant de petits « ouvriers invisibles » qui feraient de la géométrie ou de l’architecture pour construire d’invisibles pyramides. Non, les phénomènes physiques s’expliquent tous par les seules lois du choc ; seulement, le philosophe peut admettre qu’au choc, intérieurement, répond un phénomène mental élémentaire, quelque chose comme une sensation infiniment petite, corrélative à un choc infiniment petit. Les mouvemens des objets extérieurs sont, après tout, semblables à ceux que nous sentons en nous ; ils peuvent donc aussi avoir pour face intérieure quelque chose de plus ou moins analogue aux élémens de nos propres sensations.

De cette manière, tout ne serait pas antiscientifique dans l’opinion du vulgaire, qui croît que le fer est dur, que l’eau est fluide, que le feu est chaud, que le soleil est lumineux, que le tonnerre est sonore, etc. Le sens commun ne se tromperait pas sur l’analogie fondamentale des qualités extérieures avec nos sensations, mais il se tromperait en poussant trop loin cette analogie, et en oubliant que c’est avec nos sensations les plus rudimentaires, non avec les plus élevées ni les plus intellectuelles, que les choses extérieures doivent offrir de l’analogie. S’il n’y a point d’insensibilité absolue dans le monde, il n’y a pas davantage d’inconscience absolue, puisque la sensation est l’élément de la conscience qui n’a besoin que d’être multiplié pour devenir « perception et aperception. » Il y a seulement, comme nous l’avons dit, des nébuleuses de la conscience. Leibnitz avait probablement raison de dire qu’il n’y a dans la nature rien de mort ni d’absolument inerte, que tout est composé de vivans, et que le minéral même paraîtrait organisé dans toutes ses parties à un œil assez perçant pour saisir la pulsation de la vie dans le repos apparent produit par l’équilibre des molécules. Supposez, pourrait-on dire encore, deux bras qui se tirent en sens inverse avec la même force, il y aura équilibre et repos apparent à l’extérieur ; mais, intérieurement, il y aura effort et tension ; diminuez cet effort à l’infini, et répandez-le en toute chose : vous aurez la nature. Vous dites en présence d’un tas de pierres : Je le touche, donc il a une « réalité substantielle ; » mais Leibnitz vous répondra : Le fait de toucher un tas de pierres ou un bloc de marbre « ne prouve pas mieux sa réalité substantielle que la possibilité de voir un arc-en-ciel ne prouve sa réalité. » Le marbre inerte, comme l’arc-en-ciel, n’est qu’un phénomène, une manière dont les choses nous apparaissent. Tout est relatif, comme la solidité et la fluidité : « rien n’est si solide qu’il n’ait un degré de fluidité, » rien n’est si inerte et si insensible qu’il n’ait un degré d’activité et de sensibilité ; « peut-être donc ce bloc de marbre n’est-il qu’un tas d’une infinité de corps vivans. » Par malheur, Leibnitz a mêlé des considérations de causes finales à ce « dynamisme » universel. C’était introduire dans les choses l’intelligence plus ou moins réfléchie et ratiocinante de l’homme, pour parler à la façon de Montaigne. La vraie « finalité » n’est que l’effort immanent de l’être pour conserver le bien-être ou pour repousser la douleur. Elle n’est pas prévision, elle est sensation immédiate ; elle n’est pas attrait intellectuel, elle est émotion intérieure et lutte extérieure pour la vie. On peut donc, sans admettre les causes finales, croire tout à la fois au mécanisme universel et à la sensibilité universelle. Par cela même, on place au fond de tout des états de conscience, à des degrés divers : là un concert puissant et rythmé, ici un son plus faible qui se perd dans l’ensemble, nulle part l’absolu silence.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Physiologische Psychologie, intr., p. 5.
  3. Voyez la Revue du 15 octobre.
  4. « Si je suis sûr, dit Kant avec Leibnitz, d’apercevoir un homme loin de moi dans une prairie, quoique je n’aie pas conscience de voir ses yeux, son nez, sa bouche, etc., j’en conclus proprement cela seul, que cet objet est un homme ; mais si, de ce que je n’ai pas conscience de percevoir ces diverses parties de la tête (non plus que les autres parties du corps de cet homme), je prétendais affirmer que je manque absolument de leur représentation dans mon intuition, je ne pourrais pas dire non plus que je vois un homme, puisque la représentation totale se compose de ces représentations partielles. » On peut répondre à Kant qu’il n’est pas nécessaire d’avoir la représentation de tous les détails pour pouvoir définir un ensemble. L’esquisse d’un homme sur le papier suffit à me faire reconnaître un homme d’après les grandes lignes.
  5. M. Colsenet, la Vie inconsciente, p. 87.
  6. Helmholtz, Théorie physiologique de la musique, 3e édition, p. 560, 1874.
  7. Ibid., trad. Guéroult, p. 89.
  8. C’est ce que fit un jour Meyerbeer, à l’Opéra, pour une simple nuance d’un second violon.
  9. Taine, l’Intelligence, I, p. 180.
  10. De même, on ne peut conclure, avec M. Colsenet, que l’oreille, selon le mot de Leibnitz, applique d’une façon inconsciente le calcul et les lois de l’harmonie parce « qu’elle ne tolère les sons simultanés ou successifs qu’à la condition que les nombres de leurs vibrations soient entre eux dans des rapports simples. » Au lieu de voir là une pensée inconsciente, il y faut voir le résultat mécanique du fonctionnement nerveux : l’harmonie des sons rend ce fonctionnement facile sans produire l’épuisement nerveux ; la discordance des sons, au contraire, est la cause d’un trouble et d’une altération dans le tissu nerveux par des chocs trop violens ; de là, dans un cas, le plaisir, dans l’autre un déplaisir.
  11. M. Colsenet le suit sur ce point.
  12. Delbœuf, la Psychologie comme science naturelle, p. 62.
  13. Comptes-rendus de l’Académie des sciences de Vienne, 1872-1874.
  14. Psychologie allemande, p. 361.
  15. Destutt de Tracy demandait lui-même si nous sommes bien sûrs qu’il n’y ait pas quelque sensibilité aussi vague que possible dans l’union « des particules d’un acide avec celles d’un alcali. » (Elémens d’idéologie.)